En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XII

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 101-104).


LETTRE XII.
À propos du musée Wallraf.


Biographie, monographie et épopée du pourboire. — L’estafier. — Le conducteur. — Le postillon. — Le grand drôle. — L’autre drôle. — Le brouetteur. — Celui qui a apporté les effets. — La vieille femme. — Le tableau, le rideau, le bedeau. — L’individu grave et triste. — Le custode. — Le suisse. — Le sacristain. — La face qui apparaît au judas. — Le sonneur. — L’être importun qui vous coudoie. — L’explicateur. — Le baragouin. — La fabrique. — Le jeune gaillard. — Encore le bedeau. — Encore l’estafier. — Le domestique. — Le garçon d’écurie. — Le facteur. — Le gouvernement. — « N’oubliez pas que tout pourboire doit être au moins une pièce d’argent. »


Andernach.

Outre la cathédrale, l’hôtel de ville et la maison Ibach, j’ai visité, au Schleis-Kotten, près de Cologne, les vestiges de l’aqueduc souterrain qui, au temps des romains, allait de Cologne à Trèves, et dont on trouve encore aujourd’hui les traces dans trente-trois villages. Dans Cologne même, j’ai vu le musée Wallraf. Je serais bien tenté de vous en faire ici l’inventaire, mais je vous épargne. Qu’il vous suffise de savoir que, si je n’y ai pas trouvé, grâce aux déprédations du baron de Hubsch, le chariot de guerre des anciens germains, la fameuse momie égyptienne et la grande couleuvrine de quatre aunes de long fondue à Cologne en 1400, en revanche j’y ai vu un fort beau sarcophage romain et l’armure de l’évêque Bernard de Galen. On m’a aussi montré une énorme cuirasse qui passe pour avoir appartenu au général de l’empire Jean de Wert ; mais j’ai vainement cherché sa grande épée longue de huit pieds et demi, sa grande pique pareille au pin de Polyphème, et son grand casque homérique que deux hommes, dit-on, avaient peine à soulever.

Le plaisir de voir toutes ces choses belles ou curieuses, musées, églises, hôtels de ville, est tempéré, il faut le dire, par la grave importunité du pourboire. Sur les abords du Rhin, comme d’ailleurs dans toutes les contrées très visitées, le pourboire est un moustique fort importun, lequel revient, à chaque instant et à tout propos, piquer, non votre peau, mais votre bourse. Or la bourse du voyageur, cette bourse précieuse, contient tout pour lui, puisque la sainte hospitalité n’est plus là pour le recevoir au seuil des maisons avec son doux sourire et sa cordialité auguste. Voici à quel degré de puissance les intelligents naturels de ce pays ont élevé le pourboire. J’expose les faits, je n’exagère rien. — Vous entrez dans un lieu quelconque ; à la porte de la ville, un estafier s’informe de l’hôtel où vous comptez descendre, vous demande votre passe-port, le prend et le garde. La voiture s’arrête dans la cour de la poste ; le conducteur, qui ne vous a pas adressé un regard pendant toute la route, se présente, vous ouvre la portière et vous offre la main d’un air béat. Pourboire. Un moment après, le postillon arrive à son tour, attendu que cela lui est défendu par les règlements de police, et vous adresse une harangue charabia qui veut dire : pourboire. On débâche ; un grand drôle prend sur la voiture et dépose à terre votre valise et votre sac de nuit. Pourboire. Un autre drôle met le bagage sur une brouette, vous demande à quel hôtel vous allez, et se met à courir devant vous, poussant sa brouette. Arrivés à l’hôtel, l’hôte surgit et entame avec vous ce petit dialogue, qu’on devrait écrire dans toutes les langues sur la porte de toutes les auberges. — Bonjour, monsieur. — Monsieur, je voudrais une chambre. — C’est fort bien, monsieur. (À la cantonade :) Conduisez monsieur au <abbr class="abbr" title="numéro">n<sup style="font-size:70%">o 4 ! — Monsieur je voudrais dîner. — Tout de suite, monsieur, etc., etc. — Vous montez au <abbr class="abbr" title="numéro">n<sup style="font-size:70%">o 4. Votre bagage y est déjà. Un homme apparaît, c’est celui qui l’a brouetté à l’hôtel. Pourboire. Un second arrive, que veut-il ? C’est celui qui a apporté vos effets dans la chambre. Vous lui dites : — C’est bon, je vous donnerai en partant, comme aux autres domestiques. — Monsieur, répond l’homme, je n’appartiens pas à l’hôtel. — Pourboire. Vous sortez. Une église se présente, une belle église. Il faut y entrer. Vous tournez alentour, vous regardez, vous cherchez. Les portes sont fermées. Jésus a dit : Compelle intrare ; les prêtres devraient tenir les portes ouvertes, mais les bedeaux les ferment pour gagner trente sous. Cependant une vieille femme a vu votre embarras, elle vient à vous et vous désigne une sonnette à côté d’un petit guichet. Vous comprenez, vous sonnez, le guichet s’ouvre, le bedeau se montre, vous demandez à voir l’église ; le bedeau prend un trousseau de clefs et se dirige vers le portail. Au moment où vous allez entrer dans l’église, vous vous sentez tirer par la manche ; c’est l’obligeante vieille que vous avez oubliée, ingrat, et qui vous a suivi. Pourboire. Vous voilà dans l’église ; vous contemplez, vous admirez, vous vous récriez. — Pourquoi ce rideau vert sur ce tableau ? — Parce que c’est le plus beau de l’église, dit le bedeau. — Bon, reprenez-vous, ici on cache les beaux tableaux, ailleurs on les montrerait. De qui est ce tableau ? — De Rubens. — Je voudrais le voir. — Le bedeau vous quitte et revient quelques minutes après avec un individu fort grave et fort triste. C’est le custode. Ce brave homme presse un ressort, le rideau s’ouvre, vous voyez le tableau. Le tableau vu, le rideau se referme, et le custode vous fait un salut significatif. Pourboire. En continuant votre promenade dans l’église, toujours remorqué par le bedeau, vous arrivez à la grille du chœur, qui est parfaitement verrouillée, et devant laquelle se tient debout un magnifique personnage splendidement harnaché ; c’est le suisse, qui a été prévenu de votre passage et qui vous attend. Le chœur est au suisse. Vous en faites le tour. Au moment où vous sortez, votre cicerone empanaché et galonné vous salue majestueusement. Pourboire. Le suisse vous rend au bedeau. Vous passez devant la sacristie. Ô miracle ! elle est ouverte. Vous y entrez. Il y a un sacristain. Le bedeau s’éloigne avec dignité, car il convient de laisser au sacristain sa proie. Le sacristain s’empare de vous, vous montre les ciboires, les chasubles, les vitraux que vous verriez fort bien sans lui, les mitres de l’évêque, et, sous une vitre, dans une boîte garnie de satin blanc fané, quelque squelette de saint habillé en troubadour. La sacristie est vue, reste le sacristain. Pourboire. Le bedeau vous reprend. Voici l’escalier des tours. La vue, du haut du grand clocher, doit être belle, vous voulez y monter. Le bedeau pousse silencieusement la porte ; vous escaladez une trentaine de marches de la vis de Saint-Gilles. Puis le passage vous est barré brusquement. C’est une porte fermée. Vous vous retournez, vous êtes seul. Le bedeau n’est plus là. Vous frappez. Une face apparaît à un judas. C’est le sonneur. Il ouvre et il vous dit : Montez, monsieur. Pourboire. Vous montez, le sonneur ne vous suit pas ; tant mieux, pensez-vous. Vous respirez, vous jouissez d’être seul, vous parvenez ainsi gaîment à la haute plate-forme de la tour. Là, vous regardez, vous allez et venez, le ciel est bleu, le paysage est superbe, l’horizon est immense. Tout à coup vous vous apercevez que, depuis quelques instants, un être importun vous suit, et vous coudoie, et vous bourdonne aux oreilles des choses obscures. Ceci est l’explicateur juré et privilégié, chargé de commenter aux étrangers les magnificences du clocher, de l’église et du paysage. Cet homme-là est d’ordinaire un bègue. Quelquefois il est bègue et sourd. Vous ne l’écoutez pas, vous le laissez baragouiner tout à son aise, et vous l’oubliez en contemplant l’énorme croupe de l’église d’où les arcs-boutants sortent comme des côtes disséquées, les mille détails de la flèche de pierre, les toits, les rues, les pignons, les routes qui s’enfuient dans tous les sens comme les rayons d’une roue dont l’horizon est la jante et dont la ville est le moyeu, les plaines, les arbres, les rivières, les collines. Quand vous avez bien tout vu, vous songez à redescendre, vous vous dirigez vers la tourelle de l’escalier. L’homme se dresse devant vous. Pourboire. — C’est fort bien, monsieur, vous dit-il en empochant, maintenant voulez-vous me donner pour moi ? — Comment ! et ce que je viens de vous donner ? — C’est pour la fabrique, monsieur, à laquelle je redois deux francs par personne ; mais à présent monsieur comprend bien qu’il me faut quelque petite chose pour moi. — Pourboire. Vous redescendez. Tout à coup une trappe s’ouvre à côté de vous. C’est la cage des cloches. Il faut bien voir les cloches de ce beau clocher. Un jeune gaillard vous les montre et vous les nomme. Pourboire. Au bas du clocher, vous retrouvez le bedeau, qui vous a attendu patiemment et qui vous reconduit avec respect jusqu’au seuil de l’église. Pourboire. Vous rentrez à votre hôtel et vous vous gardez bien de demander votre chemin à quelque passant, car le pourboire saisirait cette occasion. À peine avez-vous mis le pied dans l’auberge que vous voyez venir à vous d’un air amical une figure qui vous est tout à fait inconnue. C’est l’estafier qui vous rapporte votre passe-port. Pourboire. Vous dînez ; l’heure du départ arrive, le domestique vous apporte la carte à payer. Pourboire. Un garçon d’écurie porte votre bagage à la diligence ou à la schnellpost. Pourboire. Un facteur le hisse sur l’impériale. Pourboire. Vous montez en voiture, on part, la nuit tombe ; vous recommencerez demain.

Récapitulons : pourboire au conducteur, pourboire au postillon, pourboire au débâcheur, pourboire au brouetteur, pourboire à l’homme qui n’est pas de l’hôtel, pourboire à la vieille femme, pourboire à Rubens, pourboire au suisse, pourboire au sacristain, pourboire au sonneur, pourboire au baragouineur, pourboire à la fabrique, pourboire au sous-sonneur, pourboire au bedeau, pourboire à l’estafier, pourboire aux domestiques, pourboire au garçon d’écurie, pourboire au facteur ; voilà dix-huit pourboires dans une journée. Ôtez l’église, qui est fort chère, il en reste neuf. Maintenant calculez tous ces pourboires d’après un minimum de cinquante centimes et un maximum de deux francs, qui est quelquefois obligatoire[1], et vous aurez une somme assez inquiétante. N’oubliez pas que tout pourboire doit être une pièce d’argent. Les sous et la monnaie de cuivre sont copeaux et balayures que le dernier goujat regarde avec un inexprimable dédain.

Pour ces peuples ingénieux, le voyageur n’est qu’un sac d’écus qu’il s’agit de désenfler le plus vite possible. Chacun s’y acharne de son côté. Le gouvernement lui-même s’en mêle quelquefois ; il vous prend votre malle et votre portemanteau, les charge sur ses épaules et vous tend la main. Dans les grandes villes, les porteurs de bagages redoivent au trésor royal douze sous et deux liards par voyageur. Je n’étais pas depuis un quart d’heure à Aix-la-Chapelle que j’avais déjà donné pour boire au roi de Prusse.

  1. À Aix-la-Chapelle, pour voir les reliques, le pourboire à la fabrique est fixé à un thaler (trois francs soixante-quinze centimes.)