En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXIV

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 251-261).


LETTRE XXIV.
Francfort-sur-le-Mein.


Quel aspect présente une certaine rue de Francfort un certain jour de la semaine. — Ce qui abonde à Francfort. — Quel est le plus grand danger que Francfort puisse courir. — L’auteur va à la boucherie. — Il pousse beaucoup de cris d’enthousiasme. — Le massacre des Innocents. — L’auteur oublie tous ses devoirs au point de désobéir à une petite fille de quatre ans. — La place publique. — Les deux fontaines. — L’auteur dit des vérités à la Justice. — Le Rœmer. — Utilité d’une servante qui prend une clef à un clou dans sa cuisine. — Salle des électeurs. — Détails. — Salle des empereurs. — Les quarante-cinq niches. — Ce qui se passait dans la place quand les électeurs avaient élu l’empereur. — Ce qui se passait à l’église après ce qui s’était passé dans la place. — L’église collégiale de Francfort. — Ce qui pend aux murailles. — L’horloge. — Les tableaux. — Sainte-Cécile telle qu’on l’a trouvée dans son tombeau. — La couronne impériale. — Saint-Barthélemy. — Gunther de Schwarzbourg. — L’auteur monte sur le clocher. — Francfort-sur-le-Mein à vol d’oiseau. — Les habitants du haut du clocher. — Philosophie.


Mayence, septembre.

J’étais à Francfort un samedi. Il y avait longtemps déjà que, marchant au hasard, je cherchais mon vieux Francfort dans un labyrinthe de maisons neuves fort laides et de jardins fort beaux, lorsque je suis arrivé tout à coup à l’entrée d’une rue singulière. Deux longues rangées parallèles de maisons noires, sombres, hautes, sinistres, presque pareilles, mais ayant cependant entre elles ces légères différences dans les choses semblables qui caractérisent les bonnes époques d’architecture ; entre ces maisons toutes contiguës et compactes, et comme serrées avec terreur les unes contre les autres, une chaussée étroite, obscure, tirée au cordeau ; rien que des portes bâtardes surmontées d’un treillis de fer bizarrement brouillé ; toutes les portes fermées ; au rez-de-chaussée rien que des fenêtres garnies d’épais volets de fer ; tous ces volets fermés ; aux étages supérieurs, des devantures de bois presque partout armées de barreaux de fer ; un silence morne, aucun chant, aucune voix, aucun souffle ; par intervalles le bruit étouffé d’un pas dans l’intérieur des maisons ; à côté des portes un judas grillé à demi entr’ouvert sur une allée ténébreuse ; partout la poussière, la cendre, les toiles d’araignées, l’écroulement vermoulu, la misère plutôt affectée que réelle ; un air d’angoisse et de crainte répandu sur les façades des édifices ; un ou deux passants dans la rue me regardant avec je ne sais quelle défiance effarée ; aux fenêtres des premiers étages, de belles jeunes filles parées, au teint brun, au profil busqué, apparaissant furtivement, ou des faces de vieilles femmes au nez de hibou, coiffées d’une mode exorbitante, immobiles et blêmes derrière la vitre trouble ; dans les allées des rez-de-chaussée, des entassements de ballots et de marchandises ; des forteresses plutôt que des maisons, des cavernes plutôt que des forteresses, des spectres plutôt que des passants. — J’étais dans la rue des Juifs, et j’y étais le jour du sabbat.

À Francfort il y a encore des juifs et des chrétiens ; de vrais chrétiens qui méprisent les juifs, de vrais juifs qui haïssent les chrétiens. Des deux parts on s’exècre et l’on se fuit. Notre civilisation, qui tient toutes les idées en équilibre et qui cherche à ôter de tout la colère, ne comprend plus rien à ces regards d’abomination qu’on se jette réciproquement entre inconnus. Les juifs de Francfort vivent dans leurs lugubres maisons, retirés dans des arrière-cours pour éviter l’haleine des chrétiens. Il y a douze ans, cette rue des Juifs, rebâtie et un peu élargie en 1662, avait encore à ses deux extrémités des portes de fer, garnies de barres et d’armatures extérieurement et intérieurement. La nuit venue, les juifs rentraient, et les deux portes se fermaient. On les verrouillait en dehors comme des pestiférés, et ils se barricadaient en dedans comme des assiégés.

La rue des Juifs n’est pas une rue, c’est une ville dans la ville.

En sortant de la rue des Juifs j’ai trouvé la vieille cité. Je venais de faire mon entrée dans Francfort.

Francfort est la ville des cariatides. Je n’ai vu nulle part autant de colosses portefaix qu’à Francfort. Il est impossible de faire travailler, geindre et hurler le marbre, la pierre, le bronze et le bois avec une invention plus riche et une cruauté plus variée. De quelque côté qu’on se tourne, ce sont de pauvres figures de toutes les époques, de tous les styles, de tous les sexes, de tous les âges, de toutes les fantasmagories, qui se tordent et gémissent misérablement sous des poids énormes. Satyres cornus, nymphes à gorges flamandes, nains, géants, sphinx, dragons, anges, diables, tout un infortuné peuple d’êtres surnaturels, pris par quelque magicien qui péchait effrontément dans toutes les mythologies à la fois, et enfermé par lui dans des enveloppes pétrifiées, est là enchaîné sous les entablements, les impostes et les architraves, et scellé jusqu’à mi-corps dans les murailles. Les uns portent des balcons, les autres des tourelles, les plus accablés des maisons ; d’autres exhaussent sur leurs épaules quelque insolent nègre de bronze vêtu d’une robe d’étain doré, ou un immense empereur romain de pierre dans toute la pompe du costume de Louis XIV, avec sa grande perruque, son ample manteau, son fauteuil, son estrade, sa crédence où est sa couronne, son dais à pentes découpées et à vastes draperies ; colossale machine qui figure une gravure d’Audran complètement reproduite en ronde bosse dans un monolithe de vingt pieds de haut. Ces prodigieux monuments sont des enseignes d’auberges. Sous ces fardeaux titaniques les cariatides fléchissent dans toutes les postures de la rage, de la douleur et de la fatigue. Celles-ci courbent la tête, celles-là se retournent à demi ; quelques-unes posent sur leurs hanches leurs deux mains crispées, ou compriment leur poitrine gonflée prête à éclater ; il y a des Hercules dédaigneux qui soutiennent une maison à six étages d’une seule épaule et montrent le poing aux gens ; il y a de tristes Vulcains bossus qui s’aident de leurs genoux, ou de malheureuses sirènes dont la queue écaillée s’écrase affreusement entre les pierres de refend ; il y a des chimères exaspérées qui s’entre-mordent avec fureur ; d’autres pleurent, d’autres rient d’un air amer, d’autres font aux passants des grimaces effroyables. J’ai remarqué que beaucoup de salles de cabaret, retentissantes du choc des verres, sont posées en surplomb sur des cariatides. Il paraît que c’est un goût des vieux bourgeois libres de Francfort de faire porter leurs ripailles par des statues souffrantes.

Le plus horrible cauchemar qu’on puisse avoir à Francfort, ce n’est ni l’invasion des russes, ni l’irruption des français, ni la guerre européenne traversant le pays, ni les vieilles guerres civiles déchirant de nouveau les quatorze quartiers de la ville, ni le typhus, ni le choléra ; c’est le réveil, le déchaînement et la vengeance des cariatides.

Une des curiosités de Francfort qui disparaîtra bientôt, j’en ai peur, c’est la boucherie. Elle occupe deux anciennes rues. Il est impossible de voir des maisons plus vieilles et plus noires se pencher sur un plus splendide amas de chair fraîche. Je ne sais quel air de jovialité gloutonne est empreint sur ces façades bizarrement ardoisées et sculptées, dont le rez-de-chaussée semble dévorer, comme une gueule profonde toute grande ouverte, d’innombrables quartiers de bœufs et de moutons. Les bouchers sanglants et les bouchères roses causent avec grâce sous des guirlandes de gigots. Un ruisseau rouge, dont deux fontaines jaillissantes modifient à peine la couleur, coule et fume au milieu de la rue. Au moment où j’y passais, elle était pleine de cris effrayants. D’inexorables garçons tueurs, à figures hérodiennes, y commettaient un massacre de cochons de lait. Les servantes, leur panier au bras, riaient à travers le vacarme. Il y a des émotions ridicules qu’il ne faut pas laisser voir ; pourtant j’avoue que, si j’avais su que faire d’un pauvre petit cochon de lait, qu’un boucher emportait devant moi par les deux pieds de derrière et qui ne criait pas, ignorant ce qu’on lui voulait et ne comprenant rien à la chose, je l’aurais acheté et sauvé. Une jolie petite fille de quatre ans, qui comme moi le considérait avec compassion, semblait m’y encourager du regard. Je n’ai pas fait ce que cet œil charmant me disait, j’ai désobéi à ce doux regard, et je me le reproche. — Une superbe et grandiose enseigne dorée, soutenue par une grille en potence, la plus belle et la plus riche du monde, composée de tous les emblèmes du corps des bouchers et surmontée de la couronne impériale, domine et complète cette magnifique écorcherie digne de Paris au moyen âge, devant laquelle, à coup sûr, se fussent ébahis Calatagirone au quinzième siècle et Rabelais au seizième.

De l’écorcherie on débouche dans une place de grandeur médiocre, digne de la Flandre et qui mériterait d’être célébrée et admirée, même après le Vieux-Marché de Bruxelles. C’est une de ces places trapèzes autour desquelles tous les styles et tous les caprices de l’architecture bourgeoise au moyen âge et à la renaissance se dressent représentés par des maisons modèles où, selon l’époque et le goût, l’ornementation a tout employé avec un à-propos prodigieux, l’ardoise comme la pierre, le plomb comme le bois. Chaque devanture a sa valeur à part et concourt en même temps à la composition et à l’harmonie générale de la place. À Francfort comme à Bruxelles, deux ou trois maisons neuves, de l’aspect le plus bête et qui ont l’air de deux ou trois imbéciles dans une assemblée de gens d’esprit, gâtent l’ensemble de la place et rehaussent la beauté des vieux édifices voisins. Une merveilleuse masure du quinzième siècle, composée, je ne sais pour quel usage, d’une nef d’église et d’un beffroi d’hôtel de ville, remplit de sa superbe et élégante silhouette un des côtés du trapèze. Vers le milieu de la place, à des endroits quelconques, que n’a évidemment désignés aucune symétrie, ont germé, comme deux buissons vivaces, deux fontaines, l’une de la renaissance, l’autre du dix-huitième siècle. Sur ces deux fontaines se rencontrent et s’affrontent, par un hasard singulier, debout chacune au sommet de sa colonne, Minerve et Judith, la virago homérique et la virago biblique, l’une avec la tête de Méduse, l’autre avec la tête d’Holopherne.

Judith, belle, hautaine et charmante, entourée de quatre renommées-sirènes qui soufflent à ses pieds dans des trompettes, est une héroïque fille de la renaissance. Elle n’a plus la tête d’Holopherne, qu’elle élevait de sa main gauche, mais elle tient encore l’épée de sa main droite, et sa robe, chassée par le vent, se relève au-dessus de son genou de marbre et découvre sa jambe fine et ferme avec le pli le plus fier qu’on puisse voir.

Quelques explicateurs prétendent que cette statue représente la Justice, et qu’elle tenait à la main, non la tête d’Holopherne, mais une balance. Je n’en crois rien.

Une Justice qui tiendrait la balance de la main gauche et l’épée de la main droite serait l’Injustice. D’ailleurs, la Justice n’a le droit d’être ni si jolie, ni si retroussée.

Vis-à-vis de cette figure s’élèvent, avec leur cadran noir et leurs cinq graves fenêtres de hauteur inégale, les trois pignons juxtaposés du Rœmer.

C’est dans le Rœmer qu’on élisait les empereurs, c’est dans cette place qu’on les proclamait.

C’est aussi dans cette place que se tenaient et que se tiennent encore les deux fameuses foires de Francfort, la foire de septembre, instituée en 1240 par lettre de haut-conduit de Frédéric II, et la foire de Pâques, établie en 1330 par Louis de Bavière. Les foires ont survécu aux empereurs et à l’empire.

Je suis entré dans le Rœmer.

Après avoir erré, sans rencontrer personne, dans une grande salle basse et torte, voûtée en ogive et encombrée des baraques de la foire, puis dans un large escalier à rampe Louis XIII, tapissé de mauvais tableaux sans cadres, puis dans une foule de corridors et de degrés obscurs, à force de frapper à toutes les portes, j’ai fini par trouver une servante qui, sur ce mot : Kaisersaal, a pris une clef à un clou dans sa cuisine et m’a conduit à la salle des empereurs.

La brave fille, souriante, m’a fait passer d’abord par la salle des électeurs, qui sert aujourd’hui, je crois, aux séances du haut sénat de la ville de Francfort. C’est là que les électeurs ou leurs délégués déclaraient entre eux l’empereur roi des romains. Sur un fauteuil entre les deux fenêtres, l’archevêque de Mayence présidait. Puis venaient par ordre, assis autour d’une immense table couverte en cuir fauve, chacun au-dessous de son blason peint au plafond, à la droite de l’archevêque de Mayence, Trèves, Bohême et Saxe ; à sa gauche, Cologne, le Palatinat, Brandebourg ; en face de lui, Brunswick et Bavière. Le passant éprouve l’impression que produisent les choses simples qui contiennent de grandes choses lorsqu’il voit et qu’il touche le cuir roux et poudreux de cette table où l’on faisait l’empereur d’Allemagne. Du reste, à part la table, qu’on a transportée dans une salle voisine, la salle des électeurs est aujourd’hui dans l’état où elle était au dix-septième siècle. Les neuf blasons au plafond encadrant une mauvaise fresque, une tenture de damas rouge, des appliques-candélabres en cuivre argenté figurant des renommées, une grande glace à baguettes contournées, en face de laquelle on a mis pour pendant, au siècle dernier, un portrait en pied de Joseph II ; au-dessus de la porte, un trumeau, un portrait de ce dernier des petits-fils de Charlemagne, qui mourut en 910, au moment de régner, et que les allemands appellent l’Enfant. Rien de plus. — L’ensemble est austère, sérieux, tranquille, et fait plus songer que regarder.

Après la salle des électeurs, j’ai vu la salle des empereurs.

Au quatorzième siècle, les marchands lombards qui ont laissé leur nom au Rœmer, et qui y tenaient boutique, eurent idée de faire entourer la grande salle de niches afin d’y étaler leurs marchandises. Un architecte dont le nom s’est perdu mesura le pourtour de la salle et y construisit quarante-cinq niches. En 1564, Maximilien II fut élu à Francfort et montré au peuple du balcon de cette salle, qui, à partir de Maximilien II, s’appela le Kaisersaal et servit à la proclamation des empereurs. On songea alors à la décorer, et la première pensée qui vint, ce fut d’installer, dans les niches développées autour de la halle impériale, les portraits de tous les césars allemands élus et couronnés depuis l’extinction de la race de Charlemagne, en réservant aux césars futurs les niches vacantes. Seulement, depuis Conrad Ier, en 911, jusqu’à Ferdinand Ier, en 1556, trente-six empereurs avaient déjà été sacrés à Aix-la-Chapelle. En y joignant le nouveau roi des romains, il ne restait plus que huit niches vides pour l’avenir. C’était bien peu. La chose fut pourtant exécutée, et l’on se promit d’agrandir la salle quand besoin serait. Les cases se meublaient peu à peu, à quatre empereurs environ par siècle. En 1764, quand Joseph II monta sur le trône impérial sacrocésaréen, il ne restait plus qu’une place vide. On songea de nouveau sérieusement à allonger le Kaisersaal et à ajouter de nouvelles cases aux compartiments préparés cinq siècles auparavant par l’architecte des marchands lombards. En 1794, François II, le quarante-cinquième roi des romains, vint occuper la quarante-cinquième case. C’était la dernière niche, ce fut le dernier empereur. La salle remplie, l’empire germanique s’écroula.

Cet architecte inconnu, c’était la destinée ; cette salle mystérieuse aux quarante-cinq cellules, c’est l’histoire même de l’Allemagne, qui, la race de Charlemagne éteinte, ne devait plus contenir que quarante-cinq empereurs.

Là, en effet, dans cette salle oblongue, vaste, froide, presque obscure, encombrée à l’un de ses angles de meubles de rebut parmi lesquels j’ai vu la table de cuir des électeurs, à peine éclairée à son extrémité orientale par les cinq étroites fenêtres inégales qui pyramident dans le sens du pignon extérieur, entre quatre hautes murailles chargées de fresques effacées, sous une voûte en bois à nervures jadis dorées, seuls dans une espèce de pénombre qui ressemble au commencement de l’oubli, tous grossièrement peints et figurés en buste d’airain dont le piédouche porte les deux dates qui ouvrent et ferment chaque règne, les uns coiffés de lauriers comme des césars romains, les autres fleuronnés du diadème germanique, là, s’entreregardent silencieusement, chacun dans sa sombre ogive, les trois Conrad, les sept Henri, les quatre Othon, l’unique Lothaire, les quatre Frédéric, l’unique Philippe, les deux Rodolphe, l’unique Adolphe, les deux Albert, l’unique Louis, les quatre Charles, l’unique Wenceslas, l’unique Robert, l’unique Sigismond, les deux Maximilien, les trois Ferdinand, l’unique Mathias, les deux Léopold, les deux Joseph, les deux François, les quarante-cinq fantômes qui, pendant neuf siècles, de 911 à 1806, ont traversé l’histoire du monde, l’épée de Saint-Pierre dans une main et le globe de Charlemagne dans l’autre.

À l’extrémité opposée aux cinq fenêtres, près de la voûte, noircit et s’écaille une peinture médiocre qui représente le jugement de Salomon.

Quand les électeurs avaient enfin désigné l’empereur, le sénat de Francfort se réunissait dans cette salle ; les bourgeois, divisés en quatorze sections, selon les quatorze quartiers de la ville, se rassemblaient au dehors dans la place. Alors les cinq fenêtres du Kaisersaal s’ouvraient, faisant face au peuple. La grande fenêtre, celle du milieu, était surmontée d’un dais et restait vide. À la moyenne fenêtre de droite, ornée d’un balcon de fer noir où j’ai remarqué la roue de Mayence, l’empereur apparaissait, seul, en grand costume, la couronne en tête. À sa droite il avait, réunis dans la petite fenêtre, les trois électeurs-archevêques de Mayence, de Trèves et de Cologne. Aux deux autres fenêtres, à gauche de la grande fenêtre vide, se tenaient, dans la moyenne, Bohême, Bavière et le palatin du Rhin ; dans la petite, Saxe, Brunswick et Brandebourg. Dans la place, devant la façade du Rœmer, au milieu d’un vaste carré vide entouré de gardes, il y avait un grand monceau d’avoine, une urne pleine de monnaie d’or et d’argent, une table portant un lavoir d’argent et un bocal de vermeil, et une autre table chargée d’un bœuf rôti tout entier. Au moment où paraissait l’empereur, les trompettes et les cymbales éclataient, et l’archimaréchal du saint empire, l’archichancelier, l’archiéchanson, l’architrésorier et l’architranchant entraient en cortège dans la place. Au milieu des acclamations et des fanfares, l’archimaréchal, à cheval, montait dans le tas d’avoine jusqu’à la sangle de la selle et y remplissait une mesure d’argent ; l’archichancelier prenait le lavoir sur la table ; l’archiéchanson remplissait de vin et d’eau le bocal de vermeil ; l’architrésorier puisait des monnaies dans l’urne et les jetait au peuple à pleines mains ; l’architranchant coupait un morceau du bœuf rôti. En ce moment-là surgissait le grand référendaire de l’empire, qui proclamait à haute voix le nouveau césar et lisait la formule du serment. Quand il avait fini, le sénat dans la salle et les bourgeois dans la place répondaient gravement : Oui. Pendant la prestation du serment, le nouvel empereur, déjà formidable, ôtait la couronne et tenait le glaive.

De 1564 à 1794, cette place aujourd’hui ignorée, cette salle aujourd’hui déserte, ont vu neuf fois cette cérémonie majestueuse.

Les grandes charges de l’empire, étant héréditairement acquises aux électeurs, étaient remplies par des délégués. Au moyen âge, les monarchies secondaires tenaient à insigne honneur et à bonne politique d’occuper les grands offices des deux empires qui avaient remplacé l’empire romain. Chaque prince gravitait vers le centre impérial le plus voisin de lui. Le roi de Bohême était archiéchanson de l’empire d’Allemagne ; le doge de Venise était protospathaire de l’empire d’orient.

Après la proclamation du Rœmer venait le couronnement à la collégiale.

J’ai suivi le cérémonial. En sortant du Kaisersaal je suis allé à l’église.

L’église collégiale de Francfort, dédiée à saint Barthélemy, se compose d’une double nef-croisée du quatorzième siècle, surmontée d’une belle tour du quinzième malheureusement inachevée. L’église et la tour sont en beau grès rouge noirci et rouillé par les années. L’intérieur seul est badigeonné.

Encore ici une église belge. Des murs blancs ; pas de vitraux ; un riche mobilier d’autels sculptés, de tombes coloriées, de tableaux et de bas-reliefs. Dans les nefs, de sévères chevaliers de marbre, des évêques moustachus du temps de Gustave-Adolphe qui ont des têtes de lansquenets, d’admirables clochetons de pierre évidés et fouillés par les fées, de magnifiques luminaires de cuivre qui rappellent la lampe de l’Alchimiste de Gérard Dow, un Christ au tombeau peint au quatorzième siècle, une Vierge au lit de mort sculptée au quinzième. Dans le chœur, de curieuses fresques, horribles avec saint Barthélemy, charmantes avec la Madeleine ; une rude et sauvage boiserie menuisée vers 1400 ; boiseries et fresques données par le chevalier d’Ingelheim, qui s’est fait peindre à genoux dans un coin et qui portait d’or aux chevrons de gueules. Sur les murailles, une collection complète de ces morions fantasques et de ces cimiers effrayants propres à la chevalerie germanique, accrochés à des clous comme les poêlons et les écumoires d’une batterie de cuisine. Près de la porte, une de ces énormes horloges qui sont une maison à deux étages, un livre à trois tomes, un poëme en vingt chants, un monde. En haut, sur un large fronton flamand, s’épanouit le cadran de la journée ; en bas, au fond d’une espèce de caverne où se meuvent pêle-mêle dans les ténèbres une foule de gros fils qu’on prendrait pour des antennes d’insectes monstrueux, rayonne mystérieusement le cadran de l’année. Les heures tournent en haut, les saisons marchent en bas. Le soleil dans sa gloire de rayons dorés, la lune blanche et noire, les étoiles sur fond bleu, opèrent des évolutions compliquées, lesquelles déplacent à l’autre bout de l’horloge un système de petits tableaux où des écoliers patinent, où des vieillards se chauffent, où des paysans coupent le blé, où des bergères cueillent des fleurs. Des maximes et des sentences un peu dévernies reluisent dans le ciel à la clarté des étoiles un peu dédorées. Chaque fois que l’aiguille atteint un chiffre, des portes s’ouvrent et se ferment sur le fronton de l’horloge, et des jaquemarts armés de marteaux, sortant ou rentrant brusquement, frappent l’heure sur le timbre en exécutant des pyrrhiques bizarres. Tout cela vit, palpite et gronde, dans la muraille même de l’église, avec le bruit que ferait un cachalot enfermé dans la grosse tonne de Heidelberg.

Cette collégiale possède un admirable Crucifiement de Van Dyck. Albert Durer et Rubens y ont chacun un tableau, un Christ sur les genoux de la Vierge. Le sujet est le même en apparence ; les deux tableaux sont bien différents. Rubens a posé sur les genoux de la divine mère un Jésus enfant, Albert Durer y a jeté un Christ crucifié. Rien n’égale la grâce du premier tableau, si ce n’est l’angoisse du second. Chacun des deux peintres a suivi son génie. Rubens a choisi la vie. Albert Durer a choisi la mort.

Un autre tableau, où l’angoisse et la grâce sont mêlées, c’est une précieuse peinture sur cuir, du seizième siècle, qui représente l’intérieur du sépulcre de sainte Cécile. L’encadrement est composé de tous les principaux instants de la vie de la sainte. Au milieu, sous une sombre crypte, la sainte est couchée tout de son long sur la face, dans sa robe d’or, avec l’entaille de la hache au cou, plaie rose et délicate qui ressemble à une bouche charmante et qu’on voudrait baiser à genoux. Il semble qu’on va entendre la voix de la sainte musicienne sortir et chanter por la boca de su herida. Au-dessous du cercueil ouvert, ceci est écrit en lettres d’or : En tibi sanctißimæ virginis Ceciliæ in sepulchro jacentis imaginem, prorsus eodem corporis situ expreßam. En effet, au seizième siècle, un pape, Léon X, je crois, fit ouvrir la tombe de sainte Cécile, et cette ravissante peinture n’est, dit-on, qu’un portrait exact du miraculeux cadavre.

C’est au centre de la collégiale, à l’entrée du chœur, au point d’intersection du transept et de la nef, que, depuis Maximilien II, on couronnait les empereurs. J’ai vu dans un coin du transept, enveloppée dans un sac de papier gris qui lui donne la forme d’un bourrelet d’enfant, l’immense couronne impériale en charpente plaquée d’or qu’on suspendait au-dessus de leur tête pendant la cérémonie, et je me suis souvenu qu’il y a un an j’avais vu le tapis fleurdelysé du sacre de Charles X roulé, ficelé et oublié sur une brouette dans les combles de la cathédrale de Reims. À la droite même de la porte du chœur, précisément à côté de l’endroit où l’on couronnait l’empereur, la boiserie gothique étale complaisamment cette antithèse sculptée en chêne : saint Barthélemy écorché, portant sa peau sur son bras, et regardant avec dédain à sa gauche le diable juché sur une magnifique pyramide de mitres, de diadèmes, de cimiers, de tiares, de sceptres, d’épées et de couronnes. Un peu plus loin, le nouveau césar pouvait, sous les tapisseries dont on le cachait sans doute, entrevoir par instants debout dans l’ombre contre le mur, comme une apparition sinistre, le spectre de pierre de cet infortuné pseudo-empereur Gunther de Schwarzbourg, la fatalité et la haine dans les yeux, tenant d’un bras son écu au lion rampant et de l’autre son morion impérial ; fier et terrible tombeau qui, pendant deux cent trente ans, a assisté à l’intronisation des empereurs, et dont la tristesse de granit a survécu à toutes ces fêtes de carton peint et de bois doré.

J’ai voulu monter sur le clocher. Le glockner qui m’avait conduit dans l’église, et qui ne sait pas un mot de français, m’a abandonné aux premières marches de la vis, et je suis monté seul. Arrivé en haut, j’ai trouvé l’escalier obstrué par une barrière à pointes de fer ; j’ai appelé, personne n’a répondu ; sur quoi j’ai pris le parti d’enjamber la barrière. L’obstacle franchi, j’étais sur la plate-forme du Pfarthurm. Là, j’ai eu un charmant spectacle. Sur ma tête un beau soleil, à mes pieds toute la ville ; à ma gauche la place du Rœmer, à ma droite la rue des Juifs, posée comme une longue et inflexible arête noire parmi les maisons blanches ; çà et là quelques chevets d’antiques églises pas trop défaites, deux ou trois hauts beffrois flanqués de tourelles, sculptés à l’aigle de Francfort, et répétés, comme par des échos, au fond de l’horizon, par les trois ou quatre vieilles tours-vigies qui marquaient autrefois les limites du petit état libre ; derrière moi le Mein, nappe d’argent rayée d’or par le sillage des bateaux ; le vieux pont avec les toits de Sachshausen et les murs rougeâtres de l’ancienne maison teutonique ; autour de la ville, une épaisse ceinture d’arbres ; au delà des arbres, une grande table ronde de plaines et de champs labourés, terminée par les croupes bleues du Taunus. Pendant que je rêvais je ne sais quelle rêverie, adossé au tronçon du clocher tronqué de 1509, des nuages sont venus et se sont mis à rouler dans le ciel, chassés par le vent, couvrant et découvrant à chaque instant de larges déchirures d’azur, et laissant tomber partout sur la terre de grandes plaques d’ombre et de lumière. Cette ville et cet horizon étaient admirables ainsi. Le paysage n’est jamais plus beau que quand il revêt sa peau de tigre. — Je me croyais seul sur la tour, et j’y serais resté toute la journée. Tout à coup un petit bruit s’est fait entendre à côté de moi ; j’ai tourné la tête ; c’était une toute jeune fille de quatorze ans environ, à demi sortie d’une lucarne, qui me regardait avec un sourire. J’ai risqué quelques pas, j’ai dépassé un angle du Pfarthurm que je n’avais pas encore franchi, et je me suis trouvé au milieu des habitants du clocher. Il y a là tout un petit monde doux et heureux. La jeune fille, qui tricote ; une vieille femme, sa mère sans doute, qui file son rouet ; des colombes qui roucoulent, perchées sur les gargouilles du clocher ; un singe hospitalier qui vous tend la main du fond de sa petite cabane ; les poids de la grosse horloge qui montent et descendent avec un bruit sourd et s’amusent à faire mouvoir des marionnettes dans l’église où l’on a couronné des empereurs ; ajoutez à cela cette paix profonde des lieux élevés, qui se compose du murmure du vent, des rayons du soleil et de la beauté du paysage, — n’est-ce pas que c’est un ensemble pur et charmant ? — De la cage des anciennes cloches, la jeune fille a fait sa chambre ; elle y a mis son lit dans l’ombre, elle y chante comme chantaient les cloches, mais d’une voix plus douce, pour elle et pour Dieu seulement. De l’un des clochetons inachevés, la mère a fait la cheminée du petit feu de veuve où cuit sa pauvre marmite. Voilà le haut du clocher de Francfort. Comment et pourquoi cette colonie est-elle là, et qu’y fait-elle ? Je l’ignore, mais j’ai admiré cela. Cette fière ville impériale, qui a soutenu tant de guerres, qui a reçu tant de boulets, qui a intronisé tant de césars, dont les murailles étaient comme une armure, dont l’aigle tenait dans ses deux serres les diadèmes que l’aigle d’Autriche posait sur ses deux têtes, est aujourd’hui dominée et couronnée par l’humble foyer d’une vieille femme, d’où sort un peu de fumée.