En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXVI

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 282-301).


LETTRE XXVI.
Worms. — Mannheim.


Nuit tombante. — Dissertation profonde et hautement philosophique sur les appellations sonores. — Le voyageur croit être un moment Micromégas se baissant et cherchant une ville à terre dans l’herbe. — À quoi bon avoir été une grande chose ? — Les quatorze églises de Worms. — Le pauvre hère et le gros gaillard. — Dialogues. — Un monosyllabe accompagné de son commentaire. — Dans quel cas un aubergiste est majestueux. — Ô inégale nature ! — Le voyageur a peur des fées et des revenants. — Il prend le parti d’adresser de plates flatteries à la lune. — Un spectre. — À quel genre d’exercice se livrait ce spectre. — Autre monosyllabe accompagné d’un autre commentaire. — Où le lecteur apprend dans quels endroits se mettent les vieux numéros d’un vieux journal. — Le spectre devient de plus en plus aimable et caressant. — Entrée à Worms. — Par malheur, le voyageur connaît si bien le Worms d’autrefois, qu’il ne reconnaît plus le Worms d’à présent. — Ce qu’on s’expose à voir quand on regarde par le trou des serrures. — Saint Ruprecht. — Mélancolie à propos d’un garçon tonnelier. — L’auberge du Faisan (qui est peut-être l’auberge du Cygne, à moins que ce ne soit l’auberge du Paon. Lecteur, défiez-vous de l’auteur sur ce point). — À quoi étaient occupés deux hommes dans la salle à manger, et ce que faisait un troisième. — Éloquence d’un sot. — Le voyageur continue de décrire le gîte. — La chambre à coucher. — Le tableau de chevet du lit. — Deux amants s’enfuyant à travers une épouvantable orthographe. — L’auteur se promène dans Worms. — Allocution aux parisiens. — L’agonie d’une ville. — Ce que Perse et Horace ont dit de la Petite-Provence qui est aux Tuileries. — Conseils indiscrets aux jeunes niais qui gâtent le costume des hommes en France à l’heure qu’il est. — La cathédrale de Worms. — Le dehors. — L’intérieur. — Le temple luthérien. — Mannheim. — L’unique mérite de Mannheim. — Par quelles gens Mannheim serait admiré. — Encore la figure de rhétorique que le bon Dieu prodigue. — Intéressante inscription recueillie à Mannheim.


Bords du Neckar, octobre.

La nuit tombait. Ce je ne sais quel ennui qui saisit l’âme à la disparition du jour se répandait sur tout l’horizon autour de nous. Qui est triste à ces heures-là ? est-ce la nature ? est-ce nous-mêmes ? Un crêpe blanc montait des profondeurs de cette immense vallée des Vosges, les roseaux du fleuve bruissaient lugubrement, le dampfschiff battait l’eau comme un gros chien fatigué ; tous les voyageurs, appesantis ou assoupis, étaient descendus dans la cabine, encombrée de paquets, de sacs de nuit, de tables en désordre et de gens endormis ; le pont était désert ; trois étudiants allemands y étaient seuls restés, immobiles, silencieux, fumant, sans faire un geste et sans dire un mot, leurs pipes de faïence peinte ; trois statues ; je faisais la quatrième, et je regardais vaguement dans l’étendue. Je me disais : Je n’aperçois rien à l’horizon. Nous ne serons pas à Worms avant la nuit noire. C’est étrange. Je ne croyais pas que Worms fût si loin de Mayence. — Tout à coup le dampfschiff s’arrêta. — Bon, me dis-je, l’eau est très basse dans cette plaine, le lit du Rhin est obstrué de bancs de sable ; nous voilà engravés.

Le patron du bateau sortait de sa cellule. — Eh bien, capitaine, lui dis-je, — car vous savez qu’aujourd’hui on met sur toute chose un mot sonore : tout comédien s’appelle artiste, tout chanteur virtuose ; un patron s’appelle capitaine ; — eh bien, capitaine, voilà un petit contretemps. Du coup, nous n’arriverons pas avant minuit. — Le patron me regarda avec ses larges yeux bleus de teuton stupéfait, et me dit : — Vous êtes arrivés ! — Je le regarde à mon tour, non moins stupéfait que lui. En ce moment nous dûmes faire admirablement les deux figures de l’étonnement français et de l’étonnement allemand.

— Arrivés, capitaine ?

— Oui, arrivés.

— Où ?

— Mais, à Worms !

Je m’exclame, et je promène mes yeux autour de moi. À Worms ! Rêvais-je tout éveillé ? Étais-je le jouet de quelque vision crépusculaire ? Le patron raillait-il le voyageur ? L’allemand en donnait-il à garder au parisien ? Le germain se gaussait-il du gaulois ? À Worms ! Mais où était donc cette haute et magnifique ceinture de murailles flanquées de tours carrées qui venait jusqu’au bord du fleuve prendre fièrement le Rhin pour fossé ? Je ne voyais qu’une immense plaine dont de grandes brumes me cachaient le fond, de pâles rideaux de peupliers, une berge à peine distincte, tant elle était mêlée aux roseaux, et sur la rive même, tout près de nous, une belle pelouse verte où quelques femmes étendaient leur linge pour le faire blanchir à la rosée.

Cependant le patron, le bras tendu vers l’avant du bateau, me montrait une façon de maison neuve, carrée, plâtrée, à contrevents verts, fort laide, espèce de gros pavé blanchâtre que je n’avais pas aperçu d’abord.

— Monsieur, voilà Worms.

— Worms ! repris-je ; Worms, cela ! cette maison blanche ! mais c’est tout au plus une auberge !

— C’est une auberge, en effet. Vous y serez à merveille.

— Mais la ville ?

— Ah ! la ville ! c’est la ville que vous voulez ?

— Mais sans doute.

— Fort bien. Vous la trouverez là-bas, dans la plaine ; mais il faut marcher, il y a un bon bout de chemin. Ah ! monsieur vient pour la ville ? En général, il est fort rare qu’on s’arrête ici ; mais messieurs les voyageurs se contentent de l’auberge. On y est très bien. Ah ! monsieur tient à voir la ville ! c’est différent. Quant à moi, je passe ici toujours assez tard le soir, ou de très bonne heure le matin, et je ne l’ai jamais vue.

Ayez donc été ville impériale ! ayez eu des gaugraves, des archevêques souverains, des évêques princes, un pfalz, quatre forteresses, trois ponts sur le Rhin, trois couvents à clochers, quatorze églises, trente mille habitants ! ayez été l’une des quatre cités maîtresses dans la formidable hanse des cent villes ! soyez, pour celui qui s’éprend des traditions fantastiques comme pour celui qui étudie et critique les faits réels, un lieu étrange, poétique et célèbre autant qu’aucun autre coin de l’Europe ! ayez dans votre merveilleux passé tout ce que le passé peut contenir, la fable et l’histoire, ces deux arbres plus semblables qu’on ne pense, dont les racines et les rameaux sont parfois si inextricablement mêlés dans la mémoire des hommes ! soyez la ville qui a vu vaincre César, passer Attila, rêver Brunehaut, marier Charlemagne ! soyez la ville qui a vu dans le jardin des Roses le combat de Sigefroi le Cornu et du dragon, et devant la façade de sa cathédrale cette contestation de Chrimhilde d’où est sortie une épopée, et sur les bancs de la diète cette contestation de Luther d’où est sortie une religion ! soyez la Vormatia des vangions, le Bormitomagus de Drusus, le Wonnegau des poëtes, le chef-lieu des héros dans les Niebelungen, la capitale des rois francs, la cour judiciaire des empereurs ! soyez Worms, en un mot, pour qu’un rustre ivre de tabac, qui ne sait même plus s’il est vangion ou némète, dise en parlant de vous : — Ah ! Worms ! cette ville ! c’est là-bas ! je ne l’ai jamais vue !

Oui, mon ami, Worms est tout cela. Une ville illustre, comme vous voyez. Résidence impériale et royale, trente mille habitants, quatorze églises, dont voici les noms, aujourd’hui complètement oubliés. C’est pour cela que je les enregistre :

Le Munster.

Sancta-Cæcilia.

Saint-Vesvin.

Saint-André.

Saint-Mang.

Saint-Johann.

Notre-Dame.

Saint-Paul.

Saint-Ruprecht.

Predicatores.

Saint-Lamprecht.

Saint-Sixte.

Saint-Martin.

Saint-Amandus.

Cependant je m’étais fait descendre à terre, à la grande surprise de mes compagnons de voyage, qui semblaient ne rien comprendre à ma fantaisie. Le dampfschiff avait repris sa route vers Mannheim, me laissant seul avec mon bagage dans une étroite barque que secouait violemment le remous du fleuve, agité par les roues de la machine. J’avais abordé le débarcadère sans trop remarquer deux hommes qui étaient là debout pendant que la barque s’approchait et que le bateau à vapeur s’éloignait. L’un de ces hommes, espèce d’hercule joufflu aux manches retroussées, à l’air le plus insolent qu’on pût voir, s’accoudait en fumant sa pipe sur une assez grande charrette à bras. L’autre, maigre et chétif, se tenait, sans pipe et sans insolence, près d’une petite brouette, la plus humble et la plus piteuse du monde. C’était un de ces visages pâles et flétris qui n’ont pas d’âge, et qui laissent hésiter l’esprit entre un adolescent tardif et un vieillard précoce.

Comme je venais de prendre terre et pendant que je regardais le pauvre diable à la brouette, je ne m’étais pas aperçu que mon sac de nuit, laissé sur l’herbe à mes pieds par le batelier, avait subitement disparu. Cependant un bruit de roues en mouvement me fit tourner la tête ; c’était mon sac de nuit qui s’en allait sur la charrette à bras gaillardement traînée par l’homme à la pipe. L’autre me regardait tristement, sans faire un pas, sans risquer un geste, sans dire un mot, avec un air d’opprimé qui se résigne auquel je ne comprenais rien du tout. Je courus après mon sac de nuit.

— Eh ! l’ami ! criai-je à l’homme, où allez-vous comme cela ?

Le bruit de sa charrette, la fumée de sa pipe, et peut-être aussi la conscience de son importance, l’empêchaient de m’entendre. J’arrive essoufflé près de lui, et je répète ma question.

— Où nous allons ? dit-il en français et sans s’arrêter.

— Oui, repris-je.

— Pardieu, fit-il, là !

Et il montrait d’un hochement de tête la maison blanche, qui n’était plus qu’à un jet de pierre.

— Eh ! qu’est cela ? lui dis-je.

— Eh ! c’est l’hôtel.

— Ce n’est pas là que je vais.

Il s’arrêta court. Il me regarda, comme le patron du dampfschiff, de l’air le plus stupéfait ; puis, après un moment de silence, il ajouta avec cette fatuité propre aux aubergistes qui se sentent seuls dans un lieu désert et qui se donnent le luxe d’être insolents parce qu’ils se croient indispensables :

— Monsieur couche dans les champs ?

Je ne crus pas devoir m’émouvoir.

— Non, lui dis-je ; je vais à la ville.

— Où ça, la ville ?

— À Worms.

— Comment, à Worms ?

— À Worms !

— À Worms ?

— À Worms !

— Ah ! reprit l’homme.

Que de choses il peut y avoir dans un ah ! Je n’oublierai jamais celui-là. Il y avait de la surprise, de la colère, du mépris, de l’indignation, de la raillerie, de l’ironie, de la pitié, un regret profond et légitime de mes thalers et de mes silbergrossen, et, en somme, une certaine nuance de haine. Ce ah ! voulait dire : Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? Avec quel sac de nuit me suis-je fourvoyé ? Cela va à Worms ! Qu’est-ce que cela va faire à Worms ? Quelque intrigant ! quelque banqueroutier qui se cache ! Donnez-vous donc la peine de bâtir une auberge sur les bords du Rhin pour de pareils voyageurs ! Cet homme me frustre. Aller à Worms, c’est stupide ! Il eût bien dépensé chez moi dix francs de France ; il me les doit ! c’est un voleur. Est-il bien sûr qu’il ait le droit d’aller ailleurs ? Mais c’est abominable, cela ! Et dire que je me suis commis jusqu’à lui porter ses effets ! un mauvais sac de nuit ! Voilà un beau voyageur, qui n’a qu’un sac de nuit ! quelles guenilles y a-t-il là dedans ? A-t-il une chemise seulement ? Au fait, il est visible que ce français n’a pas le sou. Il s’en serait probablement allé sans payer. Quels aventuriers on peut rencontrer cependant ! À quoi est-on exposé ! Je devrais peut-être offrir celui-ci à la maréchaussée. Mais, bah, il faut en avoir pitié. Qu’il aille où il voudra. À Worms, au diable ! Je fais aussi bien de le planter là, au beau milieu de la route, avec sa sacoche !

Ô mon ami ! avez-vous remarqué comme il y a de grands discours qui sont vides et des monosyllabes qui sont pleins ?

Tout cela dit dans cet ah ! il saisit ma « sacoche » et la jeta à terre.

Puis il s’éloigna majestueusement avec sa charrette. Je crus devoir faire quelques remontrances.

— Eh bien, lui dis-je, vous vous en allez ainsi ? vous me laissez là avec mon sac de nuit ? Mais, que diable ! prenez au moins la peine de le reporter où vous l’avez pris.

Il continuait de s’éloigner.

— Eh ! rustre ! lui criai-je.

Mais il n’entendait plus le français ; il poursuivit son chemin en sifflant.

Il fallait bien en prendre mon parti. J’aurais pu courir après lui, me fâcher, m’emporter ; mais que faire d’un rustre, à moins qu’on ne l’assomme ? Et, pour tout dire, en me comparant à cet homme, je doute que de nous deux l’assommé eût été lui. La nature, qui ne veut pas de l’égalité, ne l’avait pas voulue entre ce teuton et moi. Évidemment, là, au crépuscule, en plein air, sur la grande route, j’étais l’inférieur et lui le supérieur.

Ô loi souveraine du coup de poing, devant laquelle tous les passants sont parfaitement inégaux ! Dura lex, sed lex !

Je me résignai donc.

Je ramassai mon sac de nuit et le pris sous mon bras ; puis je m’orientai. La nuit était pleinement tombée, l’horizon était noir, je n’apercevais rien autour de moi que la masse blanchâtre et indistincte de la maison à laquelle il m’avait plu de tourner le dos. Je n’entendais que le bruit vague et doux du Rhin dans les roseaux.

Vous trouverez Worms là-bas, avait dit le capitaine du bateau en me montrant le fond de la plaine. Là-bas ! rien de plus. Où aller avec ce là-bas ? Était-ce à deux pas ? Était-ce à deux lieues ? Worms, la ville des légendes, que j’étais venu chercher de si loin, commençait à me faire l’effet d’une de ces villes fées qui reculent à mesure que le voyageur avance.

Et ces terribles et ironiques paroles de l’homme à la charrette me revenaient à l’esprit : Monsieur veut coucher dans les champs ? Il me semblait entendre les génies familiers du Rhin, les duendes et les gnomes me les répéter à l’oreille avec des rires goguenards. C’était précisément l’heure où ils sortent, mêlés aux sylphes, aux masques, aux magiciennes et aux brucolaques, et où ils vont à ces danses mystérieuses qui laissent de grandes traces circulaires sur les pelouses foulées, traces que les vaches, le lendemain matin, regardent en rêvant.

La lune allait se lever.

Que faire ? assister à ces danses ? cela serait curieux. — Mais coucher dans les champs ? cela est dur. Revenir sur mes pas ? demander l’hospitalité à cette auberge que j’avais dédaignée ? affronter un nouveau ah ! du rustre à la charrette ? qui sait ! me faire peut-être fermer la porte au nez et entendre derrière moi, autour de moi, dans les roseaux, dans les broussailles, dans les feuillages agités des trembles, redoubler les éclats de rire des gnomes à l’œil d’escarboucle et des duendes aux faces vertes ?

Être ainsi humilié devant les fées ! faire sourire d’un sourire de pitié moqueuse le doux et lumineux visage de Titania ! jamais.

Plutôt coucher à la belle étoile ! plutôt marcher toute la nuit !

Après avoir tenu conseil avec moi-même, je me décidai à retourner au débarcadère. Là je trouverais sans doute quelque sentier qui me mènerait à Worms.

La lune se levait.

Je lui adressai une invocation mentale où je fis un abominable mélange de tous les poëtes qui ont parlé de la lune, depuis Virgile jusqu’à Lemierre. Je l’appelai pâle courrière et reine des nuits, et je la priai de m’éclairer un peu, en lui déclarant effrontément que je sentais que Diane est la sœur d’Apollon, et, me l’étant ainsi rendue favorable suivant le rite classique, je me remis bravement à marcher, ma sacoche au bras, dans la direction du Rhin.

J’avais à peine fait quelques pas, plongé dans une profonde rêverie, lorsqu’un léger bruit m’en tira. Je levai la tête. On a raison d’invoquer les déesses. La lune me permit de voir. Grâce à un rayon horizontal qui commençait à argenter la pointe des folles avoines, je distinguai parfaitement devant moi, à quelques pas, à côté d’un vieux saule dont le tronc ridé faisait une horrible grimace, je distinguai, dis-je, une figure blême et livide, un spectre qui me regardait d’un air effaré.

Ce spectre poussait une brouette.

— Ah ! fis-je, voilà une apparition.

Puis, mes yeux tombant sur la brouette, et le second mouvement succédant au premier :

— Tiens ! dis-je, c’est un portefaix.

Ce n’était ni un fantôme ni un portefaix ; je reconnus le deuxième témoin de mon débarquement sur cette rive jusque-là peu hospitalière, l’homme au visage pâle.

Lui-même, en m’apercevant, avait fait un pas en arrière, et paraissait médiocrement rassuré. Je crus à propos de prendre la parole.

— Mon ami, lui dis-je, notre rencontre était évidemment prévue de toute éternité. J’ai un sac de nuit que je trouve en ce moment beaucoup trop plein, vous avez une brouette tout à fait vide ; si je mettais mon sac sur votre brouette ? hein ? qu’en dites-vous ?

Sur cette rive gauche du Rhin, tout parle et comprend le français, y compris les fantômes.

L’apparition me répondit :

— Où va monsieur ?

— Je vais à Worms.

— À Worms ?

— à Worms.

— Est-ce que monsieur voudrait descendre au Faisan ?

— Pourquoi pas ?

— Comment ! monsieur va à Worms ?

— À Worms.

— Oh ! fit l’homme à la brouette.

Je voudrais bien éviter ici un parallélisme qui a tout l’air d’une combinaison symétrique ; mais je ne suis qu’historien, et je ne puis me refuser à constater que cet oh ! était précisément la contre-partie et le contraire du ah ! de l’homme à la charrette.

Cet oh ! exprimait l’étonnement mêlé de joie, l’orgueil satisfait, l’extase, la tendresse, l’amour, l’admiration légitime pour ma personne et l’enthousiasme sincère pour mes pfennings et mes kreutzers.

Cet oh ! voulait dire : — Oh ! que voilà un voyageur admirable et un magnifique passant ! Ce monsieur va à Worms ! il descendra au Faisan ! Comme on reconnaît bien là un français ! Ce gentilhomme dépensera au moins trois thalers à mon auberge ! Il me donnera un bon pourboire. C’est un généreux seigneur, et, à coup sûr, un particulier intelligent. Il va à Worms ! il a l’esprit d’aller à Worms, celui-là ! À la bonne heure ! Pourquoi les passants de cette espèce sont-ils si rares ? Hélas ! c’est pourtant une situation élégiaque et intéressante que d’être hôtelier dans cette ville de Worms, où il y a trois auberges ouvertes tous les jours pour un voyageur qui vient tous les trois ans ! Soyez le bienvenu, illustre étranger, spirituel français, aimable monsieur ! Comment ! vous venez à Worms ! Il vient à Worms noblement, simplement, la casquette sur la tête, son sac de nuit sous le bras, sans pompe, sans fracas, sans chercher à faire de l’effet, comme quelqu’un qui est chez lui ! Cela est beau ! Quelle grande nation que cette nation française ! Vive l’empereur Napoléon !

Après ce beau monologue en une syllabe, il prit ma sacoche, et la mit sur sa brouette en me regardant avec un air aimable et un ineffable sourire qui voulait dire : Un sac de nuit ! rien qu’un sac de nuit ! que cela est noble et élégant, de n’avoir qu’un sac de nuit ! On voit que ce recommandable seigneur se sent grand par lui-même, qu’il se trouve avec raison assez éblouissant comme il est, et qu’il ne cherche pas à effarer le pauvre aubergiste par des semblants d’opulence, par des étalages de paquets, par des encombrements de valises, de portemanteaux, de cartons à chapeau et d’étuis à parapluie, et par de fallacieuses grosses malles qu’on laisse dans les auberges pour répondre de la dépense, et qui ne contiennent le plus souvent que des copeaux et des pavés, du foin et de vieux numéros du Constitutionnel ! Rien qu’un sac de nuit ! c’est quelque prince.

Après cette harangue en un sourire, il souleva joyeusement les bras de sa brouette enfin chargée, et se mit en marche en me disant d’un son de voix doux et caressant : — Monsieur, par ici !

Chemin faisant, il me parla ; le bonheur l’avait fait loquace. Le pauvre diable vient tous les jours au débarcadère attendre les voyageurs. La plupart du temps le bateau passe sans s’arrêter. À peine y a-t-il un voyageur hors de l’entre-pont pour regarder la silhouette mélancolique que font sur l’horizon splendide du couchant les quatre clochers et les deux aubergistes de Worms. Quelquefois cependant le bateau s’arrête, le signal se fait, le batelier du débarcadère se détache, va au dampfschiff, et revient avec un, deux, trois voyageurs. On en a vu jusqu’à six à la fois ! Oh ! l’admirable aubaine ! Les nouveaux arrivants débarquent avec cet air ouvert, étonné et bête, qui est la joie de l’aubergiste ; mais, hélas ! l’auberge du bord de l’eau les happe et les avale immédiatement. Qui est-ce qui va à Worms ? qui est-ce qui se doute que Worms existe ? Si bien que mon pauvre homme voit la grande charrette de l’hôtel riverain s’enfoncer sous les arbres toute cahotante et criant sous le poids des malles et des valises, tandis que lui, philosophe pensif, s’en retourne à la lueur des étoiles avec sa brouette vide. De pareilles émotions l’ont maigri ; mais il n’en vient pas moins là chaque jour, avec la conscience du devoir accompli, à ce débarcadère ironique, à cette station dérisoire, regarder l’eau du Rhin couler, les voyageurs passer et l’auberge voisine s’emplir. Il ne lutte pas, il ne s’irrite pas, il ne fait aucune guerre, il ne prononce aucune parole ; il se résigne, il amène sa brouette et il proteste, autant qu’une petite brouette peut protester contre une grande charrette. Il a en lui et il porte sur sa physionomie, devenue impassible à force d’humiliations subies et de mécomptes soufferts, ce sentiment de force et de grandeur que donne au faible et au petit la résignation mêlée à la persévérance. À côté du superbe, bouffi et triomphant aubergiste du bord de l’eau, lequel ne daigne même pas s’apercevoir qu’il existe, il a, lui, l’opprimé obstiné, patient et tenace, cette attitude sérieuse et inexprimable de l’eunuque devant le pacha, du pêcheur à la ligne en présence du pêcheur à l’épervier.

Cependant nous traversions des plaines, des prairies, des luzernes, nous avions franchi, à l’aide de je ne sais quel informe assemblage de vieilles poutres et de vieux pilotis ornés d’un chancelant tablier de planches à clairevoie, le petit bras du Rhin, sur lequel on voyait encore, il y a deux siècles, le beau pont de bois couvert aboutissant à la grande et fière tour carrée et ornée de tourelles à cul-de-lampe, bâtie par Maximilien. La lune avait emporté toutes les brumes, qui s’en allaient au zénith en blanches nuées ; le fond du paysage s’était nettoyé, et le magnifique profil de la cathédrale de Worms, avec ses tours et ses clochers, ses pignons, ses nerfs, et ses contre-nerfs, apparaissait à l’horizon, immense masse d’ombre qui se détachait lugubrement sur le ciel plein de constellations et qui semblait un grand vaisseau de la nuit à l’ancre au milieu des étoiles.

Le petit bras du Rhin passé, il nous restait à traverser le grand bras. Nous prîmes à gauche, et j’en conclus que le beau pont de pierre qui aboutissait à la porte-forteresse près Frauenbruder n’existait plus. Après quelques minutes de marche dans de charmantes verdures, nous arrivâmes à un vieux pont délabré, probablement construit sur l’emplacement de l’ancien pont de bois de la porte Saint-Mang. Ce pont franchi, j’entrevis dans son développement cette superbe muraille de Worms, laquelle dressait dix-huit tours carrées sur le seul côté de l’enceinte qui regardait le Rhin. Hélas ! qu’en restait-il ? quelques pans de murs décrépits et percés de fenêtres, quelques vieux tronçons de tours affaissés sous le lierre ou transformés en logis bourgeois, avec croisées à rideaux blancs, contrevents verts et tonnelles à treilles, au lieu de créneaux et de mâchicoulis. Un débris informe de tour ronde qui se profilait à l’extrémité orientale de la muraille me parut être la tour Nideck ; mais j’eus beau chercher du regard, je ne retrouvai à côté de cette pauvre tour Nideck ni la flèche aiguë du Munster, ni le joli clocher bas de Sainte-Cécilia. Quant à la Frauenthurm, la tour carrée la plus voisine de la tour Nideck, elle est remplacée, à ce qu’il m’a paru, par un jardin de maraîcher. Du reste, l’antique Worms était déjà endormie ; tout s’y taisait profondément ; partout le silence, pas une lumière aux vitres. Près du sentier que nous suivions à travers les champs de betteraves et de tabac qui entourent la ville, une vieille femme courbée dans les broussailles cherchait des herbes au clair de lune.

Nous entrâmes dans la ville ; aucune chaîne ne cria, aucun pont-levis ne tomba, aucune herse ne se leva ; nous entrâmes dans la vieille cité féodale et militaire des gaugraves et des princes-évêques par une baie qui avait été une porte-forteresse, et qui n’était plus qu’une brèche. Deux peupliers à droite, un tas de fumier à gauche. Il y a des fermes installées dans d’anciens châteaux qui ont de ces entrées-là.

Puis nous prîmes à droite, mon compagnon sifflant et poussant gaîment sa brouette, moi, songeant. Nous suivîmes quelque temps la vieille muraille à l’intérieur, puis nous nous engageâmes dans un dédale de ruelles désertes. L’aspect de la ville était toujours le même. Une tombe plutôt qu’une ville. Pas une chandelle aux fenêtres, pas un passant dans les rues.

Il était environ huit heures du soir.

Cependant nous parvînmes à une place assez large, à laquelle aboutissait le tracé de ce qui, à la clarté de la lune, me parut être une grande rue. Un des côtés de cette place était occupé par la ruine ou pour mieux dire par le spectre d’une vieille église.

— Quelle est cette église ? dis-je à mon guide, qui s’était arrêté pour reprendre haleine.

Il me répondit par cet expressif haussement d’épaules qui signifie : Je ne sais pas.

L’église, au contraire de la ville, n’était ni déserte ni silencieuse, un bruit en sortait, une lueur s’en échappait à travers la porte. J’allai à cette porte. Quelle porte ! Représentez-vous quelques ais grossièrement rattachés les uns aux autres par des traverses informes constellées de gros clous, laissant entre eux de larges espaces inégaux par le bas, ébréchés par le haut, et barricadant, avec cette sorte d’insolence du manant qui serait maître chez le seigneur, un magnifique et royal portail du quatorzième siècle.

Je regardai par les claires-voies, et j’entrevis confusément l’intérieur de l’église. Les sévères archivoltes du temps de Charles IV s’y dégageaient péniblement dans les ténèbres au milieu d’un inexprimable encombrement de tonnes, de fûts cerclés et de barriques vides. Au fond, à la clarté d’une chandelle de suif posée sur une excroissance de pierre qui avait dû être le maître-autel, un tonnelier à manches retroussées et en tablier de cuir chevillait un gros tonneau. Les douves retentissaient sous le maillet avec ce bruit de bois creux si lugubre pour quiconque a entendu le marteau des fossoyeurs résonner sur un cercueil.

Qu’était-ce que cette église ? Au-dessus du portail s’élevait une puissante tour carrée qui avait dû porter une haute flèche. Nous venions de laisser à gauche, un peu en arrière, les quatre clochers de la cathédrale. J’apercevais à quelque distance en avant, vers le sud-ouest, une abside qui devait être l’église des Prédicateurs ; il est vrai que je ne retrouvais pas à gauche le clocher de Saint-Paul engagé entre ses deux tours basses ; mais nous n’étions pas assez avancés dans la ville ni assez près de la porte de Saint-Martin pour que ce fût Saint-Lamprecht ; d’ailleurs, je ne voyais pas la petite flèche de Saint-Sixte, qui aurait dû être à droite, ni l’aiguille plus élevée de Saint-Martin, qui aurait dû être à gauche. J’en conclus que cette église devait être Saint-Ruprecht.

Une fois ces conjectures fixées et cette découverte faite, je me remis à regarder l’intérieur misérable de ce vénérable édifice, cette chandelle luisant dans cette ombre qu’avaient étoilée les lampes impériales des couronnements, ce tablier de cuir s’étalant où avait flotté la pourpre, ce tonnelier seul éveillé dans la ville accablée et endormie, martelant une futaille sur le maître-autel ! Et tout le passé de l’illustre église m’apparaissait. Les réflexions se pressaient dans mon esprit. Hélas ! cette même nef de Saint-Ruprecht avait vu venir à elle en grande pompe, par la grande rue de Worms, des entrées solennelles de papes et d’empereurs, quelquefois tous les deux ensemble sous le même dais, le pape à droite sur sa mule blanche, l’empereur à gauche sur son cheval noir comme le jais, clairons et tibicines en tête, aigles et gonfalons au vent, et tous les princes et tous les cardinaux à cheval en avant du pape et de l’empereur, le marquis de Montferrat tenant l’épée, le duc d’Urbin tenant le sceptre, le comte palatin portant le globe, le duc de Savoie portant la couronne !

Hélas ! comme ce qui s’en va s’en va !

Un quart d’heure après j’étais installé dans l’auberge du Faisan, qui, je dois le dire, avait le meilleur aspect du monde. Je mangeais un excellent souper dans une salle meublée d’une longue table et de deux hommes occupés à deux pipes. Malheureusement la salle à manger était peu éclairée, ce qui m’attrista. En y entrant on n’apercevait qu’une chandelle dans un nuage. Ces deux hommes dégageaient plus de fumée que dix héros.

Comme je commençais à souper, un troisième hôte entra. Celui-là ne fumait pas ; il parlait. Il parlait français avec un accent d’aventurier ; on ne pouvait distinguer en l’écoutant s’il était allemand, ou italien, ou anglais, ou auvergnat ; il était peut-être tout cela à la fois. Du reste, un grand aplomb sur un petit esprit, et, à ce qu’il me parut, quelques prétentions de bellâtre ; trop de cravate, trop de col de chemise ; des œillades aux servantes ; c’était un homme de cinquante-huit ans, mal conservé.

Il entama un dialogue à lui tout seul et le soutint ; personne ne lui répondait. Les deux allemands fumaient, je mangeais.

— Monsieur vient de France ? beau pays ! noble pays ! le sol classique ! la terre du goût ! patrie de Racine ! Par exemple, je n’aime pas votre Bonaparte ! l’empereur me gâte le général. Je suis républicain, monsieur. Je le dis tout haut, votre Napoléon est un faux grand homme ; on en reviendra. Mais que les tragédies de Racine sont belles ! (Il prononçait pelles.) Voilà la vraie gloire de la France. On n’apprécie pas Racine en Allemagne ; c’est une terre barbare ; on y aime Napoléon presque autant qu’en France. Ces bons allemands sont bien nommés les bons allemands. Cela fait pitié ; ne le pensez-vous pas, monsieur ?

Comme la fin de mon perdreau coïncidait avec la fin de sa phrase, je répondis en me tournant vers le garçon : Une autre assiette.

Cette réponse lui parut suffisante pour lier conversation, et il continua :

— Monsieur a raison de venir à Worms. On a tort de dédaigner Worms. Savez-vous bien, monsieur, que Worms est la quatrième ville du grand-duché de Hesse ? que Worms est chef-lieu de canton ? que Worms possède une garnison permanente, monsieur, et un gymnase, monsieur ? On y fait du tabac, du sucre de Saturne ; on y fait du vin, du blé, de l’huile. Il y a dans l’église luthérienne une belle fresque de Seekatz, ouvrage du bon temps, 1710 ou 1712. Voyez-la, monsieur. Worms a de belles routes bien percées, la route neuve, la Gaustrasse, qui va à Mayence par Hessloch, la route du Mont-Tonnerre par le val de Zell. L’ancienne voie romaine qui côtoie le Rhin n’est plus qu’une curiosité. Et quant à moi, monsieur, — êtes-vous comme moi ? — je n’aime pas les curiosités. Antiquités, niaiseries. Depuis que je suis à Worms, je n’ai pas encore été voir ce fameux Rosengarten, leur jardin des roses, où leur Sigefroi, à ce qu’ils disent, a tué leur dragon. Folies ! amères bêtises ! Qui est-ce qui croit à ces contes de vieilles femmes après Voltaire ? Invention de la prêtraille ! Oh ! triste humanité ! jusqu’à quand te laisseras-tu mener par des sottises ? Est-ce que Sigefroi a existé ? est-ce que le dragon a existé ? Avez-vous de votre vie vu un dragon, mon cher monsieur ? Cuvier, le savant Cuvier, avait-il vu des dragons ? D’ailleurs, est-ce que cela est possible ? est-ce qu’une bête, voyons, parlons sérieusement, est-ce qu’une bête peut jeter du feu par le nez et par la gueule ? Le feu désorganise tout ; il commencerait par réduire en cendres, monsieur, l’infortuné animal. Ne le pensez-vous pas ? ce sont de grossières erreurs. L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas. Ceci est du Boileau. Faites-y attention. C’est du Boileau ! (Il prononçait tu poilu.) C’est comme leur arbre de Luther ! Je n’ai pas beaucoup plus de respect pour leur arbre de Luther, qu’on voit en allant à Alzey par la Pfalzerstrasse, l’ancienne route palatine. Luther ! que me fait Luther ? un voltairien a pitié d’un luthérien. Et quant à leur église de Notre-Dame, qui est hors de la porte de Mayence, avec son portail des cinq vierges sages et des cinq vierges folles, je ne l’estime qu’à cause de son vignoble, qui donne le vin liebfrauenmilch. Buvez-en, monsieur, il y en a d’excellent dans cette auberge. Ah ! français ! vous êtes de bons vivants, vous autres ! Et goûtez aussi, croyez-moi, du vin de Katterloch et du vin de Luginsland. Ma foi, rien que pour trois verres de ces trois vins, je viendrais à Worms.

Il s’arrêta pour respirer, et l’un des fumeurs profita de la pause pour dire à son voisin : — Mon digne monsieur, je ne clos jamais mon inventaire de fin d’année à moins de sept chiffres.

Ceci répondait sans doute à une question que l’autre fumeur lui avait faite avant mon arrivée ; mais deux fumeurs, et deux fumeurs allemands, n’ont jamais souci de presser le dialogue ; la pipe les absorbe ; la conversation va à tâtons, comme elle peut, dans la fumée.

Cette fumée me servit ; mon souper était fini, et, grâce au brouillard des deux pipes, je pus disparaître sans être aperçu, laissant le péroreur aux prises avec les fumeurs, et le dialogue continuer entre les bouffées de paroles et les bouffées de tabac.

On m’installa dans une assez jolie chambre allemande, propre, lavée et froide ; rideaux blancs aux fenêtres, serviettes blanches au lit. Je dis serviettes, vous savez pourquoi, ce que nous nommons une paire de draps n’existe pas sur les bords du Rhin. Avec cela les lits sont fort grands. Le résultat est le plus bizarre du monde ; ceux qui ont construit les matelas ont prévu des patagons, ceux qui ont coupé le linge ont prévu des lapons. Occasion de philosophie. Le voyageur médiocre et fatigué accepte le temps comme Dieu le lui donne, et le lit comme la servante le lui fait.

Ma chambre était du reste meublée un peu au hasard, comme sont en général les chambres d’auberge. Il y a certains voyageurs qui emportent et d’autres voyageurs qui oublient ; cela fait je ne sais quel flux et reflux dont se ressent le mobilier des chambres d’hôtellerie. Ainsi, entre les deux fenêtres, un canapé était remplacé par deux coussins posés sur une grosse malle de bois évidemment laissée là par un voyageur. D’un côté de la cheminée, à un clou, était accroché un petit baromètre portatif en bronze ; de l’autre côté il ne restait que l’autre clou, auquel avait dû jadis figurer le pendant naturel, quelque thermomètre portatif et commode, probablement emporté par un voyageur peu scrupuleux. Sur cette même cheminée, entre deux bouquets de fleurs artificielles sous verre, comme on en fait rue Saint-Denis, il y avait un véritable vase antique, en terre grossière, trouvé sans doute dans quelque fouille des environs, une sorte de buire romaine à large panse comme on en déterre en Sologne, sur les bords de la Sauldre ; vase assez précieux d’ailleurs, quoiqu’il n’eût ni la pâte des vases de Nola ni la forme des vases de Bari.

Au chevet du lit, dans un cadre de bois noir, pendait une de ces gravures troubadour, style empire, dont notre rue Saint-Jacques a inondé toute l’Europe il y a quarante ans. Au bas de l’image était gravée cette inscription, dont je conserve tout, même l’orthographe : « bianca et son amant fuyant vers florence à travers les apenins. La crinte detre poursuivis leur a fait choisir un chemin peu fréquenté, où ils segarent plusieurs jours. La jeune Bianca, ayant les pieds déchirés par les ronses et les pierres, sest fait une chaussure avec des plantes. »

Le lendemain, je me promenai dans la ville.

Vous autres parisiens, vous êtes tellement accoutumés au spectacle d’une ville en crue perpétuelle, que vous avez fini par n’y plus prendre garde. Il se fait autour de vous comme une continuelle végétation de charpente et de pierre. La ville pousse comme une forêt. On dirait que les fondations de vos demeures ne sont pas des fondations, mais des racines, de vivantes racines où la sève coule. La petite maison devient grande maison aussi naturellement, ce semble, que le jeune chêne devient grand arbre. Vous entendez presque nuit et jour le marteau et la scie, la grue qu’on dresse, l’échelle qu’on porte, l’échafaud qu’on pose, la poulie et le treuil, le câble qui crie, la pierre qui monte, le bruit de la rue qu’on pave, le bruit de l’édifice qu’on bâtit. Chaque semaine, c’est un essai nouveau ; grès taillé, lave de Volvic, macadamisage, dallage de bitume, pavage de bois. Vous vous absentez deux mois, à votre retour vous trouvez tout changé. Devant votre porte il y avait un jardin, il y a une rue ; une rue toute neuve, mais complète, avec des maisons de huit étages, des boutiques au rez-de-chaussée, des habitants du haut en bas, des femmes aux balcons, des encombrements sur la chaussée, la foule sur les trottoirs. Vous ne vous frottez pas les yeux, vous ne criez pas au miracle, vous ne croyez pas rêver tout éveillés. Non, vous trouvez cela tout simple. Eh bien, qu’est-ce que c’est ? une rue nouvelle, voilà tout. Une chose seulement vous étonne ; le locataire du jardin avait un bail, comment cela s’est-il arrangé ? Un voisin vous l’explique. Le locataire avait quinze cents francs de loyer ; on lui a donné cent mille francs pour s’en aller, et il s’en est allé. Cela redevient tout simple. Où s’arrêtera cette croissance de Paris ? qui peut le dire ? Paris a déjà débordé cinq enceintes fortifiées, on parle de lui en faire une sixième ; avant un demi-siècle il l’aura emplie, puis il passera outre. Chaque année, chaque jour, chaque heure, par une sorte de lente et irrésistible infiltration, la ville se répand dans les faubourgs et les faubourgs deviennent des villes, et les faubourgs deviennent la ville. Et, je le répète, cela ne vous émerveille en rien, vous autres parisiens. Mon Dieu ! la population augmente, il faut bien que la ville s’accroisse. Que vous importe ? vous êtes à vos affaires. Et quelles affaires ! les affaires du monde. Avant-hier une révolution, hier une émeute, aujourd’hui le grand et saint travail de la civilisation, de la paix et de la pensée. Que vous importe le mouvement des pierres dans votre banlieue, à vous, parisiens, qui faites le mouvement des esprits dans l’Europe et dans l’univers ? Les abeilles ne regardent pas la ruche, elles regardent les fleurs ; vous ne regardez pas votre ville, vous regardez les idées.

Et vous ne songez même pas, au milieu de ce formidable et vivant Paris, qui était la grande ville et qui devient la ville géante, qu’ailleurs il y a des cités qui décroissent et qui meurent.

Worms est une de ces villes.

Hélas ! Rome est la première de toutes ; Rome qui vous ressemble, Rome qui vous a précédés, Rome qui a été le Paris du monde païen.

Une ville qui meurt ! chose triste et solennelle ! Les rues se défont. Où il y avait une rangée de maisons il n’y a plus qu’une muraille ; où il y avait une muraille il n’y a plus rien. L’herbe remplace le pavé. La vie se retire vers le centre, vers le cœur, comme dans l’homme agonisant. Ce sont les extrémités qui meurent les premières, les membres chez l’homme, les faubourgs dans les villes. Les endroits déserts perdent les maisons, les endroits habités perdent les étages. Les églises s’effondrent, se déforment et s’en vont en poussière, non faute de croyances, comme dans nos fourmilières industrielles, mais faute de croyants. Des quartiers tout entiers tombent en désuétude. Il est presque étrange d’y passer ; des espèces de peuplades sauvages s’y installent. Ici ce n’est plus la ville qui se répand dans la campagne, c’est la campagne qui rentre dans la ville. On défriche la rue, on cultive le carrefour, on laboure le seuil des maisons ; l’ornière profonde des chariots à fumier creuse et bouleverse les anciens dallages ; les pluies font des mares devant les portes ; le caquetage discordant des basses-cours remplace les rumeurs de la foule. D’une place réservée aux cérémonies impériales on fait un carré de laitues. L’église devient une grange, le palais devient une ferme, la tour devient un pigeonnier, la maison devient une baraque, la boutique devient une échoppe, le bassin devient un étang, le citadin devient un paysan ; la cité est morte. Partout la solitude, l’ennui, la poussière, la ruine, l’oubli. Partout, sur les places désertes, sur les passants enveloppés et mornes, sur les visages tristes, sur les pans de murs écroulés, sur les maisons basses, muettes et rares, l’œil de la pensée croit voir se projeter les longues et mélancoliques ombres d’un soleil couchant.

Malgré tout cela, à cause de tout cela peut-être, Worms, encadrée par le double horizon des Vosges et du Taunus, baignée par son beau fleuve, assise parmi les innombrables îles du Rhin, entourée de son enceinte décrépite de murailles et de sa fraîche ceinture de verdure, Worms est une belle, curieuse et intéressante cité. J’ai vainement cherché la partie de la ville bâtie en dehors de cette ligne de murs et de tours carrées, qui, de la porte de Saint-Martin, allait couper le Rhin à angle droit. Ce faubourg n’existe plus. Je n’ai trouvé aucun vestige de la Neu-Thurm, qui en terminait l’extrémité orientale avec sa flèche aiguë et ses huit tourelles. Il ne reste pas pierre sur pierre de cette magnifique porte de Mayence, qui avoisinait la Neu-Thurm, et qui, avec ses deux hauts beffrois, vue du Rhin parmi les clochers, ressemblait à une église, et, vue de la plaine parmi les tours, ressemblait à une forteresse. La petite nef de Saint-Amandus a disparu ; et, quant à Notre-Dame, jadis si étroitement serrée par les maisons et les toits, elle est aujourd’hui au milieu des champs. Devant le portail des vierges sages et des vierges folles, des jeunes filles qui sont belles comme les sages et gaies comme les folles étendent sur le pré leur linge lavé au Rhin. Entre les contre-forts extérieurs de la nef, des vieillards assis sur des ruines se chauffent au soleil. Aprici senes, dit Perse ; solibus apti, dit Horace.

Comme j’errais par les rues, un élégant du pays, passant à quelques pas de moi, m’a ébloui tout à coup. Ce brave jeune homme portait héroïquement un petit chapeau tromblon, bas et à longs poils, et un pantalon large, sans sous-pieds, qui ne descendait que jusqu’à la cheville. En revanche, le col de sa chemise, droit et empesé, lui montait jusqu’au milieu des oreilles ; et le collet de son habit, ample, lourd et doublé de bougran, lui montait jusqu’à l’occiput. Si j’en juge d’après cet échantillon, voilà où en est l’élégance à Worms. Un vrai maçon endimanché, moins l’œil spirituel et satisfait, moins la joie parfaite et naïve. Je me suis souvenu que c’était là l’accoutrement des élégants sous la restauration. Vous savez que je ne dédaigne aucun détail, et que pour moi tout ce qui touche à l’homme révèle l’homme. J’examine l’habit comme j’étudie l’édifice. Le costume est le premier vêtement de l’homme, la maison est le second. L’élégant de Worms, anachronisme vivant, m’a remis sous les yeux tous les progrès que le costume a faits en France, et par conséquent en Europe, depuis vingt ans, grâce aux femmes, aux artistes et aux poëtes. L’habillement des femmes, si risiblement laid sous l’empire, est devenu tout à fait charmant. L’habillement des hommes s’est amélioré. Le chapeau a pris une forme plus haute et des bords plus larges. L’habit a repris les grandes basques et les collets bas, ce qui profite aux hommes bien faits en développant les hanches et en dégageant les épaules, et aux hommes mal faits en dissimulant la maigreur et la ténuité des membres. On a ouvert et baissé le gilet ; on a rabattu le col de la chemise ; on a rendu par le sous-pied quelque forme au pantalon, cette chose hideuse. Tout cela est bien et pourrait être mieux encore. Nous sommes loin, pour la grâce et pour l’invention du vêtement, de ces exquises élégances de François Ier, de Louis XIII, et même de Louis XV. Il nous reste à faire encore bien des pas vers le beau et vers l’art, dont le costume fait partie ; et cela est d’autant plus chanceux, que la mode, qui est la fantaisie sans la pensée, marche indifféremment en avant ou en arrière. Il suffit, pour tout gâter, d’un niais riche et jeune fraîchement arrivé de Londres. Rien ne nous dit que nous ne verrons pas reparaître les petits chapeaux velus, les grands cols droits, les manches à gigot, les queues de morue, les hautes cravates, les gilets courts et les pantalons à la cheville, et que mon grotesque élégant de Worms ne redeviendra pas un élégant de Paris. Dî, talem avertite vestem !

La cathédrale de Worms, comme les dômes de Bonn, de Mayence et de Spire, appartient à la famille romane des cathédrales à double abside, magnifiques fleurs de la première architecture du moyen âge, qui sont rares dans toute l’Europe, et qui semblent s’épanouir de préférence aux bords du Rhin. Cette double abside engendre nécessairement quatre clochers, supprime les portails de façade, et ne laisse subsister que les portails latéraux. La parabole des vierges sages et des vierges folles, déjà sculptée à Worms sur l’un des tympans de Notre-Dame, est reproduite sur le portail méridional du dôme. Sujet charmant et profond, souvent choisi par ces sculpteurs des époques naïves, qui étaient tous des poëtes.

Quand on pénètre dans l’intérieur de l’église, l’impression est à la fois variée et forte. Les fresques byzantines, les peintures flamandes, les bas-reliefs du treizième siècle, les chapelles exquises du gothique fleuri, les tombeaux néo-païens de la renaissance, les consoles délicates sculptées aux retombées des arcs-doubleaux, les armoiries coloriées et dorées, les entre-colonnements peuplés de statuettes et de figurines, composent un de ces ensembles extraordinaires où tous les styles, toutes les époques, toutes les fantaisies, toutes les modes, tous les arts vous apparaissent à la fois. Les rocailles exagérées et violentes des derniers princes-évêques, qui étaient en même temps archevêques de Mayence, font dans les coins de gigantesques coquetteries. Çà et là de larges pans de muraille autrefois peinte et ornée, aujourd’hui nue, attristent le regard. Ces murailles nues sont des progrès du goût. Cela s’appelle simplicité, sobriété, que sais-je ? Oh ! que le « goût » a mauvais goût ! Heureusement la forêt d’arabesques et d’ornements qui emplissait la cathédrale de Worms était trop touffue pour que le goût ait pu la détruire entièrement. On en retrouve à chaque pas de magnifiques restes. Dans une grande chapelle basse, qui sert, je crois, de sacristie, j’ai admiré plusieurs merveilles du quinzième siècle, une piscine baptismale, urne immense sur le pourtour de laquelle est figuré Jésus entouré des apôtres, les apôtres petits comme des enfants, Jésus grand comme un géant ; plusieurs pages sculpturales tirées des deux Testaments, vastes poëmes de pierre composés plus encore comme des tableaux que comme des bas-reliefs ; enfin un Christ en croix presque de grandeur naturelle, œuvre qui fait qu’on se récrie et qu’on rêve, tant la délicatesse curieuse et parfaite des détails s’allie, sans la troubler, à la fierté sublime de l’expression.

Dans une place étroite, assez sombre et fort laide, à quelques pas de la cathédrale de Worms, à côté de ce merveilleux édifice qui se permet d’avoir la hauteur, la profondeur, le mystère, la couleur et la forme, qui revêt une pensée impérissable et éternelle de tout ce prodigieux luxe d’images et de métaphores de granit, tout à côté, dis-je, — comme la critique à côté de la poésie, — une pauvre petite église luthérienne, coiffée d’un chétif dôme romain, affublée d’un méchant fronton grec, blanche, carrée, anguleuse, nue, froide, triste, morne, ennuyeuse, basse, envieuse, — proteste.

Je relis ces lignes que je viens d’écrire, et je serais presque tenté de les effacer. Ne vous y méprenez pas, mon ami, et n’y voyez pas ce que je n’ai point voulu y mettre. C’est une opinion d’artiste sur deux ouvrages d’art, rien de plus. Gardez-vous d’y voir un jugement entre deux religions. Toute religion m’est vénérable. Le catholicisme est nécessaire à la société, le protestantisme est utile à la civilisation. Et puis insulter Luther à Worms, ce serait une double profanation. C’est à Worms surtout que le grand homme a été grand. Non, jamais l’ironie ne sortira de ma bouche en présence de ces penseurs et de ces sages qui ont souffert pour ce qu’ils ont cru le bien et le vrai, et qui ont généreusement dépensé leur génie pour accroître, ceux-ci la foi divine, ceux-là la raison humaine. Leur œuvre est sainte pour l’univers et sacrée pour moi. Heureux et bénis ceux qui aiment et qui croient, soit qu’ils fassent, comme les catholiques, de toute philosophie une religion, soit qu’ils fassent, comme les protestants, de toute religion une philosophie.

Mannheim n’est qu’à quelques lieues de Worms, sur l’autre rive du Rhin. Mannheim n’a guère, à mes yeux, d’autre mérite que d’être née la même année que Corneille, en 1606. Deux cents ans, pour une ville, c’est l’adolescence. Aussi Mannheim est-elle toute neuve. Les braves bourgeois, qui prennent le régulier pour le beau et le monotone pour l’harmonieux, et qui admirent de tout leur cœur la tragédie française et le côté en pierre de la rue de Rivoli, admireraient fort Mannheim. Cela est assommant. Il y a trente rues, et il n’y a qu’une rue ; il y a mille maisons, et il n’y a qu’une maison. Toutes les façades sont identiquement pareilles, toutes les rues se coupent à angle droit. Du reste, propreté, simplicité, blancheur, alignement au cordeau ; c’est cette beauté du damier dont j’ai parlé quelque part.

Vous savez que le bon Dieu est pour moi le grand faiseur d’antithèses. Il en a fait une, et des plus complètes, en faisant Mannheim à côté de Worms. Ici la cité qui meurt, là la ville qui naît ; ici le moyen âge avec son unité si harmonieuse et si profonde, là le goût classique avec tout son ennui. Mannheim arrive, Worms s’en va ; le passé est à Worms, l’avenir est à Mannheim. (Ici j’ouvre une parenthèse. Ne concluez pas de ceci pourtant que l’avenir soit au goût classique.) Worms a les restes d’une voie romaine, Mannheim est entre un pont de bateaux et un chemin de fer. Maintenant il est inutile que je vous dise où est ma préférence, vous ne l’ignorez pas. En fait de villes, j’aime les vieilles.

Je n’en admire pas moins cette riche plaine où Mannheim est assise, et qui a une largeur de dix lieues entre les montagnes du Neckar et les collines de l’Isenach. On fait les cinq premières lieues, de Heidelberg à Mannheim, en chemin de fer ; et les cinq autres, de Mannheim à Durckheim, en voiturin. Ici encore le passé et l’avenir se donnent la main.

Du reste, dans Mannheim même, je n’ai rien remarqué que de magnifiques arbres dans le parc du château, un excellent hôtel, le Palatinat, une belle fontaine rococo, en bronze, sur la place, et cette inscription en lettres d’or sur la vitre d’un coiffeur : cabinet où l’on coupe les cheveux à l’instar de m. chirard, de paris.