En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/10

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 112-117).

ostende. — furnes. — bruges.


Furnes. — 31 août. — 7 heures 1/2 du soir.

J’ai sous les yeux en commençant cette lettre, chère amie, une des plus jolies places que j’aie encore vues ; vis-à-vis de moi un noble hôtel de ville de la Renaissance dont le beffroi est gothique, quoique gâté à son sommet par une balustrade à mollets ; à gauche plusieurs logis de divers styles fort bien contrastés ; en face, à côté de l’hôtel de ville, quatre ou cinq gracieux pignons du seizième siècle au-dessus desquels se découpe dans le crépuscule le profil d’une nef gothique ; enfin, à droite, une belle embouchure de rue ourlée d’un côté d’un petit châtelet fort sévère et tort curieux, de l’autre d’un élégant fronton espagnol à rocailles accouplé à plusieurs autres ; le tout dominé par une superbe flèche toute en briques qui est d’une ligne magnifique. Ajoute à ces trois façades mon côté que je ne vois pas et qui les complète, mets au milieu un fort beau pavé à compartiments de couleur, immense mosaïque qui tient toute la place, et tu comprendras, mon Adèle, que si tu y étais, et les enfants avec toi, la place de Furnes n’aurait rien à envier à la place Royale.

J’arrive d’Ostende. Il n’y a rien à Ostende, pas même des huîtres. C’est-à-dire, il y a la mer, et je suis un ingrat de parler d’Ostende comme je fais. Je suis d’autant plus ingrat que j’ai été à Ostende l’objet de toutes sortes de faveurs spéciales de la part de la mer et de la part du ciel. D’abord, comme j’entrais à Ostende, il avait plu toute la matinée, la pluie a brusquement cessé, les nuages se sont envolés, le soleil s’est mis à sécher la grève en diligence, et j’ai pu me promener deux bonnes heures au bord de la mer à la marée descendante. — Hélas ! pas un pauvre coquillage, mon Toto ! Rien que le sable le plus doux et le plus fin du monde.

Je suis charmé d’avoir vu les dunes. C’est moins beau que les granits de Bretagne et que les falaises de Normandie, mais c’est fort beau encore. La mer ici n’est plus furieuse, elle est triste. C’est une autre espèce de grandeur. Le soir, les dunes font à l’horizon une silhouette tourmentée et pourtant sévère. C’est, à côté des vagues éternellement remuées, une barrière éternelle de vagues immobiles.

C’est en se promenant sur les dunes qu’on sent bien l’harmonie profonde qui lie jusque dans la forme la terre à l’océan ; l’océan est une plaine, en effet, et la terre est une mer. Les collines et les vallons ondulent comme des vagues, et les chaînes de montagnes sont des tempêtes pétrifiées.

Je ne cherchais pas de transition, mais puisqu’en voici une, je la prends. Hier au soir, chère amie, j’ai vu une tempête, ou, pour mieux dire, un gros orage, car, nous autres gens de la terre ferme, nous ne nous figurons pas une tempête sans navire en détresse et sans naufrage. Quoi qu’il en soit, tempête ou orage, c’était admirable. J’étais rentré pour dîner à l’hôtel du Lion d’Or, où l’on dîne mal par parenthèse, quand j’ai entendu un bruit de tonnerre éloigné. Alors j’ai jeté là ma serviette, et j’ai couru à la mer.

Au moment où j’arrivais sur la levée, quoiqu’il ne fût pas sept heures du soir, il y faisait nuit. En quelques instants une nuée énorme, que de temps en temps un coup de tonnerre faisait voir comme doublée de cuivre rouge, avait rempli le ciel. Je m’avançai fort loin sur la levée. J’étais seul, le phare s’allumait silencieusement derrière moi, quelques gouttes de pluie commençaient à tomber, le vent soufflait si furieusement que parfois j’avais peine à marcher. Je songeais à deux voiles que j’avais longtemps suivies des yeux deux heures auparavant. Ces deux voiles m’avaient paru alors une chose charmante, elles me paraissaient maintenant une chose terrible.

Au bout de quelques moments, je m’arrêtai, je ne sais pourquoi, car il n’y avait aucun danger, mais je n’étais pas sans une secrète épouvante. La pluie tombait alors par tourbillons, le vent soufflait comme par sanglots, tantôt baissant, tantôt redoublant. Je ne voyais plus rien devant moi, sous mes pieds et sur ma tête, qu’un gouffre d’un noir d’encre d’où sortait un bruit effrayant. Dans ce gouffre resplendissait par moments, tout à coup, une mer de feu qui dessinait vivement de son écume de braise toutes les échancrures d’une côte sombre et déchirée. Cette vision apparaissait et disparaissait comme un éclair ; c’était un éclair en effet.

En ces instants-là, j’entendais au-dessus de moi le tonnerre crouler de nuée en nuée comme une poutre qui tomberait du toit du ciel à travers les mille étages d’une charpente gigantesque.

Comme mes yeux sont malades, je tournais le dos aux éclairs. Une fois pourtant, je me suis retourné, et j’ai vu distinctement la flèche livide de la foudre.

Il n’y avait plus rien pour moi dans cet immense tumulte qui rappelât le souvenir du ciel et de la terre que nous voyons et de la vie réelle, si ce n’est la ligne froide et géométrique de la jetée vaguement éclairée par ce reflet blafard et sinistre propre aux grandes pluies, et tout à côté de moi un grand poteau indicateur sur lequel chaque éclair me faisait lire cette inscription ; Bain des dames.

J’ai cherché mes deux voiles dans ce chaos, mais heureusement je ne les ai revues dans aucun éclair.

La nuée a passé sur la ville pendant une heure, puis elle s’est enfoncée à l’horizon et le ciel blanc du crépuscule a reparu. J’ai regardé quelque temps encore courir rapidement sur ce fond livide de grands nuages noirs, mais déchargés, qui allaient échouer sur la grosse nuée comme sur un écueil.

Ce matin, le ciel, qui me fait fête comme tu vois, m’a redonné le soleil et je me suis promené sur les dunes, que l’on croirait au premier coup d’œil couvertes de blé ; on regarde, ce n’est que de l’ivraie en pleine prospérité, imitant le blé comme le singe imite l’homme, comme le frelon imite l’abeille, comme la parodie imite l’œuvre, comme le critique imite le poëte, comme l’hypocrite imite le juste. C’est une loi éternelle : ce qui cherche à vous nuire cherche aussi à vous ressembler.

Je t’ai dit qu’on dînait mal au Lion d’Or. Si vous voulez manger du veau, allez dans les ports de mer. Pas de poisson à Ostende, pas de crevettes, surtout pas d’huîtres, bien entendu. Au demeurant les huîtres d’Ostende ne sont que des huîtres anglaises qu’on apporte à Ostende pour les y engraisser, comme on porte à Marennes les huîtres de Cancale. À Ostende il n’y a pas de bancs d’huîtres, il n’y a que des parcs.

Vers midi, comme il faisait beau, on se baignait quand j’étais sur la levée. Les hommes et les femmes se baignaient pêle-mêle, les hommes en caleçon, les femmes en peignoir. Ce peignoir est une simple chemise d’étoffe de laine fort légère qui descend jusqu’à la cheville, mais qui, mouillée, est fort collante, et que la vague relève souvent. Il y avait une jeune femme qui était fort belle ainsi, trop belle peut-être. Par moments c’était comme une de ces statues antiques de bronze avec une tunique à petits plis. Ainsi entourée d’écume, cette belle créature était tout à fait mythologique.

Bruges, où j’ai passé un jour avant d’arriver à Ostende, est une superbe ville, moitié allemande, moitié espagnole. On l’appelle Bruges à cause de ses ponts (Burg, en flamand) comme on appelle la ville de ton père Nantes à cause de ses cours d’eau (les cent bras de la Loire) , nant en celte. T’en souviens-tu, chère amie ? nous avons retrouvé ce mot bas-breton en Suisse. On ne dit pas un torrent, on dit un nant.

Les gens de Bruges sont en train de fort malmener leur clocher, qui est un obélisque de brique du quatorzième siècle, du plus grand style par conséquent. Ils ont déjà coupé la pointe qu’ils ont remplacée par un hideux petit toit, rond, plat et bête. Suppose un pape à qui l’on a ôté sa tiare pour lui mettre une casquette. Voilà le clocher de Bruges maintenant.

En revanche, la tour du beffroi est complète. Elle est du même temps, et admirable, mi-partie en brique et en pierre. La brique a parfois des tons rouilles qui sont magnifiques. Ils en tirent grand parti en Flandre. Ils font en brique jusqu’à des coquilles, jusqu’à des meneaux d’une délicatesse parfaite. Il faut convenir que les flamands tripotent mieux la brique que les bretons ne tripotent le granit. Je veux toujours parler des vieux architectes, car à présent on ne tire parti de rien ; en brique comme en granit on ne fait que des sottises.

Il y a aussi à Bruges force belles maisons à pignons ; mais toujours hideusement badigeonnées. Il en est de même de l’intérieur des églises ; tout y est blanc dur et noir cru, le tout pour la jubilation des curés, sacristains et vicaires. Il y a longtemps que je l’ai dit, le premier ennemi des églises, c’est le prêtre.

Par exemple, ils ont une sublime statue de Michel-Ange, un des prodiges de l’art ; ils la cachent derrière un énorme crucifix. Pour trente sous j’ai fait ôter le crucifix, car pour trente sous on fait bien des choses chez ces braves bedeaux belges, et le crucifix n’a peut-être pas d’autre but.

C’est un chef-d’œuvre miraculeux que cette statue. La tête de la Vierge est ineffable. Elle regarde son enfant avec une douleur fière que je n’ai vue qu’à cette tête et à ce regard. Quant à l’enfant, avec son grand front, ses yeux profonds et la puissante moue que font ses petites lèvres, c’est bien le plus divin enfant qui soit. Napoléon, qui avait dû ressembler à cet enfant-là, l’avait fait transporter à Paris. On l’a repris en 1815, et dans le trajet on a cassé, je devrais dire déchiré, un coin du voile de la Vierge.

Michel-Ange est dans cette église. Rubens, Van Dyck et Porbus y sont aussi. Ils ont laissé là, l’un une Adoration des Mages, l’autre un Mariage mystique de Sainte-Rosalie, le troisième une Sainte-Cène. Je suis resté longtemps comme agenouillé devant ces chefs-d’œuvre. Je crois que c’est là ce que les protestants appellent de l’idolâtrie. Idolâtrie, soit.

Ce n’est pas tout, car cette église est riche, et je n’ai pas gardé le moindre pour la fin. Le tombeau de Charles le Téméraire et celui de sa fille Marie de Bourgogne sont là, dans une chapelle. Figure-toi deux monuments en airain doré et en pierre de touche. La pierre de touche ressemble au plus beau marbre noir, avec quelque chose de plus souple à l’œil et de plus harmonieux. Chaque tombeau a sa statue couchée qui paraît toute d’or, et sur les quatre faces des blasons, des figures et des arabesques sans nombre. La tombe de la duchesse Marie est du quinzième siècle, celle de Charles est du seizième. Le corps du duc fut transporte de Nancy à Bruges par Charles-Quint, cet empereur prudent, fils de Jeanne la Folle et petit-neveu de Charles le Téméraire.

Rien de plus magnifique que ces deux tombes, celle de Marie surtout. Ce sont d’énormes bijoux. Les blasons sont en émail. Aux pieds du duc il y a un lion, aux pieds de Marie deux chiens dont l’un semble gronder de ce qu’on approche sa maîtresse. C’est une chose surprenante, aux quatre faces du monument, que cette forêt d’arabesques d’or sur fond noir avec des anges pour oiseaux et des blasons pour fruits et pour fleurs.

Napoléon a visité ces tombes. Il a donné dix mille francs pour les restaurer et mille francs à l’honnête bourgeois qui les avait enterrées et sauvées pendant la Révolution. Il paraît qu’il est resté longtemps, pensif, m’a dit le vieux sacristain, dans cette chapelle. C’était en 1811. Il a pu lire sur le devant du tombeau de Charles de Bourgogne sa devise : Je l’ai empris, bien en avienne ; et au revers, dans l’épitaphe, il a pu lire aussi cette phrase : « Lequel prospera longtems en haultes entreprises, batailles et victoires... jusques à ce que fortune lui tournant le doz l’oppressa la nuist des Roys 1476, devant Nancy. » L’empereur rêvait alors Moscou.

il n’a pas fait porter ces tombes à Paris.

Ces tombeaux sont traités comme Michel-Ange. La fabrique les a fait couvrir d’une ignoble boiserie qui imite le catafalque du Pêre-Lachaise et dont M. Godde le parisien serait jaloux. Vous voulez voir les tombes, payez. C’est pour l’entretien, c’est-à-dire le badigeonnage de l’église. Pauvre église ! ainsi, ces tombes, son joyau, ces tombes qui devraient la parer magnifiquement, servent à l’enlaidir. — Ô marguilliers !

C’est dans cette église que Philippe le Bon institua la Toison d’or, ils montrent une ravissante tribune du quinzième siècle, affreusement engluée comme le reste, d’où furent déclarés, disent-ils, les premiers chevaliers. J’en doute, car le style fleuri de cette tribune la fait contemporaine de notre Charles VIII. Et en Flandre ils ont toujours été plutôt en retard qu’en avant. Ils faisaient encore des ogives au temps de Henri IV.

Maintenant, chère amie, quand je t’aurai dit que la dorure de chacune des deux tombes a coûté vingt-quatre mille ducats d’or, somme énorme pour le temps, et que le carillon du beffroi passe pour le plus beau carillon de la Belgique, j’aurai épuisé tout ce que j’ai à te dire de Bruges. Il y a encore une vieille abbaye en ruines, mais je n’ai pas eu le temps de la visiter. Ce sera pour le jour où nous verrons tout cela ensemble, mon Adèle.

Du reste, à partir du dix-septième siècle, l’architecture et la sculpture prennent en Flandre quelque chose de plus massif que partout ailleurs. Les volutes sont lourdes, les statues ont du ventre, les anges ne sont pas joufflus,

ils sont bouffis. Tout cela a bu de la bière.
1er septembre, 9 heures du matin.

Je me dépêche d’achever ma lettre. C’est aujourd’hui que je rentre en France, je serai à Dunkerque, j’aurai tes lettres. Ce sera une vive joie, car j’espère que vous êtes tous bien portants et heureux.

C’est aussi aujourd’hui que je verrai ce qui adviendra du petit volume contrefait que j’emporte traîtreusement dans mon portefeuille. Je t’informerai de l’aventure.

Je t’ai peu parlé de la contrefaçon, parce que c’est ennuyeux, mais ce n’en est pas moins déplorable. Seulement en regardant aux vitres des boutiques, j’ai compté cinq contrefaçons différentes des Voix intérieures : une en grand in-8°, sur deux colonnes, deux in-18, l’une publiée par Méline, l’autre par la société dite pour la propagation des bons livres, deux in-32, dont l’édition de Laurent que j’emporte. Au demeurant, Bruxelles est bien la ville de la contrefaçon. Il y a des gamins comme à Paris ; le fronton grec de sa chambre des états ressemble au fronton grec de notre chambre des députés ; le ruban amarante de Léopold est une contrefaçon de la légion d’honneur ; les deux tours carrées de Sainte-Gudule, belles d’ailleurs, ont un faux air de Notre-Dame. Enfin, par un malencontreux hasard, la petite rivière qui passe à Bruxelles s’appelle, pas tout à fait la Seine, mais la Senne.

Voilà encore cette fois un volume, chère amie. Pardonne-le-moi et aime-moi. Dis à ma Didine que je compte lui écrire la prochaine fois. Serre la main de ma part à notre père et embrasse nos chers petits qui doivent s’amuser maintenant, j’espère. Fais aussi toutes mes amitiés à notre bon Châtillon que je crois avoir oublié dans ma dernière lettre.

Je t’embrasse mille fois.


À propos, je n’ai pas vu à Bruges une seule circassienne.