En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/6

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 320-325).
de bayonne à saint-sébastien.


29 juillet.

Je suis parti de Bayonne au soleil levant. La route est charmante ; elle court sur un haut plateau, ayant Biarritz à droite et la mer à l’horizon. Plus près, une montagne ; plus près encore, une grande mare salée et verte. Un enfant tout nu y fait boire une vache. Le paysage est magnifique ; ciel bleu, mer bleue, soleil éclatant. Du haut d’une colline un âne regarde tout cela

Dans le mol abandon
D’un mandarin lettré qui mange du chardon.

Un joli châtelet Louis XIII, le dernier qu’ait la France de ce côté au midi.

À Bidart, on change de chevaux. Une sorte d’idole bizarre à la porte de l’église, vénérée à présent comme autrefois. La destinée de ce caillou est d’être adoré : dieu pour les payens, saint pour les chrétiens. Il faut des fétiches à qui ne pense pas.

Puis Saint-Jean-de-Luz, village cahoté dans les anfractuosités d’une montagne. Bras de mer dans les sables. Flaques d’eau glauque qui sent le poisson ; laveuses. Air de joie. Un petit hôtel à tourelles dans le genre de celle de l’hôtel d’Angoulême au Marais, sans doute bâti pour Mazarin à l’époque du mariage de Louis XIV.

La Bidassoa, jolie rivière à nom basque, qui semble faire la frontière de deux langues comme de deux pays et garder la neutralité entre le français et l’espagnol.


Je traverse le pont. À l’extrémité méridionale la voiture s’arrête. On demande les passeports. Un soldat en pantalon de toile déchirée et en veste de vert rapiécée de bleu au coude et au collet apparaît à la portière. C’est la sentinelle ; je suis en Espagne. Me voici dans le pays où l’on prononce b pour v ; ce dont s’extasiait cet ivrogne de Scaliger : Felices populi, s’écriait-il, quibus vivere est bibere.

Il n’y a pas de faisans dans l’île des Faisans, qui n’est qu’une façon de plateau vert. Une vache et trois canards représentent les faisans ; comparses loués sans doute pour faire ce rôle à la satisfaction des passants.

C’est la règle générale. À Paris, au Marais, il n’y a pas de marais ; rue des Trois-Pavillons, il n’y a pas de pavillons ; rue de la Perle, il y a des gotons; dans l’île des Cygnes, il n’y a que des savates naufragées et des chiens crevés. Quand un lieu s’appelle l’île des Faisans, il y a des canards. Ô voyageurs, curieux impertinents, n’oubliez pas ceci !

Je n’en ai pas moins regardé l’île des Faisans. Où la maison de France a épousé la maison d’Autriche, où Mazarin, l’athlète de l’astuce, a lutté corps à corps avec Louis de Haro, l’athlète de l’orgueil, une vache broute l’herbe. Le spectacle est-il moins grand ? la prairie est-elle déchue ? Machiavel dirait oui ; Hésiode dirait non.


Nous sommes à Irun.

Mes yeux cherchaient avidement Irun. C’est là que l’Espagne m’est apparue pour la première fois et m’a si fort étonné, avec ses maisons noires, ses rues étroites, ses balcons de bois et ses portes de Forteresse, moi l’enfant français élevé dans l’acajou de l’empire. Mes yeux, accoutumés aux lits étoilés, aux fauteuils à cous de cygne, aux chenets en sphinx, aux bronzes dorés et aux marbres bleu turquin, regardaient avec une sorte de terreur les grands bahuts sculptés, les tables à pieds tors, les lits à baldaquins, les argenteries contournées et trapues, les vitres maillées de plomb, tout ce monde vieux et nouveau qui se révélait à moi.

Hélas ! Irun n’est plus Irun. Irun est maintenant plus empire et plus acajou que Paris. Ce ne sont que maisons blanches et contrevents verts. On sent que l’Espagne, toujours arriérée, lit Jean-Jacques Rousseau en ce moment. Irun a perdu toute sa physionomie. Ô villages qu’on embellit, que vous devenez laids ! Où est l’histoire ? où est le passé ? où est la poésie ? où sont les souvenirs ? Irun ressemble aux Batignolles.

À peine y a-t-il encore deux ou trois maisons noires à balcons en surplomb. J’ai cru reconnaître pourtant et j’ai salué du fond de l’âme la maison qui faisait face à celle qu’occupait ma mère, cette vieille maison que je considérais pendant de longues heures avec tant d’étonnement et déjà, quoique enfant, français, et nourri dans l’acajou, avec une sorte de sympathie. La maison où ma mère a logé a disparu dans un embellissement.

Il y a encore sur la place une vieille colonne aux armes d’Espagne du temps de Philippe II. L’empereur Napoléon, passant à Irun, s’est adossé à cette colonne.

En sortant d’Irun, j’ai reconnu la forme de la route dont un côté monte pendant que l’autre descend. Je me la rappelle comme si je la voyais. C’était le matin. Les soldats de notre escorte, gais comme le sont toujours les soldats en temps de guerre lorsqu’ils partent avec des vivres pour trois jours, montaient par la route qui s’élève, et nous suivions la route qui descend.

Fontarabie m’avait laissé une impression lumineuse. Elle était restée dans mon esprit comme la silhouette d’un village d’or, avec clocher aigu, au fond d’un golfe bleu, dans un éloignement immense. Je ne l’ai pas revue comme je l’avais vue. Fontarabie est un assez joli village situé sur un plateau avec une promenade d’arbres au bas et la mer à côté, et assez près d’Irun, une demi-lieue.

La route s’enfonce dans des montagnes superbes par la forme, charmantes par la verdure. Les collines ont des casaques de velours vert, usé çà et là. Une maison se présente, grande maison de pierre à balcon, avec un vaste blason qu’on prend d’abord pour l’écusson d’Espagne, tant il est pompeux et impérialement bigarré. Une inscription avertit : Estas armas de la casa Solar. año 1759.

Un torrent côtoie le grand chemin. À chaque instant des ponts d’une arche couverts de lierre, branlant sous quelque chariot à bœufs qui le traverse. Cri afFreux des roues dans les ravins.

Depuis quelques instants un homme armé d’une escopette court à côté de la diligence, vêtu comme un faubourien de Paris ; veste ronde et pantalon large en velours de coton couleur cuir ; cartouchière sur le ventre ; chapeau rond ciré comme nos cochers de fiacre, avec cette inscription : cazadores de guipuzcoa. C’est un gendarme. Il escorte la diligence.

Est-ce qu’il y a des voleurs ? Pas possible. On sort de France. On hausse les épaules. Cependant on arrive dans un village. Comment s’appelle cet endroit ? Astigarraga. Qu’est-ce que c’est que cette longue voiture peinte en vert à la porte de cette auberge ? C’est la malle-poste. Pourquoi est-elle arrêtée, dételée et déchargée ? Elle est déchargée parce qu’elle n’a plus de chargement ; dételée parce qu’elle n’a plus de chevaux ; arrêtée parce qu’elle a été arrêtée. Arrêtée ? par qui ? Par des voleurs, qui ont tué le postillon, emmené les chevaux, dévalisé la voiture et détroussé les voyageurs. Et les pauvres diables qui sont là sur le seuil de l’auberge avec cet air piteux ? Ce sont les voyageurs. Ah ! vraiment ? On se réveille. Cela est donc possible. Décidément on voit qu’on est sorti de France.

Le cazador vous quitte. Un autre se présente. Celui qui vous quitte vient à la portière et vous demande l’aumône. C’est sa paie.

On songe aux pièces d’or qu’on a dans sa poche et l’on donne une pièce d’argent. Les pauvres donnent un sou, les avares un liard. Le cazador reçoit la peseta, prend le sou et accepte le liard. Le cazador ne sait guère que courir sur la route, porter un fusil et demander l’aumône. C’est là toute son industrie.

Je me suis posé ce problème : que deviendrait le cazador s’il n’y avait pas de voleurs ? Belle question ! il se ferait voleur.

J’en ai peur du moins. Il faut bien que le cazador vive.

Les deux tiers des villages sont ruinés. Carlistes, cristinos. La guerre civile chouannait dans le Guipuzcoa et la Navarre, il y a six ans. En Espagne, la grande route appartient à la guerre civile de temps en temps, aux voleurs toujours. Les voleurs sont l’ordinaire.

Au moment d’entrer à Ernani, la route tourne à droite brusquement. Trottoir pour le piéton qui longe le chemin. Force paysans en béret allant au marché vendre leur bétail.

Comme la diligence descendait une côte au galop, un pauvre bœuf effrayé s’est jeté dans une broussaille. Un petit garçon de quatre ou cinq ans qui le conduisait lui a pris la tête et la lui a cachée dans sa poitrine en le flattant doucement de la main. Il faisait à ce bœuf ce que sa mère lui fait sans doute à lui enfant. Le bœuf, tremblant de tous ses membres, enfonçait avec confiance sa grosse tête armée de cornes énormes entre les petits bras de l’enfant, et jetait de côté un coup d’œil effaré sur la diligence emportée par six mules avec un horrible bruit de grelots et de chaînes. L’enfant souriait et lui parlait tout bas. Rien de touchant et d’admirable comme de voir cette force brutale et aveugle gracieusement rassurée par la faiblesse intelligente.

La diligence parvient au sommée d’une colline ; spectacle magnifique.

Un promontoire à droite, un promontoire à gauche, deux golfes ; un isthme au milieu, une montagne dans la mer ; au pied de la montagne, une ville. Voilà Saint-Sébastien.

Le premier coup d’œil est magique ; le second est amusant. Un vieux phare sur le promontoire à gauche. Une île dans la baie sous ce phare. Un couvent ruiné. Une plage de sable. Les chariots à bœufs déchargent sur la plage les navires chargés de minerai de fer. Le port de Saint-Sébastien, curieux enchevêtrement de musoirs compliqués.

À droite, la vallée de Loyola pleine de rouges-gorges, où l’Urumea, belle rivière couleur d’acier, dessine un fer à cheval gigantesque. Sur le promontoire nord, quelques pans de murs rasés, restes du fort d’où Wellington bombarda la ville en 1813. La mer brise admirablement.

Entrée de la ville. Pont-levis. Forteresse. Sur la porte de la ville, un beau cartouche fruste du temps de Philippe II qui contenait sans doute les armes de la ville, effacées par quelque révolution à la française. En dedans de cette même porte, au-dessus du corps de garde et de la sentinelle, un grand christ de bois peint saignant à larges gouttes sous sa couronne d’épines. Un bénitier à côté. Les soldats de garde jouent de la guitare et des castagnettes. Affreux pavé de petits cailloux.

L’aspect de Saint-Sébastien est celui d’une ville rebâtie à neuf, régulière et carrée comme un damier.


Tout en dînant, j’entendais des rires dans la rue et des castagnettes. Je sors, une nuée d’hommes étranges m’entoure ; déguenillés, drapés de haillons, fiers et élégants comme les figures de Callot ; chapeaux d’incroyables du Directoire ; petites moustaches ; air noble, spirituel et effronté. On crie autour de moi : los estudiantes ! los estudiantes ! Ce sont des écoliers de Salamanque en vacances. L’un d’eux s’approche de moi, me salue, et me tend son chapeau. J’y jette une peseta. Il se relève. Tous crient : Viva ! Ils courent ainsi le pays demandant l’aumône. Quelques-uns sont riches. Cela les amuse. En Espagne, demander l’aumône n’a rien de choquant. Cela se fait.

J’entre chez un barbier. Cet artiste habite une façon de caverne. Trois grands murs et un plafond ; pas de fenêtres ; une porte au fond. Le logis est meublé d’un miroir Louis XV exquis, de deux gravures coloriées d’Austerlitz et de Marengo, d’un petit enfant, et de quatre ou cinq grandes roues comme il pouvait y en avoir jadis au logis du bourreau. Cet homme parle quatre langues, sent très mauvais et rase admirablement.

Voici son histoire. Il est né à Aix-la-Chapelle, et parle allemand. L’empereur en a fait un français et l’empire un soldat, il parle français. Les espagnols en 1811 l’ont fait prisonnier, il parle espagnol. Il s’est marié dans le pays et a épousé une basquaise, comme il dit. Il parle basque. Voilà ce que c’est que d’avoir des aventures en quatre langues différentes.

Couvent ruiné près de Saint-Sébastien. Ruine assez belle, de loin surtout. L’église est du seizième siècle. La tour croule. Les pierres de la voûte se détachent et tombent à mes pieds pendant que je dessine. Une pauvre famille s’y est installée dans un coin de ce qui a été le jardin. Elle a muré à demi la porte d’une chapelle et en a fait une étable. Il y a des anges peints sur le mur. Comme dans la crèche on y voit le râtelier, le bœuf et l’âne.

Auster Oyarbide, basque spirituel, se charge de porter mes effets. Il les soupèse. — C’est lourd ! — Combien veux-tu. ? — Une peseta. — C’est dit. — Il charge le tout sur sa tête et semble gémir du poids. À la porte de la ville, en sortant, il rencontre une femme, une pauvre vieille femme, pieds nus, déjà chargée. Il va à elle, lui dit en basque je ne sais quoi ; la femme s’arrête. Il lui charge tout son paquet sur la tête dans le vaste panier qu’elle porte déjà à moitié rempli, puis il vient près de moi. La femme chemine devant. Auster, les mains derrière le dos, marche à mon côté et me fait la conversation. Il a un cheval ; il me l’offre pour une excursion à Renteria et à Fontarabie ; un jour, huit piécettes. Nous arrivons. La vieille femme pose le paquet aux pieds d’Oyarbide et lui fait la révérence. Je donne à Oyarbide sa peseta. — Est-ce que vous ne donnerez rien à cette pauvre femme ? me dit-il.