En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Voyages et excursions/1871

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 539-554).
1871.




VIANDEN. — THIONVILLE.


1er juin. — Au moment de partir[1], je reçois d’Angleterre un télégramme ainsi conçu :

Harrow, 31 mai 1871.
Victor Hugo, 4, rue des Barricades, à Bruxelles.
Je vous offre l’hospitalité chez moi pour six mois.
L. Bowen.
Harrow.
England.

Je répondrai et je remercierai.

Visite du général polonais Ostrowsky. Il me dit : Puisqu’on expulse Victor Hugo, je m’expulse. Je quitterai la Belgique aujourd’hui même.


2 juin. — Luxembourg. Après le déjeuner nous nous sommes promenés dans la ville que le démantèlement a faite magnifique. Rien de beau comme le précipice fossé, ravin charmant et riant avec rivière, moulins et prairies, encaissé dans d’effroyables escarpements où reparaît la roche à pic cuirassée autrefois des roides murailles de Vauban.

Après le dîner, je suis retourné voir les fossés. Ils étaient splendides au soleil, ils sont terribles au clair de lune.


4 juin. — Nous sommes allés voir l’Hespérange, village dans une vallée de l’Alzette, à une lieue et demie de Luxembourg. Le lieu est charmant. Au-dessus du village sur la colline il y a une ruine très belle d’un château du onzième siècle. Je l’ai dessinée.


5 juin. — Les nouvelles continuent d’être hideuses. Terreur de plus en plus blanche. On craint pour Vacquerie.

La Gazette de Cologne dit que je suis à Londres.

6 juin. — Nous nous sommes promenés dans la vallée de Dommeldange qui contourne le plateau de Luxembourg. Le tour entier, à pied, a duré quatre heures. Nous avons vu une très belle chose, la coulée de la fonte dans le haut fourneau de la vallée des Sept-Fontaines. Un torrent de fer liquide sort du trou fait au bas du fourneau avec des tourbillons d’étincelles qui semblent vivantes et qui se tordent comme des pieuvres de flamme. C’est en petit la coulée d’un cratère. Cette lave se répand dans le gaufrier de sable préparé pour la recevoir, et s’y refroidit, et c’est la fonte. On l’envoie en Prusse, de fonte elle devient acier, et on en fait les canons Krupp. Voilà comment l’homme abuse de l’honnête terre qui lui donne le fer.


8 juin. — Nous partons aujourd’hui pour Vianden.

Nous sommes arrivés à 7 heures et demie. Le bourgmestre, M. Pauly, nous attendait. Nous sommes descendus à l’hôtel Koch, auberge plutôt qu’hôtel. Mais il n’y a que cela à Vianden. Du reste il y a un jardin pour les enfants et nous y serons bien. Comme la maison est trop petite pour nous loger tous, j’occupe une chambre au premier dans une maison voisine. J’y ai une vue superbe sur la rivière et sur la ruine. Cette maison fait l’encoignure du pont.


10 juin. — Promenade jusqu’à la frontière de Prusse.

Petit Georges a visité avec Victor les ruines de Vianden. Il m’a dit en revenant :

Papapa, j’ai vu une belle maison cassée. J’ai vu des fenêtres gotipes.

On me dit qu’à propos de mon expulsion Veuillot m’a appelé vieille citrouille, et qu’il a ajouté ce correctif poli : à moitié remplie de diamants.


12 juin. — Nous sommes partis pour faire une excursion à Beaufort. En sortant de Vianden nous rencontrons les gendarmes. Le curé de la ville a dit hier en chaire qu’il fallait me faire arrêter et reconduire à la frontière par les gendarmes. Je suis sur le siège du char à bancs près du cocher. Les gendarmes s’arrêtent et me font le salut militaire.

Nous voilà sur le haut de la montagne. Le soleil se couche. Pluie à verse. Le soleil reparaît. Nous passons l’Our. Nous montons une côte à pied. Assez longue marche dans les chemins de traverse. Notre cocher dit : On ne va pas voir le château de Beaufort, à cause des mauvaises routes. Nous arrivons à 3 heures au village de Beaufort. On ne voit pas la ruine qui est dans un fond. Pluie. Nous entrons dans une auberge qui est un cabaret.

Entre deux pluies je suis allé voir le manoir. Il apparaît à un tournant de rue, dans une forêt, au fond d’un ravin, c’est une vision. Il est splendide. Il se compose de deux châteaux, un du 17e siècle, habitable et habité, et un du onzième au seizième siècles, roman et gothique, en ruine. Ruine magnifique. Une énorme tour donjon que j’ai dessinée. À cette tour se rattache toute la forteresse écroulée, murs, tours, tourelles, salles effondrées, créneaux, mâchicoulis. À droite, en entrant dans le donjon, le puits des oubliettes, soigneusement comblé. Les seigneurs actuels effacent volontiers le souvenir des seigneurs d’autrefois. Je remarque partout, sur le Rhin comme dans les Ardennes, cette destruction sournoise et systématique des oubliettes. On ne veut pas montrer le passé sous son vrai jour, qui est hideux.

Nous sommes repartis à 5 h. 1/2. Nous avons passé la Sure à gué. Là nous avons couru un assez grand danger. La rivière était grosse et les chevaux ont failli verser la voiture. Nous sommes arrivés à Vianden à 7 h. 1/2.


18 juin. — À 4 heures nous sommes partis pour une excursion à Falkenstein. Il y a une route neuve faite depuis deux ans à travers la montagne. Au point culminant de cette route, une tranchée coupée dans le roc ouvre passage sur une autre vallée qu’emplit un magnifique circuit de l’Our. À six heures, après avoir passé l’Our à gué, nous arrivions à Falkenstein. La première fois que j’ai approché de cette ruine, en 1863, j’étais avec Charles. La pluie nous fit rebrousser chemin avant d’être arrivés au haut de la colline. Cette fois encore même aventure. J’ai retrouvé l’arbre sous lequel je m’étais arrêté avec Charles pour dessiner la ruine. Je m’y suis abrité comme il y a huit ans, et j’ai dessiné le vieux burg. Il est toujours habité par les anciens seigneurs devenus paysans. Nous sommes revenus, maussadement reconduits par une ondée inhospitalière.

Aujourd’hui fête ici pour le jubilé de la 25e année de Pie IX. Il est le seul pape qui ait fait mentir le non videbis annos Petri. Ce matin on a tiré des boîtes et sonné les cloches. Ce soir la ville est illuminée. Mes hôtes avaient mis des lampions à mes fenêtres. Je les ai fait retirer, c’est l’anniversaire de la bataille de Waterloo.


20 juin. — Vianden est un pays de tanneurs. En nous promenant le long de la rivière, nous avons rencontré le séchoir d’un aveugle qui fait des mottes à brûler en pétrissant le tan dans un moule avec les pieds. Ce pauvre homme a fort intéressé Georges.


3 juillet. — En me levant j’apprends que l’orage d’hier a tué un homme sur la montagne. Un paysan avait oublié sa chèvre attachée dans un pré, tout au sommet. Au plus fort de la tempête, il est allé la chercher. Un coup de foudre a tué le pauvre paysan et la pauvre bête. On ne se figure pas Dieu dépensant son tonnerre à tuer un homme et une chèvre. Il a été frappé de la foudre au lieu dit Fontaine-au-Chat. J’ouvre une souscription pour sa veuve et ses enfants.


10 juillet. — Meurice et Mme  Meurice sont arrivés. Nous dînons ensemble. À partir d’aujourd’hui ils sont mes hôtes.


12 juillet. — Pluie. Promenade mouillée, par le sentier de la colline à travers la forêt. Sur la montagne passe un paysan en blouse bleue, une branche de broussaille à la main, menant trois cochons. C’est le comte de Falkenstein. M. André, le gentleman prussien, châtelain de Roth, l’a accosté et lui a dit Goodtag, Graf of Falkenstein.


14 juillet. — Ce soir, j’étais rentré me coucher à dix heures. Je dormais. On frappe violemment à ma porte. Je m’éveille. Je vois une grande clarté. Il semblait qu’il fît soleil dans ma chambre. Il était minuit. Je vais à la fenêtre. Je l’ouvre. Lueur immense sur la ville, sur la montagne et sur la ruine. Je me retourne, et je vois à deux cents pas de la maison comme un cratère en éruption. Dix maisons brûlaient. Toutes à toits de chaume. La ville s’éveillait avec un bruit de fourmilière effrayée. La rue était pleine de femmes fuyant et d’hommes arrivant. On sonnait le tocsin. Le vieil évêque de pierre qui est au milieu du pont était tout rouge.

Je me suis levé et habillé, et j’ai roulé dans un mouchoir le manuscrit de l’Année terrible. À ce moment, Mariette est arrivée. La brave fille avait peur, pour nous seulement, pour Jeanne, pour moi. Je suis allé à l’hôtel Koch portant mon manuscrit. Tout dans l’hôtel était terreur et ténèbres. Je suis entré dans le couloir d’en bas en courant. Tout à coup je me heurte et je tombe. On venait de descendre une malle qu’on avait roulée au bas de l’escalier sans prendre la peine de l’éclairer. La chute fut rude. Pourtant je n’ai eu que trois contusions, aux deux genoux et à la hanche.

Ces dames étaient réveillées. Alice se trouvait mal. Les enfants dormaient. On poussait dans la rue des cris d’épouvante : Feuer ! Feuer ! au feu ! au feu ! L’incendie était tout près, mais le vent portait à l’est, ce qui diminuait notre danger.

Je suis entré dans une des maisons qui brûlaient. J’ai offert ma chambre à une jeune femme effarée qui avait dans ses bras un enfant. Puis j’ai organisé la chaîne. J’ai fait mettre les femmes et enfants en file jusqu’à la rivière pour les seaux vides et les hommes en file en face pour les seaux pleins. Je me suis mis du côté des seaux pleins. J’ai fait la chaîne depuis minuit et demi jusqu’à 2 heures du matin. À un seau par seconde, il m’est passé plus de cinq mille seaux par les mains. L’incendie, effrayant pendant une heure, s’est peu à peu circonscrit. Il y avait peu de vent. À 2 heures il était à peu près éteint. Je suis allé me coucher. M. Pauly, bourgmestre, était absent, je l’ai suppléé de mon mieux.

En faisant la chaîne, un paysan à côté de moi me disait : — Monsieur, nous sommes un pays religieux. Ma mère m’a conté (en ce moment le curé doyen de Vianden passait) qu’à un grand incendie de quinze maisons, qu’il y a eu de son temps, le curé est arrivé, au moment le plus terrible, portant la Très Sainte Hostie. Il l’a présentée à l’incendie, qui s’est éteint subitement. — C’est beau, lui ai-je dit. Hé bien, voilà votre curé, voilà un incendie, il est menaçant, il faut l’éteindre, pourquoi ne pas aller chercher l’hostie ? — Il m’a répondu : J’aime mieux l’eau.


15 juillet. — Le bourgmestre, revenu ce matin, est venu déjeuner avec moi. Je lui ai conseillé d’ouvrir une souscription pour les pauvres incendiés, et je lui ai remis pour eux 300 francs.


16 juillet. — Excursion à La Rochette. J’ai tout revu avec émotion, le puits, les tours, la chapelle ; j’ai vu cela pour la première fois avec toi, mon Charles.

J’ai dessiné la ruine.


17 juillet. — Excursion à Bourscheid. Nous sommes allés, non par Brandebourg, comme en 1865, mais par Diekirch et la route haute. Vue admirable de la ruine du haut de la montagne environnante. Vieille forteresse féroce. Un burg. Tout le onzième siècle avec ses spectres qui sont maintenant des tours. J’ai dessiné la tour d’entrée où il y avait, en 1865, deux femmes, la mère et la fille, réfugiées là comme deux orfraies. Le nid est resté terrible. Les femmes n’y sont plus.


23 juillet. — Je visite presque tous les jours les maisons brûlées dans la nuit du 14 au 15. Intérieurs sinistres. La vie toute récente et la mort toute chaude. Il n’y a plus de toits aux maisons ni de plafonds aux chambres. Des tas de cendres aux rez-de-chaussées, épais de deux ou trois pieds, résument toute la maison. Les portes et les fenêtres, qui ont été des vomitoires de flammes, sont calcinées. Dans des façades toutes rongées par le feu, il y a des croisées dont les carreaux ne sont pas cassés. Dans les arrière-cours où pleuvait la braise, des tas de fumier n’ont pas pris feu. Çà et là les poutres d’un plafond, restées à claire-voie et se découpant noires sur le ciel, ressemblent aux côtes d’un squelette. Des touffes d’herbe dans des coins sont restées vertes. — On a commencé la reconstruction. La souscription marche ; le prince Henri des Pays-Bas, vice-roi du Luxembourg, a dit : Je dois donner le double de Victor Hugo ; et il a donné 600 francs.


24 Juillet. — Le curé de Vianden a dit hier dimanche en chaire : Le diable avait sur la terre trois religions, les Luthéristes, les Calvinistes et les Jansénistes. Maintenant il en a une quatrième, les Hugonistes.

Ce curé est un vieux brave homme qui possède la seule oie qu’il y ait dans Vianden. Il va dans les rues avec elle. Ils sont inséparables ; tantôt l’oie suit le curé, tantôt le curé suit l’oie.


25 juillet. — Le jour du départ de Victor, comme nous étions dans la voiture, en route pour Diekirch, en montant la côte de Vianden, le cocher s’arrête brusquement, et fait pleuvoir avec une sorte de rage une grêle de coups de fouet sur un point de la route. Nous regardons et nous voyons une misérable bête se tordre sous le fouet au grand soleil. C’était une couleuvre qui traversait le chemin. Elle est restée là coupée en tronçons. J’ai dit au cocher : Pourquoi la tuer ? — Il m’a répondu : Ces bêtes-là font peur aux chevaux.


28 Juillet. — Hier un paysan entre dans le jardin de l’hôtel Koch où j’étais. Il s’approche et me dit :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.

Je le regarde ; il ôte son chapeau.

— Salut, Victor Hugo, dit-il. Et il ajoute : On ne dit pas monsieur.

Je lui tends la main, et le voilà qui se met à me réciter des vers de la Légende des siècles, des Châtiments et des Contemplations.

Cet homme est vieux, en blouse et en sabots, et parle bien français. Je lui ai demandé : — Qui êtes-vous ? Que faites-vous ?

Il m’a répondu :

— Je cultive la terre et je lis Shakespeare en anglais et Victor Hugo en français.

Aujourd’hui j’ai dessiné la maison que j’habite.


1er août. — À 5 heures, M. Pauly nous a invités à une promenade en bateau. Nous sommes allés chercher le bateau à une portée de fusil en aval, tout près d’un barrage où il y a une petite chute. En entrant dans le bateau ces dames sont un peu tombées. M. Pauly a saisi l’aviron, mais l’eau était très grosse, et nous avons, malgré ses efforts, dérivé vers la chute. Cependant nous avons pu atterrir à la rive opposée, qui est un escarpement. Au pied de cet escarpement nul moyen de grimper. M. Pauly a essayé de gagner seul l’autre bord, mais il a dérivé et a dû se jeter à l’eau. Le bateau vidé a franchi la chute. Du reste c’était un bain pour M. Pauly, il n’y avait que trois pieds d’eau. Des enfants ont crié. Un homme du métier est venu à notre aide, on a traîné le bateau sur la prairie au-dessus de la chute, puis on l’a remis à flot, et l’homme est venu nous chercher dedans.


2 août. — Nous sommes allés par le haut plateau au-dessus de Vianden, route de Clervaux, puis à travers champs, à pied, voir une magnifique vallée de l’Our. Un cirque de hautes collines entourant comme un amphithéâtre une sorte de mont figurant un proscenium ou une estrade. Un peu en arrière de ce mont, la croupe escarpée qui porte la ruine de Falkenstein. Au fond, en bas, la rivière tordue comme une couleuvre.


4 août. — Nous sommes allés nous promener avec Petite Jeanne dans sa voiture. Arrivés à la frontière de Prusse, nous avons vu venir à nous M. André de Roth. Il nous a priés d’entrer chez lui. J’ai vu Roth ; vieille église romane avec une abside très curieuse du 9e siècle à galeries superposées de cintres engagés. Ici le roman est presque encore romain. À côté, dans le mur extérieur, une pierre tombale du onzième siècle. Le clocher est du douzième. Le manoir de Roth est une ancienne commanderie de Templiers, puis de Malte. Il a encore très bon air. Dans l’intérieur quelques vestiges, des cheminées de pierre, une vis d’escalier en pierre sculptée ; au dehors, quelques inscriptions. Il y a sur la porte d’entrée des trous de mitraille du maréchal de Boufflers qui mit une batterie sur la haute colline en face. Roth regarde deux vallées où coule l’Our. C’est très beau. M. André m’a conté la très curieuse noce du dernier comte de Falkenstein, devenu paysan.


7 août. — J’ai profité d’un rayon de soleil pour dessiner un aspect assez détaillé de la ruine de Vianden[2].


10 août. — Excursion sur la montagne. Retour au haut plateau d’où l’on voit Falkenstein. J’ai fait une ébauche de ce grand paysage. De là, nous sommes allés sur le plateau voisin d’où l’on voit Vianden. Nous sommes allés à pied jusqu’au bord de l’escarpement. Vue splendide. Rien de plus grand. Cette immense ruine dans cet immense entassement, ce donjon dans ce tas de collines, c’est mélancolique et sauvage. Un pas de plus et l’on voit la ville au fond de la vallée, et la rivière. C’est plus pittoresque et moins sublime. Il n’y a plus la solitude. L’homme apparaît. Il semble que Dieu, qui emplissait tout, diminue.


13 août. — J’ai dessiné sur mon livre de voyage la grande toile d’araignée[3] à travers laquelle on aperçoit la ruine de Vianden comme un spectre.


16 août. — Ce matin procession de Saint-Roch contre le choléra. Bannières. Cloches. Chants. Saint promené. J’ai un peu scandalisé les gens en demandant si on l’avait laissé entrer dans l’église avec son chien.

Promenade à Wallendorf. Au départ beau temps. Au retour tempête. Presque une trombe. Nous étions au grand galop sur la montagne. Il paraît qu’il y avait du danger. Éclairs aveuglants. J’ai pris mon caban, je me suis mis sur le siège dehors, et je les ai mis tous les trois dans la voiture bien fermée en leur décochant ce quatrain :

Puisque sur nous l’orage plane,
J’entends rester seul sur mon banc ;
Je me fourre dans mon caban,
Fourrez-vous dans votre cabane.

Ces dames ont ri. Faire rire, c’est rassurer. L’averse était si formidable qu’il a fallu s’arrêter. Nous nous sommes remisés dans une ferme. Nous sommes rentrés à 8 heures du soir.

20 août. — Hier j’ai été revoir Brandebourg. Route charmante, ruine superbe, entre deux ravins, l’un doux et vert, l’autre terrible. Le vieux burg est admirable. J’y ai fait trois dessins. Une porte, style Médicis, soutient une tour romane qui va crouler. Elle plie et fait ventre à droite et à gauche. Au fond de la ruine, une tour carrée du 10e siècle, tragique. À la porte de Brandebourg, un bas-relief romain en grès. Les savants du pays disent que c’est un autel du bœuf Apis, à qui un prêtre offre une pomme. C’est un zodiaque.


21 août. — Je suis allé à Roth. Vu l’église romane, malheureusement badigeonnée ; beaux piliers et beaux chapiteaux. Le portail, refait fâcheusement au 18e siècle par le grand-père de M. André de Roth, pourrait aisément être rétabli. On voit sous le plâtrage rococo les pleins cintres romans. Dans le cimetière, vieilles croix gothiques. Au coin du cimetière, un tilleul aussi vieux que l’église. Un chicot du tronc dessine une gueule d’hydre ou du moins de grosse bête de la mer. Ce monstre animal sortant de ce monstre végétal est curieux.

Nous partons demain pour Diekirch.


23 août. — Nous avons quitté Vianden. À 1 heure 18 j’ai perdu de vue la maison que j’habitais sur le pont et où ma fenêtre était restée ouverte.


24 août. — Nous sommes partis pour Esch-le-Trou. Arrivés à midi et demi. On descend une grande côte, on longe une rivière, la Sure (ainsi nommée parce qu’il n’y est jamais arrivé d’accident), on passe un tunnel creusé dans le roc vif, et l’on entre dans une vallée assez sauvage. Il y a là, au-dessus d’un village, un vieux burg ; une tour ronde et une tour carrée, toutes noires, se regardent des deux bords d’un précipice ; derrière la tour carrée s’échelonnent sur les crêtes du rocher trois ou quatre autres tronçons de tours. C’est du 10e siècle et très farouche. Nous sommes montés au burg. Il est habité. Les paysans ont remis aux tours effondrées des toits de paille, et ils ont fait du donjon une énorme chaumière. Revanche du village sur la seigneurie. Rien de fauve et de misérable comme ces intérieurs. Une fille couche là dans un trou sans vitre sur de la paille presque en plein air, hiver et été. J’ai vidé là mon porte-monnaie. J’ai fait quelques croquis de toute cette ruine. Nous étions de retour à Diekirch à 7 h. 1/4 par un beau soleil couchant.

Le tunnel d’Esch-le-Trou me rappelle la coupure faite à ciel ouvert au rocher qui fermait la vallée de Vianden, où est maintenant la frontière de Prusse. Ce rocher a été dur à couper. Il a fallu le pic et la mine. Un des travailleurs a été lancé un jour par l’explosion de la mine du haut de la montagne au fond de la vallée au delà de la rivière. Il ne s’est fait aucun mal dans cette chute énorme. Il est encore vivant. Il y a de cela quarante ans. M. André m’a montré le trou de mine qu’on voit encore ; M. André a été témoin du fait. Il alla voir l’homme qu’on venait de relever tout en vie. — À quoi pensiez-vous en l’air ? lui demanda M. André. — À ceci, qu’on était bien en l’air et mal sur la terre.


25 août. — Excursion par Mersch au château en ruine d’Ansemburg. Mersch, je dessine le beffroi, le rocher-tour, belle ruine gâtée par un logis bourgeois. Marienthal, vallée magnifique, rochers comme des tours ; Schœnfels, Belleroche, vieux château absurdement restauré. La ruine d’Ansemburg est admirable. Je la dessine. Forteresse du 14e siècle avec des choses de la Renaissance. Il y a un revenant.

Nous partons demain matin pour Mondorf.


[Séjour d’un mois aux eaux de Mondorf, près Altwies.]


28 août. — À Mondorf, aristocratie et bourgeoisie. Grande curiosité de me voir, mais curiosité hostile. Mariette a entendu un homme à qui un autre disait : Tournez-vous, voilà Victor Hugo, répondre : Je ne le connais pas.

Nous sommes allés à Aspelt. Il y a là une vieille croix de pierre, une église gothique avec clocher roman, et un château du seizième siècle, le tout en mauvais état. J’ai dessiné la croix, le clocher et le château. Un paysan est venu nous ouvrir. J’ai voulu lui donner une pièce de monnaie. Il a refusé et m’a dit : Je voulais vous voir, je vous ai vu, je suis content. — Je lui ai demandé : Êtes-vous luxembourgeois ? — Il m’a dit : Non, je suis prussien aujourd’hui. Mais français toujours. — Je lui ai tendu la main qu’il a serrée les larmes aux yeux. C’est un lorrain cédé.


30 août — Après déjeuner, nous sommes partis pour Thionville. Je raconterai en détail cette journée. J’ai vu cette ville que mon père a défendue en 1814 et 1815, et qu’on n’a pas prise. Elle est prise aujourd’hui ; elle est plus que prise, elle est prisonnière. L’Allemagne la tient. Il y a une sentinelle prussienne aux portes.

La ville a été épouvantablement bombardée. La pluie d’obus a duré cinquante-trois heures. Sur toute la ville, environ quatre cents maisons, cinq seulement n’ont pas été atteintes ; elles ont seulement leurs vitres brisées. Tout le reste mitraillé, écrasé, brûlé. La ville est morne, je devrais dire morte. Les habitants sont indignés et consternés. Partout des ruines. Pourtant on commence à rebâtir.

Nous sommes allés à la mairie ; la maison de ville étant brûlée, la mairie se tient dans un logis quelconque sur lequel on lit ce mot écrit à la main au-dessus de la porte : Mairie. Nous sommes entrés dans une salle basse où des hommes étaient assemblés. J’ai demandé : Quelqu’un pourrait-il m’indiquer la maison où a logé en 1814 et 1815 le général qui a défendu Thionville ? Un vieillard, le maire, m’a dit : Le général Hugo ? J’ai répondu : Oui. Alors un d’eux, m’ayant reconnu, a dit à demi-voix aux autres : C’est son fils, Victor Hugo. Tous se sont levés. On a parlé. Mon père a laissé une grande trace dans cette ville. On l’admire et on le vénère. Ces hommes étaient les membres du conseil municipal. Ils étaient en séance. J’y étais entré brusquement. L’émotion était grande ; un d’eux s’est écrié : Si nous avions eu en 1870 l’homme que nom avions en 1814, Thionville ne serait plus aujourd’hui prussienne ! Un d’eux, un nommé M. François, s’est offert pour me conduire à la maison que mon père avait habitée.

J’ai demandé au maire, M. Arnould : Ou sont vos archives ? Je voudrais voir les dossiers relatifs au siège de 1814 ou mon père commandait. — Il m’a répondu : Nous n’avons plus d’archives. Tout est brûlé. Nous avions dans la grande salle de la mairie ou se tenait le conseil municipal le portrait de votre père. La salle a été brûlée, le portrait aussi. J’ai répondu : Tant mieux. Du moins mon père n’est pas prisonnier de la Prusse. Il méritait d’être tué ici en effigie avec votre liberté. L’émotion nous gagnait. Les yeux étaient humides.

Nous sommes allés rue des Vieilles-Portes, no 326. C’est là qu’était, et n’est plus, la maison habitée par mon père en 1814 et 1815. Elle a été brûlée. On l’a rebâtie. Il en reste pourtant une grande porte cochère et la façade intérieure sur la cour, avec les écuries, les remises, les cuisines, petit corps de logis style Louis XIV, surmonté d’un jardinet en terrasse dont le haut mur laisse voir les arbres du rempart. Aux deux angles du petit jardin, il y a deux pavillons, même style, dont les vitres sont brisées par le bombardement. Entre ces pavillons une petite porte par où mon père allait sur le rempart auquel la maison est comme attenante. À l’intérieur il ne reste rien de ce qui a vu mon père, qu’un escalier de pierre et une petite glace trumeau encadrée d’une baguette dorée avec des bergers et des moutons peints dans le goût Louis XVI. La maîtresse du logis, jeune, nous parlait de mon père avec respect. C’est la tradition de Thionville.

Une vieille dame a connu mon père. Elle s’appelle Mme Durand. Elle a aujourd’hui soixante-dix-huit ans. On m’a offert de me conduire chez elle. J’ai accepté. Un lycéen qui était là, coiffé d’un képi, figure intelligente, m’a prié de lui permettre de me conduire. Il est le petit-neveu de la vieille dame. Il nous a menés dans une rue voisine. Nous sommes entrés dans une maison de la Renaissance ayant encore ses pilastres et ses médaillons, mais badigeonnés en jaune et en blanc. On entre par un beau porche à voûte ogive. La vieille dame, prévenue de mon arrivée, m’attendait au rez-de-chaussée. Elle est infirme et marche difficilement. En 1814, c’était une belle jeune fille de vingt et un ans. Elle s’est levée, m’a fait la grande révérence lorraine, et m’a dit : Ah ! monsieur, je vous ai vu bien jeune. C’est mon frère Abel qu’elle a vu. Je ne suis jamais venu à Thionville qu’aujourd’hui. Je ne l’ai pas détrompée, ce qui lui eût fait de la peine. En 1814, Abel avait seize ans, et était aide de camp de mon père. Il était officier depuis l’âge de quatorze ans, sous-lieutenant en sortant des pages du roi d’Espagne. Quand vint la Restauration, à seize ans, il avait déjà porté trois cocardes, la rouge d’Espagne, la tricolore de l’empire, la blanche des Bourbons. Ce n’était pas la faute de cet enfant.

La vieille demoiselle, très majestueuse et encore belle, m’a parlé de mon père. — Il avait été si bon et si brave en 1814, qu’en 1815 la ville a redemandé a l’empereur le général Hugo. Il est revenu. Nous l’avons reçu en triomphe. Le jour de son arrivée, il est allé au théâtre. Toute la salle s’est levée en criant : Vive le général Hugo ! J’étais là.

Et la vieille dame pleurait. Je lui ai baisé la main. Victor aussi pleurait, et moi un peu.

La salon où nous étions est aujourd’hui moderne, mais il a été antique ; il y a une magnifique cheminée du plus beau goût Louis XIV en marbre rouge avec médaillons de marbre blanc. Celui du centre qui est ovale représente Sémélé ; cette cheminée monte jusqu’au plafond.

J’ai quitté la vieille dame très ému. Elle a fait effort pour nous reconduire jusqu’au perron de la cour. Son neveu, charmant adolescent, nous a un peu conduits dans la ville. Il y a une vieille tour dite la Tour aux puces. Le château, du temps de Charles-Quint, a de beaux restes. J’ai dessiné une tour, et une autre de l’entrée.

Thionville a de beaux restes de l’époque espagnole. Une des rues de la ville est remarquable par la quantité de maisons à portes basses et à tourelles engagées. J’ai dessiné une des masures du bombardement. M. François nous a menés à ce qui a été la maison de ville. Ruine. J’ai dessiné les quatre murs qui restent de la salle où était le portrait de mon père[4]. Il y a à côté un jardin, le jardin public.

Pendant que je dessinais, j’entendais des enfants dans le jardin chanter la Marseillaise. J’ai dit à M. François : Cela fera de mauvais prussiens.

Chemin faisant, j’avais vu l’église. Elle est du mauvais style de Saint-Sulpice ; mais le baldaquin rococo de l’autel est admirable. Il rappelle celui de Spire. Les voûtes ont des trous de bombes. Le cadran du beffroi a été brisé par un obus.

Georges et Jeanne ont fait émotion. On les entourait, on les admirait. Un officier prussien a dit à Georges : Vous êtes un bel enfant. Donnez-moi la main. Georges a croisé ses deux mains derrière son dos et l’a regardé fixement.


1er septembre. — En m’en revenant de Mondorf j’ai rencontré sur la route un cavalier, vieux, en blouse bleue, l’air militaire, deux pistolets à ses arçons de cuivre ; soldat devenu paysan. Il m’a salué en passant ; son cheval s’est arrêté, et a baissé la tête. Le vieux homme m’a dit : C’est un geval vranzais, il vous zalue.


2 septembre. — L’évêque de Luxembourg, Nicolas Adamus, a refusé la musique qui avait donné une sérénade à Victor Hugo. Alors les habitants de Vianden ont crié sur son passage Vive Victor Hugo ! Et il a quitté la ville. Le bourgmestre a déclaré qu’il rompait toute relation avec le clergé local. Le West, journal allemand et jésuite, a dit que j’étais Satan en personne.


3 septembre. — Nous sommes allés de Remich où l’on passe la Moselle sur un pont hollandais par un bout et prussien par l’autre, et de là à Nennig, où il y a des débris romains, un reste de palais, un bas-relief, un sarcophage en pierre, une colonnette étrange avec figure engagée, plutôt romane que romaine, de vieux murs, le parpaing d’une salle carrée avec tronçons de colonnes (une entière) et, dans un grand bâtiment construit exprès, une magnifique mosaïque romaine à médaillons, représentant les divers aspects du cirque, les gladiateurs s’entretuant, les bêtes s’entredévorant, les bêtes mangeant les hommes, les hommes tuant les bêtes, le gladiateur qui a vaincu le tigre et qui demande grâce, l’ours forcé à coups de fouet de manger un homme, le tigre dévorant l’âne, image involontaire de l’empereur et du peuple, le lion dompté par le belluaire, autre symbole, et la musique, un orgue hydraulique et un cor de chasse, sorte de trompette circulaire traversée d’une flèche. J’ai dessiné la tête du tigre et celle du lion. Cette mosaïque est très grande et admirable ; elle a un aspect de grisaille que le temps lui a donné. Des paysans l’ont découverte à coups de pioche, et sans leurs coups de pioche elle serait intacte.

On m’a présenté le registre des voyageurs, je n’ai pas voulu y écrire mon nom, étant en Prusse.

Un peu de pluie, mais en somme beau temps. Nous sommes allés de Nennig à Dalheim voir l’emplacement d’un camp romain. On y a élevé un pilier carré surmonté d’un aigle avec cette inscription :

rome à campé sur ce plateau

Dans le village, un rocher mêlé de restes de maçonnerie romaine est curieux.


9 septembre. — Nous sommes allés à Rodemach. Rodemach est célèbre parce qu’en 1814 une garnison de 75 hommes détachée de Thionville et mise dans Rodemach par mon père a tenu tête à 45 000 allemands. À l’heure qu’il est Rodemach est démantelé. Ce vieux bourg a encore un grand aspect. Un reste d’enceinte du treizième siècle avec porte de ville entre deux tours rondes, un reste de haute muraille qui a été la citadelle des 75 hommes de mon père ; tout cela est saisissant. Dans l’intérieur il y a quelques vieilles maisons, une entre autres avec un joli porche de la Renaissance. Je retournerai à Rodemach.

J’ai dessiné la porte entre deux tours.


12 septembre. — Ce soir, comme je revenais du bain, la nuit tombait, j’étais arrivé à un lieu assez sauvage où il y a un entrecroisement de routes au pied d’une haute colline de roche. J’avais remarqué là une cabane d’aspect farouche, quatre murs, une porte, une fenêtre, la paille pour toit, le rocher pour plancher. En passant devant cette cabane, j’ai entendu des cris désespérés. J’ai regardé dans le crépuscule. C’était un petit garçon de quatre à cinq ans, en haillons, qui pleurait, criait, et frappait des poings et des pieds la porte de la cabane. J’y suis allé. J’ai soulevé le loquet, la porte était fermée. J’ai dit à l’enfant : Viens à moi. Alors il s’est sauvé dans le rocher derrière la masure comme un chat sauvage. Je l’ai fait revenir en lui tendant une pièce de monnaie. J’ai encore essayé d’ouvrir la porte. Inutile. J’ai frappé. Il n’y avait personne dans la maison. L’enfant s’est remis à crier et à frapper la porte. Il avait peur de moi, parlait allemand, et ne voulait pas me suivre. Je suis allé jusqu’aux premières maisons d’Altwies qui est tout proche. Mais là, personne ne me comprenait. On ne parle qu’allemand. Enfin j’ai déterminé deux jeunes filles à me suivre jusqu’à la masure. On entendait toujours les cris de l’enfant de la nuit. Il semblait et se croyait abandonné ; les jeunes filles lui ont parlé. Elles lui ont pris chacune une main, et il s’est laissé emmener. Je l’ai suivi. Elles l’ont fait entrer dans une maison, et une vieille femme qui était sur le seuil m’a dit en français que le père et la mère étaient là. Mais pourquoi avoir laissé dans cette solitude le pauvre petit.

13 septembre. — Nous sommes allés à Schegen. J’ai dessiné la vieille tour qui est vraiment très rare et très belle. Elle est du treizième siècle et à demi couverte de lierre.


18 septembre. — Lettre de Berne. Il paraît que les journaux de Paris me disent très malade. Paris-Journal donne des détails. C’est d’une pleurésie que je serais en train de mourir.


24 septembre. — Nous partons à 6 heures du matin pour Reims par le chemin des Ardennes. Nous avons traversé le champ de bataille de Sedan. Le chef de train nous l’a expliqué. La plaine est couverte de petites éminences couvertes de touffes de chanvre qu’on y a semé. Ce sont des tombes. Dans une petite île de la Meuse, il y a quinze cents chevaux enterrés. La place est marquée par l’épaisseur de l’herbe. Tout ce pays est sombre et a un air indigné.

À l’horizon on voit sur une hauteur dans un bois le château où était logé Guillaume, et sur une colline plus basse, dans un autre bois, le château où Bonaparte est venu signer la capitulation. On distingue des faîtes aigus. Ce château, nous dit le chef du train, se compose de quatre tourelles reliées par des ponts. Je vois en effet les toits pointus des quatre pavillons. Les deux châteaux appartiennent aux deux frères. Ces deux autres frères, Guillaume et Bonaparte, y ont signé une paix qui sera la guerre.

Un peu plus loin, au bord d’une route près de Donchery, nous avons aperçu la maison, une auberge, où Bonaparte a rendu son épée. C’est du moins ce que nous a dit le chef du train. Je crois qu’il se trompe. C’est à cette auberge que Bonaparte a rencontré Bismark et c’est dans le château qu’il a rendu son épée.

Arrivée à Reims à 3 heures.

C’est la quatrième fois que je vois Reims. La première fois, en 1825, je venais d’être nommé, en même temps que Lamartine, le 16 avril 1825, membre de la Légion d’honneur. J’avais été invité au sacre de Charles X par lettre close du roi. J’étais avec Charles Nodier. Cailleux et Alaux le romain nous accompagnaient. Nous logions chez Salomé, directeur du théâtre et ami de Taylor. Nous campions.

La seconde fois, en 1838, je venais de terminer Ruy Blas, le 11 août, je voyageais pour me reposer. Le 28 j’étais à Reims. Je visitais les combles de la cathédrale. J’ai entendu de là le canon braqué sur la place annoncer la naissance du comte de Paris.

La troisième fois, en 1840, je n’ai fait que traverser en poste la place de la cathédrale.

Aujourd’hui, en 1871, je reviens vieux dans cette ville qui m’a vu jeune, et au lieu du carrosse du sacre du roi de France, j’y vois la guérite blanche et noire d’un soldat prussien.


Nous avons été voir l’église. C’est toujours la merveille qui m’a ravi il y a cinquante ans. Cependant une restauration froide lui ôte un peu de ce mystère que le temps lui avait donné. Je ne sais quel archevêque idiot a fait remplacer par une grille le mur de l’archevêché où était adossée une charmante construction de la Renaissance, tout près de la façade de la cathédrale. C’était un bijou près d’un colosse. Rien de plus charmant que le contraste. Il a disparu. C’est un des effets de la restauration peu intelligente à laquelle la cathédrale est en proie. Dans l’intérieur, tapisseries magnifiques du 15e et du 16e siècles. Les vitraux sont ce que je les ai vus, splendides.

J’écris ceci le 25 au matin, avec le soleil levant et la cathédrale devant les yeux. Ma chambre (no 36) donne sur la place. Les corbeaux et les hirondelles volent à leurs nids, les corbeaux dans les tours, les hirondelles sous les portails. J’écoute les cloches. Elles sont deux qui dialoguent, une grosse et une petite. La grosse dit : Oh ! que je t’aime ! la petite répond : Oh ! que non.

L’auberge du Lion d’or a pour compensation la cathédrale. On y dîne mal, mais on y est ébloui. Mauvais gîte, mais belle façade.

  1. Victor Hugo ayant offert à Bruxelles, où il résidait alors, un refuge à tous ses concitoyens, appartenant ou n’appartenant pas à la Commune et poursuivis par le gouvernement français, avait été, pour la seconde fois, expulsé de Belgique.
  2. Voir page 571.
  3. Ce dessin se trouve à la Maison de Victor Hugo.
  4. Voir page 573.