En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XVI

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 131-133).


LETTRE XVI.
À travers champs.


Il arrive au voyageur des choses effrayantes et surnaturelles. — Grimace que fait le géant. — Où l’on voit que les âmes ne dédaignent pas le bon vin. — Férocité des lois de Nassau. — Le voyageur ne sait plus où il est. — Il s’assied n’importe où, avec une montagne sur sa tête et un nuage sous ses pieds. — Il voit la grande chauve-souris invisible. — Quatre lignes que ne comprendront pas ceux qui ne connaissent point Albert Durer. — Un trou se fait sous ses pieds. — Ce qu’il y voit.


Saint-Goar, août.

Je ne pouvais m’arracher de cette ruine. Plusieurs fois j’ai commencé à descendre, puis je suis remonté.

La nature, comme une mère souriante, se prête à tous nos rêves et à tous nos caprices. Comme j’allais enfin décidément quitter la Souris, l’idée m’est venue, et j’avoue que je l’ai exécutée, d’appliquer mon oreille contre le soubassement de la grosse tour, afin de pouvoir me dire consciencieusement à moi-même que, si je n’y étais pas entré, j’avais du moins écouté au mur. J’espérais un bruit quelconque, sans me flatter pourtant que la cloche de Winfried daignât se réveiller pour moi. En ce moment-là, ô prodige ! j’ai entendu, mais entendu de mes propres oreilles, ce qui s’appelle entendu, un vague frémissement métallique, le son faible et à peine distinct d’une cloche, qui montait jusqu’à moi à travers le crépuscule et semblait en effet sortir de dessous la tour. Je confesse qu’à ce bruit si étrange les vers d’Hamlet à Horatio ont subitement reparu dans ma mémoire, comme s’ils étaient écrits en caractères lumineux ; j’ai même cru un moment qu’ils éclairaient mon esprit. Mais je suis bien vite retombé dans le monde réel. — C’était l’angelus de quelque village perdu au loin dans les plis des vallées que le vent m’apportait complaisamment. — N’importe. Il ne tient qu’à moi de croire et de dire que j’ai entendu tinter et palpiter sous la montagne la mystérieuse cloche d’argent de Velmich.

Comme je sortais du fossé septentrional, qui s’est changé en un ravin très épineux, le mont voisin, le tombeau du géant, s’est brusquement présenté à moi. Du point où j’étais, le rocher dessine à la base de la montagne, tout près du Rhin, le profil colossal d’une tête renversée en arrière, la bouche béante. On dirait que le géant qui, selon les légendes, gît là sur le ventre, étouffé sous le poids du mont, était parvenu à soulever un peu l’effroyable masse, et que déjà sa tête sortait d’entre les rochers, mais qu’à ce moment-là quelque Apollon ou quelque saint Michel a mis le pied sur la montagne, de sorte que le monstre écrasé a expiré dans cette posture en poussant un grand cri. Le cri s’est perdu dans les ténèbres de quarante siècles, la bouche est demeurée ouverte.

Du reste, je dois déclarer que ni le géant, ni la cloche d’argent, ni le spectre de Falkenstein, n’empêchent les vignes et les échalas de monter de terrasse en terrasse fort près de la Souris. Tant pis pour les fantômes qui se logent dans les pays vignobles ! on leur fera du vin à leur porte, et les vrilles de la vigne s’accrocheront gaîment à leur masure. À moins pourtant que ce coteau de Velmich ne soit cultivé par les esprits eux-mêmes, et qu’il ne faille appliquer à ces fantastiques vignerons cette phrase que je lisais hier dans je ne sais quel guide tudesque des bords du Rhin : — « Derrière la montagne de Johannisberg se trouve le village du même nom avec près de sept cents âmes qui récoltent un très bon vin. »

Il faut d’ailleurs que le passant même le plus altéré se garde de toucher à ce raisin, ensorcelé ou non. À Velmich, on est dans le duché de M. de Nassau, et les lois de Nassau sont féroces à l’endroit des délits champêtres. Tout délinquant saisi est tenu d’acquitter une amende égale à la somme des dommages causés pour tous les délits antérieurs dont les coupables ont échappé. Dernièrement un touriste anglais a cueilli et mangé dans un champ une prune qu’il a payée cinquante florins.

Je voulais aller chercher gîte à Saint-Goar, qui est sur la rive gauche, à une demi-lieue plus haut que Velmich. Un batelier du village m’a fait passer le Rhin et m’a déposé poliment chez le roi de Prusse, car la rive gauche est au roi de Prusse. Puis, en me quittant, ce brave homme m’a donné, dans une langue composite, moitié en allemand, moitié en gaulois, des renseignements sur mon chemin que j’ai sans doute mal compris ; car, au lieu de suivre la route qui côtoie le fleuve, j’ai pris par la montagne, croyant abréger, et je me suis quelque peu égaré.

Cependant, comme je traversais, broyant le chaume fraîchement coupé, de hautes plaines rousses où les grands vents se déploient le soir, un ravin s’est tout à coup présenté à ma gauche. J’y suis entré, et, après quelques instants d’une descente très âpre le long d’un sentier qui semble par moments un escalier fait avec de larges ardoises, je revoyais le Rhin.

Je me suis assis là ; j’étais las.

Le jour n’avait pas encore complètement disparu. Il faisait nuit noire pour le ravin où j’étais et pour les vallées de la rive gauche adossées à de grosses collines d’ébène ; mais une inexprimable lueur rose, reflet du couchant de pourpre, flottait sur les montagnes de l’autre côté du Rhin et sur les vagues silhouettes de ruines qui m’apparaissaient de toutes parts. Sous mes yeux, dans un abîme, le Rhin, dont le murmure arrivait jusqu’à moi, se dérobait sous une large brume blanchâtre d’où sortait à mes pieds mêmes la haute aiguille d’un clocher gothique à demi submergé dans le brouillard. Il y avait sans doute là une ville, cachée par cette nappe de vapeurs. Je voyais à ma droite, à quelques toises plus bas que moi, le plafond couvert d’herbe d’une grosse tour grise démantelée et se tenant encore fièrement sur la pente de la montagne, sans créneaux, sans mâchicoulis et sans escaliers. Sur ce plafond, dans un pan de mur resté debout, il y avait une porte toute grande ouverte, car elle n’avait plus de battants, et sous laquelle aucun pied humain ne pouvait plus marcher. J’entendais au-dessus de ma tête cheminer et parler dans la montagne des passants inconnus dont je voyais les ombres remuer dans les ténèbres. — La lueur rose s’était évanouie.

Je suis resté longtemps assis là, sur une pierre, me reposant et songeant, regardant en silence passer cette heure sombre où le crêpe des fumées et des vapeurs efface lentement le paysage, et où le contour des objets prend une forme fantasque et lugubre. Quelques étoiles rattachaient et semblaient clouer au zénith le suaire noir de la nuit étendu sur une moitié du ciel et le blanc linceul du crépuscule déployé sinistrement sur l’autre.

Peu à peu le bruit de pas et de voix a cessé dans le ravin, le vent est tombé, et avec lui s’est éteint ce doux frémissement de l’herbe qui soutient la conversation avec le passant fatigué et lui tient compagnie. Aucun bruit ne venait de la ville invisible ; le Rhin lui-même semblait s’être assoupi ; une nuée livide et blafarde avait envahi l’immense espace du couchant au levant ; les étoiles s’étaient voilées l’une après l’autre ; et je n’avais plus au-dessus de moi qu’un de ces ciels de plomb où plane, visible pour le poëte, cette grande chauve-souris qui porte écrit dans son ventre ouvert melancholia.

Tout à coup une brise a soufflé, la brume s’est déchirée, l’église s’est dégagée, un sombre bloc de maisons, piqué de mille vitres allumées, est apparu au fond du précipice par le trou qui s’est fait dans le brouillard. C’était Saint-Goar.