En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/3

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 83-84).
douai. — valenciennes. — cambrai.


Valenciennes, 15 août.

Demain, chère amie, je serai en Belgique. Je commence à en avoir besoin ; car, Douai excepté, la France depuis Arras est d’une rare platitude.

Je n’excepterais même pas Douai s’il n’y avait pas là le plus joli beffroi de ville que j’aie encore vu. Figure-toi une tour gothique, coiffée d’un toit d’ardoise, qui se compose d’une multitude de petites fenêtres coniques superposées ; sur chaque fenêtre une girouette, aux quatre coins une tourelle ; sur la pointe du beffroi un lion qui tourne avec un drapeau dans les pattes ; et de tout cet ensemble si amusant, si fou, si vivant, il sort un carillon. Dans chaque petite lucarne on voit se démener une petite cloche qui fait rage, comme une langue dans une gueule.

J’ai dessiné cette tour, et quand je regarde mon dessin, tout informe qu’il est, il me semble encore entendre ce joyeux carillon qui s’en échappait, comme la vapeur naturelle de cet amas de clochetons.

En passant à Douai j’aurais voulu voir notre pauvre Antony Thouret. Je l’ai demandé dans la ville. Il était absent. Pas d’église à Douai, car je n’appelle pas église un tas hideux qui est dans un coin.

La merveille de l’ennui, c’est Cambrai qui s’appelle en latin Camaracum. Il y a là une grande diable de place qui voudrait, avec ses boutiques allumées, ressembler au Palais-Royal et qui ne réussit qu’à ressembler à la place du Châtelet, plus grande et plus laide ; un hôtel de ville classique et ignoble coiffé d’un gros horloge que les naturels du pays vous montrent avec orgueil, parce que, disent-ils, il a été fait par un berger (qu’est-ce que cela me fait que Tircis ait fabriqué cette horloge ?). Enfin la cathédrale, c’est-à-dire la tour de Saint-Jacques du Haut-Pas juchée sur le portail de Saint-Thomas d’Aquin. Le tout est rempli d’habitants. L’ensemble est hideux.

Il y avait fête aujourd’hui. On devait traîner en procession par la ville de grands chars en carton doré pleins de filles rousses. Je me suis enfui. J’attends de la miséricorde de Dieu qu’il ne remettra jamais sur ma route la capitale du Cygne de Cambrai. J’aimerais mieux relire Télémaque.

Valenciennes ne vaut guère mieux que Cambrai. Il y avait un fort noble et fort sévère beffroi du quatorzième siècle ; mais, il y a cent ans, on lui a masqué le pied avec un lourd pâté dorique et on lui a mis une tête rococo en pierre bleue la plus vilaine du monde. La pierre bleue écrase la pierre grise, de façon que le beffroi menace ruine. Toutes ces inepties sont risibles et tristes. Les gens d’ici avaient aussi un curieux hôtel de ville espagnol de 1612. Ils le grattent.

Cela vu, et quelques vieilles maisons bien rares, il n’y a plus rien dans la ville que la citadelle. Décidément Vauban m’assomme, je ne puis sentir ces forteresses que masque une touffe d’herbe. Où sont les donjons, les créneaux et les tours ! J’ai dit dans Notre-Dame que l’imprimerie a tué les églises, j’aurais pu ajouter que l’artillerie a tué les forteresses.

Ici aussi il y a une grande place, mais plate et bête, surtout si on la compare aux deux places d’Arras que j’ai revues au clair de lune plus admirables encore que le jour. La nuit la couleur s’en va, il ne reste que les lignes.

La couleur de ce pays-ci commence à m’ennuyer. Les maisons sont rouges, les femmes sont blondes, les plaines sont jaunes ; il me tarde de revoir de la pierre, de la verdure et des cheveux noirs. — Les tiens surtout, mon Adèle.

Ajoute à cela que la route, de Cambrai ici, est infectée de cippes en marbre bleu, de colonnes doriques en granit gris, etc., que les passants ventrus et roux qui couvrent les chemins prennent pour des monuments. Il y en a un pour la bataille de Denain, avec deux médiocres vers de Voltaire en bandoulière ; un autre pour le général Dampierre, colonne avec une urne de bronze sur la tête, qui de loin a l’air d’aller chercher de l’eau à la fontaine. Je m’étais résigné au cippe de Mlle  Duchesnois. Je ne sais comment je l’ai esquivé.

Je me suis arrêté quelque temps sur le champ de bataille de Denain. Il a besoin de ce souvenir, car c’est une plaine comme une autre, et je n’ai trouvé dans ce méchant petit village — qui fait dire à Voltaire : dans Denain, comme il eût dit dans Paris ou dans Londres — je n’y ai trouvé qu’une seule maison assez vieille pour avoir vu l’audacieux Villars disputer le tonnerre, etc.

Voici encore une lettre sans fin, mon Adèle. Je me laisse aller à la douceur de te conter tout ce que je vois. Je voudrais te le faire revoir. J’espère que notre Dédé va de mieux en mieux et que vous vous portez tous bien. Quant à moi, je suis affreusement rouge, ce qui me met en harmonie avec les façades de brique et les cheveux des habitantes.

Je pense que cette lettre t’arrivera presque en même temps que ton père. Embrasse-le bien pour moi. Je serai plus heureux de le sentir près de vous. Et puis écris-moi de bonnes lettres.