En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Conclusion

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 417-484).


CONCLUSION.



I


Voici de quelle façon était constituée l’Europe dans la première moitié du dix-septième siècle, il y a un peu plus de deux cents ans.

Six puissances de premier ordre : le Saint-Siège, le Saint-Empire, la France, la Grande-Bretagne ; nous dirons tout à l’heure quelles étaient les deux autres.

Huit puissances de second ordre : Venise, les Cantons suisses, les Provinces-Unies, le Danemark, la Suède, la Hongrie, la Pologne, la Moscovie.

Cinq puissances de troisième ordre : la Lorraine, la Savoie, la Toscane, Gênes, Malte.

Enfin six états de quatrième ordre : Urbin, Mantoue, Modène, Lucques, Raguse, Genève.

En décomposant ce groupe de vingt-cinq états et en le reconstituant selon la forme politique de chacun, on trouvait : cinq monarchies électives, le Saint-Siège, le Saint-Empire, les royaumes de Danemark, de Hongrie et de Pologne ; douze monarchies héréditaires, l’empire turc, les royaumes de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne et de Suède, les grands-duchés de Moscovie et de Toscane, les duchés de Lorraine, de Savoie, d’Urbin, de Mantoue et de Modène ; sept républiques, les Provinces-Unies, les treize cantons, Venise, Gênes, Lucques, Raguse et Genève ; enfin Malte, qui était une sorte de république à la fois ecclésiastique et militaire, ayant un chevalier pour évêque et pour prince, un couvent pour caserne, la mer pour champ, une île pour abri, une galère pour arme, la chrétienté pour patrie, le christianisme pour client, la guerre pour moyen, la civilisation pour but.

Dans cette énumération des républiques nous omettons les infiniment petits du monde politique ; nous ne citons ni Andorre, ni San-Marino. L’histoire n’est pas un microscope.

Comme on vient de le voir, les deux grands trônes électifs s’appelaient saints. Le Saint-Siège, le Saint-Empire.

La première des républiques, Venise, était un état de second ordre. Dans Venise, le doge était considéré comme personne privée et n’avait rang que de simple duc souverain ; hors de Venise, le doge était considéré comme personne publique, il représentait la république même et prenait place parmi les têtes couronnées. Il est remarquable qu’il n’y avait pas de république parmi les puissances de premier ordre, mais qu’il y avait deux monarchies électives, Rome et l’Empire. Il est remarquable qu’il n’y avait point de monarchies électives parmi les états de troisième et de quatrième rang, mais qu’il y avait cinq républiques, Malte, Gênes, Lucques, Raguse, Genève.

Les cinq monarques électifs étaient tous limités, le pape par le sacré collège et les conciles, l’empereur par les électeurs et les diètes, le roi de Danemark par les cinq ordres du royaume, le roi de Hongrie par le palatin, qui jugeait le roi lorsque le peuple l’accusait, le roi de Pologne par les palatins, les grands châtelains et les nonces terrestres. En effet, qui dit élection dit condition.

Les douze monarchies héréditaires, les petites comme les grandes, étaient absolues, à l’exception du roi de la Grande-Bretagne, limité par les deux chambres du parlement, et du roi de Suède, dont le trône avait été électif jusqu’à Gustave Wasa, et qui était limité par ses douze conseillers, par les vicomtes des territoires et par la bourgeoisie presque souveraine de Stockholm. À ces deux princes on pourrait jusqu’à un certain point ajouter le roi de France, qui avait à compter, fort rarement, il est vrai, avec les états généraux, et un peu plus souvent avec les huit grands parlements du royaume. Les deux petits parlements de Metz et de Basse-Navarre ne se permettaient guère les remontrances ; d’ailleurs, le roi n’eût point fait état de ces jappements.

Des huit républiques, quatre étaient aristocratiques, Venise, Gênes, Raguse et Malte ; trois étaient bourgeoises, les Provinces-Unies, Genève et Lucques ; une seule était populaire, la Suisse. Encore y estimait-on fort la noblesse, et y avait-il certaines villes où nul ne pouvait être magistrat s’il ne prouvait quatre quartiers.

Malte était gouvernée par un grand maître nommé à vie, assisté de huit baillis conventuels qui avaient la grand’croix et soixante écus de gages, et conseillé par les grands prieurs des vingt provinces. Venise avait un doge nommé à vie ; toute la république surveillait le doge, le grand conseil surveillait la république, le sénat surveillait le grand conseil, le conseil des Dix surveillait le sénat, les trois inquisiteurs d’état surveillaient le conseil des Dix, la bouche de bronze dénonçait au besoin les inquisiteurs d’état. Tout magistrat vénitien avait la pâleur livide d’un espion espionné. Le doge de Gênes durait deux ans ; il avait à compter avec les vingt-huit familles ayant six maisons, avec le conseil des Quatre-Cents, le conseil des Cent, les huit gouverneurs, le podesta étranger, les syndics souverains, les consuls, la rote, l’office de Saint-Georges et l’office des 44[1]. Les deux ans finis, on le venait chercher au pied du palais ducal et on le reconduisait chez lui en disant : Vostra serenità ha finito suo tempo, vostra eccelenza sene vada a casa. Raguse, microcosme vénitien, espèce d’excroissance maladive de la vieille Albanie poussée sur un rocher de l’Adriatique, aussi bien nid de pirates que cité de gentilshommes, avait pour prince un recteur nommé à la fois de trois façons, par le scrutin, par l’acclamation et par le sort. Ce doge nain régnait un mois, avait pour tuteurs et surveillants durant son autorité de trente jours le grand conseil, composé de tous les nobles, les soixante pregadi, les onze du petit conseil, les cinq pourvoyeurs, les six consuls, les cinq juges, les trois officiers de la laine, le collège des Trente, les deux camerlingues, les trois trésoriers, les six capitaines de nuit, les trois chanceliers et les comtes du dehors ; et, son règne fini, il recevait pour sa peine cinq ducats. Les sept Provinces-Unies s’administraient par un stathouder qui s’appelait Orange ou Nassau, quelquefois par deux, et par leurs états généraux, où siégeaient les nobles, les bonnes villes, les paysans des Ommelandes, et d’où la Hollande et la Frise excluaient le clergé ; Utrecht l’admettait. Lucques, que gouvernaient les dix-huit citoyens du conseil du colloque, les cent soixante du grand conseil, et le commandeur de la seigneurie assisté des trois tierciers de Saint-Sauveur, de Saint-Paulin et de Saint-Martin, avait pour chef culminant un gonfalonier élu par les assorteurs. Les vingt-cinq mille habitants formaient une sorte de garde nationale qui défendait et pacifiait la ville ; cent soldats étrangers gardaient la seigneurie. Vingt-cinq sénateurs, c’était tout le gouvernement de Genève. La diète générale assemblée à Berne, c’était l’autorité suprême où ressortissaient les treize cantons, régis chacun séparément par leur landamman ou leur avoyer.

Ces républiques, on le voit, étaient diverses. Le peuple n’existait pas à Malte, ne comptait pas à Venise, se faisait jour à Gênes, parlait en Hollande et régnait en Suisse. Ces deux dernières républiques, la Suisse et la Hollande, étaient des fédérations.

Ainsi, dès le commencement du dix-septième siècle, dans les vingt-cinq états du groupe européen, la puissance sociale descendait déjà de nuance en nuance du sommet des nations à leur base, et avait pris et pratiqué toutes les formes que la théorie peut lui donner. Pleinement monarchique dans dix états, elle était monarchique, mais limitée, dans sept, aristocratique dans quatre, bourgeoise dans trois, pleinement populaire dans un.

Dans ce groupe construit par la providence, la transition des états monarchiques aux états populaires était visible. C’était la Pologne, sorte d’état mi-parti, qui tenait à la fois aux royaumes par la couronne de son chef et aux républiques par les prérogatives de ses citoyens.

Il est remarquable que dans cet arrangement de tout un monde, par je ne sais quelles lois d’équilibre mystérieux, les monarchies puissantes protégeaient les républiques faibles, et conservaient pour ainsi dire curieusement ces échantillons de la bourgeoisie d’alors, ébauches de la démocratie future, larves informes de la liberté. Partout la providence a soin des germes. Le grand-duc de Toscane, voisin de Gênes, eût bien voulu lui prendre la Corse, et, comme Lucques était chez lui, il avait cette chétive république sous la main ; mais le roi d’Espagne lui défendait de toucher à Gênes, et l’empereur d’Allemagne lui défendait de toucher à Lucques. Raguse était située entre deux formidables voisins, Venise à l’occident, Constantinople à l’orient. Les ragusains, inquiets à droite et à gauche, eurent l’idée d’offrir au Grand-Seigneur quatorze mille sequins par an ; le Grand-Seigneur accepta, et, à dater de ce jour, il protégea les franchises des ragusains. Une ville achetant de la liberté au sultan, c’est déjà un fait étrange ; les résultats en étaient plus étranges encore. De temps en temps Venise rugissait vers Raguse, le sultan mettait le holà ; la grosse république voulait dévorer la petite, un despote l’en empêchait.

Spectacle singulier ! un louveteau menacé par une louve et défendu par un tigre.

Le Saint-Empire, cœur de l’Europe, se composait comme l’Europe, qui semblait se refléter en lui. À l’époque où nous nous sommes placés, quatrevingt-dix-huit états entraient dans cette vaste agglomération qu’on appelait l’empire d’Allemagne, et s’étageaient sous les pieds de l’empereur ; et dans ces quatrevingt-dix-huit états étaient représentés, sans exception, tous les modes d’établissements politiques qui se reproduisaient en Europe sur une plus grande échelle. Il y avait les souverainetés héréditaires, au sommet desquelles se posaient un archiduché, l’Autriche, et un royaume, la Bohême ; les souverainetés électives et viagères, parmi lesquelles les trois électorats ecclésiastiques du Rhin occupaient le premier rang ; enfin il y avait les soixante-dix villes libres, c’est-à-dire les républiques.

L’empereur alors, comme empereur, n’avait que sept millions de rente. Il est vrai que l’extraordinaire était considérable, et que, comme archiduc d’Autriche et roi de Bohême, il était plus riche. Il tirait cinq millions de rente rien que de l’Alsace, de la Souabe et des Grisons, où la maison d’Autriche avait sous sa juridiction quatorze communautés. Pourtant, quoique le chef du corps germanique eût en apparence peu de revenu, l’empire d’Allemagne au dix-septième siècle était immense. Il atteignait la Baltique au nord, l’Océan au couchant, l’Adriatique au midi. Il touchait l’empire ottoman de Knin à Szolnock, la Hongrie à Boszormeny, la Pologne de Munkacz à Lauenbourg, le Danemark à Rendburg, la Hollande à Groningue, les Flandres à Aix-la-Chapelle, la Suisse à Constance, la Lombardie et Venise à Roveredo, et il entamait par l’Alsace la France d’aujourd’hui.

L’Italie n’était pas moins bien construite que le Saint-Empire. Quand on examine, siècle par siècle, ces grandes formations historiques de peuples et d’états, on y découvre à chaque instant mille soudures délicates, mille ciselures ingénieuses faites par la main d’en haut, si bien qu’on finit par admirer un continent comme une pièce d’orfèvrerie.

Moins grande et moins puissante que l’Allemagne, l’Italie, grâce à son soleil, était plus alerte, plus remuante, et en apparence plus vivace. Le réseau des intérêts y était croisé de façon à ne jamais se rompre et à ne jamais se débrouiller. De là un balancement perpétuel et admirable, une continuelle intrigue de tous contre chacun et de chacun contre tous ; mouvement d’hommes et d’idées qui circulait comme la vie même dans toutes les veines de l’Italie.

Le duc de Savoie, situé dans la montagne, était fort. C’était un grand seigneur ; il était marquis de Suze, de Clèves et de Saluces, comte de Nice et de Maurienne, et il avait un million d’or de revenu. Il était l’allié des suisses, qui désiraient un voisinage tranquille ; il était l’allié de la France, qui avait besoin de ce duc pour faire frontière aux princes d’Italie, et qui avait payé son amitié au prix du marquisat de Saluces ; il était l’allié de la maison d’Autriche, à laquelle il pouvait donner ou refuser le passage dans le cas où elle aurait voulu taire marcher ses troupes du Milanais vers les Pays-Bas, qui ne sont du tout paisibles et branlent toujours au manche, comme disait Mazarin ; enfin, il était l’allié des princes d’Allemagne, à cause de la maison de Saxe, dont il descendait. Ainsi crénelé dans cette quadruple alliance, il semblait inexpugnable ; mais, comme il avait trois prétentions, l’une sur Genève, contre la république, l’autre sur Montferrat, contre le duc de Mantoue, la troisième sur l’Achaïe, contre la Sublime Porte, c’était par là que la politique le saisissait de temps en temps pour le secouer ou le retourner. Le grand-duc de Toscane avait un pays qu’on appelait l’état de Fer, une frontière de forteresses et une frontière de montagnes, quinze cent mille écus de revenu, dix millions d’or dans son trésor et deux millions de joyaux, cinq cents chevaux de cavalerie, trente-huit mille gens de pied, douze galères, cinq galéaces et deux galions, son arsenal à Pise, son port militaire à l’île d’Elbe, son four à biscuit à Livourne. Il était allié de la maison d’Autriche par mariage, et du duc de Mantoue par parenté ; mais la Corse le brouillait avec Gênes, la question des limites avec le duc d’Urbin, moindre que lui, la jalousie avec le duc de Savoie, plus grand que lui. Le défaut de ses montagnes, c’était d’être ouvertes du côté du pape ; le défaut de ses forteresses, c’était d’être des forteresses de guerre civile, plutôt faites contre le peuple que contre l’étranger ; le défaut de son autorité, c’était d’être assise sur trois anciennes républiques, Florence, Sienne et Pise, fondues et réduites en une monarchie. Le duc de Mantoue était Gonzague ; outre Mantoue, très forte cité bâtie avant Troie, et où l’on ne peut entrer que par des ponts, il avait soixante-cinq villes, cinq cent mille écus de revenu, et la meilleure cavalerie de l’Italie ; mais, comme marquis de Montferrat, il sentait le poids du duc de Savoie. Le duc de Modène était Este ; il avait Modène et Reggio ; mais comme duc prétendant de Ferrare, il sentait le poids du pape. Le duc d’Urbin était Montefeltro ; il s’étendait sur soixante milles de longueur et sur trente-cinq de largeur, avait un peu d’Ombrie et un peu de Marche, sept villes, trois cents châteaux et douze cents soldats aguerris ; mais, comme voisin d’Ancône, il sentait le poids du pape et lui payait chaque année deux mille deux cent quarante écus. Au centre même de l’Italie, dans un état de forme bizarre qui coupait la presqu’île en deux comme une écharpe, résidait le pape, dont nous esquisserons peut-être plus loin en détail la puissance comme prince temporel. Le pape tenait dans sa main droite les clefs du paradis, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir sous sa main gauche la clef de l’Italie inférieure, Gaëte. Indépendamment de l’état de l’Église, il était souverain et seigneur direct des royaumes de Naples et de Sicile, des duchés d’Urbin et de Parme, et, jusqu’à Henri VIII, il avait reçu l’hommage des rois bretons pour l’Angleterre et l’Irlande. Il était d’autant plus maître en Italie, que Naples et Milan étaient à un roi absent. Sa grandeur morale était immense. Respecté de près, vénéré de loin, conférant sans s’amoindrir des dignités égales aux royautés, couronnant ses cardinaux de cet hexamètre hautain : Principibus præstant et regibus æquiparantur, pouvant donner sans perte, récompenser sans dépense et châtier sans guerre, il gouvernait toutes les princesses de la chrétienté avec la rose d’or, qui lui revenait à deux cent trente écus, et tous les princes avec l’épée d’or, qui lui revenait à deux cent quarante ; et, pour faire humblement agenouiller les empereurs d’Allemagne, lesquels pouvaient mettre sur pied deux cent mille hommes, ce qui représente aujourd’hui un million de soldats, il suffisait qu’il leur montrât les bonnets et les panaches de sa garde suisse, qui lui coûtait deux cents écus par an.

Au nord de l’Europe végétaient dans la pénombre polaire deux monarchies, trop lointaines, en apparence, pour agiter le centre. Pourtant, au seizième siècle, à la demande de Henri II, Christiern II, roi de Danemark, avait pu envoyer en Écosse dix mille soldats sur cent navires. La Suède avait trente-deux enseignes de sept cents hommes de pied chacune, treize compagnies ordinaires de cavalerie, cinquante voiles en temps de paix, soixante-dix en temps de guerre, et versait par an sept tonnes d’or, environ cent mille thalers, au trésor royal. La Suède parut peu brillante jusqu’au jour où Charles XII résuma toute sa lumière en un éclair éblouissant.

À cette époque, la France militaire parlait haut en Europe ; mais la France littéraire bégayait encore. L’Angleterre, pour les nations du continent, n’était qu’une île considérable occupée d’un commencement obscur de troubles intérieurs. La Suisse, c’est là sa tache aux yeux de l’historien, vendait des armées à qui en voulait. Celui qui écrit ces lignes visitait, il y a quelques années, l’arsenal de Lucerne. Tout en admirant les vitraux du seizième siècle que le sénat lucernois a failli, dit-on, laisser emporter par un financier étranger, moyennant mille francs par croisée, il arriva dans une salle où son guide lui montra deux choses : une grossière veste de montagnard auprès d’une pique, et une magnifique souquenille rouge galonnée d’or auprès d’une hallebarde. La grosse veste, c’était l’habit des paysans de Sempach ; la souquenille galonnée, c’était l’uniforme de la garde suisse de l’empereur d’Allemagne. Le visiteur s’arrêta devant cette triste et saisissante antithèse. Ce haillon populaire, cette défroque impériale, ce sayon de pâtre, cette livrée de laquais, c’était toute la gloire et toute la honte d’un peuple pendues à deux clous.

Des voyageurs étrangers qui parcouraient aussi l’arsenal de Lucerne s’écrièrent, en passant près de l’auteur de ce livre : Que fait cette hallebarde à côté de cette pique ? Il ne put s’empêcher de leur répondre : Elle fait l’histoire de la Suiße[2].

L’esquisse qu’on peut faire en son esprit de l’Europe à cette époque ne serait pas complète si l’on ne se figurait au nord, dans le crépuscule d’un hiver éternel, une étrange figure assise, un peu en deçà du Don, sur la frontière de l’Asie. Ce fantôme, qui occupait les imaginations au dix-septième siècle, comme un génie, moitié dieu, moitié prince, des Mille et une Nuits, s’appelait le grand knez de Moscovie.

Ce personnage, plutôt asiatique qu’européen, plutôt fabuleux que réel, régnait sur un vaste pays périodiquement dépeuplé par les courses des tartares. Le roi de Pologne avait la Russie Noire, c’est-à-dire la terre ; lui, il avait la Russie Blanche, c’est-à-dire la neige. On faisait cent récits et cent contes de lui dans les salons de Paris, et, tout en s’extasiant sur les sixains de Benserade à Julie d’Angennes, on se demandait, pour varier la conversation, s’il était bien prouvé que le grand knez pût mettre en campagne trois cent mille chevaux. La chose paraissait chimérique, et ceux qui la déclaraient impossible rappelaient que le roi de Pologne Étienne était entré victorieusement en Moscovie et avait failli la conquérir avec soixante mille hommes, et qu’en 1560 le roi de Mongul était venu à Moscou avec quatrevingt mille chevaux et l’avait brûlée. Le knez est fort riche, écrivait Mme Pilou, il est seigneur et maître absolu de toutes choses. Ses sujets chaßent aux fourrures. Il prend pour lui les meilleures peaux et les plus chères, et se fait sa portion à sa volonté. Les princes d’Europe, par curiosité plus encore que par politique, envoyaient au knez des ambassades presque ironiques. Le roi de France hésitait à le traiter d’altesse. C’était le temps où l’empereur d’Allemagne ne donnait au roi de Pologne que de la sérénité, et où le marquis de Brandebourg tenait à insigne honneur d’être archichambellan de l’empire. Philippe Pernisten, que l’empereur avait envoyé à Moscou pour savoir ce que c’était, était revenu épouvanté de la couronne du knez, qui surpassait en valeur, disait-il, les quatre couronnes réunies du pape, du roi de France, du roi catholique et de l’empereur. Sa robe était toute semée de diamants, rubis, émeraudes et autres pierres großes comme des noisettes. Pernisten avait rapporté en présent à l’empereur d’Allemagne huit quarantaines de zoboles et de martres zibelines, dont chacune fut estimée à Vienne deux cents livres. Il ajoutait, du reste, que les circaßiens des cinq montagnes étaient pour ce prince un grand embarras. Il estimait l’infanterie moscovite à vingt mille hommes. Quoi qu’il en fût de ces narrations orientales, c’était une distraction pour l’Europe, occupée alors de tant de grosses guerres, d’écouter de temps en temps le petit cliquetis d’épées divertissant et lointain que faisait dans son coin le knez de Moscovie ferraillant avec le précop, prince des tartares.

On n’avait sur sa puissance et sa force que des idées très incertaines. Quant à lui, plus loin que le roi de Pologne, plus loin que le roi de Hongrie, majesté à tête rase et à moustaches longues, plus loin que le grand-duc de Lithuanie, prince déjà fort sauvage à voir, habillé d’une pelisse et coiffé d’un bonnet de fourrures, on l’apercevait assez nettement, immobile sur une sorte de chaire-trône, entre l’image de Jésus et l’image de la Vierge, crossé, mitré, les mains pleines de bagues, vêtu d’une longue robe blanche comme le pape, et entouré d’hommes couverts d’or de la tête aux pieds. Quand des ambassadeurs européens étaient chez lui, il changeait de mitre tous les jours pour les éblouir.

Au delà de la Moscovie et du grand knez, dans plus d’éloignement et dans moins de lumière, on pouvait distinguer un pays immense au centre duquel brillait dans l’ombre le lac de Caniclu plein de perles, et où fourmillaient, échangeant entre eux des monnaies d’écorce d’arbre et de coquilles de mer, des femmes fardées, habillées, comme la terre non cultivée, de noir en été et de blanc en hiver, et des hommes vêtus de peaux humaines écorchées sur leurs ennemis morts. Dans l’épaisseur de ce peuple, qui pratiquait farouchement une religion composée de Mahomet, de Jésus-Christ et de Jupiter, dans la ville monstrueuse de Cambalusa, habitée par cinq mille astrologues et gardée par une innombrable cavalerie, on entrevoyait, au milieu des foudres et des vents, assis, jambes croisées, sur un tapis circulaire de feutre noir, le grand khan de Tartarie, qui répétait par intervalles d’un air terrible ces paroles gravées sur son sceau : Dieu au ciel, le grand khan sur terre.

Les oisifs parisiens racontaient du khan, comme du knez, des choses merveilleuses. L’empire du khan des tartares avait été fondé, disait-on, par le maréchal Canguiste, que nous nommons aujourd’hui Gengis-Khan. L’autorité de ce maréchal était telle, qu’il fut obéi un jour par sept princes auxquels il avait commandé de tuer leurs enfants. Ses successeurs n’étaient pas moindres que lui. Le nom du grand khan régnant était écrit au fronton de tous les temples en lettres d’or, et le dernier des titres de ce prince était âme de Dieu. Il partageait avec le grand knez la royauté des hordes. Un jour, apprenant par les astrologues que la ville de Cambalusa devait se révolter, Cublaï-Khan en fit faire une autre à côté, qu’il appela Taïdu. Voilà ce que c’était que le grand khan.

Au dix-septième siècle, n’oublions pas qu’il n’y a de cela que deux cents ans, il y avait hors d’Europe, au nord et à l’orient, une série fantastique de princes prodigieux et incroyables, échelonnés dans l’ombre ; mirage étrange, fascination des poëtes et des aventuriers, qui, au treizième siècle, avait fait rêver Dante et partir Marco-Polo. Quand on allait vers ces princes, ils semblaient reculer dans les ténèbres ; mais, en cherchant leur empire, on trouvait tantôt un monde, comme Colomb, tantôt une épopée, comme Camoens. Vers la frontière septentrionale de l’Europe, la première de ces figures extraordinaires, la plus rapprochée et la mieux éclairée, c’était le grand-duc de Lithuanie ; la deuxième, distincte encore, c’était le grand knez de Moscovie ; la troisième, déjà confuse, c’était le grand khan de Tartarie ; et, au delà de ces trois visions, le grand shérif sur son trône d’argent, le grand sophi sur son trône d’or, le grand zamorin sur son trône d’airain, le grand mogol entouré d’éléphants et de canons de bronze, le sceptre étendu sur quarante-sept royaumes, le grand lama, le grand cathay, le grand daïr, de plus en plus vagues, de plus en plus étranges, de plus en plus énormes, allaient se perdant les uns derrière les autres dans les brumes profondes de l’Asie.


II


Sauf quelques détails qui viendront en leur lieu et qui ne dérangeront en rien cet ensemble, telle était l’Europe au moment que nous avons indiqué. Comme on l’a pu reconnaître, le doigt divin, qui conduit les générations de progrès en progrès, était dès lors partout visible dans la disposition intérieure et extérieure des éléments qui la constituaient, et cette ruche de royaumes et de nations était admirablement construite pour que déjà les idées y pussent aller et venir à leur aise et faire dans l’ombre la civilisation.

À ne prendre que l’ensemble, et en admettant les restrictions qui sont dans toutes les mémoires, ce travail, qui est la véritable affaire du genre humain, se faisait au commencement du dix-septième siècle en Europe mieux que partout ailleurs. En ce temps où vivaient, respirant le même air, et par conséquent, fût-ce à leur insu, la même pensée, se fécondant par l’observation des mêmes événements, Galilée, Grotius, Descartes, Gassendi, Harvey, Lope de Vega, Guide, Poussin, Ribera, Van Dyck, Rubens, Guillaume d’Orange, Gustave-Adolphe, Waldstein, le jeune Richelieu, le jeune Rembrandt, le jeune Salvator Rosa, le jeune Milton, le jeune Corneille et le vieux Shakespeare, chaque roi, chaque peuple, chaque homme, par la seule pente des choses, convergeaient au même but, qui est encore aujourd’hui la fin où tendent les générations, l’amélioration générale de tout par tous, c’est-à-dire la civilisation même. L’Europe, insistons sur ce point, était ce qu’elle est encore, un grand atelier où s’élaborait en commun cette grande œuvre.

Deux seuls intérêts, séparés dans un but égoïste de l’activité universelle, épiant sans cesse pour choisir leur moment le vaste atelier européen, l’un procédant par invasion, l’autre par empiétement ; l’un bruyant et terrible dans son allure, brisant de temps à autre les barrières et faisant brèche à la muraille ; l’autre, habile, adroit et politique, se glissant par toute porte entr’ouverte, tous deux gagnant continuellement du terrain, troublaient, pressaient entre eux et menaçaient alors l’Europe. Ces deux intérêts, ennemis d’ailleurs, se personnifiaient en deux empires ; et ces deux empires étaient deux colosses

Le premier de ces deux colosses, qui avait pris position sur un côté du continent au fond de la Méditerranée, représentait l’esprit de guerre, de violence et de conquête, la barbarie. Le second, situé de l’autre côté, au seuil de la même mer, représentait l’esprit de commerce, de ruse et d’envahissement, la corruption. Certes, voilà bien les deux ennemis naturels de la civilisation.

Le premier de ces deux colosses s’appuyait puissamment à l’Afrique et à l’Asie. En Afrique, il avait Alger, Tunis, Tripoli de Barbarie et l’Egypte entière d’Alexandrie à Syène, c’est-à-dire toute la côte depuis le Peñon de Velez jusqu’à l’isthme de Suez ; de là il s’enfonçait dans l’Arabie Troglodyte, depuis Suez sur la mer Rouge jusqu’à Suakem.

Il possédait trois des cinq tables en lesquelles Ptolémée a divisé l’Asie, la première, la quatrième et la cinquième.

Posséder la première table, c’était avoir le Pont, la Bithynie, la Phrygie, la Lycie, la Paphlagonie, la Galatie, la Pamphylie, la Cappadoce, l’Arménie mineure, la Caramanie, c’est-à-dire tout le Trapezus de Ptolémée depuis Alexandrette jusqu’à Trébizonde.

Posséder la quatrième table, c’était avoir Chypre, la Syrie, la Palestine, tout le rivage depuis Firamide jusqu’à Alexandrie, l’Arabie Déserte et l’Arabie Pétrée, la Mésopotamie, et Babylone, qu’on appelait Bagadet.

Posséder la cinquième table, c’était avoir tout ce qui est compris entre deux lignes dont l’une monte de Trébizonde au nord jusqu’à l’Hermanassa de Ptolémée et jusqu’au Bosphore Cimmérien, que les italiens appelaient Bouche-de-Saint-Jean, et dont l’autre, entamant l’Arabie Heureuse, va de Suez à l’embouchure du Tigre.

Outre ces trois immenses régions, il avait la Grande-Arménie et tout ce que Ptolémée met dans la troisième table d’Asie jusqu’aux confins de la Perse et de la Tartarie.

Ainsi ses domaines d’Asie touchaient, au nord, l’Archipel, la mer de Marmara, la mer Noire, le Palus-Méotide et la Sarmatie asiatique ; au levant, la mer Caspienne, le Tigre et le golfe Persique, qu’on nommait mer d’Elcalif ; au couchant, le golfe Arabique, qui est la mer Rouge ; au midi, l’océan des Indes.

En Europe, il avait l’Adriatique à partir de Knin au-dessus de Raguse, l’Archipel, la Propontide, la mer Noire jusqu’à Caffa en Crimée, qui est l’ancienne Théodosie ; la Haute Hongrie jusqu’à Bude ; la Thrace, aujourd’hui la Roumélie ; toute la Grèce, c’est-à-dire la Thessalie, la Macédoine, l’Épire, l’Achaïe et la Morée ; presque toute l’Illyrle ; la Dalmatie, la Bosnie, la Servie, la Dacie et la Bulgarie ; la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie, dont les trois vaïvodes étaient à lui ; tout le cours du Danube depuis Watzen jusqu’à son embouchure.

Il possédait en rivages de mer onze mille deux cent quatre vingts milles d’Italie, et en surface de terre un million deux cent trois mille deux cent dix-neuf milles carrés.

Qu’on se figure ce géant de neuf cents lieues d’envergure et de onze cents lieues de longueur couché sur le ventre en travers du vieux monde, le talon gauche en Afrique, le genou droit sur l’Asie, un coude sur la Grèce, un coude sur la Thrace, l’ombre de sa tête sur l’Adriatique, l’Autriche, la Hongrie et la Podolie, avançant sa face monstrueuse tantôt sur Venise, tantôt sur la Pologne, tantôt sur l’Allemagne, et regardant l’Europe.

L’autre colosse avait pour chef-lieu, sous le plus beau ciel du monde, une presqu’île baignée au levant par la Méditerranée, au couchant par l’Océan, séparée de l’Afrique par un étroit bras de mer, et de l’Europe par une haute chaîne de montagnes. Cette presqu’île contenait dix-huit royaumes, auxquels il imprimait son unité.

Il tenait Serpa et Tanger, qui sont les verrous du détroit de Gibraltar, et, selon qu’il lui plaisait de l’ouvrir ou de le fermer, il faisait de la Méditerranée une mer ou un lac. De sa presqu’île il répandait ses flottes dans cette mer par vingt-huit grands ports métropolitains ; il en avait trente-sept sur l’Océan.

Il possédait en Afrique le Peñon de Velez, Melilla, Oran, Marzalcabil, qui est le meilleur havre de la Méditerranée, Nazagan, et toute la côte depuis le cap d’Aguirra jusqu’au cap Guardafui ; en Amérique, une grande partie de la presqu’île septentrionale, la côte de Floride, la Nouvelle-Espagne, le Yucatan, le Mexique et le cap de Californie, le Chili, le Pérou, le Brésil, le Paraguay, toute la presqu’île méridionale jusqu’aux patagons ; en Asie, Ormuz, Diu, Goa, Malacca, qui sont les quatre plus fortes places de la côte, Daman, Bazin, Zanaa, Ciaul, le port de Colomban, les royaumes de Camanor, de Cochin et de Colan, avec leurs forteresses, et, Calicut excepté, tout le rivage de l’océan des Indes, de Daman à Melipour.

Il avait dans la mer, et dans toutes les mers, les trois îles Baléares, les douze îles Canaries, les Açores, Santo-Puerto, Madère, les sept îles du Cap-Vert, Saint-Thomas, l’Île-Dieu, Mozambique, la grande île de Baaren, l’île de Manar, l’île de Ceylan ; quarante des îles Philippines, dont la principale, Luzan, est longue de deux cents lieues ; Porto-Rico, Cuba, Saint-Domingue, les quatre cents îles Lucayes et les îles de la mer du Nord, dont on ne savait pas le nombre.

C’était avoir à soi toute la mer, presque toute l’Amérique, et en Afrique et en Asie à peu près tout ce que l’autre colosse ne possédait pas.

En Europe, outre sa vaste presqu’île, centre de sa puissance et de son rayonnement, il avait la Sardaigne et la Sicile, qui sont trop des royaumes pour n’être comptées que comme des îles. Il tenait l’Italie par les deux extrémités, par le royaume de Naples et par le duché de Milan, qui tous deux étaient à lui. Quant à la France, il la saisissait peut-être plus étroitement encore, et les trois états qu’il avait sur ses frontières, traçant une sorte de demi-cercle, le Roussillon, la Franche-Comté et la Flandre, étaient comme son bras passé autour d’elle.

Le premier de ces deux colosses, c’était la Turquie ; le second, c’était l’Espagne.


III


Ces deux empires inspiraient à l’Europe, l’un une profonde terreur, l’autre une profonde défiance.

Par la Turquie, c’était l’esprit de l’Asie qui se répandait sur l’Europe ; par l’Espagne, c’était l’esprit de l’Afrique.

L’islamisme, sous Mahomet II, avait enjambé formidablement l’antique passage du Bœuf, Bos-Poros, et avait insolemment planté sa queue de cheval attachée à une pique dans la ville qui a sept collines comme Rome, et qui avait eu des églises quand Rome n’avait encore que des temples.

Depuis cette fatale année 1453, la Turquie, comme nous l’avons dit plus haut, avait représenté en Europe la barbarie. En effet, tout ce qu’elle touchait perdait en peu d’années la forme de la civilisation. Avec les turcs, et en même temps qu’eux, l’incendie inextinguible et la peste perpétuelle s’étaient installés à Constantinople. Sur cette ville, qu’avait dominée si longtemps la croix lumineuse de Constantin, il y avait toujours maintenant un tourbillon de flamme ou un drapeau noir.

Un de ces hasards mystérieux où l’esprit croit voir lisiblement écrits les enseignements directs de la providence avait donné, comme proie à ce redoutable peuple, la métropole même de la sociabilité humaine, la patrie de la pensée, la terre de la poésie, de la philosophie et de l’art, la Grèce. À l’instant même, au seul contact des turcs, la Grèce, fille de l’Égypte et mère de l’Italie, la Grèce était devenue barbare. Je ne sais quelle lèpre avait défiguré son peuple, son sol, ses monuments, jusqu’à son admirable idiome. Une foule de consonnes farouches et de syllabes hérissées avaient crû, comme la végétation d’épines et de broussailles qui obstrue les ruines, sur ses mots les plus doux, les plus sonores, les plus harmonieux, les mieux prononcés par les poëtes. Le grec, en passant par la bouche des turcs, en était retombé patois. Les vocables turcs, bourbe de tous les idiomes d’Asie, avaient troublé à jamais, en s’y précipitant pêle-mêle, cette langue si transparente, si pure et si splendide, langue de cristal d’où était sortie une poésie de diamant. Les noms des villes grecques s’étaient déformés et étaient devenus hideux. Les contrées voisines, sur lesquelles Hellé rayonnait jadis, avaient subi la même souillure ; Argos s’était changée en Filoqiua ; Delos en Dili, Didymo-Tychos en Dimotuc, Tzorolus en Tchourli, Zephirium en Zafra, Sagalessus en Sadjaklu, Nyssa en Nous-Shehr, Moryssus en Moucious, Cybistra en Bustereh, le fleuve Acheloüs en Aspro-Potamos, et le fleuve Poretus en Pruth. N’est-ce pas avec le sentiment douloureux qu’inspirent la dégradation et la parodie qu’on reconnaît dans Stan-Ko, Cos, patrie d’Apelles et d’Hippocrate ; dans Fionda, Phasélis, où Alexandre fut obligé de mettre un pied dans la mer, tant le passage Climax était étroit ; dans Hesen-now, Novus, où était le trésor de Mithridate ; dans Skipsilar, Scapta-Hyla, où Thucydide avait des mines d’or et écrivait son histoire ; dans Temeswar, Tomi, où fut exilé Ovide ; dans Kokso, Coutousos, où fut exilé saint Chrysostome ; dans Giustendil, Justiniana, berceau de Justinien ; dans Salenti, Trajanopolis, tombeau de Trajan ! L’Olympe, l’Ossa, le Pélion et le Pinde s’appelaient le beylick de Janina ; un pacha accroupi sur une peau de tigre fronçait le sourcil dans la même montagne que Jupiter. La dérision amère qui semblait sortir des mots sortait aussi des choses : l’Étolie, cette ancienne république si puissante et si fière, formait le Despotat. Quant à la vallée de Tempe, frigida Tempe, devenue sauvage et inaccessible sous le nom de Lycostomo, pleine désormais de haine, de ronces et d’obscurité, elle s’était métamorphosée en vallée des Loups.

L’idée terrible qu’éveille la barbarie faite nation, ayant des flottes et des armées, s’incarnait vivante et complète dans le sultan des turcs. C’est à peine si l’Europe osait regarder de loin ce prince effrayant. Les richesses du sultan, du Turc, comme on l’appelait, étaient fabuleuses ; son revenu dépassait quinze millions d’or. La sultane, sœur de Sélim, avait deux mille cinq cents sequins d’or de rente par jour. Le Turc était le plus grand prince en cavalerie. Sans compter sa garde immédiate, les quatorze mille janissaires, qui étaient une infanterie, il entretenait constamment autour de lui, sur le pied de guerre, cinquante mille spahis et cent cinquante mille timariots, ce qui faisait deux cent mille chevaux. Ses galères étaient innombrables. L’année d’après Lépante, la flotte ottomane tenait encore tête à toutes les marines réunies de la chrétienté. Il avait de si grosse artillerie, que, s’il fallait en croire les bruits populaires, le vent de ses canons ébranlait les murailles. On se souvenait avec frayeur qu’au siège de Constantinople, Mahomet II avait fait construire, en maçonnerie liée de cercles de fer, un mortier monstrueux qu’on manœuvrait sur rouleaux, que deux mille jougs de bœufs pouvaient à peine traîner, et qui, inclinant sa gueule sur la ville, y vomissait nuit et jour des torrents de bitume et des blocs de rochers. Les autres princes, avec leurs engins et leurs bombardes, semblaient peu de chose auprès de ces sauvages sultans qui versaient ainsi des volcans sur les villes. La puissance du Turc était tellement démesurée, et il savait si bien faire front de toutes parts, que, tout en guerroyant contre l’Europe, Soliman avait pris à la Perse le Diarbékir et Amurat la Médie ; Sélim avait conquis sur les mameluks l’Égypte et la Syrie, et Amurat III avait exterminé les géorgiens ligués avec le sophi. Le sultan ne mettait en commimication avec les rois de la chrétienté que la porte de son palais. Il datait de son étrier impérial les lettres qu’il leur écrivait, ou plutôt les ordres qu’il leur donnait. Quand il avait un accès de colère, il faisait casser les dents à leurs ambassadeurs à coups de poing par le bourreau. Pour les turcs mêmes, l’apparition du sultan, c’était l’épouvante. Les noms qu’ils lui donnaient exprimaient surtout l’effroi ; ils l’appelaient fils de l’esclave, et ils nommaient son palais d’été la maison du meurtrier. Ils l’annonçaient aux autres nations par des glorifications sinistres. Où son cheval paße, disaient-ils, l’herbe ne croît plus.

Le roi des Espagnes et des Indes, espèce de sultan catholique, était plus riche à lui seul que tous les princes de la chrétienté ensemble. À ne compter que son revenu ordinaire, il tirait chaque année d’Italie et de Sicile quatre millions d’or, deux millions d’or du Portugal, quatorze millions d’or de l’Espagne, trente millions d’or de l’Amérique. Les dix-sept provinces de l’état des Pays-Bas, qui comprenait alors l’Artois, le Cambrésis et les Ardennes, payaient annuellement au roi catholique un ordinaire de trois millions d’or. Milan était une riche proie, convoitée de toutes parts, et par conséquent malaisée à garder. Il fallait surveiller Venise, voisine jalouse ; couvrir de troupes la frontière de Savoie pour arrêter le duc, se ruant à l’impourvu, comme disait Sully ; bien armer le fort de Fuentes, pour tenir en respect les suisses et les grisons ; entretenir et réparer les bonnes citadelles du pays, surtout Novare, Pavie, Crémone, qui a, comme écrivait Montluc, une tour forte tout ce qui se peut, qu’on met entre les merveilles de l’Europe. Comme la ville était remuante, il fallait y nourrir une garnison espagnole de six cents hommes d’armes, de mille chevau-légers et de trois mille fantassins, et bien tenir en état le château de Milan, auquel on travaillait sans cesse. Milan, on le voit, coûtait fort cher ; pourtant, tous frais faits, le Milanais rapportait tous les ans à l’Espagne huit cent mille ducats. Les plus petites fractions de cette énorme monarchie donnaient leur denier ; les îles Baléares versaient par an cinquante mille écus. Tout ceci, nous le répétons, n’était que le revenu ordinaire. L’extraordinaire était incalculable. Le seul produit de la Cruzade valait le revenu d’un royaume ; rien qu’avec les subsides de l’église le roi entretenait continuellement cent bonnes galères. Ajoutez à cela la vente des commanderies, les caducités des états et des biens, les alcavales, les tiers, les confiscations, les dons gratuits des peuples et des feudataires. Tous les trois ans le royaume de Naples donnait douze cent mille écus d’or, et, en 1615, la Castille offrait au roi, qui daignait accepter, quatre millions d’or payables en quatre ans.

Cette richesse se résolvait en puissance. Ce que le sultan était par la cavalerie, le roi d’Espagne l’était par l’infanterie. On disait en Europe : cavalerie turque, infanterie espagnole. Être grave comme un gentilhomme, diligent comme un miquelet, solide aux chocs d’escadrons, imperturbable à la mousquetade, connaître son avantage à la guerre, conduire silencieusement sa furie, suivre le capitaine, rester dans le rang, ne point s’égarer, ne rien oublier, ne pas disputer, se servir de toute chose, endurer le froid, le chaud, la faim, la soif, le malaise, la peine et la fatigue, marcher comme les autres combattent, combattre comme les autres marchent, faire de la patience le fond de tout et du courage la saillie de la patience ; voilà quelles étaient les qualités du fantassin espagnol. C’était le fantassin castillan qui avait chassé les maures, abordé l’Afrique, dompté la côte, soumis l’Éthiopie et la Cafrerie, pris Malacca et les îles Moluques, conquis les vieilles Indes et le nouveau monde. Admirable infanterie qui ne se brisa que le jour où elle se heurta au grand Condé ! Après l’infanterie espagnole venait, par ordre d’excellence, l’infanterie wallonne, et l’infanterie wallonne était aussi au roi d’Espagne. Sa cavalerie, qui ne le cédait qu’à la turque, était la mieux montée qui fût en Europe ; elle avait les genêts d’Espagne, les coursiers de Règne, les chevaux de Bourgogne et de Flandre. Les arsenaux du roi catholique regorgeaient de munitions de guerre. Rien que dans les trois salles d’armes de Lisbonne, il y avait des corselets pour quinze mille hommes de pied, et des cuirasses pour dix mille cavaliers. Ses forteresses étaient sans nombre et partout, et dix d’entre elles, Collioure, Perpignan et Salses au midi, au nord Gravelines, Dunkerque, Hesdin, Arras, Valenciennes, Philippeville et Marienbourg, faisaient brèche à la France d’aujourd’hui.

La plus grande puissance de l’Espagne, si puissante par ses forteresses, sa cavalerie et son infanterie, ce n’était ni son infanterie, ni sa cavalerie, ni ses forteresses ; c’était sa flotte. Le roi catholique, qui avait les meilleurs hommes de guerre de l’Europe, avait aussi les meilleurs hommes de mer. Aucun peuple navigateur n’égalait à cette époque les catalans, les biscayens, les portugais et les génois. Séville, qui comptait alors parmi les principales villes maritimes de l’Europe, bien que située assez avant dans les terres, et où abordaient toutes les flottes du Mexique et du Pérou, était une pépinière de matelots.

Pour nous faire une idée complète du poids qu’avait l’Espagne autrefois comme puissance maritime, nous avons voulu savoir au juste ce que c’était que la grande armada de Philippe II, si fameuse et si peu connue, comme tant de choses fameuses. L’histoire en parle et s’en extasie ; mais l’histoire, qui hait le détail, et qui, selon nous, a tort de le haïr, ne dit pas les chiffres. Ces chiffres, nous les avons cherches dans l’ombre où l’histoire les avait laissés tomber ; nous les avons retrouvés à grand’peine ; les voici. Rien, à notre sens, n’est plus instructif et plus curieux.

C’était en 1588. Le roi d’Espagne voulut en finir d’une seule fois avec les anglais, qui déjà le harcelaient et taquinaient le colosse. Il arma une flotte. Il y avait dans cette flotte vingt-cinq gros vaisseaux de Séville, vingt-cinq de Biscaye, cinquante petits vaisseaux de Catalogne et de Valence, cinquante barques de la côte d’Espagne, vingt chaloupes des quatre villages de la côte de Guipuscoa, cent gabares de Portugal, quatorze galères et quatre galéaces de Naples, douze galères de Sicile, vingt galères d’Espagne, et trente ourques d’Allemagne ; en tout trois cent cinquante voiles manœuvrées par neuf mille marins.

On n’apprécierait pas exactement cette escadre si l’on ne se rappelait ce que c’était alors qu’une galère. Une galère représentait une somme considérable. Toute la côte septentrionale d’Afrique, Alger et Tripoli exceptées, ne produisait pas au sultan de quoi faire et maintenir deux galères.

L’approvisionnement de bouche de l’armada était immense. En voici le chiffre très singulier et très exact : cent soixante-sept mille cinq cents quintaux de biscuit, fournis par Murcie, Burgos, Campos, la Sicile, Naples et les îles ; onze mille quintaux de chair salée, fournis par l’Estramadure, la Galice et les Asturies ; onze mille quintaux de lard, fournis par Séville, Ronda et la Biscaye ; vingt-trois mille barils de poisson salé, fournis par Cadix et l’Algarve ; vingt-huit mille quintaux de fromage, fournis par Mayorque, Senegallo et le Portugal ; quatorze mille quintaux de riz, fournis par Gènes et Valence ; vingt-trois mille poids d’huile et de vinaigre, fournis par l’Andalousie, le poids valait vingt-cinq livres ; vingt-six mille fanègues de fèves, fournies par Carthagène et la Sicile ; vingt-six mille poinçons de vin, fournis par Malaga, Maxovella, Ceresa et Séville. Les provisions en blé, fer et toiles venaient d’Andalousie, de Naples et de Biscaye. Le total s’en est perdu.

Cette flotte portait une armée : vingt-cinq mille espagnols, cinq mille tirés des régiments d’Italie, six mille des Canaries, des Indes et des garnisons de Portugal, le reste de recrues ; douze mille italiens, commandés par dix mestres de camp ; vingt-cinq mille allemands ; douze cents chevau-légers de Castille, deux cents de la côte et deux cents de la frontière, c’est-à-dire seize cents cavaliers ; trois mille huit cents canonniers et quatre cents gastadours ; ce qui, en y comprenant les neuf mille marins, faisait en tout soixante-seize mille huit cents hommes.

Ce monstrueux armement eût anéanti l’Angleterre. Un coup de vent l’emporta.

Ce coup de vent, qui souffla dans la nuit du 2 septembre 1588, a changé la forme du monde.

Outre ses forces visibles, l’Espagne avait ses forces occultes. Certes, sa surface était grande, mais sa profondeur était immense. Elle avait partout sous terre des galeries, des sapes, des mines et des contre-mines, des fils cachés, des ramifications inconnues, des racines inattendues. Plus tard, quand Richelieu commença à donner des coups de bêche dans le vieux sol européen, il était surpris à chaque instant de sentir rebrousser l’outil et de rencontrer l’Espagne. Ce qu’on voyait d’elle au grand jour allait loin ; ce qu’on ne voyait pas pénétrait plus avant encore. On pourrait dire que, dans les affaires de l’univers à cette époque, il y avait encore plus d’Espagne en dessous qu’en dessus.

Elle tenait aux princes d’Italie par les mariages, Austria, nube ; aux républiques marchandes, par le commerce ; au pape, par la religion, par je ne sais quoi de plus catholique que Rome même ; au monde entier, par l’or dont elle avait la clef. L’Amérique était le coffre-fort, l’Espagne était le caissier. Comme maison d’Autriche, elle dominait pompeusement l’Allemagne et la menait sourdement. L’Allemagne, dans les mille ans de son histoire moderne, a été possédée une fois par le génie de la France, sous Charlemagne, et une fois par le génie de l’Espagne, sous Charles-Quint. Seulement, Charles-Quint mort, l’Espagne n’avait pas lâché l’Allemagne.

Comme on voit, l’Espagne avait quelque chose de plus puissant encore que sa puissance, c’était sa politique. La puissance est le bras, la politique est la main.

L’Europe, on le conçoit, était mal à l’aise entre ces deux empires gigantesques, qui pesaient sur elle du poids de deux mondes. Comprimée par l’Espagne à l’occident et par la Turquie à l’orient, chaque jour elle semblait se rétrécir ; et la frontière européenne, lentement repoussée, reculait vers le centre. La moitié de la Pologne et la moitié de la Hongrie étaient déjà envahies, et c’est à peine si Varsovie et Bude étaient en deçà de la Barbarie. L’ordre méditerranéen de Saint-Jean-de-Jérusalem avait été refoulé sous Charles-Quint de Rhodes à Malte. Gênes, dont la domination atteignait jadis le Tanaïs, Gênes, qui autrefois possédait Chypre, Lesbos, Chio, Péra et un morceau de la Thrace, et à laquelle l’empereur d’Orient avait donné Mitylène, avait successivement lâché pied devant les turcs de position en position, et se voyait maintenant acculée à la Corse.

L’Europe résistait pourtant aux deux états envahisseurs. Elle bandait contre eux toutes ses forces, pour employer l’énergique langue de Sully et de Mathieu. La France, l’Angleterre et la Hollande se roidissaient contre l’Espagne ; le Saint-Empire, aidé par la Pologne, la Hongrie, Venise, Rome et Malte, luttait contre les turcs.

Le roi de Pologne était pauvre, quoiqu’il fût plus riche que s’il eût été roi d’un des trois royaumes d’Écosse, de Sardaigne ou de Navarre, lesquels ne rapportaient pas cent mille écus de rente ; il avait six cent mille écus par an, et la Lithuanie le défrayait. Excepté quelques régiments suisses ou allemands, il n’entretenait pas d’infanterie ; mais sa cavalerie, composée de cent mille combattants polonais et de soixante-dix mille lithuaniens, était excellente. Cette cavalerie, protégeant une vaste frontière, avait cela d’efficace pour détendre contre les hordes du sultan l’immense et tremblant troupeau des nations civilisées, qu’elle était organisée à la turque, et que, sauvage, farouche et violente dans son allure, elle ressemblait à la cavalerie ottomane comme le chien-loup ressemble au loup. L’empereur couvrait le reste de la frontière, de Knin, sur l’Adriatique, à Szolnock, près du Danube, avec vingt mille lansquenets, dépense insuffisante en temps de guerre, qui fatiguait l’empire en temps de paix. Venise et Malte couvraient la mer.

Nous ne mentionnons plus Gênes qu’en passant. Gênes, trop de fois humiliée, surveillait sa rivière avec quatre galères, en laissait pourrir vingt-cinq dans son arsenal, se risquait peu au dehors et s’abritait sous le roi d’Espagne.

Malte avait trois cuirasses, ses forteresses, ses navires et la valeur de ses chevaliers. Ces braves gentilshommes, soumis dans Malte à des règles somptuaires tellement sévères, que le plus qualifié d’entre eux ne pouvait se faire faire un habit neuf sans la permission du bailli drapier, se vengeaient de ces contraintes claustrales par un déchaînement de bravoure inouï, et, brebis dans l’île, devenaient lions sur mer. Une galère de Malte, qui ne portait jamais plus de seize canons et de cinq cents combattants, attaquait sans hésiter trois galions turcs.

Venise, opulente et hardie, appuyée sur sept villes fortes qui étaient à elles en Lombardie et dans la Marche, maîtresse du Frioul et de l’Istrie, maîtresse de l’Adriatique, dont la garde lui coûtait cinq mille ducats par an, bloquant les uscoques avec cinq fustes toujours armées, fièrement installée à Corfou, à Zante, à Céphalonie, dans toutes les îles de la côte depuis Zara jusqu’à Cérigo, entretenant perpétuellement sur le pied de guerre vingt-cinq mille cernides, trente-cinq mille lansquenets, suisses et grisons, quinze cents lances, mille chevau-légers lombards et trois mille stradiots dalmates, Venise faisait résolument obstacle au sultan. Même lorsqu’elle eut perdu Andro et Paros, qu’elle avait dans l’Archipel, elle garda Candie ; et là, debout sur ce magnifique barrage naturel qui clôt la mer Égée, fermant aux Turcs la sortie de l’Archipel et l’entrée de la Méditerranée, elle tint en échec la barbarie.

Le service de mer de Venise impliquait noblesse. Tous les capitaines et les surcomites des navires étaient nobles vénitiens. La république avait toujours en mer quarante galères, dont vingt grosses. Elle avait dans son admirable arsenal, unique au monde, deux cents galères, des ouvriers capables de mettre hors du port trente vaisseaux en dix jours, et un armement suffisant pour toutes les marines de la terre.

Le Saint-Siège était d’un grand secours. Rien n’est plus curieux que de rechercher aujourd’hui quel prince temporel, quelle puissance politique et militaire il y avait alors dans le pape, si haut situé comme prince spirituel. Rome, qui avait eu jadis cinquante milles d’enceinte, n’en avait plus que seize ; ses portes, divisées autrefois en quatorze régions, étaient réduites à treize ; elle avait subi sept grands pillages historiques ; mais, quoique violée, elle était restée sainte ; quoique démantelée, elle était restée forte. Rome, s’il nous est permis de rappeler ce que nous avons dit ailleurs, sera toujours Rome. Le pape tenait une des marches d’Italie, Ancône, et l’un des quatre duchés lombards, Spolette ; il avait Ancône, Comachio et les bouches du Pô sur le golfe de Venise, Civita Vecchia sur la mer Tyrrhène. L’état de l’Église comprenait la campagne de Rome et le patrimoine de saint Pierre, la Sabine, l’Ombrie, c’est-à-dire toute l’ombre de l’Apennin, la marche d’Ancône, la Romagne, le duché de Ferrare, le pays de Pérouse, le Bolonais et un peu de Toscane ; une ville du premier ordre, Rome ; une du second, Bologne ; huit du troisième, Ferrare, Pérouse, Ascoli, Ancône, Forli, Ravenne, Fermo et Viterbe ; quarante-cinq places de tout rang, parmi lesquelles Rimini, Cesena, Faënza et Spolette ; cinquante évêchés et un million et demi d’habitants. En outre, le saint-père possédait en France le comtat Venaissin, qui avait pour cœur le redoutable palais-forteresse d’Avignon. L’état romain, vu sur une carte, présentait la forme, qu’il a encore, d’une figure assise dans la grave posture des dieux d’Egypte, avec l’Abbruzze pour chaise, Modène et la Lombardie sur sa tête, la Toscane sur sa poitrine, la terre de Labour sous ses pieds, adossée à l’Adriatique et ayant la Méditerranée jusqu’aux genoux. Le souverain pontife était riche. Il semait des indulgences et moissonnait des ducats. Il lui suffisait de donner une signature pour faire contribuer le monde. Tant que j’aurai une plume, disait Sixte-Quint, j’aurai de l’argent. Propos de pape ou de grand écrivain. En effet, Sixte-Quint, qui était un pape lettré, artiste et intelligent, n’hésitant devant aucune dépense royale, mit en cinq ans quatre millions d’or en réserve au château Saint-Ange. Avec les contributions de tous les fidèles de l’univers, le saint-père se donnait une bonne armée, vingt-cinq mille hommes dans la Marche et la Romagne, vingt-cinq mille hommes dans la Campagne et le Patrimoine ; la moitié aux frontières, la moitié sous Rome. Au besoin il grossissait cet armement. Grégoire VII et Alexandre III tinrent tête à des princes qui disposaient des forces de l’empire, à son apogée dans leur temps, jointes aux troupes des deux Siciles. Un jour, le duc de Ferrare se permit d’aller faire du sel à Comachio. « Le saint-père, nous citons ici deux lignes d’une lettre de Mazarin, avec ses raisons et une armée qu’il leva, amena le duc au repentir, et lui prit son état. » Voilà ce que c’était que les soldats du pape. Cette milice faisait admirablement respecter l’état romain. Ajoutez à cela l’Ombrie, grande forteresse naturelle où Annibal s’est rebroussé, et pour côtes, au nord comme au midi, les rivages les plus battus des vents de toute l’Italie. Aucune descente possible. Le pape, sur les deux mers, était gardé et défendu par la tempête.

Posé et assuré de cette façon, il coopérait au grand et perpétuel combat contre le turc. Aujourd’hui le saint-père envoie des camées au pacha d’Égypte, et se promène sur le bateau à vapeur Mahmoudièh. — Fait inouï et qui montre brusquement, quand on y réfléchit, le prodigieux changement des choses, le pape assis paisiblement dans cette invention des huguenots baptisée d’un nom turc ! — Dans ce temps-là il remplissait vaillamment son office de pape, et envoyait ses galères mitrées d’une tiare à Lépante. Dès que les croissants et les turbans surgissaient, il n’avait plus rien à lui, ni un soldat, ni un écu ; il contribuait à son tour. Ainsi, dans l’occasion, ce que les chrétiens avaient donné au pape, le pape le rendait à la chrétienté. Dans la ligue de 1542 contre les ottomans, Paul III envoya à Charles-Quint douze mille fantassins et cinq cents chevaux.

À la fin du seizième siècle, en 1588, un orage avait sauvé l’Angleterre de l’Espagne ; à la fin du dix-septième, en 1683, Sobieski sauva l’Allemagne de la Turquie. Sauver l’Angleterre, c’était sauver l’Angleterre ; sauver l’Allemagne, c’était sauver l’Europe. On pourrait dire qu’en cette mémorable conjoncture, la Pologne fit l’office de la France. Jusqu’alors c’était toujours la France que la barbarie avait rencontrée, c’était toujours devant la France qu’elle s’était dissoute. En 496, venant du nord, elle s’était brisée à Clovis ; en 732, venant du midi, elle s’était brisée à Charles-Martel.

Cependant, ni l’invincible armada vaincue par Dieu, ni Kara-Mustapha battu par Sobieski, ne rassuraient pleinement l’Europe. L’Espagne et la Turquie étaient toujours debout, et le dix-septième siècle croyait les voir grandir indéfiniment, de plus en plus redoutables et de plus en plus menaçantes, dans un terrible et prochain avenir. La politique, cette science conjecturale comme la médecine, n’avait alors pas d’autre prévision. À peine se tranquillisait-on un peu par moments en songeant que les deux colosses se rencontraient sur la mer Rouge et se heurtaient en Asie.

Ce choc dans l’Arabie Heureuse, si lointain et si indistinct, ne diminuait pas aux yeux des penseurs les fatales chances qui s’amoncelaient sur la civilisation. À l’époque dont nous venons d’esquisser le tableau, l’anxiété était au comble. Un écrit intitulé les Forces du roy d’Espagne, imprimé à Paris en 1627, avec privilège du roi et gravure d’Isac Jaspar, dit : « L’ambition de ce roy seroit de posséder toute chose. Ses flottes, qui vont et viennent, brident l’Angleterre et empeschent les nauires des austres estats de courir à leur fantaisie. » Dans un autre écrit, publié vers la même époque et qui a pour titre : Discours sommaire de l’estat du Turc, nous lisons : « Il (le Turc) donne avec beaucoup de sujet l’alarme à la chrestienté, vu qu’il a tant de moyens de faire une grosse armée en la levant sur les pays qu’il possède. Il faudroit manquer du tout de jugement pour estre sans appréhension d’un tel déluge. »


IV


Aujourd’hui, par la force mystérieuse des choses, la Turquie est tombée, l’Espagne est tombée.

À l’heure ou nous parlons, les assignats[3], cette dernière vermine des vieilles sociétés pourries, dévorent l’empire turc.

Depuis longtemps déjà une autre nation a Gibraltar, comme le sauvage qui coud à son manteau l’ongle du lion mort.

Ainsi, en moins de deux cents ans, les deux colosses qui épouvantaient nos pères se sont évanouis.

L’Europe est-elle délivrée ? Non.

Comme au dix-septième siècle, un double péril la menace. Les hommes passent, mais l’homme reste ; les empires tombent, les égoïsmes se reforment. Or, à l’instant où nous sommes, de même qu’il y a deux cents ans, deux immenses égoïsmes pressent l’Europe et la convoitent. L’esprit de guerre, de violence et de conquête est encore debout à l’orient, l’esprit de commerce, de ruse et d’aventure est encore debout à l’occident. Les deux géants se sont un peu déplacés et sont remontés vers le nord, comme pour saisir le continent de plus haut.

À la Turquie a succédé la Russie ; à l’Espagne a succédé l’Angleterre.

Coupez par la pensée, sur le globe du monde, un segment, qui, tournant autour du pôle, se développe du cap Nord européen au cap Nord asiatique, de Tornéa au Kamtchatka, de Varsovie au golfe d’Anadyr, de la mer Noire à la mer d’Okhotsk, et qui, au couchant, entamant la Suède, bordant la Baltique, dévorant la Pologne, au midi, échancrant la Turquie, absorbant le Caucase et la mer Caspienne, envahissant la Perse, suivant la longue chaîne qui commence aux monts Ourals et finit au cap Oriental, côtoie le Turkestan et la Chine, heurte le Japon par le cap Lopatka, et, parti du milieu de l’Europe, aille au détroit de Behring toucher l’Amérique à travers l’Asie ; outre la Pologne, jetez pêle-mêle dans ce monstrueux segment la Crimée, la Géorgie, le Chirvan, l’Imiretee, l’Abascie, l’Arménie et la Sibérie ; groupez alentour les îles de la Nouvelle-Zemble, Spitzberg, Vaigatz et Kalgouef, Aland, Dagho et Œsel, Clarke, Saint-Mathieu, Saint-Paul, Saint-Georges, les Aleutiennes, Kodiak, Sitka et l’archipel du Prince-de-Galles ; dispersez dans cet espace immense soixante millions d’hommes, vous aurez la Russie.

La Russie a deux capitales ; l’une coquette, élégante, encombrée des énormes colifichets du goût Pompadour qui s’y sont faits palais et cathédrales, pavée de marbre blanc, bâtie d’hier, habitée par la cour, épousée par l’empereur ; l’autre chargée de coupoles de cuivre et de minarets d’étain, sombre, immémoriale et répudiée. La première, Saint-Pétersbourg, représente l’Europe ; la seconde, Moscou, représente l’Asie. Comme l’aigle d’Allemagne, l’aigle de Russie a deux têtes.

La Russie peut mettre sur pied une armée de onze cent mille hommes.

Le débordement possible des russes fait réparer la muraille de Chine et bâtir la muraille de Paris.

Ce qui était le grand knez de Moscovie est à présent l’empereur de Russie. Comparez les deux figures, et mesurez les pas que Dieu fait faire à l’homme.

Le knez s’est fait tzar, le tzar s’est fait czar, le czar s’est fait empereur. Ces transformations, disons-le, sont de véritables avatars. À chaque peau qu’il dépouille, le prince moscovite devient de plus en plus semblable à l’Europe, c’est-à-dire à la civilisation.

Pourtant, que l’Europe ne l’oublie pas, ressembler, ce n’est pas s’identifier.

L’Angleterre a l’Écosse et l’Irlande, les Hébrides et les Orcades ; avec le groupe des îles Shetland, elle sépare le Danemark des îles Féroë et de l’Islande, ferme la mer du Nord, et observe la Suède ; avec Jersey et Guernesey, elle ferme la Manche et observe la France. Puis elle part, elle tourne autour de la péninsule, pose son influence sur le Portugal et son talon sur Gibraltar, et entre dans la Méditerranée après en avoir pris la clef. Elle enjambe les Baléares, la Corse, la Sardaigne, et la Sicile ; là, elle s’arrête, trouve Malte, et s’y installe entre la Sicile et Tunis, entre l’Italie et l’Afrique ; de Malte, elle gagne Corfou, d’où elle surveille la Turquie en fermant la mer Adriatique ; Sainte-Maure, Céphalonie et Zante, d’où elle surveille la Morée en dominant la mer Ionienne ; Cérigo, d’où elle surveille Candie en bloquant l’Archipel. Ici il faut rebrousser chemin, l’Égypte barre le passage, l’isthme de Suez n’est pas encore coupé ; elle revient sur ses pas, et rentre dans l’Océan. Elle a tourné l’Espagne, cette petite presqu’île, elle va tourner l’Afrique, cette presqu’île énorme. Le trajet est malaisé sur cette plage où un océan de sable se mêle au grand océan des flots. Comme un homme qui traverse un gué avec précaution de pierre en pierre, elle a des repos marqués pour tous les pas qu’elle fait. Elle met d’abord le pied à Saint-James, à l’embouchure de la Gambie, d’où elle épie le Sénégal français. Son second pas s’imprime sur la côte, à Cachéo, le troisième à Sierra-Leone, le quatrième au cap Corse. Puis elle se risque dans l’océan Atlantique, et réunit sous son pavillon l’Ascension, Sainte-Hélène et Fernando-Po, triangle d’îles qui entre profondément dans le golfe de Guinée. Ainsi appuyée, elle atteint le Cap et s’empare de la pointe d’Afrique comme elle s’est emparée à Gibraltar de la pointe d’Europe. Du Cap, elle remonte, au nord, de l’autre côté de la presqu’île africaine, aborde les Mascarenhas, l’île de France et Port-Louis, d’où elle tient en respect Madagascar, et s’établit aux îles Seychelles, d’où elle commande toute la côte orientale du cap Delgado au cap Guardafui. Ici il n’y a plus que la mer Rouge qui la sépare de la Méditerranée et de l’Archipel ; elle fait le tour de l’Afrique ; elle est presque revenue au point d’où elle était partie. Voici la mer des Indes, voilà l’Asie.

L’Angleterre entre en Asie ; des Seychelles aux Laquedives il n’y a qu’un pas, elle prend les Laquedives ; après quoi elle étend la main et saisit l’Hindoustan, tout l’Hindoustan, Calcutta, Madras et Bombay, ces trois provinces de la compagnie des Indes, grandes comme des empires ; et sept royaumes, Népaul, Oude, Barode, Nagpour, Nizam, Maïssour et Travancore. Là elle touche à la Russie ; le Turkestan chinois seul l’en sépare. Maîtresse du golfe d’Oman, que borde l’immense côte qu’elle possède de Haydérabad à Trivanderam, elle atteint la Perse et la Turquie par le golfe Persique, qu’elle peut fermer, et l’Égypte par la mer Rouge, qu’elle peut bloquer également. L’Hindoustan lui donne Ceylan. De Ceylan elle se glisse entre les îles Nicobar et les îles Andamans, prend terre sur la longue côte des monts Mogs, dans l’Indo-Chine, et la voilà qui tient le golfe du Bengale. Tenir le golfe du Bengale, c’est faire la loi à l’empire des Birmans. Les monts Mogs lui ouvrent la presqu’île de Malacca ; elle s’y étend et s’y consolide. De Malacca elle observe Sumatra, des îles Singapour elle observe Bornéo. De cette façon, possédant le cap Romania et le cap Comorin, elle a les deux grandes pointes d’Asie comme elle a la pointe d’Europe, comme elle a la pointe d’Afrique.

À l’heure où nous sommes, elle attaque la Chine de vive force après avoir essayé de l’empoisonner, ou du moins de l’endormir.

Ce n’est pas tout ; il reste deux mondes, la Nouvelle-Hollande et l’Amérique, elle les saisit. De Malacca, elle traverse le groupe inextricable des îles de la Sonde, cette conquête de la vieille navigation hollandaise, et s’empare de la Nouvelle-Hollande tout entière, terre vierge qu’elle féconde avec des forçats, et qu’elle garde jalousement, crénelée dans les îles Bathurst au nord et dans l’île de Diemen au sud, comme dans deux forteresses.

Puis elle suit un moment la route de Cook, laisse à sa gauche les six archipels de l’Océanie, louvoie devant la longue muraille des Cordillères et des Andes, double le cap Horn, remonte les côtes de la Patagonie et du Brésil, et prend terre enfin sous l’équateur au sommet de l’Amérique méridionale, à Stabrock, où elle crée la Guyane anglaise. Un pas, et elle est maîtresse des îles du Vent, ce cromlech d’îles qui clôt la mer des Antilles ; un autre pas, et elle est maîtresse des îles Lucayes, longue barricade qui ferme le golfe du Mexique. Il y a vingt-quatre petites Antilles, elle en prend douze ; il y a quatre grandes Antilles, Cuba, Saint-Domingue, la Jamaïque et Porto-Rico, elle se contente d’une, la Jamaïque, d’où elle gêne les trois autres. Ensuite, au milieu même de l’isthme de Panama, à l’entrée du golfe d’Honduras, elle découpe en terre ferme un morceau du Yucatan, et y pose son établissement de Balise comme une vedette entre les deux Amériques. Là, pourtant, le Mexique la tient en échec, et, au delà du Mexique, les États-Unis, cette colonie dont la nationalité est un affront pour elle. Elle se rembarque, et des îles Lucayes, s’appuyant sur les Bermudes, où elle plante son pavillon, elle atteint Terre-Neuve, cette île qui, vue à vol d’oiseau, a la forme d’un chameau agenouillé sur l’océan et levant sa tête vers le pôle. Terre-Neuve, c’est la station de son dernier effort. Il est gigantesque. Elle allonge le bras et s’approprie d’un coup tout le nord de l’Amérique, de l’océan Atlantique au grand Océan, les îles de la Nouvelle-Écosse, le Canada et le Labrador, la baie d’Hudson et la mer de Baffin, le Nouveau-Norfolk, la Nouvelle-Calédonie et les archipels de Quadra et de Vancouver, les iroquois, les chipeouays, les esquimaux, les kristinaux, les koliougis, et, au moment de saisir les ougalacmioutis et les kitègues, elle s’arrête tout à coup ; la Russie est là. Où l’Angleterre est venue par mer, la Russie est venue par terre, car le détroit de Behring ne compte pas, et là, sous le cercle polaire, parmi les sauvages hideux et effarés, dans les glaces et les banquises, à la réverbération des neiges éternelles, à la lueur des aurores boréales, les deux colosses se rencontrent et se reconnaissent.

Récapitulons. L’Angleterre tient les six plus grands golfes du monde, qui sont les golfes de Guinée, d’Oman, du Bengale, du Mexique, de Baffin et d’Hudson ; elle ouvre ou ferme à son gré neuf mers, la mer du Nord, la Manche, la Méditerranée, l’Adriatique, la mer Ionienne, la mer de l’Archipel, le golfe Persique, la mer Rouge, la mer des Antilles. Elle possède en Amérique un empire, la Nouvelle-Bretagne, en Asie un empire, l’Hindoustan, et dans le grand Océan un monde, la Nouvelle-Hollande.

En outre, elle a d’innombrables îles, qui sont, sur toutes les mers et devant tous les continents, comme des vaisseaux en station et à l’ancre, et avec lesquelles, île et navire elle-même, embossée devant l’Europe, elle communique, pour ainsi dire sans solution de continuité, par ses innombrables vaisseaux, îles flottantes.

Le peuple d’Angleterre n’est pas par lui-même un peuple souverain, mais il est pour d’autres nations un peuple suzerain. Il gouverne féodalement deux millions trois cent soixante-dix mille écossais, huit millions deux cent quatrevingt mille irlandais, deux cent quarante-quatre mille africains, soixante mille australiens, un million six cent mille américains et cent vingt-quatre millions d’asiatiques ; c’est-à-dire que quatorze millions d’anglais possèdent sur la terre cent trente-sept millions d’hommes.

Tous les lieux que nous avons nommés dans les quelques pages qu’on vient de lire sont les points d’attache de l’immense filet où l’Angleterre a pris le monde.


V


Voici ce qui a perdu la Turquie :

Premièrement, l’immensité du territoire formé d’états juxtaposés et non cimentés. Le ciment des nations, c’est une pensée commune. Des peuples ne peuvent adhérer entre eux s’ils n’ont une même langue dont les mots circulent comme la monnaie de l’esprit de tous possédée tour à tour par chacun. Or, ce qui fait circuler la langue, ce qui imprime une effigie aux mots, ce qui crée la pensée commune, c’est, avant tout, l’art, la poésie, la littérature, humaniores litteræ. Point d’art ni de lettres en Turquie, donc point de langue circulant de peuple à peuple, point de pensée commune, point d’unité. Ici on parlait latin, là grec, ailleurs slave, plus loin arabe, persan ou hindou. Ce n’était pas un empire, c’était un bloc taillé par le sabre, un composé hybride de nations qui se touchaient, mais qui ne se pénétraient pas. Ajoutez à cela des déserts, faits tantôt par la conquête, tantôt par le climat, immenses solitudes que la sève sociale ne pouvait traverser.

Deuxièmement, le despotisme du prince. Le sultan était tout ensemble pontife et empereur, souverain temporel et souverain spirituel, chef politique, chef militaire et chef religieux. Ses sujets lui appartenaient, biens, corps et esprit, d’une façon absolue et terrible, comme sa chose et plus que sa chose. Il pouvait les condamner et les damner. Sultan, il avait leur vie ; commandeur des croyants, il avait leur âme. Or malheur à l’individu qui est en même temps ordinaire comme homme et extraordinaire comme prince ! Trop de pouvoir est mauvais à l’homme. Être prêtre, être roi, être dieu, c’est trop. Le bourdonnement confus de toutes les volontés éveillées qui demandent à être satisfaites à la fois assourdit le pauvre cerveau de celui qui peut tout, étourdit son intelligence, dérange la génération de sa pensée et le rend fou. On pourrait dire et démontrer, preuves en main, que la plupart des empereurs romains et des sultans ont été dans une situation cérébrale particulière. Sans doute il faut admettre, et l’histoire enregistre par intervalles l’admirable accident d’un despote illustre, intelligent et supérieur ; mais en général et presque toujours le sultan est vulgaire. De là des désordres sans nombre ; l’effroyable oscillation d’une volonté suprême qui heurte et brise tout au hasard dans l’état. Le despotisme, utile, expédient, inspirateur, parfois nécessaire pour les hommes de génie, effare et trouble l’homme médiocre. Le vin des forts est le poison des faibles.

Troisièmement, les révolutions de sérail, les conspirations de palais ; le despote étranglant ses frères, les frères empoisonnant ou égorgeant le despote ; la défiance du père au fils et du fils au père, le soupçon dans le foyer, la haine dans l’alcôve ; des maladies inconnues, des fièvres suspectes, des morts obscures ; l’éternel complot des grands, toujours placés entre une ascension sans terme et une chute sans fond ; l’émeute et le bouillonnement des petits, toujours malheureux, toujours irrités ; la terreur dans la famille impériale, le tremblement dans l’empire ; faits graves, tristes et permanents qui découlent du despotisme.

Quatrièmement, un gouvernement mauvais, à la fois dur et mou, lequel sort en chancelant de ce despote qui ne pense jamais, et de ce palais qui tremble toujours ; pouvoir sans cohésion superposé à un état sans unité. Les populations de cet empire à demi barbare sont dans l’ombre ; d’elles-mêmes et d’autrui, de leurs intérêts, de leur avenir, elles distinguent et savent peu de chose ; le gouvernement, qui devrait les guider et qui s’y hasarde en effet, ignore presque tout et méconnaît le reste. Or, pour les gouvernements comme pour les individus, méconnaître est pire qu’ignorer. Où ira cette nation forte, puissante, exubérante, redoutable, mais ignorante ? Qui la mène et où la mène-t-on ? Elle tâtonne et voit à peine devant elle ; son gouvernement y voit moins encore. Étrange spectacle ! un myope conduit par un aveugle.

Cinquièmement, la servitude posée comme un bât sur le peuple. Sous la domination turque, le laboureur ne s’appartenait pas ; il était à un propriétaire. Il y avait un premier bétail, le troupeau, et un deuxième bétail, le paysan. Ainsi la dépopulation partout, point de vraie culture, un sillon détesté du laboureur. La propriété et la liberté font aimer la terre à l’homme ; la servitude la lui fait haïr. Le cœur se serre en étudiant cet état ; qu’on l’examine en haut ou qu’on le regarde en bas, les deux extrémités se ressemblent par la misère intellectuelle. Que peut devenir la sociabilité humaine entre un prince que le despotisme hébète et un paysan que l’esclavage abrutit ?

Sixièmement, l’abus des colonies militaires. Les timariots étaient des colons soldats. C’est une erreur qu’avaient les turcs de croire qu’on refait de la population de cette manière. Le procédé manque le but. Un village qui est un régiment n’est plus un village. Un régiment est toujours coupé carrément ; un village doit choisir son lieu, et y germer naturellement, et y croître au soleil. Un village est un arbre, un régiment est une poutre. Pour faire le soldat on tue le paysan. Or, pour la vie intérieure et profonde des empires, mieux vaut un paysan qu’un soldat.

Septièmement, l’oppression des pays conquis ; une langue barbare imposée aux vaincus ; une noble nation, illustre, historique, grande dans les souvenirs et les sympathies de l’Europe, jadis libre, jadis républicaine, décimée, extirpée, livrée au sabre et au fouet, écrasée dans l’homme, dans la femme et jusque dans l’enfant, déracinée de son propre sol, transplantée au loin, jetée au vent, foulée aux pieds. Ces voies de fait du peuple vainqueur sur le peuple vaincu sont accompagnées de cris d’horreur, et finissent par révolter toute la terre. Quand l’heure a enfin sonné, les peuples opprimés se lèvent, et le monde se lève de leur côté.

Huitièmement, la religion sans l’intelligence, la foi sans la réflexion, c’est-à-dire l’idolâtrie ; un peuple dévot sans perception directe du beau, du juste et du vrai, qui n’a plus dans la tête que les deux yeux louches et faux de sa croyance, le fatalisme à travers lequel il voit l’homme, le fanatisme à travers lequel il voit Dieu.

Ainsi, un grand territoire mal lié, un gouvernement inintelligent, les conspirations de palais, l’abus des colonies militaires, la servitude du paysan, l’oppression féroce des pays conquis, le despotisme dans le prince, le fanatisme dans le peuple, — voilà ce qui a perdu la Turquie. Que la Russie y songe !

Voici ce qui a perdu l’Espagne :

Premièrement, la manière dont le sol était possédé. En Espagne, tout ce qui n’appartenait pas au roi appartenait à l’église ou à l’aristocratie. Le clergé espagnol était, qu’on nous permette ce mot sévèrement évangélique, scandaleusement riche. L’archevêque de Tolède, du temps de Philippe III, avait deux cent mille ducats de rente, ce qui représente aujourd’hui environ cinq millions de francs. L’abbesse de las Buelgas de Burgos était dame de vingt-quatre villes et de cinquante villages, et avait la collation de douze commanderies. Le clergé, sans compter les dîmes et les prébendes, possédait un tiers du sol ; la grandesse possédait le reste. Les domaines des grands d’Espagne étaient presque de petits royaumes. Les rois de France exilaient un duc et pair dans ses terres ; les rois d’Espagne exilaient un grand dans ses états, en sus estados. Les seigneurs espagnols étaient les plus grands propriétaires, les plus grands cultivateurs et les plus grands bergers du royaume. En 1617, le marquis de Gebraleon avait un troupeau de huit cent mille moutons. De là des provinces entières, la Vieille-Castille, par exemple, laissées en friche et abandonnées à la vaine pâture. Sans doute la petite propriété et la petite culture ont leurs inconvénients, mais elles ont d’admirables avantages. Elles lient le peuple au sol, individu par individu. Dans chaque sillon, pour ainsi dire, est scellé un anneau invisible qui attache le propriétaire à la société. L’homme aime la patrie à travers le champ. Qu’on possède un coin de terre ou la moitié d’une province, on possède, tout est dit ; c’est là le grand fait. Or, quand l’église et l’aristocratie possèdent tout, le peuple ne possède rien, quand le peuple ne possède rien, il ne tient à rien. À la première secousse, il laisse tomber l’état.

Deuxièmement, la profonde misère des classes inférieures. Quand tout est en haut, rien n’est en bas. Le champ était aux seigneurs, par conséquent le blé, par conséquent le pain. Ils vendaient le pain au peuple, et le lui vendaient cher. Faute affreuse, que font toujours toutes les aristocraties. De là des famines factices. Du temps même de Charles-Quint, dans les hivers rigoureux, les pauvres mouraient de froid et de faim dans les rues de Madrid. Or, profonde misère, profonde rancune. La faim fait un trou dans le cœur du peuple et y met la haine. Au jour venu, toutes les poitrines s’ouvrent, et une révolution en sort. En attendant que les révolutions éclatent, le vol s’organise. Les voleurs tenaient Madrid. Ailleurs ils forment une bande ; à Madrid ils formaient une corporation. Tout voyageur prudent capitulait avec eux, les comptait d’avance dans les frais de sa route et leur faisait leur part. Nul ne sortait de chez soi sans emporter la bourse des voleurs. Pendant la minorité de Charles II, sous le ministère du second don Juan d’Autriche, le corrégidor de Madrid adressait requête à la régente pour la supplier d’éloigner de la ville le régiment d’Aytona, dont les soldats, la nuit venue, aidaient les bandits à détrousser les bourgeois.

Troisièmement, la manière dont étaient possédés et administrés les pays conquis et les domaines d’outre-mer. Il n’y avait pour tout le nouveau monde que deux gouverneurs, le vice-roi du Pérou et le vice-roi du Mexique ; et ces deux gouverneurs étaient en général mauvais. Représentants de l’Espagne, ils la calomniaient par leurs exactions et la rendaient odieuse. Ils ne montraient à ces peuples lointains que deux faces, la cupidité et la cruauté, pillant le bien et opprimant l’homme. Ils détruisaient les princes naturels du pays et exterminaient les populations indigènes. Quant aux vice-royautés d’Europe, il y avait un proverbe italien. Le voici ; il dit énergiquement ce que c’était que la domination espagnole : L’officier de Sicile ronge, l’officier de Naples mange, l’officier de Milan dévore.

Quatrièmement, l’intolérance religieuse. Nous reparlerons peut-être plus loin de l’inquisition. Disons seulement ici que les évêques avaient un poids immense en Espagne. Des classes entières de régnicoles, les hérétiques et les juifs, étaient hors la loi. Tout clergé pauvre est évangélique, tout clergé riche est mondain, sensuel, politique, et par conséquent intolérant. Sa position est convoitée, il a besoin de se défendre, il lui faut une arme, l’intolérance en est une. Avec cette arme il blesse la raison humaine et tue la loi divine.

Cinquièmement, l’énormité de la dette publique. Si riche que fût l’Espagne, ses charges l’obéraient. Les gaspillages de la cour, les gros gages des dignitaires, les bénéfices ecclésiastiques, l’ulcère sans cesse agrandi de la misère populaire, la guerre des Pays-Bas, les guerres d’Amérique et d’Asie, la cherté de la politique secrète, l’entretien des supports cachés qu’on avait partout, le travail souterrain de l’intrigue universelle, qu’il fallait payer et soutenir dans le monde entier, ces mille causes épuisaient l’Espagne. Les coffres étaient toujours vides. On attendait le galion, et, comme écrivait le maréchal de Tessé, si quelque tempête le fait périr ou si quelque ennemi l’emporte, toute chose est au désespoir. Sous Philippe III, le marquis de Spinola était obligé de payer de ses deniers l’armée des Pays-Bas. Il y a deux siècles, l’Europe, sous le rapport financier, ressemblait à une famille mal administrée ; les monarchies étaient l’enfant prodigue, les républiques étaient l’usurier. C’est l’éternelle histoire du gentilhomme empruntant au marchand. Nous avons vu que la Suisse vendait ses armées ; la Hollande, Venise et Gênes vendaient de l’argent. Ainsi un prince achetait aux treize cantons une armée toute faite, les cantons livraient l’armée à jour fixe, Venise la payait ; puis, quand il fallait rembourser Venise, le prince donnait une province ; quelquefois tout son état y passait. L’Espagne empruntait de tout côté et devait partout. En 1600, le roi catholique devait, à Gênes seulement, seize millions d’or.

Sixièmement, une nation voisine, une nation sœur, pour ainsi parler, ayant longtemps vécu à part, ayant eu ses princes et ses seigneurs particuliers, envahie un beau matin par surprise, presque par trahison, réunie violemment à la monarchie centrale, de royaume faite province et traitée en pays conquis.

Septièmement, la nature de l’armement en Espagne. L’armement de terre était peu de chose, comparé à l’armement de mer. La puissance espagnole reposait principalement sur sa flotte. C’était dépendre d’un coup de vent. L’aventure de l’armada, c’est l’histoire de l’Espagne. Un coup de vent, qu’on l’appelle trombe, comme en Europe, ou typhon, comme en Chine, est de tous les temps. Malheur à la puissance sur laquelle le vent souffle !

Huitièmement, l’éparpillement du territoire. Les vastes possessions de l’Espagne, disséminées sur toutes les mers et dans tous les coins de la terre, n’avaient aucune adhérence avec elle. Quelques-unes, les Indes, par exemple, étaient à quatre mille lieues d’elle, et, comme nous l’avons dit, ne se liaient à la métropole que par le sillage de ses vaisseaux. Or qu’est-ce que le sillage d’un vaisseau ? Un fil. Et combien de temps croit-on que puisse tenir un monde attaché par un fil ?

L’an passé nous trouvâmes dans je ne sais plus quelle poussière un vieux livre que personne ne lit aujourd’hui et que personne n’a lu peut-être quand il a paru. C’est un in-quarto intitulé Discours de la monarchie d’Espagne, publié sans nom d’auteur, en 1617, à Paris, chez Pierre Chevalier, rue Saint-Jacques, à l’enseigne de Saint-Pierre, près les Mathurins. Nous ouvrîmes ce livre au hasard, et nous tombâmes, page 152, sur le passage que nous transcrivons textuellement : « Quelques-uns tiennent que cette monarchie ne peut estre de longue durée à cause que ses terres sont tellement séparées et esparses, et qu’il faut des despenses incroyables pour envoyer partout et des vaisseaux et des hommes, et mesme que ceux qui sont natifs des païs esloignés peuvent enfin entrer en considération du petit nombre des espagnols, prendre courage, et se liguer contre eux, et les chasser. » C’est en 1617, à l’époque où l’Europe tremblait devant l’Espagne, à l’apogée de la monarchie castillane, qu’un inconnu osait écrire et imprimer cette folle prophétie. Cette folle prophétie, c’était l’avenir. Deux cents ans plus tard, elle s’accomplissait dans tous ses détails, et aujourd’hui chaque mot de l’anonyme de 1617 est devenu un fait ; les terres éparses ont amené les dépenses incroyables, la métropole s’est épuisée en hommes et en vaißeaux, les natifs des pays éloignés sont entrés en considération du petit nombre des espagnols, ont pris courage, se sont ligués contre eux, et les ont chaßés. On pourrait dire que le messie Bolivar est ici prédit tout entier. — Il y a deux siècles, toute l’Amérique était un groupe de colonies ; aujourd’hui réaction frappante, toute l’Amérique, au Brésil près, est un groupe de républiques.

Ainsi, une riche aristocratie possédant le sol et vendant le pain au peuple ; un clergé opulent, prépondérant et fanatique, mettant hors la loi des classes entières de régnicoles ; l’intolérance épiscopale ; la misère du peuple ; l’énormité de la dette ; la mauvaise administration des vice-rois lointains ; une nation sœur traitée en pays conquis ; la fragilité d’une puissance toute maritime assise sur la vague de l’océan ; la dissémination du territoire sur tous les points du globe ; le défaut d’adhérence des possessions avec la métropole ; la tendance des colonies à devenir nations, — voilà ce qui a perdu l’Espagne. Que l’Angleterre y songe !

Enfin, pour résumer ce qui est commun à l’empire ottoman et à la monarchie espagnole, l’égoïsme, un égoïsme implacable et profond, — chose étrange, de l’égoïsme et point d’unité ! — une politique immorale, violente ici, fourbe là, trahissant les alliances pour servir les intérêts ; être, l’un, l’esprit militaire sans les qualités chevaleresques qui font du soldat l’appui de la sociabilité ; être, l’autre, l’esprit mercantile sans l’intelligente probité qui fait du marchand le lien des états ; représenter, comme nous l’avons dit, le premier, la barbarie, le second, la corruption ; en un mot, être, l’un, la guerre, l’autre, le commerce, n’être ni l’un ni l’autre la civilisation — voilà ce qui a fait choir les deux colosses d’autrefois. Avis aux deux colosses d’aujourd’hui.


VI


Avant d’aller plus loin, nous sentons le besoin de déclarer que ceci n’est qu’une froide et grave étude de l’histoire. Celui qui écrit ces lignes comprend les haines de peuple à peuple, les antipathies de races, les aveuglements des nationalités ; il les excuse, mais il ne les partage pas. Rien, dans ce qu’on vient de lire, rien, dans ce qu’on va lire encore, ne contient une réprobation qui puisse retomber sur les peuples mêmes dont l’auteur parle. L’auteur blâme quelquefois les gouvernements, jamais les nations. En général, les nations sont ce qu’elles doivent être ; la racine du bien est en elles. Dieu la développe et lui fait porter fruit. Les quatre peuples mêmes dont on trace ici la peinture rendront à la civilisation de notables services le jour où ils accepteront comme leur but spécial le but commun de l’humanité. L’Espagne est illustre, l’Angleterre est grande ; la Russie et la Turquie elle-même renferment plusieurs des meilleurs germes de l’avenir.

Nous croyons encore devoir le déclarer dans la profonde indépendance de notre esprit, nous n’étendons pas jusqu’aux princes ce que nous disons des gouvernements. Rien n’est plus facile aujourd’hui que d’insulter les rois. L’insulte aux rois est une flatterie adressée ailleurs. Or flatter qui que ce soit de cette façon, en haut ou en bas, c’est une idée que celui qui parle ici n’a pas besoin d’éloigner de lui ; il se sent libre, et il est libre, parce qu’il se reconnaît la force de louer dans l’occasion quiconque lui semble louable, fût-ce un roi. Il le dit donc hautement et en pleine conviction, jamais, et ceci prouve l’excellence de notre siècle, jamais, en aucun temps, quelle que soit l’époque de l’histoire qu’on veuille confronter avec la nôtre, les princes et les peuples n’ont valu ce qu’ils valent maintenant.

Qu’on ne cherche donc dans l’examen historique auquel il se livre ici aucune application blessante ni pour l’honneur des royautés ni, pour la dignité des nations ; il n’y en a pas. C’est avant tout un travail philosophique et spéculatif. Ce sont des faits généraux, rien de plus. L’auteur n’a aucun fiel dans l’âme. Il attend candidement l’avenir serein de l’humanité. Il a espoir dans les princes ; il a foi dans les peuples.


VII


Cela dit une fois pour toutes, continuons l’examen des ressemblances entre les deux empires qui ont alarme le passé et les deux empires qui inquiètent le présent.

Première ressemblance. Il y a du tartare dans le turc, il y en a aussi dans le russe. Le génie des peuples garde toujours quelque chose de sa source.

Les turcs, fils de tartares, sont des hommes du nord, descendus à travers l’Asie, qui sont entrés en Europe par le midi.

Napoléon à Sainte-Hélène a dit : Grattez le ruße, vous trouverez le tartare. Ce qu’il a dit du russe, on peut le dire du turc.

L’homme du nord proprement dit est toujours le même. À de certaines époques climatériques et fatales, il descend du pôle et se fait voir aux nations méridionales, puis il s’en va, et il revient deux mille ans après, et l’histoire le retrouve tel qu’elle l’avait laissé.

Voici une peinture historique que nous avons sous les yeux en ce moment :

« C’est là vraiment l’homme barbare. Ses membres trapus, son cou épais et court, je ne sais quoi de hideux qu’il a dans tout le corps, le font ressembler à un monstre à deux pieds ou à ces balustres taillés grossièrement en figures humaines qui soutiennent les rampes des escaliers. Il est tout à fait sauvage. Il se passe de feu quand il le faut, même pour préparer sa nourriture. Il mange des racines et des viandes cuites ou plutôt pourries sous la selle de son cheval. Il n’entre sous un toit que lorsqu’il ne peut faire autrement. Il a horreur des maisons, comme si c’étaient des tombeaux. Il va par vaux et par monts, il court devant lui, il sait depuis l’enfance supporter la faim, la soif et le froid, il porte un gros bonnet de poil sur la tête, un jupon de laine sur le ventre, deux peaux de boucs sur les cuisses, sur le dos un manteau de peaux de rats cousues ensemble. Il ne saurait combattre à pied. Ses jambes, alourdies par de grandes bottes, ne peuvent marcher et le clouent à sa selle, de sorte qu’il ne fait qu’un avec son cheval, lequel est agile et vigoureux, mais petit et laid. Il vit à cheval, il traite à cheval, il achète et vend à cheval, il boit et mange à cheval, il dort et rêve à cheval.

« Il ne laboure point la terre, il ne cultive pas les champs, il ne sait ce que c’est qu’une charrue. Il erre toujours, comme s’il cherchait une patrie et un foyer. Si vous lui demandez d’où il est, il ne saura que répondre. Il est ici aujourd’hui, mais hier il était là ; il a été élevé là-bas, mais il est né plus loin.

« Quand la bataille commence, il pousse un hurlement terrible, arrive, frappe, disparaît et revient comme l’éclair. En un instant il emporte et pille le camp assailli. Il combat de près avec le sabre, et de loin avec une longue lance dont la pointe est artistement emmanchée. »

Ceci est l’homme du nord. Par qui a-t-il été esquissé, à quelle époque et d’après qui ? Sans doute en 1814, par quelque rédacteur effrayé du Moniteur, d’après le cosaque, dans le temps où la France pliait ? Non, ce tableau a été fait d’après le hun, en 375, par Ammien Marcellin et Jordanis[4] dans le temps où Rome tombait. Quinze cents ans se sont écoulés, la figure a reparu, le portrait ressemble encore.

Notons en passant que les huns de 375, comme les cosaques de 1814, venaient des frontières de la Chine. L’homme du midi change, se transforme et se développe, fleurit et fructifie, meurt et renaît comme la végétation ; l’homme du nord est éternel comme la neige.

Deuxième ressemblance. En Russie comme en Turquie rien n’est définitivement acquis à personne, rien n’est tout à fait possédé, rien n’est nécessairement héréditaire. Le russe, comme le turc, peut, d’après la volonté ou le caprice d’en haut, perdre son emploi, son grade, son rang, sa liberté, son bien, sa noblesse, jusqu’à son nom. Tout est au monarque, comme, dans de certaines théories plus folles encore que dangereuses qu’on essaiera vainement à l’esprit français, tout serait à la communauté. Il importe de remarquer, et nous livrons ce fait à la méditation des démocrates absolus, que le propre du despotisme, c’est de niveler. Le despotisme fait l’égalité sous lui. Plus le despotisme est complet, plus l’égalité est complète. En Russie comme en Turquie, la rébellion exceptée, qui n’est pas un fait normal, il n’y a pas d’existence décidément et virtuellement résistante. Un prince russe se brise comme un pacha ; le prince comme le pacha peut devenir simple soldat et n’être plus dans l’armée qu’un zéro dont un caporal est le chiffre. Un prince russe se crée comme un pacha ; un porte-balle devient Méhémet-Ali, un garçon pâtissier devient Menzikoff. Cette égalité, que nous constatons ici sans la juger, monte même jusqu’au trône, et, toujours en Turquie, parfois en Russie, s’accouple à lui. Une esclave est sultane ; une servante a été czarine.

Le despotisme, comme la démagogie, hait les supériorités naturelles et les supériorités sociales. Dans la guerre qu’il leur fait, il ne recule pas plus qu’elle devant les attentats qui décapitent la société même. Il n’y a pas pour lui d’hommes de génie ; Thomas Morus ne pèse pas plus dans la balance de Henri Tudor que Bailly dans la balance de Marat. Il n’y a pas pour lui de têtes couronnées ; Marie Stuart ne pèse pas plus dans la balance d’Élisabeth que Louis XVI dans la balance de Robespierre.

La première chose qui frappe quand on compare la Russie à la Turquie, c’est une ressemblance ; la première chose qui frappe quand on compare l’Angleterre à l’Espagne, c’est une dissemblance. En Espagne, la royauté est absolue ; en Angleterre, elle est limitée.

En y réfléchissant, on arrive à ce résultat singulier : cette dissemblance engendre une ressemblance. L’excès du monarchisme produit, quant à l’autorité royale, et à ne le considérer que sous ce point de vue spécial, le même résultat que l’excès du constitutionnalisme. Dans l’un et l’autre cas, le roi est annulé.

Le roi d’Angleterre, servi à genoux, est un roi nominal ; le roi d’Espagne, servi de même à genoux, est aussi un roi nominal. Tous deux sont impeccables. Chose remarquable, l’axiome fondamental de la monarchie la plus absolue est également l’axiome fondamental de la monarchie la plus constitutionnelle. El rey no cae, le roi ne tombe pas, dit la vieille loi espagnole ; the king can do no wrong, le roi ne peut faillir, dit la vieille loi anglaise. Quoi de plus frappant, quand on creuse l’histoire, que de trouver, sous les faits en apparence les plus divers, le monarchisme pur et le constitutionnalisme rigoureux assis sur la même base et sortant de la même racine ?

Le roi d’Espagne pouvait être, sans inconvénient, de même que le roi d’Angleterre, un enfant, un mineur, un ignorant, un idiot. Le parlement gouvernait pour l’un ; le despacho universal gouvernait pour l’autre. Le jour où la nouvelle de la prise de Mons parvint à Madrid, Philippe IV se réjouit très fort en plaignant tout haut ce pauvre roi de France, ese pobrecito rey de Francia. Personne n’osa lui dire que c’était à lui, roi d’Espagne, que Mons appartenait. Spinola, investissant Breda, que les hollandais défendaient admirablement, écrivit dans une longue lettre à Philippe III le détail des innombrables impossibilités du siège ; Philippe III lui renvoya sa lettre après avoir seulement écrit en marge de sa main : Marquis, prends Breda. Pour écrire un pareil mot, il n’y a que la stupidité ou le génie, il faut tout ignorer ou tout vouloir, être Philippe III ou Bonaparte. Voilà à quelle nullité pouvait tomber le roi d’Espagne, isolé qu’il était de toute pensée et de toute action par la forme même de son autorité. La grande charte isole le roi d’Angleterre à peu près de la même façon. L’Espagne a lutté contre Louis XIV avec un roi imbécile ; l’Angleterre a lutté contre Napoléon avec un roi fou.

Ceci ne prouve-t-il point que dans les deux cas le roi est purement nominal ? — Est-ce un bien ? est-ce un mal ? C’est là encore un fait que nous constatons sans le juger.

Rien n’est moins libre qu’un roi d’Angleterre, si ce n’est un roi d’Espagne. À tous les deux on dit : Vous pouvez tout, à la condition de ne rien vouloir. Le parlement lie le premier, l’étiquette lie le second ; et, ce sont là les ironies de l’histoire, ces deux entraves si différentes produisent dans de certains cas les mêmes effets. Quelquefois le parlement se révolte et tue le roi d’Angleterre ; quelquefois l’étiquette se révolte et tue le roi d’Espagne. Parallélisme bizarre, mais incontestable, dans lequel l’échafaud de Charles Ier a pour pendant le brasier de Philippe III.

Un des résultats les plus considérables de cette annulation de l’autorité royale par des causes pourtant presque opposées, c’est que la loi salique devient inutile. En Espagne comme en Angleterre, les femmes peuvent régner.

Entre les deux peuples il existe encore plus d’un rapport qu’enseigne une comparaison attentive. En Angleterre comme en Espagne, le fond du caractère national est fait d’orgueil et de patience. C’est là, à tout prendre, et sauf les restrictions que nous indiquerons ailleurs, un admirable tempérament et qui pousse les peuples aux grandes choses. L’orgueil est vertu pour une nation ; la patience est vertu pour l’individu.

Avec l’orgueil on domine ; avec la patience on colonise. Or, que trouvez-vous au fond de l’histoire d’Espagne comme au fond de l’histoire de la Grande-Bretagne ? Dominer et coloniser.

Tout à l’heure nous tracions, l’œil fixé sur l’histoire, le tableau de l’infanterie castillane. Qu’on le relise. C’est aussi le portrait de l’infanterie anglaise.

Tout à l’heure nous indiquions quelques traits du clergé espagnol. En Angleterre aussi il y a un archevêque de Tolède ; il s’appelle l’archevêque de Cantorbéry.

Si l’on descend jusqu’aux moindres particularités, on voit que, pour ces petits détails impérieux de vie intérieure et matérielle qui sont comme la seconde nature des populations, les deux peuples, chose singulière, sont de la même façon tributaires de l’océan. Le thé est pour l’Angleterre ce qu’était pour l’Espagne le cacao, l’habitude de la nation ; et par conséquent, selon la conjoncture, une occasion d’alliance ou un cas de guerre.

Passons à un autre ordre d’idées.

Il y a eu et il y a encore chez certains peuples un dogme affreux, contraire au sentiment intérieur de la conscience humaine, contraire à la raison publique qui fait la vie même des états. C’est cette fatale aberration religieuse, érigée en loi dans quelques pays, qui établit en principe et qui croit qu’en brûlant le corps on sauve l’âme, que les tortures de ce monde préservent une créature humaine des tortures de l’autre, que le ciel s’achète par la souffrance physique, et que Dieu n’est qu’un grand bourreau souriant, du haut de l’éternité de son enfer, à tous les hideux petits supplices que l’homme peut inventer. Si jamais dogme fut contraire au développement de la sociabilité humaine, c’est celui-là. C’est lui qui s’attelle à l’horrible chariot de Jaghernaut ; c’est lui qui présidait il y a un siècle aux exterminations annuelles de Dahomey. Quiconque sent et raisonne le repousse avec horreur. Les religions de l’orient l’ont vainement transmis aux religions de l’occident. Aucune philosophie ne l’a adopté. Depuis trois mille ans, sans attirer un seul penseur, la pâle clarté de ces doctrines sépulcrales rougit vaguement le bas du porche monstrueux des théogonies de l’Inde, sombre et gigantesque édifice qui se perd, à demi entrevu par l’humanité terrifiée, dans les ténèbres sans fond du mystère infini.

Cette doctrine a allumé en Europe au seizième siècle les bûchers des juifs et des hérétiques ; l’inquisition les dressait, l’Espagne les attisait. Cette doctrine allume encore de nos jours en Asie le bûcher des veuves ; l’Angleterre ne le dresse ni ne l’attise, mais elle le regarde brûler.

Nous ne voulons pas tirer de ces rapprochements plus qu’ils ne contiennent. Il nous est impossible pourtant de ne pas remarquer qu’un peuple qui serait pleinement dans la voie de la civilisation ne pourrait tolérer, même par politique, ces lugubres, atroces et infâmes sottises. La France, au seizième siècle, a rejeté l’inquisition. Au dix-neuvième siècle, si l’Inde était colonie française, la France eût depuis longtemps éteint le suttee.

Puisque, en notant çà et là les points de contact inaperçus, mais réels, de l’Espagne et de l’Angleterre, nous avons parlé de la France, observons qu’on en retrouve jusque dans les événements en apparence purement accidentels. L’Espagne avait eu la captivité de François Ier ; l’Angleterre a partagé cette gloire ou cette honte. Elle a eu la captivité de Napoléon.

Il est des choses caractéristiques et mémorables qui reviennent et se répètent, pour l’enseignement des esprits attentifs, dans les échos profonds de l’histoire. Le mot de Waterloo : La garde meurt et ne se rend pas, n’est que l’héroïque traduction du mot de Pavie : Tout est perdu, fors l’honneur. Enfin, outre les rapprochements directs, l’histoire révèle, entre les quatre peuples qui font le sujet de ce paragraphe, je ne sais quels rapports étranges, et, pour ainsi parler, diagonaux, qui semblent les lier mystérieusement et qui indiquent au penseur une similitude secrète de conformation, et, par conséquent peut-être, de destination. Enregistrons-en ici deux seulement. Le premier va de l’Angleterre à la Turquie : Henri VIII tuait ses femmes, comme Mahomet II. Le deuxième va de la Russie à l’Espagne : Pierre Ier a tué son fils, comme Philippe II.


VIII.


La Russie a dévoré la Turquie.

L’Angleterre a dévoré l’Espagne.

C’est, à notre sens, une dernière et définitive assimilation. Un état n’en dévoie un autre qu’à la condition de le reproduire.

Il suffit de jeter les yeux sur deux cartes d’Europe dressées à cinquante ans d’intervalle, pour voir de quelle façon irrésistible, lente et fatale, la frontière moscovite envahit l’empire ottoman. C’est le sombre et formidable spectacle d’une immense marée qui monte. À chaque instant et de toutes parts le flot gagne, la plage disparaît. Le flot, c’est la Russie ; la plage, c’est la Turquie. Quelquefois la lame recule, mais elle surgit de nouveau le moment d’après, et cette fois elle va plus loin. Une grande partie de la Turquie est déjà couverte, et on la distingue encore vaguement sous le débordement russe. Le 20 août 1828, une vague est allée jusqu’à Andrinople. Elle s’est retirée ; mais, lorsqu’elle reviendra, elle atteindra Constantinople.

Quant à l’Espagne, les dislocations de l’empire romain et de l’empire carlovingien peuvent seules donner une idée de ce démembrement prodigieux. Sans compter le Milanais, que l’Autriche a pris, sans compter le Roussillon, la Franche-Comté, les Ardennes, le Cambrésis et l’Artois, qui ont fait retour à la France, des morceaux de l’antique monarchie espagnole il s’est formé en Europe, et encore laissons-nous en dehors le royaume d’Espagne proprement dit, quatre royaumes, le Portugal, la Sardaigne, les Deux-Siciles, la Belgique ; en Asie, une vice-royauté, l’Inde, égale à un empire ; et, en Amérique, neuf républiques, le Mexique, le Guatemala, la Colombie, le Pérou, Bolivia, le Paraguay, l’Uruguay, la Plata et le Chili. Soit par influence, soit par souveraineté directe, la Grande-Bretagne possède aujourd’hui la plus grande partie de cet énorme héritage. Elle a à peu près toutes les îles qu’avait l’Espagne, et qui, presque littéralement, étaient innombrables. Comme nous le disions en commençant, elle a dévoré l’Espagne, de même que l’Espagne avait dévoré le Portugal. Aujourd’hui, en parcourant du regard les domaines britanniques, on ne voit que noms portugais et castillans, Gibraltar, Sierra-Leone, la Ascension, Fernando-Po, las Mascarenhas, el Cabo Delgado, el Cabo Guardafui, Honduras, las Lucaïas, las Bermudas, la Barbada, la Trinidad, Tabago, Santa Margarita, la Granada, San-Cristoforo, Antigoa. Partout l’Espagne est visible, partout l’Espagne reparaît. Même sous la pression de l’Angleterre, les fragments de l’empire de Charles-Quint n’ont pas encore perdu leur forme ; et, qu’on nous passe cette comparaison qui rend notre pensée, on reconnaît toute la monarchie espagnole dans les possessions de la Grande-Bretagne comme on retrouve un jaguar à demi digéré dans le ventre d’un boa.


IX


Ainsi que nous l’avons indiqué sommairement dans le paragraphe V, les deux empires du dix-septième siècle portaient dans leur constitution même les causes de leur décadence. Mais ils vivaient momentanément d’une vie fébrile si formidable, qu’avant de mourir ils eussent pu étouffer la civilisation. Il fallait qu’un fait extérieur considérable donnât aux causes de chute qui étaient en eux le temps de se développer. Ce fait, que nous avons également signalé, c’est la résistance de l’Europe.

Au dix-septième siècle, l’Europe, gardienne de la civilisation, menacée au levant et au couchant, a résisté à la Turquie et à l’Espagne. Au dix-neuvième, l’Europe, replacée par les combinaisons souveraines de la providence identiquement dans la même situation, doit résister à la Russie et à l’Angleterre.

Maintenant, comment résistera-t-elle ? que reste-t-il, à ne l’envisager que sous ce point de vue spécial, de la vieille Europe qui a lutté, et où sont les points d’appui de l’Europe nouvelle ?

La vieille Europe, cette citadelle que nous avons tâché de reconstruire par la pensée dans les pages où nous avons placé notre point de départ, est aujourd’hui à moitié démolie et trouée de toutes parts de brèches profondes.

Presque tous les petits états, duchés, républiques ou villes libres, qui contribuaient à la défense générale, sont tombés.

La Hollande, trop de fois remaniée, s’est amoindrie.

La Hongrie, devenue le pays de Galles, les Asturies ou le Dauphiné de l’Autriche, s’est effacée.

La Pologne a disparu.

Venise a disparu.

Gênes a disparu.

Malte a disparu.

Le pape n’est plus que nominal. La foi catholique a perdu du terrain ; perdre du terrain, c’est perdre des contribuables. Rome est appauvrie. Or, ses états ne suffiraient pas pour lui donner une armée ; elle n’a point d’argent pour en acheter une, et d’ailleurs nous ne sommes plus dans un siècle où l’on en vend. Comme prince temporel, le pape a disparu.

Que reste-t-il donc de tout ce vieux monde ? Qui est-ce qui est encore debout en Europe ? Deux nations seulement, la France et l’Allemagne.

Eh bien, cela pourrait suffire. La France et l’Allemagne sont essentiellement l’Europe. L’Allemagne est le cœur ; la France est la tête.

L’Allemagne et la France sont essentiellement la civilisation. L’Allemagne sent ; la France pense.

Le sentiment et la pensée, c’est tout l’homme civilisé.

Il y a entre les deux peuples connexion intime, consanguinité incontestable. Ils sortent des mêmes sources ; ils ont lutté ensemble contre les romains ; ils sont frères dans le passé, frères dans le présent, frères dans l’avenir.

Leur mode de formation a été le même. Ils ne sont pas des insulaires, ils ne sont pas des conquérants ; ils sont les vrais fils du sol européen.

Le caractère sacré et profond de fils du sol leur est tellement inhérent et se développe en eux si puissamment, qu’il a rendu longtemps impossible, même malgré l’effort des années et la prescription de l’antiquité, leur mélange avec tout peuple envahisseur, quel qu’il fût et de quelque part qu’il vînt. Sans compter les juifs, nation émigrante et non conquérante, qui est d’ailleurs dans l’exception partout, on peut citer, par exemple, des races slaves qui habitent le sol allemand depuis dix siècles, et qui n’étaient pas encore allemandes il y a cent cinquante ans. Rien de plus frappant à ce sujet que ce que raconte Tollius. En 1687, il était à la cour de Brandebourg ; l’électeur lui dit un jour : « J’ai des vandales dans mes états. Ils habitent les côtes de la mer Baltique. Ils parlent esclavon, à cause de l’Esclavonie, d’où ils sont venus jadis. Ce sont des gens fourbes, infidèles, aimant le changement, séditieux ; ils ont nombre de bourgs de cinq ou six cents pères de famille ; ils ont en secret un roi de leur nation, lequel porte sceptre et couronne, et à qui ils paient chaque année un sesterce par tête. J’ai aperçu une fois ce roi, qui était un jeune homme bien dispos de corps et d’esprit ; comme je le considérais attentivement, un vieillard s’en aperçut, entrevit ma pensée, et, pour m’en détourner, il tomba à coups de bâton sur ce roi, qui était son roi, et le chassa comme un esclave. Ils ont l’esprit léger, et reculent, quand on les approche, dans des bois et des marais inaccessibles ; c’est ce qui m’a empêché d’ouvrir chez eux des écoles ; mais j’ai fait traduire dans leur langue la bible, les psaumes et le catéchisme. Ils ont des armes, mais secrètement. Une fois, ayant avec moi huit cents grenadiers, je me trouvai tout à coup environné de quatre ou cinq mille vandales ; mes huit cents grenadiers eurent grand’peine à les dissiper. » Après un moment de silence, l’électeur voyant Tollius rêveur, ajouta cette parole remarquable : Tollius, vous êtes alchiniste. Il est poßible que vous faßiez de l’or avec du cuivre ; je vous defie de faire un prußien avec un vandale.

La fusion était difficile en effet ; pourtant, ce qu’aucun alchimiste n’eût pu faire, la nationalité allemande, aidée par la grande clarté du dix-neuvième siècle, finira par l’accomplir.

À l’heure qu’il est, les mêmes phénomènes constituants se manifestent en Allemagne et en France. Ce que l’établissement des départements a fait pour la France, l’union des douanes le fait pour l’Allemagne ; elle lui donne l’unité.

Il faut, pour que l’univers soit en équilibre, qu’il y ait en Europe, comme la double clef de voûte du continent, deux grands états du Rhin, tous deux fécondés et étroitement unis par ce fleuve régénérateur ; l’un septentrional et oriental, l’Allemagne, s’appuyant à la Baltique, à l’Adriatique et à la mer Noire, avec la Suède, le Danemark, la Grèce et les principautés du Danube pour arcs-boutants ; l’autre, méridional et occidental, la France, s’appuyant à la Méditerranée et à l’Océan, avec l’Italie et l’Espagne pour contre-forts.

Depuis mille ans, la même question s’est déjà présentée plusieurs fois en d’autres termes, et ce plan a déjà été essayé par trois grands princes.

D’abord, par Charlemagne. Au huitième siècle, ce n’étaient pas les turcs et les espagnols, ce n’étaient pas les anglais et les russes, c’étaient les saxons et les normands. Charlemagne construisit son état contre eux. L’empire de Charlemagne est une première épreuve encore vague et confuse, mais pourtant reconnaissable, de l’Europe que nous venons d’esquisser, et qui sera un jour, sans nul doute, l’Europe définitive.

Plus tard, par Louis XIV. Louis XIV voulut bâtir l’état méridional du Rhin tel que nous l’avons indiqué. Il mit sa famille en Espagne, en Italie et en Sicile, et y appuya la France. L’idée était neuve, mais la dynastie était usée ; l’idée était grande, mais la dynastie était petite. Cette disproportion empêcha le succès.

L’œuvre était bonne, l’ouvrier était bon, l’outil était mauvais.

Enfin, par Napoléon. Napoléon commença par rétablir, lui aussi, l’état méridional du Rhin. Il installa sa famille non seulement en Espagne, en Lombardie, en Étrurie et à Naples, mais encore dans le duché de Berg et en Hollande, afin d’avoir en bas toute la Méditerranée et en haut tout le cours du Rhin jusqu’à l’Océan. Puis, quand il eut refait ainsi ce qu’avait fait Louis XIV, il voulut refaire ce qu’avait fait Charlemagne. Il essaya de constituer l’Allemagne d’après la même pensée que la France. Il épousa l’Autriche, donna la Westphalie à son frère, la Suède à Bernadotte, et promit la Pologne à Poniatowski. C’est dans cette œuvre immense qu’il rencontra l’Angleterre, la Russie et la providence, et qu’il se brisa. Les temps n’étaient pas encore venus. S’il eût réussi, le groupe continental était formé.

Peut-être faut-il que l’œuvre de Charlemagne et de Napoléon se refasse sans Napoléon et sans Charlemagne. Ces grands hommes ont peut-être l’inconvénient de trop personnifier l’idée et d’inquiéter par leur entité, plutôt française que germanique, la jalousie des nationalités. Il en peut résulter des méprises, et les peuples en viennent à s’imaginer qu’ils servent un homme et non une cause, l’ambition d’un seul et non la civilisation de tous. Alors ils se détachent. C’est ce qui est arrivé en 1813. Il ne faut pas que ce soit Charlemagne ou Bonaparte qui se défende contre les ennemis de l’orient ou les ennemis de l’occident ; il faut que ce soit l’Europe. Quand l’Europe centrale sera constituée, et elle le sera un jour, l’intérêt de tous sera évident ; la France, adossée à l’Allemagne, fera front à l’Angleterre, qui est, comme nous l’avons déjà dit, l’esprit de commerce, et la rejettera dans l’océan ; l’Allemagne, adossée à la France, fera front à la Russie, qui, nous l’avons dit de même, est l’esprit de conquête, et la rejettera dans l’Asie.

Le commerce est à sa place dans l’océan.

Quant à l’esprit de conquête, qui a la guerre pour instrument, il retrempe et ressuscite les civilisations mortes et tue les civilisations vivantes. La guerre est pour les unes la renaissance, pour les autres la fin. L’Asie en a besoin, l’Europe non.

La civilisation admet l’esprit militaire et l’esprit commercial, mais elle ne s’en compose pas uniquement. Elle les combine dans une juste proportion avec les autres éléments humains. Elle corrige l’esprit guerrier par la sociabilité, et l’esprit marchand par le désintéressement. S’enrichir n’est pas son objet exclusif ; s’agrandir n’est pas son ambition suprême. Éclairer pour améliorer, voilà son but ; et, à travers les passions, les préjugés, les illusions, les erreurs et les folies des peuples et des hommes, elle fait le jour par le rayonnement calme et majestueux de la pensée.

Résumons. L’union de l’Allemagne et de la France, ce serait le frein de l’Angleterre et de la Russie, le salut de l’Europe, la paix du monde.


X


C’est ce que la politique anglaise et la politique russe, maîtresses du congrès de Vienne, ont compris en 1815.

Il y avait alors rupture de fait entre la France et l’Allemagne.

Les causes de cette rupture valent la peine d’être rappelées en peu de mots.

Le czar, par enthousiasme pour Bonaparte, avait été un moment français ; mais, voyant Napoléon édifier le nord de l’Europe contre la Russie, il était redevenu russe. Et, quelle que pût être son amitié d’homme privé pour Alexandre, Napoléon, en fortifiant l’Europe contre les russes, ne méritait aucun blâme. Il est aussi impossible aux Charlemagne et aux Napoléon de ne pas construire leur Europe d’une certaine façon qu’au castor de ne pas bâtir sa hutte selon une certaine forme et contre un certain vent. Quand il s’agit de la conservation et de la propagation, ces deux grandes lois naturelles, le génie a son instinct aussi sûr, aussi fatal, aussi étranger à tout ce qui n’est pas le but, que l’instinct de la brute. Il le suit, laissez-le faire, et, dans l’empereur comme dans le castor, admirez Dieu.

L’Angleterre, elle, n’avait même pas eu le moment d’illusion d’Alexandre. La paix d’Amiens avait duré le temps d’un éclair ; Fox tout au plus avait été fasciné par Bonaparte. L’Europe de Napoléon était bâtie également et surtout contre elle. Aussi, pour s’allier à l’Angleterre, le czar n’eut qu’à prendre la main qui était tendue vers lui depuis longtemps. On sait les événements de 1812. L’empereur Napoléon s’appuyait sur l’Allemagne comme sur la France ; mais, harcelé de toutes parts, haï et trahi par les rois de vieille souche, piqué par la nuée des pamphlets de Londres comme le taureau par un essaim de frelons, gêné dans ses moyens d’action, troublé dans son opération colossale et délicate, il avait fait deux grandes fautes, l’une au midi, l’autre au nord ; il avait froissé l’Espagne et blessé la Prusse. Il s’ensuivit une réaction terrible, et juste sous quelques rapports. Comme l’Espagne, la Prusse se souleva. L’Allemagne trembla sous les pieds de l’empereur. Cherchant du talon son point d’appui, il recula jusqu’en France, où il retrouva la terre ferme. Là, durant trois grands mois, il lutta comme un géant corps à corps avec l’Europe. Mais le duel était inégal ; ainsi que dans les combats d’Homère, l’Océan et l’Asie secouraient l’Europe. L’Océan vomissait les anglais ; l’Asie vomissait les cosaques. L’empereur tomba ; la France se voila la tête ; mais, avant de fermer les yeux, à l’avant-garde des hordes russes, elle reconnut l’Allemagne.

De là une rupture entre les deux peuples. L’Allemagne avait sa rancune ; la France eut sa colère.

Mais chez des nations généreuses, sœurs par le sang et par la pensée, les rancunes passent, les colères tombent ; le grand malentendu de 1813 devait finir par s’éclaircir. L’Allemagne, héroïque dans la guerre, redevient rêveuse à la paix. Tout ce qui est illustre, tout ce qui est sublime, même hors de sa frontière, plaît à son enthousiasme sérieux et désintéressé. Quand son ennemi est digne d’elle, elle le combat tant qu’il est debout ; elle l’honore dès qu’il est tombe. Napoléon était trop grand pour qu’elle n’en revînt pas à l’admirer, trop malheureux pour qu’elle n’en revînt pas à l’aimer. Et pour la France, à qui Sainte-Hélène a serré le cœur, quiconque admire et aime l’empereur est français. Les deux nations étaient donc invinciblement amenées, dans un temps donné, à s’entendre et à se réconcilier.

L’Angleterre et la Russie prévirent cet avenir inévitable ; et, pour l’empêcher, peu rassurées par la chute de l’empereur, motif momentané de rupture, elles créèrent entre l’Allemagne et la France un motif permanent de haine.

Elles prirent à la France et donnèrent à l’Allemagne la rive gauche du Rhin.


XI


Ceci était d’une politique profonde.

C’était entamer le grand état méridional du Rhin, ébauché par Charlemagne, construit par Louis XIV, complété et restauré par Napoléon. C’était affaiblir l’Europe centrale, lui créer facticement une sorte de maladie chronique, et la tuer peut-être, avec le temps, en lui mettant près du cœur un ulcère toujours douloureux, toujours gangrené. C’était faire brèche à la France, à la vraie France, qui est rhénane comme elle est méditerranéenne ; Francia rhenana, disent les vieilles chartes carlovingiennes. C’était poster une avant-garde étrangère à cinq journées de Paris. C’était surtout irriter à jamais la France contre l’Allemagne.

Cette politique profonde, qu’on reconnaît dans la conception d’une pareille pensée, se retrouve dans l’exécution.

Donner la rive gauche du Rhin à l’Allemagne, c’était une idée. L’avoir donnée à la Prusse, c’est un chef-d’œuvre.

Chef-d’œuvre de haine, de ruse, de discorde et de calamité ; mais chef-d’œuvre. La politique en a comme cela.

La Prusse est une nation jeune, vivace, énergique, spirituelle, chevaleresque, libérale, guerrière, puissante. Peuple d’hier qui a demain. La Prusse marche à de hautes destinées particulièrement sous son roi actuel, prince grave, noble, intelligent et loyal, qui est digne de donner à son peuple cette dernière grandeur, la liberté. Dans le sentiment vrai et juste de son accroissement inévitable, par un point d’honneur louable, quoique à notre avis mal entendu, la Prusse peut vouloir ne rien lâcher de ce qu’elle a une fois saisi.

La politique anglaise se garda bien de donner cette rive gauche à l’Autriche. L’Autriche évidemment depuis deux siècles décroît et s’amoindrit.

Au dix-huitième siècle, époque où Pierre le Grand a fait la Russie, Frédéric le Grand a fait la Prusse ; et il l’a faite, en grande partie, avec des morceaux de l’Autriche.

L’Autriche, c’est le passé de l’Allemagne ; la Prusse, c’est l’avenir.

À cela près que la France, comme nous le montrerons tout à l’heure, est à la fois vieille et jeune, ancienne et neuve, la Prusse est en Allemagne ce que la France est en Europe.

Il devrait y avoir entre la France et la Prusse effort cordial vers le même but, chemin fait en commun, accord profond, sympathie. Le partage du Rhin crée une antipathie.

Il devrait y avoir amitié ; le partage du Rhin crée une haine.

Brouiller la France avec l’Allemagne, c’était quelque chose ; brouiller la France avec la Prusse, c’était tout.

Redisons-le, l’installation de la Prusse dans les provinces rhénanes a été le fait capital du congrès de Vienne. Ce fut la grande adresse de lord Castlereagh et la grande faute de M. de Talleyrand.


XII


Du reste, dans le fatal remaniement de 1815, il n’y a pas eu d’autre idée que celle-là. Le surplus a été fait au hasard. Le congrès a songé à désorganiser la France, non à organiser l’Allemagne.

On a donné des peuples aux princes et des princes aux peuples, parfois sans regarder les voisinages, presque toujours sans consulter l’histoire, le passé, les nationalités, les amours-propres. Car les nations aussi ont leurs amours-propres, qu’elles écoutent souvent, disons-le à leur honneur, plus que leurs intérêts.

Un seul exemple, qui est éclatant, suffira pour indiquer de quelle manière s’est fait sous ce rapport le travail du congrès. Mayence est une ville illustre. Mayence, au neuvième siècle, était assez forte pour châtier son archevêque Hatto ; Mayence, au douzième siècle, était assez puissante pour défendre contre l’empereur et l’empire son archevêque Adalbert. Mayence, en 1225, a été le centre de la hanse rhénane et le nœud des cent villes. Elle a été la métropole des minnesænger, c’est-à-dire de la poésie gothique ; elle a été le berceau de l’imprimerie, c’est-à-dire de la pensée moderne. Elle garde et montre encore la maison qu’ont habitée, de 1443 à 1450, Gutenberg, Jean Fust et Pierre Schæffer, et qu’elle appelle par une magnifique et juste assimilation Dreykönigshof, la maison des trois rois. Pendant huit cents ans, Mayence a été la capitale du premier des électorats germaniques ; pendant vingt ans, Mayence a été un des fronts de la France. Le congrès l’a donnée comme une bourgade, à un état de cinquième ordre, à la Hesse.

Mayence avait une nationalité distincte, tranchée, hautaine et jalouse. L’électorat de Mayence pesait en Europe. Aujourd’hui elle a garnison étrangère. Elle n’est plus qu’une sorte de corps de garde où l’Autriche et la Prusse font faction, l’œil fixé sur la France.

Mayence avait gravé en 1135 sur les portes de bronze que lui avait données Willigis les libertés que lui avait données Adalbert. Elle a encore les portes de bronze, mais elle n’a plus les libertés.

Dans le plus profond de son histoire, Mayence a des souvenirs romains ; le tombeau de Drusus est chez elle. Elle a des souvenirs français ; Pépin, le premier roi de France qui ait été sacré, a été sacré, en 750, par un archevêque de Mayence, saint Boniface. Elle n’a point de souvenirs hessois, à moins que ce ne soit celui-ci : au seizième siècle, son territoire fut ravagé par Jean le Batailleur, landgrave de Hesse.

Ceci montre comment le congrès de Vienne a procédé. Jamais opération chirurgicale ne s’est faite plus à l’aventure. On s’est hâté d’amputer la France, de mutiler les populations rhénanes, d’en extirper l’esprit français. On a violemment arraché des morceaux de l’empire de Napoléon ; l’un a pris celui-ci, l’autre celui-là, sans regarder même si le lambeau par hasard ne souffrait pas, s’il n’était pas séparé de son centre, c’est-à-dire de son cœur, s’il pouvait reprendre vie autrement et se rattacher ailleurs. On n’a posé aucun appareil, on n’a fait aucune ligature. Ce qui saignait il y a vingt-cinq ans saigne encore.

Ainsi on a donné à la Bavière quelques anneaux de la chaîne des Vosges, vingt-six lieues de long sur vingt et une de large, cinq cent dix-sept mille quatrevingts âmes, trois morceaux de nos trois départements de la Sarre, du Bas-Rhin et du Mont-Tonnerre. Avec ces trois morceaux, la Bavière a fait quatre districts. Pourquoi ces chiffres et pas d’autres ? Cherchez une raison ; vous ne trouverez que le caprice.

On a donné à Hesse-Darmstadt le bout septentrional des Vosges, le nord du département du Mont-Tonnerre, et cent soixante-treize mille quatre cents âmes. Avec ces âmes et ces Vosges, la Hesse a fait onze cantons.

Si l’on promène son regard sur une carte d’Allemagne vers le confluent du Mein et du Rhin, on est agréablement surpris d’y voir s’épanouir une grande fleur à cinq pétales, découpée en 1815 par les ciseaux délicats du congrès. Francfort est le pistil de cette rose. Ce pistil, où vivent en plein développement deux bourgmestres, quarante-deux sénateurs, soixante administrateurs et quatrevingt-cinq législateurs, contient quarante-six mille habitants, dont cinq mille juifs. Les cinq pétales, peints tous sur la carte de différentes couleurs, appartiennent à cinq états différents ; le premier est à la Bavière, le deuxième est à Hesse-Cassel, le troisième à Hesse-Hombourg, le quatrième à Nassau, le cinquième à Hesse-Darmstadt.

Était-il nécessaire d’accommoder et d’envelopper de cette façon une noble ville où il semble, lorsqu’on y est, qu’on sente battre le cœur de l’Allemagne ? Les empereurs y étaient élus et couronnés ; la diète germanique y délibère ; Goethe y est né.

Lorsqu’il parcourt aujourd’hui les provinces rhénanes, sur lesquelles rayonnait il n’y a pas trente ans cette puissante homogénéité qui a pénétré si profondément en moins d’un siècle et demi l’antique landgraviat d’Alsace, le voyageur rencontre de temps à autre un poteau blanc et bleu, il est en Bavière ; puis voici un poteau blanc et rouge, il est dans la Hesse ; puis voilà un poteau blanc et noir, il est en Prusse. Pourquoi ? Y a-t-il une raison à cela ? A-t-on passé une rivière, une muraille, une montagne ? A-t-on touché une frontière ? Quelque chose s’est-il modifié dans le pays qu’on a traversé ? Non. Rien n’a changé que la couleur des poteaux. Le fait est qu’on n’est ni en Prusse, ni dans la Hesse, ni en Bavière ; on est sur la rive gauche du Rhin, c’est-à-dire en France, comme sur la rive droite on est en Allemagne.

Insistons donc sur ce point : l’arrangement de 1815 a été une répartition léonine. Les rois ne se sont dit qu’une chose : Partageons. — Voici la robe de Joseph, déchirons-la, et que chacun garde ce qui lui restera aux mains. — Ces pièces sont aujourd’hui cousues au bas de chaque état ; on peut les voir ; jamais loques plus bizarrement déchiquetées n’ont traîné sur une mappemonde, jamais haillons ajustés bout à bout par la politique humaine n’ont caché et travesti plus étrangement les éternels et divins compartiments des fleuves, des mers et des montagnes.

Et, tôt ou tard les nobles nations du Rhin y réfléchiront, c’est d’elles que le congrès s’est le moins préoccupé. On a pu entrevoir dans ces quelques lignes nécessairement sommaires avec quel dédain le congrès a traité l’histoire, le passé, les affinités géographiques et commerciales, tout ce qui constitue l’entité des nations. Chose remarquable, on distribuait des peuples et l’on ne songeait pas aux peuples. On s’agrandissait, on s’arrondissait, on s’étendait, voilà tout. Chacun payait ses dettes avec un peu de la France. On faisait des concessions viagères et des concessions à réméré. On s’accommodait entre soi. Tel prince demandait des arrhes ; on lui donnait une ville. Tel autre réclamait un appoint ; on lui jetait un village. Mais sous cette légèreté apparente, nous l’avons indiqué, il y avait une pensée profonde, une pensée anglaise et russe qui s’exécutait, disons-le, aussi bien aux dépens de l’Allemagne qu’aux dépens de la France. Le Rhin est le fleuve qui doit les unir ; on en a fait le fleuve qui les divise.


XIII


Cette situation évidemment est factice, violente, contre nature, et par conséquent momentanée. Le temps ramène tout à l’équation ; la France reviendra à sa forme normale et à ses proportions nécessaires. À notre avis, elle doit et elle peut y revenir pacifiquement, par la force des choses combinée avec la force des idées. À cela pourtant il y a deux obstacles :

Un obstacle matériel ;

Un obstacle moral.


XIV


L’obstacle matériel, c’est la Prusse.

Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit à ce sujet. Il est impossible pourtant que dans un temps donné la Prusse ne reconnaisse pas trois choses :

La première, c’est que, le caractère personnel des princes toujours laissé hors de question, l’alliance russe n’est pas et ne peut pas être un fait simple et clair pour un état de l’Europe centrale. Ce sont là des rapprochements dont l’arrière-pensée est transparente. Entre royaumes et entre peuples on peut s’aimer de beaucoup de façons. La Russie aime l’Allemagne comme l’Angleterre aime le Portugal et l’Espagne, comme le loup aime le mouton.

La deuxième, c’est que, malgré tous les efforts de la Prusse depuis vingt-cinq ans, malgré force concessions de bien-être, comme l’abaissement des taxes sur le tabac, le houblon et le vin, si paternel qu’ait été son gouvernement, et nous le reconnaissons, la rive gauche du Rhin est restée française ; tandis que la rive droite, naturellement et nécessairement allemande, est devenue tout de suite prussienne. Parcourez la rive droite, entrez dans les auberges, dans les tavernes, dans les boutiques ; partout vous verrez le portrait du grand Frédéric et la bataille de Rosbach accrochés au mur. Parcourez la rive gauche, visitez les mêmes lieux, partout vous y trouverez Napoléon et Austerlitz, protestation muette. La liberté de la presse n’existe pas dans les possessions prussiennes, mais la liberté de la muraille y existe encore, et elle suffit, comme on voit, pour rendre publiques les pensées secrètes.

En troisième lieu, la Prusse remarquera que son état, tel que les congrès l’ont coupé, est mal fait. Qu’est-ce en effet que la Prusse aujourd’hui ? Trois îles en terre ferme. Chose bizarre à dire, mais vraie. Le Rhin, et surtout le défaut de sympathie et d’unité, divisent en deux le grand duché du Bas-Rhin, qui est lui-même séparé de la vieille Prusse par un détroit où passe un bras de la confédération germanique et où le Hanovre et la Hesse électorale font leur jonction. Entre les deux points les plus rapprochés de ce détroit, Liebenau et Wilzenhs, est précisément situé Cassel, comme pour interdire toute communication. Étrange sujétion presque absurde à exprimer, le roi de Prusse ne peut aller chez lui sans sortir de chez lui.

Il est évident que ceci encore n’est qu’une situation provisoire.

La Prusse, disons-le-lui à elle-même, tend à devenir et deviendra un grand royaume homogène, lié dans toutes ses parties, puissant sur terre et sur mer. À l’heure qu’il est, la Prusse n’a de ports que sur la Baltique, mer dont la profondeur n’atteint pas les huit cents pieds du lac de Constance, mer plus facile à fermer encore que la Méditerranée, et qui n’a pas, comme la Méditerranée, l’inappréciable avantage d’être le bassin même de la civilisation. Un peuple enfermé dans la Méditerranée a pu devenir Rome. Que deviendrait un peuple enfermé dans la Baltique ? Il faut à la Prusse des ports sur l’Océan.

Nul n’a le secret de l’avenir, et Dieu seul, de son doigt inflexible, avance, recule ou efface souverainement les lignes vertes et rouges que les hommes tracent sur les mappemondes. Mais dès à présent, on peut le constater, car une partie en est déjà visible, le travail divin se fait. Dès à présent la providence remet en ordre, avec sa lenteur infaillible et majestueuse, ce qu’ont dérangé les congrès. En séparant, par l’avènement béni d’une jeune fille, la couronne du Hanovre de la couronne d’Angleterre, en isolant le petit royaume du grand, en frappant de diverses incapacités morales et physiques, on pourrait dire de tous les aveuglements à la fois, la branche de Brunswick restée allemande ou redevenue allemande, c’est-à-dire en la marquant pour une extinction prochaine, il semble qu’elle laisse déjà entrevoir son moyen et son but : le Hanovre à la Prusse et le Rhin à la France.

Quand nous disons le Rhin, nous entendons la rive gauche. Or la Prusse a plus de rive droite que de rive gauche, et elle gardera la rive droite.

Pour le Hanovre, l’incorporation à la Prusse, c’est un grand pas vers la liberté, la dignité et la grandeur. Pour la Prusse, la possession du Hanovre, c’est d’abord l’homogénéité du territoire, la suppression du détroit et de l’obstacle, la jonction du duché du Rhin à la vieille Prusse ; ensuite, c’est l’absorption inévitable de Hambourg et d’Oldenbourg, c’est l’Océan ouvert, la navigation libre, la possibilité d’être aussi puissante par la marine que par l’armée.

Qu’est-ce que la rive gauche du Rhin à côté de tout cela ?

Quant à l’Allemagne proprement dite, c’est dans les principautés du Danube, que sont ses compensations futures. N’est-il pas évident que l’empire ottoman diminue et s’atrophie pour que l’Allemagne s’agrandisse ?


XV


L’obstacle moral, c’est l’inquiétude que la France éveille en Europe.

La France en effet, pour le monde entier, c’est la pensée, c’est l’intelligence, la publicité, le livre, la presse, la tribune, la parole ; c’est la langue, la pire des choses, dit Ésope : — la meilleure aussi.

Pour apprécier quelle est l’influence de la France dans l’atmosphère continentale et quelle lumière et quelle chaleur elle y répand, il suffit de comparer à l’Europe d’il y a deux cents ans, dont nous avons crayonné le tableau en commençant, l’Europe d’aujourd’hui.

S’il est vrai que le progrès des sociétés soit, et nous le croyons fermement, de marcher par des transformations lentes, successives et pacifiques, du gouvernement d’un seul au gouvernement de plusieurs et du gouvernement de plusieurs au gouvernement de tous ; si cela est vrai, au premier aspect il semble évident que l’Europe, loin d’avancer, comme les bons esprits le pensent, a rétrogradé.

En effet, sans même pour l’instant faire figurer dans ce calcul les monarchies secondaires de la confédération germanique, et en ne tenant compte que des états absolument indépendants, on se souvient qu’au dix-septième siècle il n’y avait en Europe que douze monarchies héréditaires ; il y en a dix-sept maintenant.

Il y avait cinq monarchies électives ; il n’y en a plus qu’une, le Saint-Siège.

Il y avait huit républiques ; il n’y en a plus qu’une, la Suisse.

La Suisse, il faut d’ailleurs l’ajouter, n’a pas seulement survécu, elle s’est agrandie. De treize cantons elle est montée à vingt-deux. Disons-le en passant, — car, si nous insistons sur les causes morales, nous ne voulons pas omettre les causes physiques, — toutes les républiques qui ont disparu étaient dans la plaine ou sur la mer ; la seule qui soit restée était dans la montagne. Les montagnes conservent les républiques. Depuis cinq siècles, en dépit des assauts et des ligues, il y a trois républiques montagnardes dans l’ancien continent : une en Europe, la Suisse, qui tient les Alpes ; une en Afrique, l’Abyssinie[5], qui tient les montagnes de la Lune ; une en Asie, la Circassie, qui tient le Caucase.

Si, après l’Europe, nous examinons la confédération germanique, ce microcosme de l’Europe, voici ce qui apparaît : à part la Prusse et l’Autriche, qui comptent parmi les grandes monarchies indépendantes, les six principaux états de la confédération germanique sont : la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, le Hanovre, la Hesse et Bade. De ces six états, les quatre premiers étaient des duchés, ce sont aujourd’hui des royaumes ; les deux derniers étaient, la Hesse un landgraviat et Bade un margraviat, ce sont aujourd’hui des grands-duchés.

Quant aux états électifs et viagers du corps germanique, ils étaient nombreux et comprenaient une foule de principautés ecclésiastiques ; tous ont cessé d’exister ; à leur tête se sont éclipsés pour jamais les trois grands électorats archiépiscopaux du Rhin.

Si nous passons aux états populaires, nous trouvons ceci : il y avait en Allemagne soixante-dix villes libres ; il n’y en a plus que quatre, Francfort-sur-le-Mein, Hambourg, Lubeck et Brême.

Et qu’on le remarque bien, pour faire ce rapprochement nous ne nous sommes pas mis dans les conditions les plus favorables à ce que nous voulions démontrer ; car, si au lieu de 1630 nous avions choisi 1650, par exemple, nous aurions pu retrancher aux états monarchiques et ajouter aux états démocratiques du dix-septième siècle la république anglaise, qui a disparu aujourd’hui comme les autres.

Poursuivons.

Des cinq monarchies électives, deux étaient de premier rang, Rome et l’Empire. La seule qui reste maintenant, Rome, est tombée au troisième rang.

Des huit républiques, une, Venise, était une puissance de second rang. La seule qui subsiste de nos jours, la Suisse, est, comme Rome, un état de troisième ordre.

Les cinq grandes puissances actuellement dirigeantes, la France, la Prusse, l’Autriche, la Russie et l’Angleterre, sont toutes des monarchies héréditaires.

Ainsi, d’après cette confrontation surprenante, qui a gagné du terrain ? la monarchie. Qui en a perdu ? la démocratie.

Voilà les faits.

Eh bien, les faits se trompent. Les faits ne sont que des apparences. Le sentiment profond et unanime des nations dément les faits et dit que c’est le contraire qui est vrai. La monarchie a reculé, la démocratie a avancé.

Pour que le côté libéral de la constitution de la vieille Europe non seulement n’ait rien perdu, mais encore ait prodigieusement gagné, malgré la multiplication et l’accroissement des royautés, malgré la chute de tous les états viagers, et, en quelque sorte, présidentiels de l’Allemagne, malgré la disparition de quatre grandes monarchies électives sur cinq, de sept républiques sur huit, et de soixante-six villes libres sur soixante-dix, il suffit d’un fait : la France a passé de l’état de monarchie pure à l’état de monarchie populaire.

Ce n’est qu’un pas, mais ce pas est fait par la France ; et, dans un temps donné, tous les pas que fait la France, le monde les fera. Ceci est tellement vrai, que, lorsqu’elle se hâte, le monde se révolte contre elle, et la prend à partie, trouvant plus facile encore de la combattre que de la suivre. Aussi la politique de la France doit-elle être une politique conductrice et toujours se résumer en deux mots : ne jamais marcher assez lentement pour arrêter l’Europe, ne jamais marcher assez vite pour empêcher l’Europe de rejoindre.

Le tableau que nous venons de dresser dans les quelques pages qui précèdent prouve encore, et prouve souverainement, ceci : c’est que les mots ne sont rien, c’est que les idées sont tout. À quoi bon batailler en effet pour ou contre le mot république, par exemple, lorsqu’il est démontré que sept républiques, quatre états électifs et soixante-six villes franches tiennent moins de place dans la civilisation européenne qu’une idée de liberté semée par la France à tous les vents ?

En effet, les états nuisent ou servent à la civilisation, non par le nom qu’ils portent, mais par l’exemple qu’ils donnent. Un exemple est une proclamation.

Or, quel est l’exemple que donnaient les républiques disparues, et quel est l’exemple que donne la France ?

Venise aimait passionnément l’égalité. Le doge n’avait que sa voix au sénat. La police entrait chez le doge comme chez le dernier citoyen, et, masquée, fouillait ses papiers en sa présence sans qu’il osât dire un mot. Les parents du doge étaient suspects à la république par cela seul qu’ils étaient parents du doge. Les cardinaux vénitiens lui étaient suspects comme princes étrangers. Catherine Cornaro, reine de Chypre, n’était à Venise qu’une dame de Venise. La république avait proscrit les titres héraldiques. Un jour un sénateur, nommé par l’empereur comte du saint-empire, fit sculpter en pierre sur le fronton de sa porte une couronne comtale au-dessus de son blason. Le lendemain matin la couronne avait disparu. Le conseil des Dix pendant la nuit l’avait fait briser à coups de marteau. Le sénateur dévora l’affront et fit bien. Sous François Foscari, quand le roi de Dacie vint séjourner à Venise, la république lui donna rang de citoyen ; rien de plus. Jusqu’ici tout va d’accord, et l’égalité la plus jalouse n’aurait rien à reprendre. Mais, au-dessous des citoyens, il y avait les citadins. Les citoyens, c’était la noblesse ; les citadins, c’était le peuple. Or les citadins, c’est-à-dire le peuple, n’avaient aucun droit. Leur magistrat suprême, qui s’appelait le chancelier des citadins et qui était une façon de doge plébéien, n’avait rang que fort loin après le dernier des nobles. Il y avait entre le bas et le haut de l’état une muraille infranchissable, et en aucun cas la citadinance ne menait à la seigneurie. Une fois seulement, au quatorzième siècle, trente bourgeois opulents se ruinèrent presque pour sauver la république et obtinrent en récompense, ou, pour mieux dire, en paiement, la noblesse ; mais cela fit presque une révolution ; et ces trente noms, aux yeux des patriciens purs, ont été jusqu’à nos jours les trente taches du livre d’or. La seigneurie déclarait ne devoir au peuple qu’une chose, le pain à bon marché. Joignez à cela le carnaval de cinq mois, et Juvénal pourra dire : Panem et circenses. Voilà comment Venise comprenait l’égalité. — Le droit public français a aboli tout privilège. Il a proclamé la libre accessibilité de toutes les aptitudes à tous les emplois, et cette parité du premier comme du dernier régnicole devant le droit politique est la seule vraie, la seule raisonnable, la seule absolue. Quel que soit le hasard de la naissance, elle extrait de l’ombre, constate et consacre les supériorités naturelles, et par l’égalité des conditions elle met en saillie l’inégalité des intelligences.

Dans Gênes comme dans Venise il y avait deux états, la grande république, régie par ce qu’on appelait le palais, c’est-à-dire par le doge et l’aristocratie, la petite république, régie par l’office de Saint-Georges. Seulement, au contraire de Venise, mainte fois la république d’en bas gênait, entravait, et même opprimait la république d’en haut. La communauté de Saint-Georges se composait de tous les créanciers de l’état, qu’on nommait les prêteurs. Elle était puissante et avare, et rançonnait fréquemment la seigneurie. Elle avait prise sur toutes les gabelles, part à tous les privilèges, et possédait exclusivement la Corse, qu’elle gouvernait rudement. Rien n’est plus dur qu’un gouvernement de nobles, si ce n’est un gouvernement de marchands. Prise absolument et en elle-même, Gênes était une nation de débiteurs menée par une nation de créanciers. À Venise, l’impôt pesait surtout sur la citadinance ; à Gênes, il écrasait souvent la noblesse. — La France, qui a proclamé l’égalité de tous devant la loi, a aussi proclamé l’égalité de tous devant l’impôt. Elle ne souffre aucun compartiment dans la caisse de l’état. Chacun y verse et y puise. Et, ce qui prouve la bonté du principe, de même que son égalité politique respecte l’inégalité des intelligences, son égalité devant l’impôt respecte l’inégalité des fortunes.

À Venise, l’état vendait des offices, et, moyennant un droit qu’on appelait dépôt de conseil, les mineurs pouvaient entrer, siéger et voter avant l’âge dans les assemblées. — La France a aboli la vénalité des fonctions publiques.

À Venise le silence régnait. — En France la parole gouverne.

À Gênes, la justice était rendue par une rote toujours composée de cinq docteurs étrangers. À Lucques, la rote ne contenait que trois docteurs ; le premier était podesta, le second juge civil, le troisième juge criminel ; et non seulement ils devaient être étrangers, mais encore il fallait qu’ils fussent nés à plus de cinquante milles de Lucques. — La France a établi, en principe et en fait, que la seule justice est la justice du pays.

À Gênes, le doge était gardé par cinq cents allemands ; à Venise, la république était défendue en terre ferme par une armée étrangère, toujours commandée par un général étranger ; à Raguse, les lois étaient placées sous la protection de cent hongrois, menés par leur capitaine, lesquels servaient aux exécutions ; à Lucques, la seigneurie était protégée dans son palais par cent soldats étrangers, qui, comme les juges, ne pouvaient être nés à moins de cinquante milles de la cité. — La France met le prince, le gouvernement et le droit public sous la protection des gardes nationales. Les anciennes républiques semblaient se défier d’elles-mêmes. La France se fie à la France.

À Lucques, il y avait une inquisition de la vie privée, qui s’intitulait conseil des discoles. Sur une dénonciation jetée dans la boîte du conseil, tout citoyen pouvait être déclaré discole, c’est-à-dire homme de mauvais exemple, et banni pour trois ans, sous peine de mort en cas de rupture de ban. De là, des abus sans nombre. — La France a aboli tout ostracisme. La France mure la vie privée.

En Hollande, l’exception régissait tout. Les états votaient par province, et non par tête. Chaque province avait ses lois spéciales, féodales en West-Frise, bourgeoises à Groningue, populaires dans les Ommelandes. Dans la province de Hollande, dix-huit villes seulement[6] avaient droit d’être consultées pour les affaires générales et ordinaires de la république ; sept autres[7] pouvaient être admises à donner leur avis, mais uniquement lorsqu’il s’agissait de la paix ou de la guerre, ou de la réception d’un nouveau prince. Ces vingt-cinq exceptées, aucune des autres villes n’était consultée, celles-là parce qu’elles appartenaient à des seigneurs particuliers, celles-ci parce qu’elles n’étaient pas villes fermées. Trois villes impériales, battant monnaie, gouvernaient l’Over-Yssel, chacune avec une prérogative inégale ; Deventer était la première, Campen la seconde et Zwol la troisième. Les villes et les villages du duché de Brabant obéissaient aux états généraux sans avoir le droit d’y être représentés. — En France, la loi est une pour toutes les cités comme pour tous les citoyens.

Genève était protestante, mais Genève était intolérante. Le pétillement sinistre des bûchers accompagnait la voix querelleuse de ses docteurs. Le fagot de Calvin s’allumait aussi bien et flambait aussi clair à Genève que le fagot de Torquemada à Madrid. — La France professe, affirme et pratique la liberté de conscience.

Qui le croirait ? la Suisse, en apparence populaire et paysanne, était un pays de privilège, de hiérarchie et d’inégalité. La république était partagée en trois régions. La première région comprenait les treize cantons et avait la souveraineté. La deuxième région contenait l’abbé et la ville de Saint-Gall, les Grisons, les Valaisans, Richterschwyl, Biel et Mulhausen. La troisième région englobait sous une sujétion passive les pays conquis, soumis ou achetés. Ces pays étaient gouvernés de la façon la plus inégale et la plus singulière. Ainsi Bade en Argovie, acquise en 1415, et la Turgovie, acquise en 1460, appartenaient aux huit premiers cantons. Les sept premiers cantons régissaient exclusivement les Libres Provinces prises en 1415 et Sargans vendu à la Suisse en 1483 par le comte Georges de Werdenberg. Les trois premiers cantons étaient suzerains de Bilitona et de Bellinzona. Ragatz, Lugano, Locarno, Mendrisio, le Val-Maggia, donnés à la Confédération en 1513 par François Sforce, duc de Milan, obéissaient à tous les cantons, Appenzell excepté. — La France n’admet pas de hiérarchie entre les parties du territoire. L’Alsace est égale à la Touraine, le Dauphiné est aussi libre que le Maine, la Franche-Comté est aussi souveraine que la Bretagne, et la Corse est aussi française que l’Île-de-France.

On le voit, et il suffit pour cela d’examiner la comparaison que nous venons d’ébaucher, les anciennes républiques exprimaient des originalités locales ; la France exprime des idées générales.

Les anciennes républiques représentaient des intérêts. La France représente des droits.

Les anciennes républiques, venues au hasard, étaient le fruit tel quel de l’histoire, du passé et du sol. La France modifie et corrige l’arbre, et sur un passé qu’elle subit greffe un avenir qu’elle choisit.

L’inégalité entre les individus, entre les villes, entre les provinces, l’inquisition sur la conscience, l’inquisition sur la vie privée, l’exception dans l’impôt, la vénalité des charges, la division par castes, le silence imposé à la pensée, la défiance faite loi de l’état, une justice étrangère dans la cité, une armée étrangère dans le pays, voilà ce qu’admettaient, selon le besoin de leur politique ou de leurs intérêts, les anciennes républiques. — La nation une, le droit égal, la conscience inviolable, la pensée reine, le privilège aboli, l’impôt consenti, la justice nationale, l’armée nationale, voilà ce que proclame la France.

Les anciennes républiques résultaient toujours d’un cas donné, souvent unique, d’une coïncidence de phénomènes, d’un arrangement fortuit d’éléments disparates, d’un accident ; jamais d’un système. La France croît en même temps qu’elle est ; elle discute sa base et la critique, et l’éprouve assise par assise ; elle pose des dogmes et en conclut l’état ; elle a une foi, l’amélioration ; un culte, la liberté ; un évangile, le vrai en tout. Les républiques disparues vivaient petitement et sobrement dans leur chétif ménage politique ; elles songeaient à elles, et rien qu’à elles ; elles ne proclamaient rien, elles n’enseignaient rien ; elles ne gênaient ni n’enlaidissaient aucun despotisme par le voisinage de leur liberté ; elles n’avaient rien en elles qui pût aller aux autres nations. La France, elle, stipule pour le peuple et pour tous les peuples, pour l’homme et pour tous les hommes, pour la conscience et pour toutes les consciences. Elle a ce qui sauve les nations, l’unité ; elle n’a pas ce qui les perd, l’égoïsme. Pour elle, conquérir des provinces, c’est bien ; conquérir des esprits, c’est mieux. Les républiques du passé, crénelées dans leur coin, faisaient toutes quelque chose de limite et de spécial ; leur forme, insistons sur ce point, était inapplicable à autrui ; leur but ne sortait point d’elles-mêmes. Celle-ci construisait une seigneurie, celle-là une bourgeoisie, cette autre une commune, cette dernière une boutique. La France construit la société humaine.

Les anciennes républiques se sont éclipsées. Le monde s’en est à peine aperçu. Le jour où la France s’éteindrait, le crépuscule se ferait sur la terre.

Nous sommes loin de dire pourtant que les anciennes républiques furent inutiles au progrès de l’Europe, mais il est certain que la France est nécessaire.

Pour tout résumer en un mot, des anciennes républiques il ne sortait que des faits ; de la France il sort des principes.

Là est le bienfait. Là aussi est le danger.

De la mission même que la France s’est donnée, c’est-à-dire, selon nous, a reçue d’en haut, il résulte plus d’un péril, surtout plus d’une alarme.

L’extrême largeur des principes français fait que les autres peuples peuvent vouloir se les essayer. Être Venise, cela ne tenterait aucune nation ; être la France, cela les tenterait toutes. De là, des entreprises éventuelles que redoutent les couronnes.

La France parle haut, et toujours, et à tous. De là un grand bruit qui fait veiller les uns ; de là un grand ébranlement qui fait trembler les autres.

Souvent ce qui est promesse aux peuples semble menace aux princes.

Souvent aussi qui proclame déclame.

La France propose beaucoup de problèmes à la méditation des penseurs. Mais ce qui fait méditer les penseurs fait aussi songer les insensés.

Parmi ces problèmes, il y en a quelques-uns que les esprits puissants et vrais résolvent par le bon sens ; il y en a d’autres que les esprits faux résolvent par le sophisme ; il y en a d’autres que les esprits farouches résolvent par l’émeute, le guet-apens ou l’assassinat.

Et puis, — et ceci d’ailleurs est l’inconvénient des théories, — on commence par nier le privilège, et l’on a raison tout à fait ; puis on nie l’hérédité, et l’on n’a plus raison qu’à demi ; puis on nie la propriété, et l’on n’a plus raison du tout ; puis on nie la famille, et l’on a complètement tort ; puis on nie le cœur humain, et l’on est monstrueux. Même, en niant le privilège, on a eu tort de ne point distinguer tout d’abord entre le privilège institué dans l’intérêt de l’individu, celui-là est mauvais, et le privilège institué dans l’intérêt de la société, celui-ci est bon. L’esprit de l’homme, mené par cette chose aveugle qu’on appelle la logique, va volontiers du général à l’absolu, et de l’absolu à l’abstrait. Or, en politique, l’abstrait devient aisément féroce. D’abstraction en abstraction on devient Néron ou Marat. Dans le demi-siècle qui vient de s’écouler, la France, car nous ne voulons rien atténuer, a suivi cette pente ; mais elle a fini par remonter vers le vrai.

En 89 elle a rêvé un paradis, en 93 elle a réalisé un enfer ; en 1800 elle a fondé une dictature, en 1815 une restauration, en 1830 un état libre. Elle a composé cet état libre d’élection et d’hérédité. Elle a dévoré toutes les folies avant d’arriver à la sagesse ; elle a subi toutes les révolutions avant d’arriver à la liberté. Or, à sa sagesse d’aujourd’hui on reproche ses folies d’hier ; à sa liberté on reproche ses révolutions.

Qu’on nous permette ici une digression, qui d’ailleurs va indirectement à notre but. Tout ce qu’on reproche à la France, tout ce que la France a fait, l’Angleterre l’avait fait avant elle. Seulement, — est-ce pour ce motif qu’on ne reproche rien à celle-là ? — les principes qui ont surgi de la révolution anglaise sont moins féconds que ceux qui se sont dégagés de la révolution française. L’une, égoïste comme toutes ces autres républiques qui sont mortes, n’a stipulé que pour le peuple anglais ; l’autre, nous l’avons dit tout à l’heure, a stipulé pour l’humanité tout entière.

Du reste, le parallèle est favorable à la France. Les massacres du Connaught dépassent 93. La révolution anglaise a eu plus de puissance pour le mal que la nôtre, et moins de puissance pour le bien ; elle a tué un plus grand roi et produit un moins grand homme. On admire Charles Ier ; on ne peut que plaindre Louis XVI. Quant à Cromwell, l’enthousiasme hésite devant ce grand homme difforme. Ce qu’il a de Scarron gâte ce qu’il a de Richelieu ; ce qu’il a de Robespierre gâte ce qu’il a de Napoléon.

On pourrait dire que la révolution britannique est circonscrite dans sa portée et dans son rayonnement par la mer, comme l’Angleterre elle-même. La mer isole les idées et les événements comme les peuples. Le protectorat de 1657 est à l’empire de 1811 dans la proportion d’une île à un continent.

Si frappantes que fussent, au milieu même du dix-septième siècle, ces aventures d’une puissante nation, les contemporains y croyaient à peine. Rien de précis ne se dessinait dans cet étrange tumulte. Les peuples de ce côté du détroit n’entrevoyaient les grandes et fatales figures de la révolution anglaise que derrière l’écume des falaises et les brumes de l’océan. La sombre et orageuse tragédie où étincelaient l’épée de Cromwell et la hache de Hewlet n’apparaissait aux rois du continent qu’à travers l’éternel rideau de tempêtes que la nature déploie entre l’Angleterre et l’Europe. À cette distance et dans ce brouillard, ce n’étaient plus des hommes, c’étaient des ombres.

Chose bien digne de remarque et d’insistance, dans l’espace d’un demi-siècle, deux têtes royales ont pu tomber en Angleterre, l’une sous un couperet royal, l’autre sur un échafaud populaire, sans que les têtes royales d’Europe en fussent émues autrement que de pitié. Quand la tête de Louis XVI tomba à Paris, la chose parut toute nouvelle, et l’attentat sembla inouï. Le coup frappé par la main vile de Marat et de Couthon retentit plus avant dans la terreur des rois que les deux coups frappés par le bras souverain d’Elisabeth et par le bras formidable de Cromwell. Il serait presque exact de dire que, pour le monde, ce qui ne s’est pas fait en France ne s’est pas encore fait.

1587 et 1649, deux dates pourtant bien lugubres, sont comme si elles n’étaient pas et disparaissent sous le flamboiement hideux de ces quatre chiffres sinistres, 1793.

Il est certain, quant à l’Angleterre, que le penitus toto divisos orbe britannos a été longtemps vrai. Jusqu’à un certain point il l’est encore. L’Angleterre est moins près du continent qu’elle ne le croit elle-même. Le roi Canut le Grand, qui vivait au onzième siècle, semble à l’Europe aussi lointain que Charlemagne. Pour le regard, les chevaliers de la Table ronde reculent dans les brouillards du moyen âge presque au même plan que les paladins. La renommée de Shakespeare a mis cent quarante ans à traverser le détroit. De nos jours, quatre cents enfants de Paris, silencieusement amoncelés comme les mouches d’octobre dans les angles noirs de la vieille porte Saint-Martin, et piétinant sur le pavé pendant trois soirées, troublent plus profondément l’Europe que tout le sauvage vacarme des élections anglaises.

Il y a donc, dans la peur que la France inspire aux princes européens, un effet d’optique et un effet d’acoustique, double grossissement dont il faudrait se défier. Les rois ne voient pas la France telle qu’elle est. L’Angleterre fait du mal ; la France fait du bruit.

Les diverses objections qu’on oppose en Europe, depuis 1830 surtout, à l’esprit français, doivent, à notre avis, être toutes abordées de front, et, pour notre part, nous ne reculerons devant aucune. Au dix-neuvième siècle, nous le proclamons avec joie et avec orgueil, le but de la France, c’est le peuple, c’est l’élévation graduelle des intelligences, c’est l’adoucissement progressif du sort des classes nombreuses et affligées, c’est le présent amélioré par l’éducation des hommes, c’est l’avenir assuré par l’éducation des enfants. Voilà, certes, une sainte et illustre mission. Nous ne nous dissimulons pas pourtant qu’à cette heure une portion du peuple, à coup sûr la moins digne et peut-être la moins souffrante, semble agitée de mauvais instincts ; l’envie et la jalousie s’y éveillent ; le paresseux d’en bas regarde avec fureur l’oisif d’en haut, auquel il ressemble pourtant ; et, placée entre ces deux extrêmes, qui se touchent plus qu’ils ne le croient, la vraie société, la grande société qui produit et qui pense, paraît menacée dans le conflit. Un travail souterrain de haine et de colère se fait dans l’ombre, de temps en temps de graves symptômes éclatent, et nous ne nions pas que les hommes sages, aujourd’hui si affectueusement inclinés sur les classes souffrantes, ne doivent mêler peut-être quelque défiance à leur sympathie. Selon nous, c’est le cas de surveiller, ce n’est point le cas de s’effrayer. Ici encore, qu’on y songe bien, dans tous ces faits dont l’Europe s’épouvante et qu’elle déclare inouïs, il n’y a rien de nouveau. L’Angleterre avait eu avant nous des révolutionnaires ; l’Allemagne, qu’elle nous permette de le lui dire, avait eu avant nous des communistes. Avant la France, l’Angleterre avait décapité la royauté ; avant la France, la Bohême avait nié la société. Les hussites, j’ignore si nos sectaires contemporains le savent, avaient pratiqué dès le quinzième siècle toutes leurs théories. Ils arboraient deux drapeaux ; sur l’un ils avaient écrit : Vengeance du petit contre le grand ! et ils attaquaient ainsi l’ordre social momentané ; sur l’autre ils avaient écrit : Réduire à cinq toutes les villes de la terre ! et ils attaquaient ainsi l’ordre social éternel. On voit que, par l’idée, ils étaient aussi « avancés » que ce qu’on appelle aujourd’hui les communistes ; par l’action, voici où ils en étaient : — ils avaient chassé un roi, Sigismond, de sa capitale, Prague ; ils étaient maîtres d’un royaume, la Bohême ; ils avaient un général homme de génie, Ziska ; ils avaient bravé un concile, celui de Bâle, en 1431, et huit diètes, celle de Brinn, celle de Vienne, celle de Presbourg, les deux de Francfort et les trois de Nuremberg ; ils avaient tenu eux-mêmes une diète à Czaslau, déposé solennellement un roi et créé une régence ; ils avaient affronté deux croisades suscitées contre eux par Martin V ; ils épouvantaient l’Europe à tel point, qu’on avait établi contre eux un conseil de guerre permanent à Nuremberg, une milice perpétuelle commandée par l’électeur de Brandebourg, une paix générale qui permettait à l’Allemagne de réunir toutes ses forces pour leur extermination, et un impôt universel, le denier commun, que le prince souverain payait comme le paysan. La terreur de leur approche avait fait transporter la couronne de Charlemagne et les joyaux de l’empire de Carlstein à Bude, et de Bude à Nuremberg. Ils avaient effroyablement dévasté, en présence de l’Allemagne armée et effarée, huit provinces, la Misnie, la Franconie, la Bavière, la Lusace, la Saxe, l’Autriche, le Brandebourg et la Prusse ; ils avaient battu les meilleurs capitaines de l’Europe, l’empereur Sigismond, le duc Coribut Jagellon, le cardinal Julien, l’électeur de Brandebourg et le légat du pape. Devant Prague, à Teutschbroda, à Saatz, à Aussig, à Riesenberg, devant Mies et devant Taus, ils avaient exterminé huit fois l’armée du saint-empire, et, dans ces huit armées, il y en avait une de cent mille hommes, commandée par l’empereur Sigismond, une de cent vingt mille hommes, commandée par le cardinal Julien, et une de deux cent mille hommes commandée par les électeurs de Trêves, de Saxe et de Brandebourg. Cette dernière seulement, dans l’état des forces militaires du quinzième siècle, représenterait aujourd’hui un armement de douze cent mille soldats. Et combien de temps dura cette guerre faite par une secte à l’Europe et au genre humain ? Seize ans. De 1420 à 1436. Sans nul doute, c’était là un sauvage et gigantesque ennemi. Eh bien, la civilisation du quinzième siècle, par cela même que c’était la barbarie et qu’elle était la civilisation, a été assez forte pour le saisir, l’étreindre et l’étouffer. Croit-on que la civilisation du dix-neuvième siècle doive trembler devant une douzaine de fainéants ivres qui épellent un libelle dans un cabaret ?

Quelques malheureux, mêlés à quelques misérables, voilà les hussites du dix-neuvième siècle. Contre une pareille secte, contre un pareil danger, deux choses suffisent, la lumière dans les esprits, un caporal et quatre hommes dans la rue. Rassurons-nous donc et rassurons le continent.

La Russie et l’Angleterre laissées dans l’exception, et nous avons assez dit pourquoi, on reconnaît en Europe, sans compter les petits états, deux sortes de monarchies, les anciennes et les nouvelles. Sauf les restrictions de détail, les anciennes déclinent, les nouvelles grandissent. Les anciennes sont : l’Espagne, le Portugal, la Suède, le Danemark, Rome, Naples et la Turquie. À la tête de ces vieilles monarchies est l’Autriche, grande puissance allemande. Les nouvelles sont : la Belgique, la Hollande, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, la Sardaigne et la Grèce. À la tête de ces jeunes royaumes est la Prusse, autre grande puissance allemande. Une seule monarchie dans ce groupe d’états de tout âge jouit d’un magnifique privilège, elle est tout à la fois vieille et jeune, elle a autant de passé que l’Autriche et autant d’avenir que la Prusse ; c’est la France.

Ceci n’indique-t-il pas clairement le rôle nécessaire de la France ? La France est le point d’intersection de ce qui a été et de ce qui sera, le lien commun des vieilles royautés et des jeunes nations, le peuple qui se souvient et le peuple qui espère. Le fleuve des siècles peut couler, le passage de l’humanité est assuré ; la France est le pont granitique qui portera les générations d’une rive à l’autre.

Qui donc pourrait songer à briser ce pont providentiel ? qui donc pourrait songer à détruire ou à démembrer la France ? Y échouer serait s’avouer fou. Y réussir serait se faire parricide.

Ce qui inquiète étrangement les couronnes, c’est que la France, par cette puissance de dilatation qui est propre à tous les principes généreux, tend à répandre au dehors sa liberté.

Ici il est besoin de s’entendre.

La liberté est nécessaire à l’homme. On pourrait dire que la liberté est l’air respirable de l’âme humaine. Sous quelque forme que ce soit, il la lui faut. Certes, tous les peuples européens ne sont point complètement libres ; mais tous le sont par un côté. Ici c’est la cité qui est libre, là c’est l’individu ; ici c’est la place publique, là c’est la vie privée ; ici c’est la conscience, là c’est l’opinion. On pourrait dire qu’il y a des nations qui ne respirent que par une de leurs facultés, comme il y a des malades qui ne respirent que d’un poumon. Le jour où cette respiration leur serait interdite ou impossible, la nation et le malade mourraient. En attendant, ils vivent, jusqu’au jour où viendra la pleine santé, c’est-à-dire la pleine liberté. Quelquefois la liberté est dans le climat ; c’est la nature qui la fait et qui la donne. Aller demi-nu, le bonnet rouge sur la tête, avec un haillon de toile pour caleçon et un haillon de laine pour manteau ; se laisser caresser par l’air chaud, par le soleil rayonnant, par le ciel bleu, par la mer bleue ; se coucher à la porte du palais à l’heure même où le roi s’y couche dans l’alcôve royale, et mieux dormir dehors que le roi dedans ; faire ce qu’on veut ; exister presque sans travail, travailler presque sans fatigue, chanter soir et matin, vivre comme l’oiseau ; c’est la liberté du peuple à Naples. Quelquefois la liberté est dans le caractère même de la nation ; c’est encore là un don du ciel. S’accouder tout le jour dans une taverne, aspirer le meilleur tabac, humer la meilleure bière, boire le meilleur vin, n’ôter sa pipe de sa bouche que pour y porter son verre, et cependant ouvrir toutes grandes les ailes de son âme, évoquer dans son cerveau les poëtes et les philosophes, dégager de tout la vertu, construire des utopies, déranger le présent, arranger l’avenir, faire éveillé tous les beaux songes qui voilent la laideur des réalités, oublier et se souvenir à la fois, et vivre ainsi, noble, grave, sérieux, le corps dans la fumée, l’esprit dans les chimères ; c’est la liberté de l’allemand. Le napolitain a la liberté matérielle, l’allemand a la liberté morale ; la liberté du lazzarone a fait Rossini ; la liberté de l’allemand a fait Hoffmann. Nous, français, nous avons la liberté morale comme l’allemand et la liberté politique comme l’anglais ; mais nous n’avons pas la liberté matérielle. Nous sommes esclaves du climat ; nous sommes esclaves du travail. Ce mot doux et charmant, libre comme l’air, on peut le dire du lazzarone, on ne peut le dire de nous. Ne nous plaignons pas, car la liberté matérielle est la seule qui puisse se passer de dignité ; et en France, à ce point d’initiative civilisatrice où la nation est parvenue, il ne suffit pas que l’individu soit libre, il faut encore qu’il soit digne. Notre partage est beau. La France est aussi noble que la noble Allemagne ; et, de plus que l’Allemagne, elle a le droit d’appliquer directement la force fécondante de son esprit à l’amélioration des réalités. Les allemands ont la liberté de la rêverie, nous avons la liberté de la pensée.

Mais pour que la libre pensée soit contagieuse, il faut que les peuples aient subi de longues préparations, plus divines encore qu’humaines. Ils n’en sont pas là. Le jour où ils en seront là, la pensée française, mûrie par tout ce qu’elle aura vu et tout ce qu’elle aura fait, loin de perdre les rois, les sauvera.

C’est du moins notre conviction profonde.

À quoi bon donc gêner et amoindrir cette France, qui sera peut-être dans l’avenir la providence des nations ?

À quoi bon lui refuser ce qui lui appartient ?

On se souvient que nous n’avons voulu chercher de ce problème que la solution pacifique ; mais, à la rigueur, n’y en aurait-il pas une autre ? Il y a déjà dans le plateau de la balance où se pèsera un jour la question du Rhin un grand poids, le bon droit de la France. Faudra-t-il donc y jeter aussi cet autre poids terrible, la colère de la France ?

Nous sommes de ceux qui pensent fermement et qui espèrent qu’on n’en viendra point là.

Qu’on songe à ce que c’est que la France.

Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg, Londres ne sont que des villes ; Paris est un cerveau.

Depuis vingt-cinq ans, la France mutilée n’a cessé de grandir de cette grandeur qu’on ne voit pas avec les yeux de la chair, mais qui est la plus réelle de toutes, la grandeur intellectuelle. Au moment où nous sommes, l’esprit français se substitue peu à peu à la vieille âme de chaque nation.

Les plus hautes intelligences qui, à l’heure qu’il est, représentent pour l’univers entier la politique, la littérature, la science et l’art, c’est la France qui les a et qui les donne à la civilisation.

La France aujourd’hui est puissante autrement, mais autant qu’autrefois.

Qu’on la satisfasse donc. Surtout qu’on réfléchisse à ceci :

L’Europe ne peut être tranquille tant que la France n’est pas contente.

Et après tout enfin, quel intérêt pourrait avoir l’Europe à ce que la France, inquiète, comprimée à l’étroit dans des frontières contre nature, obligée de chercher une issue à la sève qui bouillonne en elle, devînt forcement, à défaut d’autre rôle, une Rome de la civilisation future, affaiblie matériellement, mais moralement agrandie ; métropole de l’humanité, comme l’autre Rome l’est de la chrétienté, regagnant en influence plus qu’elle n’aurait perdu en territoire, retrouvant sous une autre forme la suprématie qui lui appartient et qu’on ne lui enlèvera pas, remplaçant sa vieille prépondérance militaire par un formidable pouvoir spirituel qui ferait palpiter le monde, vibrer les fibres de chaque homme et trembler les planches de chaque trône ; toujours inviolable par son épée, mais reine désormais par son clergé littéraire, par sa langue universelle au dix-neuvième siècle comme le latin l’était au douzième, par ses journaux, par ses livres, par son initiative centrale, par les sympathies, secrètes ou publiques, mais profondes, des nations, ayant ses grands écrivains pour papes, et quel pape qu’un Pascal ! ses grands sophistes pour antechrists, et quel antechrist qu’un Voltaire ! tantôt éclairant, tantôt éblouissant, tantôt embrasant le continent avec sa presse, comme le faisait Rome avec sa chaire, comprise parce qu’elle serait écoutée, obéie parce qu’elle serait crue, indestructible parce qu’elle aurait une racine dans le cœur de chacun, déposant des dynasties au nom de la liberté, excommuniant des rois de la grande communion humaine, dictant des chartes-évangiles, promulguant des brefs populaires, lançant des idées et fulminant des révolutions !


XVI


Récapitulons.

Il y a deux cents ans, deux états envahisseurs pressaient l’Europe.

En d’autres termes, deux égoïsmes menaçaient la civilisation.

Ces deux états, ces deux égoïsmes, étaient la Turquie et l’Espagne.

L’Europe s’est défendue.

Ces deux états sont tombés.

Aujourd’hui le phénomène alarmant se reproduit.

Deux autres états, assis sur les mêmes bases que les précédents, forts des mêmes forces et mus du même mobile, menacent l’Europe.

Ces deux états, ces deux égoïsmes sont la Russie et l’Angleterre.

L’Europe doit se défendre.

L’ancienne Europe, qui était d’une construction compliquée, est démolie ; l’Europe actuelle est d’une forme plus simple. Elle se compose essentiellement de la France et de l’Allemagne, double centre auquel doit s’appuyer au nord comme au midi le groupe des nations.

L’alliance de la France et de l’Allemagne, c’est la constitution de l’Europe. L’Allemagne adossée à la France arrête la Russie ; la France amicalement adossée à l’Allemagne arrête l’Angleterre.

La désunion de la France et de l’Allemagne, c’est la dislocation de l’Europe. L’Allemagne hostilement tournée vers la France laisse entrer la Russie ; la France hostilement tournée vers l’Allemagne laisse pénétrer l’Angleterre.

Donc, ce qu’il faut aux deux états envahisseurs, c’est la désunion de l’Allemagne et de la France.

Cette désunion a été préparée et combinée habilement en 1815 par la politique russe-anglaise.

Cette politique a créé un motif permanent d’animosité entre les deux nations centrales.

Ce motif d’animosité, c’est le don de la rive gauche du Rhin à l’Allemagne. Or cette rive gauche appartient naturellement à la France.

Pour que la proie fût bien gardée, on l’a donnée au plus jeune et au plus fort des peuples allemands, à la Prusse.

Le congrès de Vienne a posé des frontières sur les nations comme des harnais de hasard et de fantaisie, sans même les ajuster. Celui qu’on a mis alors à la France accablée, épuisée et vaincue est une chemise de gêne et de force ; il est trop étroit pour elle. Il la gêne et la fait saigner.

Grâce à la politique de Londres et de Saint-Pétersbourg, depuis vingt-cinq ans nous sentons l’ardillon de l’Allemagne dans la plaie de la France.

De là, en effet, entre les deux peuples, faits pour s’entendre et pour s’aimer, une antipathie qui pourrait devenir une haine.

Pendant que les deux nations centrales se craignent, s’observent et se menacent, la Russie se développe silencieusement, l’Angleterre s’étend dans l’ombre.

Le péril croît de jour en jour. Une sape profonde est creusée. Un grand incendie couve peut-être dans les ténèbres. L’an dernier, grâce à l’Angleterre, le feu a failli prendre à l’Europe.

Or qui pourrait dire ce que deviendrait l’Europe dans cet embrasement, pleine comme elle est d’esprits, de têtes et de nations combustibles ?

La civilisation périrait.

Elle ne peut périr. Il faut donc que les deux nations centrales s’entendent.

Heureusement, ni la France ni l’Allemagne ne sont égoïstes. Ce sont deux peuples sincères, désintéresses et nobles, jadis nations de chevaliers, aujourd’hui nations de penseurs ; jadis grands par l’épée, aujourd’hui grands par l’esprit. Leur présent ne démentira pas leur passé ; l’esprit n’est pas moins généreux que l’épée.

Voici la solution : abolir tout motif de haine entre les deux peuples ; fermer la plaie faite à notre flanc en 1815 ; effacer les traces d’une réaction violente ; rendre à la France ce que Dieu lui a donné, la rive gauche du Rhin. À cela deux obstacles.

Un obstacle matériel, la Prusse. Mais la Prusse comprendra tôt ou tard que, pour qu’un état soit fort, il faut que toutes ses parties soient soudées entre elles ; que l’homogénéité vivifie, et que le morcellement tue ; qu’elle doit tendre à devenir le grand royaume septentrional de l’Allemagne ; qu’il lui faut des ports libres, et que, si beau que soit le Rhin, l’Océan vaut mieux.

D’ailleurs, dans tous les cas, elle garderait la rive droite du Rhin.

Un obstacle moral, les défiances que la France inspire aux rois européens, et par conséquent la nécessité apparente de l’amoindrir. Mais c’est là précisément qu’est le péril. On n’amoindrit pas la France, on ne fait que l’irriter. La France irritée est dangereuse. Calme, elle procède par le progrès ; courroucée, elle peut procéder par les révolutions.

Les deux obstacles s’évanouiront.

Comment ? Dieu le sait. Mais il est certain qu’ils s’évanouiront.

Dans un temps donné, la France aura sa part du Rhin et ses frontières naturelles.

Cette solution constituera l’Europe, sauvera la sociabilité humaine et fondera la paix définitive.

Tous les peuples y gagneront. L’Espagne, par exemple, qui est restée illustre, pourra redevenir puissante. L’Angleterre voudrait faire de l’Espagne le marché de ses produits, le point d’appui de sa navigation ; la France voudrait faire de l’Espagne la sœur de son influence, de sa politique et de sa civilisation. Ce sera à l’Espagne de choisir : continuer de descendre, ou commencer à remonter ; être une annexe à Gibraltar, ou être le contre-fort de la France.

L’Espagne choisira la grandeur.

Tel est, selon nous, pour le continent entier, l’inévitable avenir, déjà visible et distinct dans le crépuscule des choses futures.

Une fois le motif de haine disparu, aucun peuple n’est à craindre pour l’Europe. Que l’Allemagne hérisse sa crinière et pousse son rugissement vers l’orient ; que la France ouvre ses ailes et secoue sa foudre vers l’occident. Devant le formidable accord du lion et de l’aigle, le monde obéira.


XVII


Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée ; nous estimons que l’Europe doit, à toute aventure, veiller aux révolutions et se fortifier contre les guerres, mais nous pensons en même temps que, si aucun incident hors des prévisions naturelles ne vient troubler la marche majestueuse du dix-neuvième siècle, la civilisation, déjà sauvée de tant d’orages et de tant d’écueils, ira s’éloignant de plus en plus chaque jour de cette Charybde qu’on appelle guerre et de cette Scylla qu’on appelle révolution.

Utopie, soit. Mais, qu’on ne l’oublie pas, quand elles vont au même but que l’humanité, c’est-à-dire vers le bon, le juste et le vrai, les utopies d’un siècle sont les faits du siècle suivant. Il y a des hommes qui disent : Cela sera ; et il y a d’autres hommes qui disent : Voici comment. Les premiers cherchent ; les seconds trouvent. La paix perpétuelle a été un rêve jusqu’au jour où le rêve s’est fait chemin de fer et a couvert la terre d’un réseau solide, tenace et vivant. Watt est le complément de l’abbé de Saint-Pierre.

Autrefois, à toutes les paroles des philosophes, on s’écriait : Songes et chimères qui s’en iront en fumée. — Ne rions plus de la fumée ; c’est elle qui mène le monde.

Pour que la paix perpétuelle fût possible et devînt de théorie réalité, il fallait deux choses : un véhicule pour le service rapide des intérêts, et un véhicule pour l’échange rapide des idées ; en d’autres termes, un mode de transport uniforme, unitaire et souverain, et une langue générale. Ces deux véhicules, qui tendent à effacer les frontières des empires et des intelligences, l’univers les a aujourd’hui ; le premier, c’est le chemin de fer ; le second, c’est la langue française.

Tels sont au dix-neuvième siècle, pour tous les peuples en voie de progrès, les deux moyens de communication, c’est-à-dire de civilisation, c’est-à-dire de paix. On va en wagon et l’on parle français.

Le chemin de fer règne par la toute-puissance de sa rapidité ; la langue française, par sa clarté, ce qui est la rapidité d’une langue, et par la suprématie séculaire de sa littérature.

Détail remarquable, qui sera presque incroyable pour l’avenir, et qu’il est impossible de ne pas signaler en passant : de tous les peuples et de tous les gouvernements qui se servent aujourd’hui de ces deux admirables moyens de communication et d’échange, le gouvernement de la France est celui qui paraît s’être le moins rendu compte de leur efficacité. À l’heure où nous parlons, la France a à peine quelques lieues de chemin de fer. En 1837, on a donné un petit railway comme un joujou à ce grand enfant qui se nomme Paris ; et pendant quatre ans on s’en est tenu là. Quant à la langue française, quant à la littérature française, elle brille et resplendit pour tous les gouvernements et pour toutes les nations, excepté pour le gouvernement français. La France a eu et la France a encore la première littérature du monde. Aujourd’hui même, nous ne nous lasserons pas de le répéter, notre littérature n’est pas seulement la première ; elle est la seule. Toute pensée qui n’est pas la sienne s’est éteinte ; elle est plus vivante et plus vivace que jamais. Le gouvernement actuel semble l’ignorer, et se conduit en conséquence ; et c’est là, nous le lui disons avec une profonde bienveillance et une sincère sympathie, une des plus grandes fautes qu’il ait commises depuis onze ans. Il est temps qu’il ouvre les yeux ; il est temps qu’il se préoccupe, et qu’il se préoccupe sérieusement, des nouvelles générations, qui sont littéraires aujourd’hui comme elles étaient militaires sous l’empire. Elles arrivent sans colère, parce qu’elles sont pleines de pensées, elles arrivent la lumière à la main ; mais, qu’on y songe, nous l’avons dit tout à l’heure en d’autres termes, ce qui peut éclairer peut aussi incendier. Qu’on les accueille donc et qu’on leur donne leur place. L’art est un pouvoir ; la littérature est une puissance. Or il faut respecter ce qui est pouvoir, et ménager ce qui est puissance.

Reprenons. Dans notre pensée donc, si l’avenir amène ce que nous attendons, les chances de guerre et de révolution iront diminuant de jour en jour. À notre sens, elles ne disparaîtront jamais tout à fait. La paix universelle est une hyperbole dont le genre humain suit l’asymptote.

Suivre cette radieuse asymptote, voilà la loi de l’humanité. Au dix-neuvième siècle toutes les nations y marchent ou y marcheront, même la Russie, même l’Angleterre.

Quant à nous, à la condition que l’Europe centrale fût constituée comme nous l’avons indiqué plus haut, nous sommes de ceux qui verraient sans jalousie et sans inquiétude la Russie, que le Caucase arrête en ce moment, faire le tour de la mer Noire, et comme jadis les turcs, ces autres hommes du nord, arriver à Constantinople par l’Asie Mineure. Nous l’avons déjà dit, la Russie est mauvaise à l’Europe et bonne à l’Asie. Pour nous elle est obscure, pour l’Asie elle est lumineuse ; pour nous elle est barbare, pour l’Asie elle est chrétienne. Les peuples ne sont pas tous éclairés au même degré et de la même façon ; il fait nuit en Asie, il fait jour en Europe. La Russie est une lampe. Que viendrait-elle faire chez nous ?

Qu’elle se tourne donc vers l’Asie, qu’elle y répande ce qu’elle a de clarté, et, l’empire ottoman écroulé, grand fait providentiel qui sauvera la civilisation, qu’elle rentre en Europe par Constantinople. La France rétablie dans sa grandeur verra avec sympathie la croix grecque remplacer le croissant sur le vieux dôme byzantin de Sainte-Sophie. Après les turcs, les russes ; c’est un pas.

Nous croyons que le noble et pieux empereur qui conduit, au moment où nous sommes, tant de millions d’habitants vers de si belles destinées, est digne de faire ce grand pas ; et, quant à nous, nous le lui souhaitons sincèrement. Mais, qu’il y songe, le traitement cruel qu’a subi la Pologne peut être un obstacle à son peuple dans le présent et une objection à sa gloire devant la postérité. Le cri de la Grèce a soulevé l’Europe contre la Turquie. Ceci est pour l’empire. Le Palatinat a terni Turenne. Ceci est pour l’empereur.

Quand on approfondit le rôle que joue l’Angleterre dans les affaires universelles et en particulier sa guerre, tantôt sourde, tantôt flagrante, mais perpétuelle, avec la France, il est impossible de ne pas songer à ce vieil esprit punique qui a si longtemps lutte contre l’antique civilisation latine. L’esprit punique, c’est l’esprit de marchandise, l’esprit d’aventure, l’esprit de navigation, l’esprit de lucre, l’esprit d’égoïsme, et puis c’est autre chose encore, c’est l’esprit punique. L’histoire le voit poindre au fond de la Méditerranée, en Phénicie, à Tyr et à Sidon. Il est antipathique à la Grèce, qui le chasse. Il part, longe la côte d’Afrique, y fonde Carthage, et de là cherche à entamer l’Italie. Scipion le combat, en triomphe, et croit l’avoir détruit. Erreur ! le talon du consul n’a écrasé que des murailles ; l’esprit punique a survécu. Carthage n’est pas morte. Depuis deux mille ans elle rampe autour de l’Europe. Elle s’est d’abord installée en Espagne, où elle semble avoir retrouvé dans sa mémoire le souvenir phénicien du monde perdu ; elle a été chercher l’Amérique à travers les mers, s’en est emparée, et, nous avons vu comment, crénelée dans la péninsule espagnole, elle a saisi un moment l’univers entier. La providence lui a fait lâcher prise. Maintenant elle est en Angleterre ; elle a de nouveau enveloppé le monde, elle le tient, et elle menace l’Europe. Mais, si Carthage s’est déplacée, Rome s’est déplacée aussi. Carthage l’a retrouvée vis-à-vis d’elle, comme jadis, sur la rive opposée. Autrefois Rome s’appelait Urbs, surveillait la Méditerranée et regardait l’Afrique ; aujourd’hui Rome se nomme Paris, surveille l’Océan et regarde l’Angleterre.

Cet antagonisme de l’Angleterre et de la France est si frappant, que toutes les nations s’en rendent compte. Nous venons de le représenter par Carthage et Rome ; d’autres l’ont exprimé différemment, mais toujours d’une manière frappante et en quelque sorte visible. L’Angleterre est le chat, disait le grand Frédéric, la France est le chien. En droit, dit le légiste Houard, les anglais sont des juifs, les français des chrétiens. Les sauvages mêmes semblent sentir vaguement cette profonde antithèse des deux grandes nations policées. Le Christ, disent les indiens de l’Amérique, était un français que les anglais crucifièrent a Londres. Ponce-Pilate était un officier au service de l’Angleterre.

Eh bien, notre foi à l’inévitable avenir est si religieuse, nous avons pour l’humanité de si hautes ambitions et de si fermes espérances, que, dans notre conviction, Dieu ne peut manquer un jour de détruire, en ce qu’il a de pernicieux du moins, cet antagonisme des deux peuples, si radical qu’il semble et qu’il soit.

Infailliblement, ou l’Angleterre périra sous la réaction formidable de l’univers, ou elle comprendra que le temps des Carthages n’est plus. Selon nous, elle comprendra. Ne fût-ce qu’au point de vue de la spéculation, la foi punique est une mauvaise enseigne ; la perfidie est un fâcheux prospectus. Prendre constamment en traître l’humanité entière, c’est dangereux ; n’avoir jamais qu’un vent dans sa voile, son intérêt propre, c’est triste ; toujours venir en aide au fort contre le faible, c’est lâche ; railler sans cesse ce qu’on appelle la politique sentimentale, et ne jamais rien donner à l’honneur, à la gloire, au dévouement, à la sympathie, à l’amélioration du sort d’autrui, c’est un petit rôle pour un grand peuple. L’Angleterre le sentira.

Les îles sont faites pour servir les continents, non pour les dominer ; les navires sont faits pour servir les villes, qui sont le premier chef-d’œuvre de l’homme ; le navire n’est que le second. La mer est un chemin, non une patrie. La navigation est un moyen, non un but ; surtout elle n’est pas son propre but à elle-même. Si elle ne porte pas la civilisation, que l’océan l’engloutisse.

Que le réseau des innombrables sillages de toutes les marines se joigne et se soude bout à bout au réseau de tous les chemins de fer pour continuer sur l’océan l’immense circulation des intérêts, des perfectionnements et des idées ; que par ces mille veines la sociabilité européenne se répande aux extrémités de la terre ; que l’Angleterre même ait la première de ces marines, pourvu que la France ait la seconde, rien de mieux. De cette façon l’Angleterre suivra sa loi tout en suivant la loi générale. De cette façon, le principe vivifiant du globe sera représenté par trois nations, l’Angleterre, qui aura l’activité commerciale, l’Allemagne, qui aura l’expansion morale, la France, qui aura le rayonnement intellectuel.

On le voit, notre pensée n’exclut personne. La providence ne maudit et ne déshérite aucun peuple. Selon nous, les nations qui perdent l’avenir le perdent par leur faute.

Désormais, éclairer les nations encore obscures, ce sera la fonction des nations éclairées. Faire l’éducation du genre humain, c’est la mission de l’Europe.

Chacun des peuples européens devra contribuer à cette sainte et grande œuvre dans la proportion de sa propre lumière. Chacun devra se mettre en rapport avec la portion de l’humanité sur laquelle il peut agir. Tous ne sont pas propres à tout.

La France, par exemple, saura mal coloniser et n’y réussira qu’avec peine. La civilisation complète, à la fois délicate et pensive, humaine en tout, et, pour ainsi parler, à l’excès, n’a absolument aucun point de contact avec l’état sauvage. Chose étrange à dire et bien vraie pourtant, ce qui manque à la France en Alger, c’est un peu de barbarie. Les turcs allaient plus vite, plus sûrement et plus loin ; il savaient mieux couper des têtes.

La première chose qui frappe le sauvage, ce n’est pas la raison, c’est la force.

Ce qui manque à la France, l’Angleterre l’a ; la Russie également.

Elles conviennent pour le premier travail de la civilisation ; la France pour le second. L’enseignement des peuples a deux degrés, la colonisation et la civilisation. L’Angleterre et la Russie coloniseront le monde barbare ; la France civilisera le monde colonisé.


XVIII


Qu’on nous permette en terminant de déplacer un peu, pour donner passage à une réflexion dernière, le point de vue spécial d’où cet aperçu a été consciencieusement tracé. Si grandes et si nobles que soient les idées qui font les nationalités et qui groupent les continents, on sent pourtant, quand on les a parcourues, le besoin de s’élever encore plus haut et d’aborder quelqu’une de ces lois générales de l’humanité qui régissent aussi bien le monde moral que le monde matériel, et qui fécondent, en s’y superposant çà et là, les idées nationales et continentales.

Rien dans ce que nous allons dire ne dément et n’infirme, tout au contraire corrobore ce que nous venons de dire dans les pages qu’on a lues. Seulement nous embrassons cela, et autre chose encore. C’est, avant de finir, un dernier conseil qui s’adresse aux esprits spéculatifs et métaphysiques aussi bien qu’aux hommes pratiques. En montant d’idée en idée, nous sommes arrivés au sommet de notre pensée ; c’est, avant de redescendre, un dernier coup d’œil sur cet horizon élargi. Rien de plus.

Autrefois, du temps où vivaient les antiques sociétés, le midi gouvernait le monde, et le nord le bouleversait ; de même, dans un ordre de faits différent, mais parallèle, l’aristocratie, riche, éclairée et heureuse, menait l’état, et la démocratie, pauvre, sombre et misérable, le troublait. Si diverses que soient en apparence, au premier coup d’œil, l’histoire extérieure et l’histoire intérieure des nations depuis trois mille ans, au fond de ces deux histoires il n’y a qu’un seul fait, la lutte du malaise contre le bien-être. À de certains moments les peuples mal situés dérangent l’ordre européen, les classes mal partagées dérangent l’ordre social. Tantôt l’Europe, tantôt l’état, sont brusquement et violemment attaqués, l’Europe par ceux qui ont froid, l’état par ceux qui ont faim, c’est-à-dire l’une par le nord, l’autre par le peuple. Le nord procède par invasions, et le peuple par révolutions. De là vient qu’à de certaines époques la civilisation s’affaisse et disparaît momentanément sous d’effrayantes irruptions de barbares, venant les unes du dehors, les autres du dedans ; les unes accourant vers le midi du fond du continent, les autres montant vers le pouvoir du bas de la société. Les intervalles qui séparent ces grandes, et, disons-le, ces fécondes quoique douloureuses catastrophes, ne sont autre chose que la mesure de la patience humaine marquée par la providence dans l’histoire. Ce sont des chiffres posés là pour aider à la solution de ce sombre problème : Combien de temps une portion de l’humanité peut-elle supporter le froid ? Combien de temps une portion de la société peut-elle supporter la faim ?

Aujourd’hui pourtant il semble s’être révélé une loi nouvelle, qui date, pour le premier ordre de faits, de l’abaissement de la monarchie espagnole, et, pour le second, de la transformation de la monarchie française. On dirait que la providence, qui tend sans cesse vers l’équilibre et qui corrige par des amoindrissements continuels les oscillations trop violentes de l’humanité, veut peu à peu retirer aux régions extrêmes dans l’Europe et aux classes extrêmes dans l’état cet étrange droit de voie de fait qu’elles s’étaient arrogé jusqu’ici, les unes pour tyranniser et pour exclure, les autres pour agiter et pour détruire. Le gouvernement du monde semble appartenir désormais aux régions tempérées et aux classes moyennes. Charles-Quint a été le dernier grand représentant de la domination méridionale, comme Louis XIV le dernier grand représentant de la monarchie exclusive. Cependant, quoique le midi ne règne plus sur l’Europe, quoique l’aristocratie ne règne plus sur la société, ne l’oublions pas, les classes moyennes et les nations intermédiaires ne peuvent garder le pouvoir qu’à la condition d’ouvrir leurs rangs. Des masses profondes sommeillent et souffrent dans les régions extrêmes et attendent, pour ainsi dire, leur tour. Le nord et le peuple sont les réservoirs de l’humanité. Aidons-les à s’écouler tranquillement vers les lieux, vers les choses et vers les idées qu’ils doivent féconder. Ne les laissons pas déborder. Offrons, à la fois par prudence et par devoir, une issue large et pacifique aux nations mal situées vers les zones favorisées du soleil, et aux classes mal partagées vers les jouissances sociales. Supprimons le malaise partout ; ce sera supprimer les causes de guerres dans le continent et les causes de révolutions dans l’état. Pour la politique intérieure comme pour la politique extérieure, pour les nations entre elles comme pour les classes dans le pays, pour l’Europe comme pour la société, le secret de la paix est peut-être dans un seul mot : donner au nord sa part de midi, et au peuple sa part de pouvoir.


Paris, écrit en juillet 1841.
  1. Prononcer l’office des quatre quatre. Ce conseil était ainsi nomme pour avoir été institué en 1444. Il était composé de huit hommes.
  2. Les blâmes généraux de l’histoire admettent toujours les restrictions individuelles. Il faut circonscrire la sévérité pour rester dans le juste et dans le vrai. Sans contredit, et nonobstant tous les motifs d’économie politique pris dans un excédant de population qui se fût plus honorablement écoulé en émigrations ou en colonies, sans contredit, ces ventes d’armées faites par un peuple libre à tous les despotismes qui avaient besoin de soldats sont une chose immorale et honteuse. C’était, redisons-le, transformer des citoyens en condottieri, un homme libre en lanz-knecht, l’uniforme en livrée. Il est malheureusement vrai de dire qu’au dix-septième et même au dix-huitième siècle, l’habit militaire des suisses capitulés avait cet aspect. Il est triste également que le mot suiße qui éveille dans l’esprit une idée d’indépendance, puisse y éveiller aussi une idée de domesticité. Nous avons encore le suiße des hôtels, le suiße des cathédrales. Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse. Mais il serait inique d’étendre la réprobation que soulève un fait de nation, considéré dans son ensemble, à tous les individus, souvent honorables et purs, qui ont participé à ce fait ou l’ont subi. Hâtons-nous de le proclamer, sous cette livrée il y a eu des héros. Les suisses, même capitulés, ont été souvent sublimes. Après avoir vendu leur service, qui pouvait s’acheter, ils ont donné leur dévouement, qui ne pouvait se payer. Abstraction faite de l’origine fâcheuse des concordats militaires, à un certain point de vue historique que l’auteur de ce livre est loin de répudier, les suisses, par exemple, ont été admirables aux Tuileries. Il est beau, peut-être, que la nation qui, la première en Europe, a donné son sang pour la liberté naissante, l’ait donné la dernière pour la royauté mourante ; et sous ce rapport le 10 août 1792 n’est pas indigne du 17 novembre 1307.
  3. En Turquie ils s’appellent schim.
  4. Voyez Jordanis, xxiv ;  ; Ammien Marcellin, xii.
  5. Les abyssins repoussent comme injurieux le nom d’abyßins. Ils s’appellent agaßiens, ce qui signifie libres.
  6. Dordrecht, Harlem, Delft, Leyde, Amsterdam, Goude, Rotterdam, Gorcum, Schiedam, Schoonhewe, Briel, Alcmar, Hoorne, Inchuisem, Édam, Monickendam, Medemblyck et Purmeseynde.
  7. Woordem, Oudewater, Ghertruydenberg, Heusden, Naerden, Weesp et Muyden.