En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Voyages et excursions/1840

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 469-481).
1840.




LA FORÊT-NOIRE[1].


Lorsque j’étais enfant, ce mot, Forêt-Noire, éveillait dans mon esprit une de ces idées complètes comme l’enfance les aime. Je me figurais une forêt prodigieuse, impénétrable, effrayante, une futaie pleine de ténèbres avec des profondeurs brumeuses, des sentiers étroits cheminant à travers une herbe épaisse peuplée de reptiles invisibles, sous des arbres géants ; partout des racines tortueuses sortant à demi de terre comme des poignées de serpents ; de sinistres branchages épineux, des fouillis de sarments hideux se découpant comme des filets d’encre sur le ciel livide et y traçant çà et là l’inextricable paraphe du démon ; des silhouettes immobiles de chats-huants perchées dans ces réseaux noirs ; des yeux de braise flambant dans l’ombre comme des trous au mur de l’enfer ; tantôt forêt lugubre d’Albert Dürer, tantôt forêt sinistre de Salvator Rosa ; tantôt des bruits affreux, tantôt un silence horrible ; les râles des chouettes, les huées des hiboux ou la morne taciturnité du sépulcre ; le jour, une vague lueur ; la nuit, une obscurité effroyable, avec quelques étoiles, pareilles à des prunelles effarées, dans les intervalles des arbres ou un blanc rayon de pleine lune au bout des branches.

Du reste les arbres de cette forêt de mes rêves n’étaient ni des sapins, ni des ormes, ni des chênes ; c’étaient des arbres.

Plus tard, quand un peu plus de vie réelle commença à pénétrer dans mon imagination et à s’y mêler aux fantômes, ce ne fut plus la Forêt-Noire, ce fut la Forêt-Sombre. Elle était bien encore formidable et lugubre par endroits, mais un fantastique rayon de soleil y tombait dans des clairières profondes entrevues à travers une colonnade d’énormes troncs d’arbres. Dans ces clairières paissaient des troupeaux frissonnants de biches et de daims, et de petits ruisseaux d’argent, où les fées venaient la nuit laver leurs pieds nus, y coulaient sur un joyeux gazon vert. Les arbres avaient pris un feuillage distinct, et étaient devenus des chênes immenses. Sous ces branchages qui avaient encore je ne sais quoi de surnaturel, erraient des figures, des visions, des apparitions tantôt charmantes, tantôt redoutables. C’était la duchesse Ottilia, ou l’abbesse Margeretha, ou le sévère Hermann Ier, rhingrave de Freiburg au onzième siècle, marchant gravement, le casque en tête, avec sa longue barbe, vêtu d’une robe blanche et d’un scapulaire noir, un bâton dans une main, un livre dans l’autre, ou l’antique Berthold, landgrave du Brisgau, duc de Souabe, marquis de Vérone et de Bade, entièrement habillé de fer et secouant un lion sur sa bannière, ou le jeune margrave Jacob passant sous les futaies avec son motion ducal d’où sortaient deux cornes de cerf ; ou le Freischutz avec ses spectres, ou Schinderhannes avec ses bandits.

C’était encore, comme vous voyez, une Forêt-Noire fort peu habitable. Cependant j’y voyais des bûcherons et j’y entendais le bruit des cognées. Cette seconde Forêt-Noire de mes rêves était évidemment située sur un

plateau de l’enfer moins éloigné du ciel que la première.
[légende.]


Bôhdan, le formidable chef zaporavien, vient de traverser Vlemiki. D’une main il a semé l’incendie et de l’autre il a semé les sépulcres, ces pierre froides que le soleil blanchit çà et là dans la plaine. Le village florissant n’est plus. La grande tour carrée bâtie par les princes payens de Circassie est fendue comme d’un coup de sabre jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, et les cabanes écroulées l’une sur l’autre fument autour de sa base comme le tas de cendre où cuisent les châtaignes.

Quel jour tomberas-tu, ô tour de Vlemiki ?

Si les pierres pouvaient parler, la tour répondrait : J’étais déjà tombée depuis longtemps, puisque l’esprit des anciens hommes est mort. Je suis tombée depuis longtemps, ô passants qui questionnez les pierres. Ce n’est que mon spectre qui est debout.

La désolation est immense. Le village est brûlé, les forêts de pins sont brûlées, les champs de maïs sont brûlés. À peine, à une ligne pâle qui serpente dans le paysage noir, reconnaît-on le sentier de Vlemiki, le sentier fleuri de Vlemiki où les jeunes filles riaient le matin, où les vieillards riaient le soir, car l’alouette chante dès l’aube et le hibou ne devient joyeux qu’à la nuit. La cendre et le charbon, voilà maintenant la verdure et les fleurs de Vlemiki. Toute cette grande plaine est comme le dessus d’une maison incendiée. L’église, brûlée avec sa haie d’aubépine, n’est plus qu’un sombre amas de décombres tombé sur la croix disparue.

Quel jour te relèveras-tu, ô église de Vlemiki ?

Si les pierres pouvaient parler, l’église répondrait : Je ne suis pas tombée, je suis toujours debout. Je ne suis pas une église, je suis l’église. La maison où vivent les hommes meurt avec les hommes ; la maison où vit Dieu ne peut mourir qu’avec Dieu. Je suis debout, ô passants qui interrogez les choses. Ce que vous voyez gisant à terre, ce n’est pas moi, c’est mon ombre.

St-Goar, 19 septembre 1840.
— notes. —


I


19 septembre.

Forêt-Noire. — Merisiers au bord de la route. — Ouragan. — Les feuilles volent comme des essaims d’oiseaux, les sapins agitent éperdument leurs guirlandes funèbres.

Les immenses vagues de l’air, molles et calmes dans les plaines, se heurtent, se déchirent, se brisent, tourbillonnent et, pour ainsi dire, écument aux crêtes des hautes chaînes de montagnes comme les flots de la mer aux bancs de rochers. De là les grands vents furieux des Alpes et des Andes.

Il pleut à verse. Les paysans, accoutrés pour l’orage, apparaissent sous les aspects les plus fantastiques. Les uns arborent des houppelandes inexprimables, des paletots dantesques, des parapluies dont aucun rêve n’approcherait, ou surgissent au-dessus d’une énorme cravate que le vent dénoue et qui leur fait une barbe rouge ou bleue. Les autres s’engloutissent sous de prodigieux chapeaux qui leur donnent l’air de passants absurdes coiffés d’un chaudron. Les femmes marchent dans les flaques d’eau en relevant gracieusement leur jupe sous laquelle on aperçoit une paire de bottes.

Il fait beau, charmants costumes. Il pleut, affreuses guenilles.

Papillons au soleil, dans l’orage chenilles.

Spaïchingen, village calviniste ; le dimanche, grave et superbe costume des femmes. Veste de velours noir, cravate noire nouée derrière le cou, coiffe-calotte de soie noire tombant jusque sur les sourcils avec deux longs rubans et deux longues nattes de cheveux par derrière. Jupe très grosse et très courte de laine noire, et tablier de taffetas noir à mille plis, bas rouges. Elles sont charmantes ainsi. De beaux paysans de Watteau, coiffés du tricorne équilatéral, en culotte courte, en gilet à ramages et en bas blancs serrent de fort près les jolies filles dantesques. On s’en va par couples dans la Forêt-Noire.


On rencontre souvent en Allemagne des églises coupées en deux longitudinalement par une espèce de barrière en bois à claire-voie. D’un côté sont les catholiques romains, de l’autre les luthériens. La messe agite sa clochette à droite, le prêche élève la voix à gauche ; l’église reste parfaitement tranquille.

Des religions qui se coudoient sans s’indigner sont des religions bien malades. Cette paix des églises partagées, c’est le bon voisinage de deux lits d’hôpital où chacun agonise de son côté.


II


— de donaueschingen à hausach. —
22 octobre.

Hautes colonnades grises des pins avec leurs chapiteaux verts. Bras noirs du chêne secouant au vent d’automne les rouges haillons de son feuillage.

Il a neigé cette nuit. La route court sur un haut plateau défriché. On ne voit autour de soi dans un immense horizon que des plaines blanches ce des bois noirs où volent par nuées des pies et des corbeaux. Une fumée de charbonnerie sortant çà et là d’entre les sapins raie ce paysage demi deuil.

Goût d’ornement de ces paysans. — Dans les villages, pots de fleurs peints sur les chaumières les plus misérables, ou paysages naïfs à perspective chinoise. Des entrelacements de joncs de diverses couleurs font des arabesques aux paniers des servantes. Les manches à balai rubannés de rouge et de bleu. Les seaux et les baquets peints. Les coffres coloriés avec rosaces et compartiments bleus et rouges. Une madone peinte sur le tamis.

Jolis costumes des femmes. Calottes brodées, jupes noires, corsets galonnés lacés par devant avec des rubans bouton d’or, bas mi-partis bleu et blanc, chemises à grosses manches blanches ; bras nus, même sous le givre et la glace. La coquetterie est une perce-neige.

Rouliers à dix chevaux. Aigles à deux têtes imprimés sur les plaques de cuir des harnais.

Solitudes profondes. De temps en temps passe un roi homérique avec son ministre et son peuple, c’est-à-dire un berger avec son chien et son troupeau de moutons.

Toujours des paysans Louis XV. Un ruban moiré et un large anneau d’argent à leur chapeau.

Dans les auberges, on vous change vos pièces d’or contre des cuivrailles quelconques. Plus je vois les liards étrangers, plus j’apprécie les napoléons français.

Midi. — La Forêt-Noire devient de plus en plus une plaine blanche. Çà et là, quelques sapins sombres faisant tache. Le bon Dieu a renversé son encrier sur le paysage.

Voici des vallons. Voici la vie. Un ravin s’ébauche sur la croupe du plateau. Une petite rivière à pleins bords y serpente. Roues écumantes sous toutes les cabanes. — Maisons à toits de planches ou de chaume, vermoulus, chargés de mousse. Des pigeons sur le faîte, un chien-loup au seuil. Dans l’intérieur, on entrevoit des chats rêveurs sur des échelles-escaliers.

Admirable descente ! Ah ! voici le beau : vallée verte, mille ruisseaux. Replis sans fin de la route au flanc de la montagne. Grands toits noirs au bord de l’eau dans les arbres, ce sont des saboteries qui cognent à l’ombre de leurs merisiers, des distilleries qu’on voit fumer, des scieries qu’on entend haleter. Vaches et chèvres broutant dans les rochers. Souches d’arbres que les montagnards traînent avec des chaînes. Troncs des sapins qui glissent par le ravin du haut de la montagne.

— Hornberg ( montagne-corne). Une tour carrée, ruinée, dominant un joli village vivant. — Avant d’y arriver, arche dans le rocher au milieu du chemin. C’est ici, plutôt qu’à Gernsbach qu’on aurait dû inscrire sur le rocher l’inscription :

en rupe fracta
hæc via facta

Brisures du granit imitant des escaliers penchés. Ombre profonde et croissante des montagnes. Cavernes inaccessibles. Ici on a pris Schinderhannes. Grâce riante de la vallée.

La nuit — pluie battante. La terre tremble tout à coup sous la voiture. Un bruit effrayant. C’est un torrent qu’on passe sur un pont de bois. De hautes gerbes d’étincelles secouées par le vent jaillissent du milieu de la forêt. Le paysage apparaît modelé vaguement par une réverbération rougeâtre. Ce sont des charbonneries qui flambent.


III


23 octobre, matin.

La route est charmante entre les arbres. — Ce torrent, qu’elle côtoie, c’est la Gutach. Le piquebois, son petit ventre blanc collé contre l’écorce, épluche l’un après l’autre tous les arbres des vergers.

Rivières. — Cascades à chaque pas. — Bœufs buvant au torrent.

Enseignes des auberges : Un cerf. Un cor de chasse. — Un lion tenant un verre de bière dans sa griffe. — Un archer Louis XII ajustant une cible (le tireur).

Le costume de l’homme ressemble au milieu dans lequel il est placé. Dans la Champagne pouilleuse, où la campagne n’est qu’un rapiéçage hideux de guenilles rousses ou grises, le costume du paysan n’est qu’un haillon de plus. Dans la Forêt-Noire, où tout est vie, végétation, ruissellement, parfum, pistil frémissant, corolle ouverte, pétale peint, la paysanne est habillée comme une fleur.

Maisons telles que la montagne les fait, basées sur le rocher du mont, couvertes de la paille de la vallée, bâties et revêtues du sapin de la forêt ; bravant la pluie sous leur grand toit rabattu sur leurs yeux, le vent sous leur empierrage, l’inondation sur leurs piliers ; ajustées comme des vaisseaux de ligne. Un compartiment pour chaque objet. Chaque chose a sa place. Meules à repasser les haches et les faulx. Niche coloriée du saint à l’angle. Fenêtres à coulisses. Vitres lavées, châssis peints. Trois ou quatre étages. En bas le bois, en haut le fourrage. Galerie à jour entourant la maison. Balcon-sécherie. Linge. Maïs. Citrouilles. Balcon de plaisance, au midi, sur la belle vue. Compartiment des mousses et des fougères séchées. Oignons tressés en couronnes. Toits charmants de forme et de couleur. Pièces neuves aux vieux toits, de chaume aux toits de bois, de bois aux toits de chaume, de chaume et de bois aux toits de tuile. Je ne sais quel goût capricieux et vif dans ce bariolage. Pots de fleurs partout. Vitrages carrés et ronds. Châssis bleu-ciel ou vert-tendre sur les façades noires ou rouge sombre. Femmes et enfants, heureux et actifs. À défaut du saint, le chiffre JHS en rouge sur le mur blanc. Cabanes-palais devant lesquelles se promènent majestueusement l’oie et le coq d’Inde, ce cygne et ce paon du paysan.

On voit dans l’intérieur pendu à un clou le chapeau de fête de la paysanne, gracieuse rondache de paille grossière ornée de roses en laine rouge qui font sur ce jaune d’or un fracas charmant.

Fagots noirs et copeaux blancs. — Devant la porte, les roues, les montants et la flèche du chariot démonté. La fontaine tombe en filet d’argent de son aqueduc de bois. — En passant sur la route entre le torrent et la montagne on entend faire la prière à voix haute dans les chaumières. Les vieux toits de chaume devenus gris sont comme de grandes peaux de chevreuil. Ils écrivent sur la façade de la maison le nom de l’homme et de la femme et la date du mariage. Dans un endroit sauvage, cabane isolée et riante avec cette inscription : Fidelias Meid. — Thekla Merckel 1793.

1793 ! date de bonheur ! Ils ont ignoré les révolutions, ils ont été heureux ! Philémon et Baucis.

Au moment où je passais, je m’arrêtai devant la cabane, sept carreaux s’ouvrirent l’un après l’autre et sept blondes têtes d’enfants joyeux y apparurent. Au fond je voyais une belle jeune femme assise et filant. Auprès d’elle deux vieillards, Fidelius et Thekla, sans doute, les ancêtres de tout ce petit monde, l’Adam et l’Ève de ce paradis.

Vieillard calme, vieille femme souriante. Elle se hâtait de dresser une vieille table près de son mari pour son déjeuner.

Baucis en étaya les appuis chancelants
Des débris d’un vieux vase, autre injure des ans.

Un rayon de soleil dorait la tête d’un huitième petit enfant assis comme sous un porche entre les jambes vénérables de l’aïeul.

Je contemplais cette famille de patriarches, je me disais : l’année de la terreur s’est mêlée à cette églogue. C’est le jour des révolutions que leur bonheur a commencé. Ils ne savent pas qu’un tourbillon de ténèbres couvrait l’Europe à l’heure même où leur aube se levait. Le monde était bouleversé, ils l’ignorent, leur vallée était tranquille. Ils ont écrit cette date sur ce mur et ils la bénissent tous les jours. 1793 ! chiffre flamboyant pour l’univers entier ! chiffre rayonnant pour cette chaumière !


IV


— de hausach à freudenstadt. —

Matin. — Dans ma chambre, odeur des sapins fraîchement coupés. Un torrent fume et bout sous ma fenêtre avec le bruit d’une marmite de géant.

Cherté des auberges.

Le vieil esprit de la Forêt-Noire est là tout entier, mêlé au progrès européen. Heureuse combinaison de Jean l’Écorcheur avec Robert Macaire. Il semble que la fameuse bande de 1799 se soit dispersée dans tous les Gaschaus, s’y soit établie homme par homme, et y prospère comme autrefois, — au bord des grands chemins. Aujourd’hui le voyageur, à son débotté, est reçu sur des perrons ombragés d’une grande enseigne-potence en fer doré par des hommes gras et souriants, — voleurs sous Schinderhannes et aubergistes après sa mort.

(Des auberges-cavernes excepter Kippeldsau. Excellente et honnête. Hospitalité plutôt qu’hôtellerie.

Midi. — En montant le Kniabis.

Il a neigé. On croirait voir des milliers de colombes perchées sur les sapins décrépits rongés par le lichen.

En bas de la montagne le printemps ; en haut (1 700 pieds), l’hiver. De vastes plaines blanches. Le toit blanc des chaumières entrevu dans la brume. Des balises bordent la route. Sous la neige une terre noire. Çà et là des flaque d’eau qui ont l’air de mares d’encre.


V


— de freudenstadt à gernebach. —


12 septembre. — Maur.

Au cœur de la Forêt-Noire, il y a une ville. Au centre de cette ville il y a une immense place carrée bordée sur ses quatre côtés de vieilles maisons basses et larges, presque uniformes, surmontées de vastes pignons aigus et des arcades déjetées ou par des piliers décrépits. Au milieu de cette place il y a une ravissante fontaine du quinzième siècle. Cette place, entourée de sa quadruple galerie d’arcacdes et de piliers, rappelle, avec je ne sais quoi d’étrange, d’antique et de grand, la place Royale de Paris et la place ducale de Charlevilie. Les rues de la ville sont larges, les maisons n’ont qu’un étage sous le pignon, les baies des portes offrent toutes les coupe depuis l’architrave à consoles du treizième siècle jusqu’à l’anse de panier du quinzième. Devant chaque maison s’élève une grosse pile de bois. La ville est sur un grand plateau nu, défendu et rendu presque inabordable par d’âpres escarpements et de profondes vallées, blanchi par la neige des le mois d’octobre, et bordé de toutes parts par les crêtes noires des sapins. Presque aucun voyageur ne passe par là.

Cette Tombouctou de la Forêt-Noire s’appelle Freudenstadt.


Orage. Des tourbillons de feuilles grises s’envolent des arbres furieusement secoués par le vent comme des essaims d’oiseaux effrayés. — Rouliers. — Chapeaux coniques qui ont la forme du long moyen de leur voiture.

Murg. — Rochers ; — blocs ; — écume. Figurez-vous un immense mur cyclopéen écroulé à travers lequel coule une eau furieuse.

Prodigieux sapins (80, 100 pieds). Les rochers moisis et moussus descendent pêle-mêle de la montagne à travers la forêt comme un troupeau d’énormes crapauds verts. De temps en temps un gros rocher debout et arrondi au sommet se dresse comme un pouce de titan avec un doigtier de mousse.

On a répété autrefois que la Forêt-Noire des mines de cuivre, de plomb, de bismuth et d’argent. À la rigueur après un grand orage on pourrait voir étinceler sous les pieds des chevaux des dodécaèdres de sulfure de cuivre, des stalactites de cuivre gris et des cristaux de phosphate de plomb vert.

Verrerie de Schwazenberg. On y parle encore de Schinderhannes.

Pêcheries. — Pêcheurs à la ligne dans le torrent.

Précipices profonds. Rochers vert-de-grisés par le lichen.

Sapins écorcés roulés par la Murg, qui seront assemblés en radeaux à Mannheim et iront faire des mâts de navire à Rotterdam et à Dordrecht. La Murg les jette au Rhin qui les emporte à l’océan.

Haut sommet d’où les détours de la Murg dessinent dans la vallée une tête de taureau avec les cornes.

Âpres chemins creux qui servent l’été aux chariots à bœufs et l’hiver aux torrents. — La végétation copie l’homme. Le chou coiffé de son immense chapeau caresse la betterave en jupon vert sombre et à bas rouges.

Vers midi les nuages s’enlèvent en laissant à nu sur les montagnes les sapins poudrés de neige. À chaque instant admirables torrents de toutes les couleurs, vert-bouteille, bleu-saphir, cristal-fumé, topaze-brûlée.

Manie des kiosques. Où la vallée est le plus admirable, on est sûr de trouver un affreux petit belvédère à colonnades, niché dans les arbres sur de magnifiques rochers qui n’en peuvent mais. Cela est partout en Suisse comme en Allemagne. Si j’étais M. de Bade, je ferais écrire en grosses lettres sur la vieille muraille granitique de la Murg : Défense de déposer des rotondes et des temples grecs le long de cette vallée.


VI


25 octobre.

Rastadt, ville des congrès. On y fabrique, dit l’annuaire commercial, de jolis ouvrages en papier mâché. Épigramme du hasard qui les fait souvent bonnes. Mélancolique palais de la margrave sybille. Le gracieux devenu grave, le joli devenu lugubre, le coquet devenu sépulcral. On s’attend à rencontrer sous ces bosquets en ruine des spectres de poupées.

Jardin, grands marronniers. Je me suis promené dans ces allées dont le tracé se dérobait.

Statues tristes au-dessus d’une treille, brutalisées par des vignerons ; elles, ces Pomones et ces Dianes, qui, il y a cent ans à peine, étaient courtisées par des seigneurs. Charmant fronton rococo exhaussé sur perron de la chapelle bâtie par la margrave sybille. Triple blason de la margrave dans le tympan. Dédicace où la vierge est qualifiée comme je ne l’ai vu nulle part, d’une façon qui sent un peu l’hérésie, ce me semble : Filia dei patris ; matri dei fila et sponsæ dei Spiritits sancti, beatæ Maria Virgini. Dans la chapelle une lampe qui brûle. Une madone, vraie madone espagnole, entourée d’ex-voto, vêtue de brocart d’or et de perles derrière son grillage, avec le bambino couronné dans ses bras. Devant la madone prie une pauvre femme en haillons qui tient aussi un enfant.

Sous les feuilles jaunes, fontaines taries, bassin effacé. Grand gazon devant la façade coupé par une allée en croix qui le fait ressembler à un blason de la croisade posé à terre. Volets dorés par le haut, noircis de vétusté par le bas, fermés. Un promeneur dans le jardin. Un seul. Un vieillard. À l’aile gauche, porte de fer, volets de fer fermés. Effet sinistre.

Façade sur la ville, copie de celle de Versailles. Guérites creusées dans les piédestaux des statues qui font que Minerve et Hercule ont un soldat badois entre les jambes.

Pendant que j’errais dans le jardin, l’horloge de ce château, si joyeux et si brillant jadis, maintenant sombre, muet et désert, a frappé lentement et tristement douze coups. On eût dit qu’elle sonnait minuit à midi.


VII


27 octobre.

J’ai traversé la plaine du Rhin en ligne directe, dans sa largeur, de Heidelberg à Dürkheim, des montagnes du Neckar aux collines d’Eisenach, dix lieues dont j’ai fait une moitié le matin en chemin de fer et l’autre le soir en voiturin. À Mannheim j’ai passé le Rhin sur un pont de bateaux.

Dans les champs, vaste plaine plate et nue en automne, les grands faisceaux des perches du houblon imitent les tentes d’un camp, et quand on approche de Philippshall les baraques de la Saline ajoutent à l’illusion.

À Dürkheim, pendant que le cocher fait manger l’avoine à son cheval, ascension aux ruines de l’abbaye de Limbourg, à la nuit tombante. — Fondée en 1030 par l’empereur Conrad II et l’impératrice Gisèle sur l’emplacement de leur château où leur fils Conrad s’était tué par accident. Dévastée en 1504 par Enrich VIII, comte de Linange-Dabo. Brûlée. — Le tombeau du jeune Conrad est dans ces décombres. On dit que son ombre y revient. Je n’ai rien vu.

Le ciel visible par vingt-trois fenêtres crevées. Rires des enfants dans les vignes au bas de la colline. J’arrache un échalas et je m’en aide pour monter.

Une étoile à la haute fenêtre de la tour comme une lampe allumée.

Voyage de nuit dans les montagnes jusqu’à Kaiserlautern. Aspects étranges du paysage. Eaux entrevues. On ne sait si ce sont des lacs ou des rivières. J’aperçois sur les collines dans les broussailles, dans l’ombre, des ruines hideuses et bizarres, de vieux châteaux écroulés et déformés par le lierre, habités par des spectres, disent les légendes ; la plupart de ces ruines dont on ne sait ni l’âge, ni l’origine, ni l’histoire, portent des noms singuliers dans le pays : Ne grognez pas ! (Murr’ mir nicht viel !). — Ne regardez pas en arrière ! (Schau dich nicht um !). — Un canton de la forêt s’appelle : Ne vous souciez de rien ! (Kehr dich an nichts !).

Un ciel blafard apparaît à travers les ogives noires. Le vent agite les broussailles sur les tronçons de vieilles tours. Comme les Septs-Monts, ces montagnes ont leur Drachenfels où Sigefroi-le-Cornu assiégea le dragon ; comme Lorch elles ont leur Heidemmaner ( mur des payens), un camp d’Attila sur une colline ; comme le Wisperthal, elles ont leur pierre du diable, leur Tenfelstein, roche percée où les druides faisaient leurs sacrifices. — Là aussi la caverne de Barberousse.


(Raconter la légende[2].)


VIII


Il y a un Rhin que tout le monde connaît ou du moins désire connaître. C’est le Rhin célèbre qui coule de Mayence à Cologne, ou pour parler plus exactement, de Bingen à Kœnigswinter, entre deux murailles de basalte. Mais il y a un autre Rhin qu’aucun voyageur ne côtoie et dont personne ne parle ; c’est celui qui coule du lac de Constance à Bâle entre deux collines de roche calcaire. À mon sens, le Rhin supérieur n’est pas moins beau que le Rhin inférieur. Le Rhin inférieur traverse un bouleversement volcanique, le Rhin supérieur traverse une formation diluvienne. Le Rhin inférieur est plus large, plus vivant, plus superbe, a plus de villes, plus de navires, plus de ruines, plus d’histoire, plus de souvenirs, plus de grandeur. Le Rhin supérieur est plus vert, plus sauvage, plus écumant, tout aussi encaissé ; il n’a pas les ponts de bateaux, mais il a les ponts de bois couverts ; il a l’ombre de la Forêt-Noire, et les quatre villes-forestières, Waldshut, Laufenburg, Sœckingen, Rheinfelden, qui égalent peut-être, sinon en grandeur monumentale, du moins en beauté pittoresque, les quatre villes impériales du Rhin inférieur. Spire, Mayence, Coblentz et Cologne ; il n’a pas le Mein et la Moselle, mais il a la Murg et le Neckar ; il n’a pas les Sept-Monts, mais il a Schaffhouse.


IX


J’ai vu la Meuse, le Rhin, le Neckar, la Moselle. J’ai étudié les questions de guerre et de paix, d’équilibre et de perturbation, les soldats prussiens, autrichiens, hessois, badois, tous les aigles et tous les lions et tous les griffons de la confédération germanique ; maintenant, dans une auberge-métairie, je passe ma journée à contempler une basse-cour où il y a un chat.


Rien ne me divertit comme un chat dans une basse-cour. C’est un spectacle charmant. Le chat est un philosophe distingué, un poëte, un penseur, un fabuliste. Il vit parmi les animaux. Regardez un peu ma basse-cour, je vous prie. Le dogue, qui a veillé toute la nuit, dort tout le jour dans sa niche. Le pourceau grogne dans sa souille. Le lapin est bête, le dindon est sot, l’oie est stupide. Les uns cancannent, les autres caquettent. Tous bavardent au hasard sans écouter leur voisin. La poule, cette commère, jalouse la pintade qui prend des façons pincées de créole et d’étrangère. Le canard, ce porc de la gent volatile, se goberge hideusement dans la mare. Le coq, cet hidalgo, fait le bravache, promène et varie ses allures de capitan et s’épuise en dévouement, en désintéressement et en galanterie pour son sérail comme un chevalier arabe.

Le chat, lui, est dans son coin, dans sa fourrure, il a chaud, il est bien, il est seul ; il a la meilleure place au soleil, il ne dit rien. S’il s’absente une heure ou deux, c’est pour aller chasser dans le verger, chasser non en chien, mais en chat, non pour les autres, mais pour lui. Que voulez-vous ? La vie a des besoins misérables, il faut dîner tous les jours, et puis il est un peu gourmand, et puis un chat de basse-cour est un chat honorable et décent qui laisse les souris, fi donc ! aux tigres de gouttière. Il a donc déjeuné discrètement, dans l’ombre, d’un moineau ou d’un chardonneret, il revient, il reprend sa place, il se rassied, il rêve, il observe, et toujours et dans tous ses mouvements et dans toutes ses actions il déploie avec son grossier entourage ces manières de bonne compagnie, cette réserve, cette propreté en toutes choses, cette politesse légèrement ironique, ce demi-dédain indulgent, cette bienveillance à griffes cachées, cette supériorité voilée, cette résignation élégante, cet égoïsme savant, gracieux et sournois d’un homme d’esprit fourvoyé dans une réunion d’imbéciles.

  1. Cette description de la Forêt-Noire est prise dans l’Album emporté par Victor Hugo, en 1840, pendant son second voyage au Rhin.
    Nous avons dû, en publiant le Rhin, écrit sous forme de Lettres à un ami, respecter dans cette édition et la classification établie par l’auteur, et l’ordre chronologique suivi dans l’édition originale. Nous nous sommes contentés d’indiquer les raisons qui avaient poussé Victor Hugo à antidater les Lettres du Rhin (Le Rhin, Historique, p. 505-507).
    Mais dans ce volume nous nous croyons autorisés à reproduire ces quelques pages, sorte de complément intime aux Lettres publiées par Victor Hugo.
  2. Cette légende est racontée dans Les Burgraves, acte I, scène des esclaves.