En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Notes de cette édition/Éditeur/I

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 599-611).
I
HISTORIQUE DE FRANCE ET BELGIQUE. — ALPES ET PYRÉNÉES.
VOYAGES ET EXCURSIONS.



Dans le courant de l’année 1825, Victor Hugo avait formé le projet de faire, au mois d’août, un voyage au mont Blanc. Il avait confié son désir à Lamartine qui, le 25 juin 1825, lui écrivait de Chambéry :

Je suis tout près du Mont-Blanc, que n’y venez-vous tout de suite ? Mais au mois d’août, je ne ferai que rentrer au gîte, et il me sera bien difficile, comme je vous l’ai dit, de vous y accompagner de nouveau. Mais venez toujours à Saint-Point, en passant, me donner un ou huit jours, je vous mettrai sur le chemin.

Venir tout de suite ! c’était chose difficile ; il fallait se créer quelques ressources, et le voyage était d’autant plus coûteux que Victor Hugo voulait emmener sa femme et sa petite Léopoldine âgée de quelques mois, et une servante. Or il n’était pas riche. Il s’était ouvert de ses intentions à Charles Nodier ; les deux amis avaient eu une idée lumineuse : « Si nous racontions notre voyage, nous trouverions bien un éditeur et les frais seraient couverts par cette publication. » Et les voilà tous deux qui développent leur plan : le récit s’appellerait : Voyage poétique et pittoresque au mont Blanc et à la vallée de Chamonix. Lamartine donnerait des méditations, Taylor procurerait des dessins.

On se mit en quête d’un éditeur. On le trouva. C’était Urbain Canel. Le traité fut conclu dans le courant de juin. Lamartine devait recevoir 2,000 francs pour quatre méditations ; Taylor 2,000 francs pour huit dessins ; Victor Hugo 2,250 francs pour quatre odes et quelques pages de prose ; Nodier 2,250 francs pour la rédaction du voyage. Tous les contractants avaient signé le traité, sauf Lamartine. Nos deux voyageurs avaient le viatique nécessaire, car l’éditeur avait promis de leur verser immédiatement à chacun un à-compte de 1,750 francs.

Armé de ce traité, Victor Hugo ne doutait pas qu’il vaincrait les dernières résistances de Lamartine.

En juillet il avertit son ami de ses dernières résolutions. Lamartine lui répondit :

Mon cher Victor, on vient de m’envoyer une lettre de vous relative à votre projet de voyage aux glaciers ; mais il y a longtemps que je vous ai écrit qu’il ne me serait pas possible de m’y joindre, ni de corps ni d’esprit ; souvenez-vous que, quand vous me le proposâtes, je venais même de prendre avec un libraire des engagements d’une nature trop opposée et qui m’interdisaient la faculté de rien imprimer que par lui : cet engagement a été à moitié rompu depuis, mais non pas tellement qu’il ne doive se renouer. Cependant ce n’est pas là la seule raison qui me retienne ; il y en a une plus forte, qui est l’impossibilité absolue où je suis de faire un bon vers dans ce temps-ci et la ferme volonté de n’en plus imprimer de médiocres ni même d’aucun genre d’ici à un très long temps. L’aura popularis n’est plus pour nous, il faut carguer sa voile. Quant au voyage même à Chamouny, je n’y puis plus penser ; la fièvre tierce qui me ronge depuis neuf mois vient de me reprendre à l’issue des eaux, et je me hâte de revenir chez moi pour n’en plus sortir, qu’elle ne m’ait vaincu ou que je n’en aie triomphé… J’espère, mon cher ami, que vous comprendrez les motifs de mon refus et que vous les expliquerez à Nodier ; rien ne m’aurait plu davantage que d’unir mon nom au sien et au vôtre dans un ouvrage où tous nos genres trouvaient si naturellement leur place…

Le traité n’en fut pas moins maintenu, mais sans la collaboration de Lamartine.

Les voyageurs se préparèrent au départ.

Il fallait à cette époque un passeport. Nous avons eu entre les mains deux des passeports de Victor Hugo : celui qui lui avait été délivré le 20 avril 1825 pour aller voir son père à Blois et celui du 29 juillet 1825 qu’il avait demandé pour se rendre en Suisse. Si l’on veut apprécier toute la valeur de ces sortes de documents et la compétence de ceux qui sont chargés de les rédiger, on verra par la comparaison de ces deux pièces établies à trois mois d’intervalle quelles étranges fantaisies d’optique subissait l’œil avisé de nos enquêteurs :

AVRIL 1825. JUILLET 1825.
Front : moyen. Front : haut.
Yeux : bruns. Yeux : gris.
Nez : gros. Nez : ordinaire.
Bouche : moyenne...... Bouche : uniforme.
Taille : 1 m. 70.

Victor Hugo avait oublié son passeport en partant. Et en montant la côte du Vermenton il fut appréhendé par des gendarmes qui, un peu surpris de voir un homme si jeune décoré, lui demandèrent ses papiers ; ils lui auraient fait sans doute un mauvais parti si Nodier, homme d’un âge respectable, n’était intervenu. Quelques jours plus tard, Victor Hugo reçut son passeport ; mais s’il avait voulu démontrer l’inutilité de ces parchemins il aurait pu produire les deux passeports fort peu concordants.

Les voyageurs furent reçus à Mâcon par Lamartine qui les conduisit à Saint-Point ; de là ils partirent pour la Suisse et arrivèrent à Genève. On visita Lausanne et on se rendit à Chamonix. Victor Hugo se mit à la tâche, écrivit aussitôt le trajet de Sallanches à Chamonix, car il voulait être en règle avec son éditeur.

Il s’était chargé aussi de tenir la comptabilité des excursionnistes. Sur la couverture d’un cahier formé de grandes feuilles de papier pliées en deux et cousues, on lit ce titre :

JOURNAL DE VOYAGE
À CHAMONIX.
Août et septembre 1825.

Sur une feuille double il inscrivait ses dépenses et sur la feuille suivante celles de Charles Nodier. Chaque feuille était divisée en plusieurs colonnes : dates, détail, nourriture, entretien, service, frais imprévus. C’était un bien grand luxe de rubriques. L’expérience devait lui démontrer qu’il avait été trop prévoyant et trop méticuleux, car les colonnes : entretien, service, frais imprévus restèrent vides. Il simplifia donc son livre de comptabilité en le divisant seulement en trois colonnes : dates, détail, nourriture.

Les voyageurs firent l’ascension du Montanvert. Mme Victor Hugo, qui était restée avec Mme Charles Nodier au sommet du plateau, laissa les hommes visiter la mer de glace. Elle donne les détails suivants sur cette expédition[1] :

Le guide de M. Victor Hugo, nouveau dans le métier, se trompa de sentier et l’aventura sur une langue de glace entre deux fentes qui se rapprochaient de pas en pas : la langue devint bientôt si étroite que le guide s’inquiéta, mais il ne voulut pas s’avouer en faute, et il alla de l’avant, disant que la route allait bientôt s’élargir ; elle se rétrécit encore et ne fut plus qu’une mince tranche entre deux abîmes. Le guide saisit la main de M. Victor Hugo et lui dit : — Ne craignez rien. Mais il était tout pâle. À quelque distance, une des fentes cessait, et la languette rejoignait un plateau ; mais il fallait aller jusque-là. Il n’y avait pas place pour deux de front : le guide n’avait qu’un pied sur le niveau et marchait de l’autre côté sur la pente glissante du gouffre ; le jeune montagnard au reste ne bronchait pas et supportait la pression du voyageur avec la solidité d’une statue. Ils arrivèrent au plateau, mais là le danger n’était pas fini. Le plateau auquel l’arête se rattachait était plus haut qu’elle de cinq à six pieds et coupé à pic.

— Il faut que nous nous quittions la main, dit le guide. Restez appuyé sur votre bâton, et fermez les yeux de crainte du vertige.

Il grimpa au mur de glace et après quelques secondes qui parurent des quarts d’heure à M. Victor Hugo, se pencha, lui tendit les deux mains et l’enleva lestement…

Le guide de M. Nodier, voyant d’où venait l’autre, devina l’imprudence qu’il avait commise et l’en réprimanda durement : — il avait compromis la vie d’un voyageur et l’honneur de sa profession…

Les guides sont obligés de faire attester par le voyageur la manière dont ils l’ont conduit. Le guide de M. Victor Hugo dut donc présenter son livret ; il était tout décontenancé et trembla fort quand M. Hugo le lui rendit ; il rayonna de bonheur en lisant : « Je recommande Michel Devouassous, qui m’a sauvvé la vie. »

Les fonds étant épuisés, il fallut rentrer en France. On arriva à Paris le 2 septembre. Charles Nodier n’avait plus que 22 francs et Victor Hugo 18. Il rapportait son manuscrit du voyage, suivant les termes du traité. Mais le livre attendu ne paraissant pas, il publia un premier fragment dans la Revue de Paris en août 1829. Une note annonçait que cette publication promise d’année en année allait enfin voir le jour sous le titre : Album de trois voyageurs à la vallée de Chamonix.

L’éditeur ayant fait de mauvaises affaires, l’album resta dans les cartons. Un second fragment fut inséré dans la Revue des Deux Mondes en 1831. Ces deux fragments furent recueillis par Mme Victor Hugo et introduits dans les volumes : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, avec les œuvres de la première jeunesse sous le titre : Fragment d’un voyage aux Alpes. Nous avons cru devoir le placer en tête de ce volume dans une édition qui comprend les œuvres complètes de Victor Hugo.

Le volume : France et Belgique a paru en 1892 ; il précède pourtant dans cette édition Alpes et Pyrénées, dont l’édition originale date de 1890. Il nous a semblé en effet plus rationnel de suivre ici l’ordre chronologique.

Ces divers voyages datent de 1834, 1835, 1836, 1837, 1839 et 1843. Il s’est écoulé quarante-sept ans entre l’époque où les dernières lettres et les dernières notes d’album ont été écrites et la date où elles ont été livrées au public, cinq et sept années après la mort de Victor Hugo.

Le plus souvent, les récits de Victor Hugo étaient adressés sous forme de lettres à sa femme et à Louis Boulanger ; mais parfois les étapes étaient rapides et rapprochées. Victor Hugo n’avait pas le temps de s’enfermer quelques heures dans une auberge pour écrire des lettres ; il prenait alors de simples notes sur des albums ; il avait évidemment l’intention de les rédiger et de les développer ultérieurement. Il n’en a pas eu le loisir. À sa mort, il laissa donc des lettres, des notes plus ou moins longues et des indications sommaires, soit dans ses carnets, soit sur des feuilles volantes, chargeant ses exécuteurs testamentaires du soin de les mettre en ordre pour la publication. Tous les voyages n’étaient pas contenus dans les deux volumes qui ont paru. Il y avait encore de nombreuses pages inédites. Mais Paul-Meurice, seul exécuteur testamentaire survivant, avait pensé avec raison qu’elles ne fournissaient pas matière à un troisième volume. Aussi trouvent-elles tout naturellement leur place dans cette édition.

Victor Hugo n’était pas, de sa nature, un grand voyageur. À part le voyage à Chamonix, nous ne trouvons dans ses papiers aucune trace d’excursion entre 1825 et 1834, et il semble qu’il n’ait quitté Paris que pour s’installer quelques semaines, pendant l’été, à la campagne.

Son premier voyage date de 1834 ; sans doute il veut chercher une diversion à ses travaux, à ses luttes récentes : deux drames en 1833 (et tout drame de Victor Hugo était le prétexte d’une bataille), un volume en préparation : Littérature et Philosophie mêlées. Son cerveau, quoique puissamment organisé, exigeait une détente ; la politique ne le passionnait guère à cette époque, il voyagera donc. Il visitera consciencieusement les villes, s’attardera dans les monuments et les musées, fera une halte pour explorer quelque ruine ou quelque château. Il a le goût des petites étapes. Les moyens de locomotion en usage à cette époque lui offrent toute la lenteur à laquelle il aspire ; il éprouve la plus grande indulgence pour la diligence ; il choisit la place d’où il peut le mieux voir la campagne, sans aucun souci du confortable. Il est fort mal assis, pressé contre ses voisins, expose aux intempéries, mais il voit les levers et les couchers du soleil, les plaines embrumées, les montagnes et les vallons ; il a beau, après des journées entières de voiture ou de marche, être brisé, harassé de fatigue, il n’en racontera pas moins ses impressions à sa femme ; le corps peut être las, le cerveau travaille à son tour.

Dans son voyage de 1834, en Bretagne, qui devait durer une vingtaine de jours, ce sont des effusions de tendresse pour sa Léopoldine :

19 août.

J’ai vu la mer, j’ai vu Je belles églises, j’ai vu de jolies campagnes. La mer est grande, les églises sont belles, les campagnes sont jolies ; mais les campagnes sont moins jolies que toi, les églises sont moins belles que ta maman, la mer est moins grande que mon amour pour vous…

À bientôt, ma Didine, garde toujours cette lettre. Quand tu seras grande, je serai vieux, tu me la montreras ; et nous nous aimerons bien ; quand tu seras vieille, je n’y serai plus, tu la montreras à tes enfants, et ils t’aimeront comme je t’aime[2].


Le voyage de 1835, en Normandie, dura à peine un mois ; mais pendant ce mois, c’est la mer qui lui inspire ses deux plus belles lettres ; en 1836 il retarde son retour pour pouvoir assister à la fin de la tempête qu’il a entendue, de sa chambre d’auberge, la nuit précédente ; cette tempête lui a, en quelque sorte, dicté les vers qu’on a lus dans les Voix intérieures : Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir ; puis Oceano nox. qui sera introduit dans les Rayons et les Ombres.

Le voyage de 1837 est consacré à la Belgique et dure un mois environ : Bruxelles éblouit Victor Hugo et, dans Bruxelles, Sainte-Gudule surtout et la place de l’hôtel de ville, qu’il devait habiter plus tard, après le coup d’État de 1851. Le carillon de Malines l’enchante ; il lui témoigne sa reconnaissance par une poésie : Écrit sur la vitre d’une fenêtre flamande, qui paraîtra dans les Rayons et les Ombres.

C’est dans le trajet d’Anvers à Bruxelles qu’il a fait la connaissance du chemin de fer et qu’il a imaginé la locomotive aux formes fantastiques dont on a reproduit tant de fois la description. Son admiration pour Anvers se traduit dans ses lettres à sa femme et à Louis Boulanger ; à Gand, il fait cette curieuse reflexion :

Gand est encore tout plein de Charles-Quint. Ce don Carlos était fort libertin dans sa jeunesse, n’en déplaise aux contradicteurs d’Hernani.

Le 3 septembre, à Étaples, près de Boulogne, il envoie à Léopoldine une pensée sauvage dans une lettre très tendre :

… Et puis, mon ange, j’ai tracé ton nom sur le sable : Dédé. La vague de la haute mer l’effacera cette nuit, mais ce que rien n’effacera, c’est l’amour que ton père a pour toi[3].

Il revient le 13 septembre.

Le volume d’Alpes et Pyrénées, tel qu’il a été publié en 1890, renferme : 1° le voyage aux Alpes en 1839, qui est la continuation du voyage du Rhin à travers la Suisse ; 2° le voyage aux Pyrénées en 1843.

Entre Alpes (1839) et Pyrénées (1843) nous avons, dans cette édition, introduit le voyage dans le Midi de la France et dans la Bourgogne, du 3 au 25 octobre, et qui termine les divers voyages de 1839.

Peu de lettres pour cette partie, ce sont surtout des notes d’album.

Le 3 octobre, Victor Hugo écrit de Marseille à Léopoldine :

Vois-tu, chère fille, on s’en va parce qu’on a besoin de distraction et l’on revient parce qu’on a besoin de bonheur.

Il ne dit pas que la distraction est un stimulant du travail, qui pour lui n’est jamais interrompu, car s’il a les éléments de volumes de voyages, il rapporte aussi des documents qu’il utilisera plus tard pour d’autres œuvres. N’avait-il pas pris en 1829 des notes destinées à un grand roman sur la misère ? Dix ans après, vers 1839, il a l’occasion de visiter le bagne à Toulon, et tous les renseignements qu’il recueille sur les pénalités prononcées contre les forçats pour rébellion, tentative de meurtre sur un camarade, vol, évasion, tentative d’évasion lui serviront pour son Jean Valjean ; comparant le bagne de Brest, visité en 1834, au bagne de Toulon, il prend des notes pour « traiter la grande question : isolement cellulaire ou travail en plein air ». (Voir page 241.) Nous avons retrouvé dans ses papiers inédits un projet de discours ou une étude qu’il se réservait de publier sur cette « grande question ». De même il visite un vaisseau de ligne, en fait une description détaillée qu’il introduira dans un chapitre des Misérables : le Vaisseau « l’Orion ».

De Cannes, 8 octobre, il écrit à tous ses enfants et envoie à chacun d’eux un dessin ; le 22 octobre, étant à Troyes, il va voir le lieu où a été exécuté Claude Gueux et revient à Paris le 25 octobre.

Le voyage aux Pyrénées doit surtout retenir notre attention à cause des circonstances tragiques dans lesquelles il s’acheva.

Voici en quels termes Victor Hugo annonçait, le 13 juin 1843, son voyage à Léopoldine, mariée récemment à Charles Vacquerie et qui habitait le Havre :

Je t’écris, mon enfant chérie, avec des yeux bien malades. Je travaille, il le faut, et mes yeux empirent. Ta douce lettre m’a charmé. Mon rêve et ma récompense, après cette laborieuse année, c’est de vous aller retrouver. Cependant je ne puis dire encore quand. J’ai un voyage à faire d’abord, soit aux Pyrénées, soit à la Moselle ; voyage de santé qui me remettra un peu les yeux ; voyage de travail aussi, tu sais, comme tous mes voyages. Après mon butin fait, ma gerbe liée, j’irai vous embrasser tous, mes bien-aimés. Le bon Dieu me doit bien cela.

Le voyage avait été retardé, Victor Hugo avait mis cet ajournement à profit pour aller voir sa fille au Havre le 9 juillet ; il était rentré à Paris, et le 18 juillet il écrivait à Léopoldine :

… Je pars tantôt, et, quand tu recevras cette lettre, pense avec tendresse à ton pauvre père qui roulera bien loin de toi sur la route du midi. Si tu savais, ma fille, comme je suis enfant quand je songe à toi ; mes yeux sont pleins de larmes ; je voudrais ne jamais te quitter. Le spectacle de ton bonheur m’a charmé l’autre jour. Ton mari est bon, doux, tendre, aimable, spirituel ; aime-le bien ; moi, je l’aime aussi. Cette journée passée au Havre est un rayon dans ma pensée ; je ne l’oublierai de ma vie. Qu’il m’en a coûté de vous résister à tous ! Mais c’était nécessaire. Je suis parti avec un serrement de cœur. Et le matin, en passant près du bassin, j’ai regardé les fenêtres de ma pauvre Didine endormie, je l’ai bénie, et j’ai appelé Dieu sur toi du plus profond de mon cœur. Sois heureuse, ma fille, toujours heureuse, et je serai heureux. Dans deux mois, je t’embrasserai. En attendant, écris-moi, ta mère te dira où. Je t’embrasse encore et encore.

Et il ajoutait ce mot à Charles Vacquerie :

J’ai besoin de vous remercier, mon bon Charles, pour le bonheur que vous lui avez donné. Le jour que j’ai passé près de vous m’a ravi. J’ai vu ma fille heureuse par vous, et vous heureux par elle. Songez, mes enfants, que c’est là le paradis. Vivez-y tous les deux jusqu’à la mort[4].

Ces lettres sont singulièrement émouvantes quand on songe que Victor Hugo ne devait plus revoir sa fille, noyée à Villequier avec son mari deux semaines plus tard.

Il partait en effet le 18 juillet. Il traversait la Touraine, exprimant le regret qu’on l’eût trop vantée à cause de ses peupliers. N’est-il pas amusant de l’entendre dire : « le peuplier est comme l’alexandrin, une des formes classiques de l’ennui ».

L’entrée à Bayonne, le 26 juillet, provoque chez lui une vive émotion. N’était-il pas venu là en 1811, quand il était tout petit, accompagné de sa mère et de ses frères, pour aller rejoindre en Espagne son père, le général Hugo, qui était aide de camp du roi et gouverneur d’Avila, de Ségovie et de Soria, à l’époque des grandes guerres ? Tous ces souvenirs lui remontaient à l’esprit et au cœur.

Le 27 juillet, au moment d’entrer en Espagne, entre Bidart et Saint-Jean-de-Luz, il revoit la charrette à bœufs, encore un souvenir de son enfance. De Saint-Sébastien, le 31 juillet, il adresse ces mots à son gendre Charles Vacquerie :

J’espère que vous allez toujours bien au Havre et que ma petite Madame continue d’être une jolie Havraise, la plus heureuse du monde… enfin j’espère que le bon Dieu ne vous refuse là-bas rien de ce que je lui demande ici pour vous, santé, bonheur, prospérité et joie.

Et il poursuit avec sa fille la lettre commencée :

Il me semble que je ne change pas d’interlocuteur. Vous êtes un seul cœur dans deux âmes.

Le courrier ne devant partir que le lendemain, il rouvre sa lettre :

Chère enfant, je voudrais être à six semaines d’ici et vous avoir tous à la fois dans mes bras et sur mes genoux[5].

Il a vu Pasages et fait des promenades dans les environs. Il écrit là quatre poésies qui seront publiées dans les Quatre vents de l’Esprit sous le titre : Promenades dans les rochers.

De Tolosa, le 9 août, nouvelle lettre à Léopoldine :

Je pense à toi sans cesse ; il faut bien que je t’écrive toujours.

L’Espagne l’éblouit :

Je te conterai tout cela, ma bien-aimée fille, quand je serai au Havre et quand tu seras à Paris. Cela remplira nos causeries après dîner. Tu sais ces bonnes causeries qui étaient un des charmes de ma vie. Nous en ferons encore. Car je veux bien que tu sois heureuse sans moi, mais moi je ne peux être heureux sans toi. J’embrasse ton mari, et toi, et lui, et toi encore[6].

Le 25 août, nous trouvons huit vers datés de Cauterets : L’enfant voyant l’aïeule à filer occupée… Ces vers parurent dans les Contemplations. À cette même date, il adressait à Léopoldine ces lignes remplies de l’espérance joyeuse de la revoir prochainement :

Tu as maintenant deux Charles pour te rendre heureuse. Avant peu tu auras aussi ton père. Donc continue d’engraisser, de rire et de te bien porter. Rayonne, mon enfant, tu es dans l’âge.

Écris-moi maintenant à La Rochelle poste restante[7].

Le lendemain du jour où elle recevait cette lettre, Léopoldine faisait, le 4 septembre, une promenade en barque à Villequier avec son mari. La barque chavirait. La malheureuse jeune femme s’était noyée, et son mari, n’ayant pu la sauver, voulut mourir avec elle.

En septembre, Victor Hugo avait écrit de Cognac à sa femme :

J’ai reçu à Luz une bonne petite lettre de ma Didine chérie. Cette lettre était comme toujours pleine de tendresse et de bonheur… Dans peu, je serai des vôtres. Encore douze ou quinze jours, et je vous embrasserai tous, et nous serons réunis. Je vous raconterai toutes mes aventures[8].

Le 8 septembre, Victor Hugo ignorait encore son malheur.

La note de l’édition Hetzel, que nous avons reproduite comme conclusion du voyage aux Pyrénées, relate en quelques lignes la catastrophe de Villequier, et rappelle les sombres pressentiments de Victor Hugo dans l’île d’Oléron qui lui apparaissait comme « un grand cercueil couché dans la mer ». Comme on le pense bien, Victor Hugo à partir de ce moment n’écrivait plus ses impressions, mais nous sommes en mesure de donner des détails exacts sur ce tragique retour.

C’est un souvenir bien ancien qui a été fixé dans des notes. Jules Simon et son fils Gustave Simon faisaient, en 1869, une excursion en Belgique, vers la fin de juillet. Ils étaient depuis quelques jours à Ostende lorsqu’ils reçurent de Victor Hugo l’invitation de venir dîner à Bruxelles, place des Barricades, le 7 août. Victor Hugo s’était engagé à aller au théâtre voir Patrie, et il les avait emmenés avec lui. Mais il dit à Jules Simon : « Cette soirée ne compte pas ; vous allez faire un tour en Belgique, promettez-moi que vous reviendrez place des Barricades. »

Jules Simon tint sa promesse et vint déjeuner avec son fils chez Victor Hugo le 16 août. Le poète aimait volontiers à raconter ses voyages. Il faut dire qu’il était un conteur charmant ; il avait de la verve, de la simplicité et une mémoire d’une fidélité impeccable. Toutes les petites aventures du touriste lui revenaient à l’esprit, et il les rapportait avec une étonnante précision et la plus grande bonhomie. Il s’était particulièrement appesanti sur l’Espagne et, son admiration trouvant un écho dans Jules Simon qui partageait sa ferveur, il s’exaltait pour décrire toutes ces beautés. Si le langage devenait imagé et pittoresque ce n’était nullement par le désir d’éblouir ses invités, c’était plutôt par soumission à cette imagination prodigue de descriptions colorées et brillantes. Il fut amené à rapprocher ses souvenirs d’Espagne de 1811, quand il était enfant, de ceux qui dataient de plus de vingt-cinq ans, en 1843. Il n’avait rien oublié, et surtout ce tragique retour, quand il apprit la mort de sa fille. Il raconta à Jules Simon les stations de son calvaire, les cruelles fantaisies du hasard, sources d’ajournements toujours renaissants et de souffrances d’autant plus vives que l’heure où il pourrait revoir les siens et pleurer avec eux s’éloignait sans cesse. Il avait passé à Saintes, puis à Oléron le 8 septembre ; il arrivait à Marennes le 9, et il ignorait encore la catastrophe de Villequier. Il dut attendre deux heures et demie avant de partir pour Rochefort qu’il atteignit à deux heures de l’après-midi. Il fallait dépenser quatre heures avant le départ de la diligence pour la Rochelle. Pour occuper le temps, Victor Hugo fit une longue course dans les marais, mais il était un peu las, il entra dans un café, le café de l’Europe, qui était à peu près désert, car il n’y avait là qu’un jeune homme. Il voulut s’isoler encore davantage en se plaçant sous un petit escalier en colimaçon, et il demanda les journaux. Il en prit un au hasard. Il le lut. Pendant quelques secondes il resta terrifié. Le drame de Villequier était raconté en quelques lignes. Il se leva comme un halluciné, sortit du café, n’ayant plus conscience de ce qu’il faisait et où il allait. Il marchait devant lui, au hasard, sans but. Il se trouva tout à coup près des remparts et, brisé, s’affaissa sur une pelouse, entendant autour de lui des jeunes filles qui chantaient. À six heures, la diligence partait. Soirée affreuse ; il arrivait à dix heures du soir, le 9, à la Rochelle. Il voulait repartir immédiatement. Pas de diligence. — Alors le lendemain matin, demande-t-il ? On lui répond : le lendemain soir seulement, à huit heures. C’était le 10 septembre. Il fallait donc pour gagner Saumur attendre à la Rochelle la nuit et la journée du lendemain.

Il chercha un gîte, aucune chambre nulle part. Enfin il eut pour sa nuit un grenier et pour lit une botte de paille ; mais ce n’était encore rien : il y avait toute cette mortelle journée à passer à la Rochelle. Que faire ? car il voulait surtout fuir le monde, et d’ailleurs il ne pouvait pas rester en place ; il sortit, erra à travers la ville, gagna la campagne, marchant, marchant toujours. Enfin l’heure du départ sonna, il voyagea toute la nuit, il entrait le 11 à Saumur dans l’après-midi. Mais, là, aucune diligence ne partait pour Paris avant dix heures du soir. Encore fallait-il s’assurer que toutes les places n’étaient pas retenues. Nouvelles courses, nouvelles démarches. Pas une place. Après bien des pourparlers, Victor Hugo parvint à se loger dans la diligence, mais on ne devait le conduire que jusqu’à Tours où il arriva à quatre heures du matin, le 12. Là, pas de correspondance directe pour Paris. On était condamné à une nouvelle station jusqu’à ce que la diligence venant d’Angers passât ; et il était vraisemblable qu’elle serait au complet. Mais il y avait plusieurs bureaux de messageries. Victor Hugo parcourut la ville et découvrit enfin une diligence qui se rendait directement à Paris par le chemin de fer d’Orléans, il repartit le 12 au petit jour, entra dans Orléans à trois heures de l’après-midi. Là, une heure d’arrêt. Enfin la diligence fut hissée, au moment du passage du train, sur un plancher roulant et fixée au wagon par des chaînes et des crampons de fer. À huit heures du soir elle pénétra dans la cour des messageries.

Ainsi Victor Hugo apprenait son malheur le 9 et pendant quatre jours devait subir cette horrible torture du voyage à petites journées, coupé d’arrêts interminables.

Pendant l’une de ses haltes, à Saumur, il essaya de soulager sa douleur en écrivant à des amis, à Mlle Louise Bertin ; il datait sa lettre du 10 septembre, mais il a dû se tromper de date, car il était le 11 à Saumur :

Je souffre, j’ai le cœur brisé, vous le voyez, c’est mon tour.

J’ai besoin de vous écrire, à vous qui l’aimiez comme une autre mère. Elle vous aimait bien, vous le savez.

Puis il indique en quelques lignes comment il a appris la terrible nouvelle ; ce récit très succinct est conforme à celui que nous avons donné en détail, sauf sur un point : Victor Hugo désigne un petit village qui s’appelle, croit-il, Subise où il aurait lu le journal dans un café ; or dans la note publiée par Paul Meurice dans l’édition Hetzel, comme dans nos notes, il n’est question que de Rochefort, et quand Victor Hugo rappelait ses souvenirs, c’était bien la ville de Rochefort qu’il désignait à ses amis. Il est probable que, dans son affolement, il a fait quelque confusion ; il était bien en effet à Rochefort, mais ayant quatre heures à dépenser avant le départ de la diligence, il avait fait une grande course dans les marais, avait dépassé les faubourgs et passé par quelque petit village du nom de Subise pour rentrer ensuite dans la ville. Il continue ainsi sa lettre :

J’aimais cette pauvre enfant plus que les mots ne peuvent le dire. Vous vous rappelez comme elle était charmante. C’était la plus douce et la plus gracieuse femme.

Oh ! mon Dieu, que vous ai-je fait ? Elle était trop heureuse, elle avait tout, la beauté, l’esprit, la jeunesse, l’amour. Ce bonheur complet me faisait trembler ; j’acceptais l’éloignement où j’étais d’elle afin qu’il lui manquât quelque chose… Oh ! mon pauvre ange, dire que je ne le verrai plus !

Pardonnez-moi, je vous écris dans le désespoir. Mais cela me soulage. Vous êtes si bonne, vous avez l’âme si haute, vous me comprendrez, n’est-ce pas ? Moi, je vous aime du fond du cœur, et, quand je souffre, je vais à vous.

J’arriverai à Paris presque en même temps que cette lettre. Ma pauvre femme et mes pauvres enfants ont bien besoin de moi.

Le même jour, il adressait ces quelques lignes à Louis Boulanger :

Je vous écris le désespoir au cœur. Vous êtes mon ami, il faut bien que je partage cette douleur avec vous. Dieu nous a repris l’âme de notre vie et de notre maison. Ô pauvre enfant, pauvre ange, elle était trop heureuse.

De retour à Paris, Victor Hugo, le 17 septembre, envoie ces lignes désespérées à Victor Pavie :

Je ne vis plus, mon pauvre ami, je ne pense plus ; je souffre, j’ai l’œil fixé sur le ciel, j’attends.



Nous avons terminé ce volume par de nombreuses notes et récits inédits, puis par des voyages, qui n’ont pas encore été publiés.

Les notes de 1840 sur la Forêt-Noire sont extraites d’un album ; elles appartiennent en réalité au second voyage du Rhin, mais elles n’y ont pas trouvé place, la forme épistolaire ayant été exclusivement adoptée pour le volume du Rhin ; l’un de ces chapitres inédits nous révèle l’idée que Victor Hugo se faisait de la Forêt-Noire. À cette même date de 1840 il écrivait de Hausach, forêt Noire, à Mlle Louise Bertin :

Je vous écris au milieu des neiges, mademoiselle, et j’espère que cette lettre vous trouvera au milieu des rayons du soleil. Je suis dans la Forêt-Noire, et vous aux Roches. Ce pays est magnifique, mais froid, sombre et dur. Dites bien, je vous prie, à votre excellent père, que tous les sapins de la Forêt-Noire ne valent pas l’acacia qui est dans la cour.

Toute la plaine est blanche autour de moi, ce qui tranche résolument avec les bois, couleur d’encre. Il fait un vent de bise, décembre habite pendant huit mois de l’année dans ce pays. Ce sont des beautés, mais des beautés sévères. Vous, mademoiselle, vous avez des beautés douces.


Détachons aussi d’une lettre à Mme  Victor Hugo ce passage curieux :

Il a fait dans la Forêt-Noire un de ces temps horribles qui sont magnifiques dans les lieux horribles. C’est presque une bonne fortune qu’un orage dans les sapinières de la Murg. J’ai eu cette bonne fortune, mais j’ai été trempé jusqu’aux os.

L’aubergiste de Rippoldsau dans la Forêt-Noire m’a dit qu’on avait encore tiré sur Louis-Philippe, mais qu’heureusement le coup avait manqué comme toujours. Je remarque, chose bizarre, que toutes les fois que je m’absente de Paris, il arrive des catastrophes autour de Louis-Philippe. Pendant mon voyage de 1835, Fieschi ; pendant mon voyage de 1836, Alibaud ; pendant mon absence de 1837, rien, c’était l’année de l’amnistie ; en 1838 je n’ai voyagé que huit jours ; mais en 1839 j’étais à Troyes quand cette folle, la femme Girondelle, a jeté une pierre au roi qui a blessé la reine ; et en 1840, j’apprends un autre événement dans la Forêt-Noire. N’est-ce pas singulier ?


Rien à dire des courtes excusions de 1844 et 1849 ; en revanche, l’excursion de 1859 est tout à fait caractéristique. C’est la première fois, depuis qu’il est en exil, que Victor Hugo voyage. Plutôt partie de plaisir entre amis. Victor Hugo était en plein travail de la Légende des Siècles, il avait envoyé à Bruxelles, avant son départ, la fin du tome Ier et il avait besoin de se délasser avant d’achever son œuvre. Pendant son séjour dans l’île de Serk, il cause avec les pêcheurs, recueille leurs confidences, s’informe de leurs habitudes ; c’est en voyant les matelots descendre la falaise à pic et se servir d’une corde à nœuds qu’il appliqua la même manœuvre à Gilliatt sur les Douvres ; il voit la pieuvre pour la première fois, et c’est bien là qu’il amasse les premiers matériaux pour son futur roman des Travailleurs de la mer.

S’il s’absente désormais un ou deux mois chaque année à partir de 1862, c’est qu’il a, durant son séjour à Guernesey, pendant sept années consécutives, fourni un effort colossal et s’est replié sur lui-même, vivant en dehors du monde, produisant avec une prodigieuse fécondité, soumettant son cerveau à de rudes épreuves, sans halte, sans répit. Il a le droit de sentir la fatigue et de craindre la maladie ; la prudence et les médecins lui conseillent de s’évader quelques semaines de sa prison. Sans doute il travaillera encore en voyage ; le travail est nécessaire à sa santé, mais ce n’est plus le surmenage et cette excitation quotidienne et prolongée d’un cerveau qui enfante sans relâche ; il se repose en visitant des villes qu’il ne connaît pas et en revoyant des paysages qu’il a aimés, il respire un air moins rude que celui de son île :

Livrée à tous les vents qui descendent du pôle.

Il fait des provisions de force et il renouvelle ses impressions ; il se remet un peu dans la vie du monde, après tant d’années d’une existence solitaire ; et voilà pourquoi, comme un collégien qui goûte la liberté des champs, il mettra dans ses récits de la bonne humeur, de la gaîté, de l’ironie : il est en vacances.

En 1862, 1865 et 1864, Victor Hugo fît chaque année un voyage d’un ou deux mois sur le Rhin ; en 1865, après un séjour d’un mois et demi à Bruxelles, pendant lequel il avait lu à ses éditeurs le manuscrit des Chansons des rues et des bois, il partit de nouveau pour son excursion annuelle sur les bords du Rhin et revint à Bruxelles pour recevoir la fiancée de son fils Charles et les parents de la fiancée. Le mariage eut lieu le 17 octobre. Le 24, Victor Hugo partait de Bruxelles pour retourner à Guernesey, par Ostende, Douvres, Londres et Weymouth. Il rentrait le 30 octobre par une horrible tempête.

En 1867, Victor Hugo voyagea en Zélande du 18 au 25 août ; Charles Hugo, qui l’accompagnait, fut l’historiographe de cette tournée. Son petit volume : Victor Hugo en Zélande, qu’il ne signa pas, est un récit plein de verve avec de piquantes anecdotes et de jolies descriptions. Ah ! il n’était pas aisé, à cette époque, de visiter la Zélande et d’atteindre Middelburg, le chef-lieu. Il fallait aller d’Anvers à Wemeldingen en bateau, prendre là un omnibus pour vous conduire à Goes, de Goes se rendre à pied jusqu’à un bras de l’Escaut, le Sloë, traverser l’Escaut, et, quand on avait débarqué, Middelburg était encore à plus de deux lieues qu’il fallait parcourir à pied. Mais les circonstances favorisèrent les voyageurs ; le bateau le Telegraf, qui devait partir le lendemain matin, avait pour capitaine M. Van Maenen. Victor Hugo avait soigneusement caché son état civil ; peine inutile ! le capitaine l’avait fort galamment dévoilé en disant que pour tout autre voyageur cette expédition serait hérissée de difficultés plus ou moins insurmontables, mais qu’il se chargeait de tout aplanir ; et en effet, au sortir du bateau, Victor Hugo était attendu par M. de Putte, le fils du sénateur de la Zélande, averti par M. Van Maenen, et à Goes, M. Van de Putte lui-même avait reçu chez lui la caravane et avait présenté à Victor Hugo un ministre protestant qui lui dit : « Je salue en vous le héros de la révolution littéraire et le prophète de la révolution sociale. Vos Misérables sont la magna Charta humaine. » À chaque étape, Victor Hugo trouvait des hôtes prêts à l’accueillir ; des chambres avaient même été retenues d’avance, à son insu, à Middelburg.

Victor Hugo visita les monuments : l’hôtel de ville, l’abbaye, l’orphelinat, le musée, et termina sa promenade par le palais de justice. On se rendit à Flessingue, on revint à Wemeldingen où on retrouva l’hospitalier capitaine Van Maenen, qui emmena la caravane à Zierikzée. Les voyageurs entrèrent dans ce qui fut autrefois la cathédrale. L’incendie avait laissé une magnifique ruine qu’on remplaça par une horrible bâtisse ; l’organiste en chef jouait de l’orgue, et Victor Hugo écrivit sur son carnet de voyage deux strophes :

L’orgue commence. Voix profonde Soudain,
L’orgue commence. Voix profonde !

Un éclair d’harmonie éclate et disparaît.
Puis, comme en la mêlée et comme en la forêt,
xxxxLe bruit monte, tremble, s’écroule,
Et se redresse ainsi qu’un combattant debout,
Et, comme dans une urne embrasée où l’eau bout,
xxxxLes sombres voix croissent en foule[9].


Charles Hugo avait copié cette strophe et celle qui suivait, ajoutant qu’on les trouverait sans doute dans les prochains volumes de vers. Or elles parurent après la mort de Victor Hugo dans Dernière Gerbe.

Les voyageurs avaient visité, à deux lieues de là, Brauwershaven, puis avaient poussé jusqu’à Dordrecht ; le complaisant capitaine servait toujours de guide ; il reconduisit ensuite les touristes à Anvers. On rentra à Bruxelles le 24 août. Le 29, excursion à Chaudfontaines jusqu’au 11 septembre.


En 1869, le 11 septembre, Victor Hugo se rendait à Lausanne pour présider le congrès de la paix ; après avoir passé par Cologne, il arriva à Bâle le 12 et partit le 13 pour Lausanne. Il présida le congrès les 14, 15, 16, 17 et 18, et se rendit le 19 à Berne ; visita Lucerne, Zurich, Constance, la chute du Rhin ; revint le 1er  octobre à Bruxelles, pour apprendre la naissance de sa petite-fille Jeanne, et rentra à Guernesey le 5 novembre.


En février 1871, après la guerre, Victor Hugo avait été élu membre de l’Assemblée nationale qui se réunissait à Bordeaux. Après divers incidents relatés dans Choses vues, il donna sa démission, puis se rendit à Paris pour enterrer son fils Charles ; il retourna à Bruxelles le 22 mars. Il faisait paraître le 27 mai sa déclaration en faveur du droit d’asile pour les vaincus de la commune.

Sa maison était aussitôt assiégée par une bande de forcenés, et il était expulsé de Bruxelles par le gouvernement belge. Le 1er  juin il partait pour Luxembourg, allait à Vianden où il s’installait et restait les mois de juin, de juillet et jusqu’au 22 août. Puis il voulut visiter Thionville. Au moment où la ville était au pouvoir des Allemands, Victor Hugo avait tenu à y retrouver le souvenir de son père qui avait si vaillamment défendu la ville en 1814. Il rentrait, par Reims, à Paris, le 25 septembre.


Ce volume, comme on l’aura remarqué, ne ressemble guère par la facture au premier volume de voyage publié dans cette édition. Le Rhin avait paru du vivant de Victor Hugo. Il avait le caractère d’une œuvre achevée, définitive. Il était dans le goût de l’époque. Ce goût a bien changé aujourd’hui. Le public est devenu plus friand d’anecdotes, de souvenirs familiers ; il veut pénétrer dans la vie du voyageur ; et quand ce voyageur est Victor Hugo, il s’attache plus volontiers aux impressions qu’aux descriptions. C’est qu’il retrouve là comme un écho de ses propres aventures et de ses mésaventures ; aussi les notes d’albums et de carnets, qui se présentent sous l’aspect de souvenirs intimes et qui devaient sans doute être rédigées et développées plus tard, ne perdent rien à être publiées sous leur forme concrète. Ce sont de petits tableaux de mœurs, des réminiscences historiques, des peintures de paysages à la brosse ou bien des historiettes, les démêlés avec les hôteliers dans le lamentable décor des chambres d’auberge, les surprises des tables d’hôte, les odyssées en diligence ; ce sont des fragments interrompus, des notes brèves ou des phrases isolées.

Il nous a semblé que nous devions mettre sous les yeux du lecteur les pages de journal où sont confondues les impressions les plus variées, sorte de panorama de choses vues et de choses vécues, en cours de route. On s’identifie ainsi plus strictement au voyageur qui apparaît dans l’abandon du flâneur, du curieux, du critique, de l’amant de la nature et de l’ami de l’art. Ce ne sont souvent que des instantanés. Mais quelle intensité de couleur dans le raccourci ! Et puis c’est l’évocation du touriste d’autrefois promené dans les berlines, cahoté dans les pataches et dans les diligences, arpentant les routes à la recherche d’un gîte, découvrant un abri dans quelque grenier ou dans une chambre délabrée de quelque auberge borgne, à enseigne pompeuse et aussi rebelle à la propreté qu’étrangère à l’art culinaire. Victor Hugo prenait sa revanche en faisant des vers satiriques, en dessinant, en écrivant des lettres, en couvrant ses feuilles d’album ou de carnet de réflexions plus ou moins philosophiques sur les laideurs de ces bouges, seuls refuges offerts au voyageur désireux de contempler les beautés de la nature.

On se demandera si Victor Hugo aurait publié ces notes dans leur déshabillé ou si au contraire il leur aurait fait un bout de toilette. Or, voyez le Rhin : c’était un livre grave, un livre d’histoire et de politique, et cependant Victor Hugo ne voulut pas en effacer l’intimité et le sourire ; à plus forte raison, plus tard, pour ses autres voyages n’aurait-il pas hésité, pour répondre au goût nouveau du public, à donner, dans toute sa simplicité, ce qu’il a appelé « le journal d’une pensée ».

Qu’est-il ce journal ? « C’est l’épanchement quotidien, c’est le temps qu’il fait aujourd’hui, la manière dont le soleil s’est couché hier, la belle soirée ou le matin pluvieux, c’est la voiture où le voyageur est monté, chaise de poste ou carriole… ce sont tous les bruits qui passent recueillis par l’oreille et commentés par la rêverie… » Victor Hugo développe ces considérations dans la préface du Rhin. Mais il n’avait pas alors toute la liberté pour réaliser entièrement ce programme. Il en exprimait quelque regret. En revanche, il se serait senti plus à l’aise dans ses autres volumes de voyage ; et assurément, lui vivant, il leur aurait conservé ce caractère d’intimité, de libre allure et de bonne humeur. Oh ! sans doute sa fantaisie aurait enjolivé quelques récits trop sommaires et son inspiration poétique aurait éclairé quelques paysages, selon le vers cité à la description du manuscrit :

Quel est le voyageur qui n’orne pas un peu ?

mais il aurait maintenu tous les détails familiers, tout ce qui donne à ces voyages plus de mouvement, de vie et d’imprévu ; car ce qui constitue l’originalité de cette œuvre, c’est qu’elle a été écrite dans des auberges, sur les coins de tables, entre deux étapes, au courant de la plume et surtout sans arrière-pensée de publication, au moins sous cette forme. C’est bien là le carnet du voyageur qui rapporte, avec une faculté étonnante d’improvisation, tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a entendu ; c’est aussi le poète qui, grâce à l’acuité de sa vision, découvre dans la nature des beautés insoupçonnées, qui, grâce à la richesse de ses souvenirs historiques, anime les pierres des châteaux et des cathédrales, et, avec son sens critique, nous fait mieux comprendre et admirer toutes les merveilles et tous les trésors de l’art.


  1. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.
  2. Correspondance.
  3. Correspondance.
  4. Correspondance.
  5. Correspondance.
  6. Correspondance.
  7. Correspondance.
  8. Correspondance.
  9. Dernière Gerbe.