En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Préface

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 1-11).


Il y a quelques années, un écrivain, celui qui trace ces lignes, voyageait sans autre but que de voir des arbres et le ciel, deux choses qu’on ne voit guère à Paris.

C’était là son objet unique, comme le reconnaîtront ceux de ses lecteurs qui voudront bien feuilleter les premières pages de ce livre.

Tout en allant ainsi devant lui presque au hasard, il arriva sur les bords du Rhin.

La rencontre de ce grand fleuve produisit en lui ce qu’aucun incident de son voyage ne lui avait inspiré jusqu’à ce moment, une volonté de voir et d’observer dans un but déterminé, fixa la marche errante de ses idées, imprima une signification presque précise à son excursion d’abord capricieuse, donna un centre à ses études, en un mot le fit passer de la rêverie à la pensée.

Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que personne n’étudie, que tout le monde visite et que personne ne connaît, qu’on voit en passant et qu’on oublie en courant, que tout regard effleure et qu’aucun esprit n’approfondit. Pourtant ses ruines occupent les imaginations élevées, sa destinée occupe les intelligences sérieuses ; et cet admirable fleuve laisse entrevoir à l’œil du poëte comme à l’œil du publiciste, sous la transparence de ses flots, le passé et l’avenir de l’Europe.

L’écrivain ne put résister à la tentation d’examiner le Rhin sous ce double aspect. La contemplation du passé dans les monuments qui meurent, le calcul de l’avenir dans les résultantes probables des faits vivants, plaisaient à son instinct d’antiquaire et à son instinct de songeur. Et puis, infailliblement, un jour, bientôt peut-être, le Rhin sera la question flagrante du continent. Pourquoi ne pas tourner un peu d’avance sa méditation de ce côté ? Fût-on en apparence plus assidûment livré à d’autres études, non moins hautes, non moins fécondes, mais plus libres dans le temps et l’espace, il faut accepter, lorsqu’elles se présentent, certaines tâches austères de la pensée. Pour peu qu’il vive à l’une des époques décisives de la civilisation, l’âme de ce qu’on appelle le poëte est nécessairement mêlée à tout, au naturalisme, à l’histoire, à la philosophie, aux hommes et aux événements, et doit toujours être prête à aborder les questions pratiques comme les autres. Il faut qu’il sache au besoin rendre un service direct et mettre la main à la manœuvre. Il y a des jours où tout habitant doit se faire soldat, où tout passager doit se faire matelot. Dans l’illustre et grand siècle où nous sommes, n’avoir pas reculé dès le premier jour devant la laborieuse mission de l’écrivain, c’est s’être imposé la loi de ne reculer jamais. Gouverner les nations, c’est assumer une responsabilité ; parler aux esprits, c’est en assumer une autre ; et l’homme de cœur, si chétif qu’il soit, dès qu’il s’est donné une fonction, la prend au sérieux. Recueillir les faits, voir les choses par soi-même, apprécier les difficultés, coopérer, s’il le peut, aux solutions, c’est la condition même de sa mission, sincèrement comprise. Il ne s’épargne pas, il tente, il essaie, il s’efforce de comprendre ; et, quand il a compris, il s’efforce d’expliquer. Il sait que la persévérance est une force. Cette force, on peut toujours l’ajouter à sa faiblesse. La goutte d’eau qui tombe du rocher perce la montagne ; pourquoi la goutte d’eau qui tombe d’un esprit ne percerait-elle pas les grands problèmes historiques ?

L’écrivain qui parle ici se donna donc en toute conscience et en tout dévouement au grave travail qui surgissait devant lui ; et, après trois mois d’études, à la vérité fort mêlées, il lui sembla que de ce voyage d’archéologue et de curieux, au milieu de sa moisson de poésie et de souvenirs, il rapportait peut-être une pensée immédiatement utile à son pays.

Études fort mêlées, c’est le mot exact ; mais il ne l’emploie pas ici pour qu’on le prenne en mauvaise part. Tout en cherchant à sonder la question d’avenir qu’offre le Rhin, il ne dissimule point, et l’on s’en apercevra d’ailleurs, que la recherche du passé l’occupait, non plus profondément, mais plus habituellement. Cela se comprend d’ailleurs. Le passé est là en ruine ; l’avenir n’y est qu’en germe. On n’a qu’à ouvrir sa fenêtre sur le Rhin, on voit le passé ; pour voir l’avenir, il faut, qu’on nous passe cette expression, ouvrir une fenêtre en soi.

Quant à ce qui est du présent, le voyageur put dès lors constater deux choses : la première, c’est que le Rhin est beaucoup plus français que ne le pensent les allemands ; la seconde, c’est que les allemands sont beaucoup moins hostiles à la France que ne le croient les français.

Cette double conviction, absolument acquise et invariablement fixée en lui, devint un de ses points de départ dans l’examen de la question.

Cependant les choses diverses que, durant cette excursion, il avait senties ou observées, apprises ou devinées, cherchées ou trouvées, vues ou entrevues, il les avait déposées, chemin faisant, dans des lettres dont la formation toute naturelle et toute naïve doit être expliquée aux lecteurs. C’est chez lui une ancienne habitude qui remonte à douze années. Chaque fois qu’il quitte Paris, il y laisse un ami profond et cher, fixé à la grande ville par des devoirs de tous les instants qui lui permettent à peine la maison de campagne à quatre lieues des barrières. Cet ami, qui, depuis leur jeunesse à tous les deux, veut bien s’associer de cœur à tout ce qu’il fait, à tout ce qu’il entreprend et à tout ce qu’il rêve, réclame de longues lettres de son ami absent, et ces lettres, l’ami absent les écrit. Ce qu’elles contiennent, on le voit d’ici ; c’est l’épanchement quotidien ; c’est le temps qu’il a fait aujourd’hui, la manière dont le soleil s’est couché hier, la belle soirée ou le matin pluvieux ; c’est la voiture où le voyageur est monté, chaise de poste ou carriole ; c’est l’enseigne de l’hôtellerie, l’aspect des villes, la forme qu’avait tel arbre du chemin, la causerie de la berline ou de l’impériale ; c’est un grand tombeau visité, un grand souvenir rencontré, un grand édifice exploré, cathédrale ou église de village, car l’église de village n’est pas moins grande que la cathédrale, dans l’une et dans l’autre il y a Dieu ; ce sont tous les bruits qui passent, recueillis par l’oreille et commentés par la rêverie, sonneries du clocher, carillon de l’enclume, claquement du fouet du cocher, cri entendu au seuil d’une prison, chanson de la jeune fille, juron du soldat ; c’est la peinture de tous les pays coupée à chaque instant par des échappées sur ce doux pays de fantaisie dont parle Montaigne, et où s’attardent si volontiers les songeurs ; c’est cette foule d’aventures qui arrivent, non pas au voyageur, mais à son esprit ; en un mot, c’est tout et ce n’est rien, c’est le journal d’une pensée plus encore que d’un voyage.

Pendant que le corps se déplace, grâce au chemin de fer, à la diligence ou au bateau à vapeur, l’imagination se déplace aussi. Le caprice de la pensée franchit les mers sans navire, les fleuves sans pont et les montagnes sans route. L’esprit de tout rêveur chausse les bottes de sept lieues. Ces deux voyages mêlés l’un à l’autre, voilà ce que contiennent ces lettres.

Le voyageur a marché toute la journée, ramassant, recevant ou récoltant des idées, des chimères, des incidents, des sensations, des visions, des fables, des raisonnements, des réalités, des souvenirs. Le soir venu, il entre dans une auberge, et, pendant que le souper s’apprête, il demande une plume, de l’encre et du papier, il s’accoude à l’angle d’une table, et il écrit. Chacune de ses lettres est le sac où il vide la recette que son esprit a faite dans la journée, et dans ce sac, il n’en disconvient pas, il y a souvent plus de gros sous que de louis d’or.

De retour à Paris, il revoit son ami et ne songe plus à son journal.

Depuis douze ans, il a écrit ainsi force lettres sur la France, la Belgique, la Suisse, l’Océan et la Méditerranée, et il les a oubliées. Il avait oublié de même celles qu’il avait écrites sur le Rhin quand, l’an passé, elles lui sont forcément revenues en mémoire par un petit enchaînement de faits, nécessaire à déduire ici.

On se rappelle qu’il y a six ou huit mois environ la question du Rhin s’est agitée tout à coup. Des esprits, excellents et nobles d’ailleurs, l’ont controversée en France assez vivement à cette époque, et ont pris tout d’abord, comme il arrive presque toujours, deux partis opposés, deux partis extrêmes. Les uns ont considéré les traités de 1815 comme un fait accompli, et, partant de là, ont abandonné la rive gauche du Rhin à l’Allemagne, ne lui demandant que son amitié ; les autres, protestant plus que jamais et avec justice, selon nous, contre 1815, ont réclamé violemment la rive gauche du Rhin et repoussé l’amitié de l’Allemagne. Les premiers sacrifiaient le Rhin à la paix ; les autres sacrifiaient la paix au Rhin. À notre sens, les uns et les autres avaient à la fois tort et raison. Entre ces deux opinions exclusives et diamétralement contraires, il nous a semblé qu’il y avait place pour une opinion conciliatrice. Maintenir le droit de la France sans blesser la nationalité de l’Allemagne, c’était là le beau problème dont celui qui écrit ces lignes avait, dans sa course sur le Rhin, cru entrevoir la solution. Une fois que cette idée lui apparut, elle lui apparut, non comme une idée, mais comme un devoir. À son avis, tout devoir veut être rempli. Lorsqu’une question qui intéresse l’Europe, c’est-à-dire l’humanité entière, est obscure, si peu de lumière qu’on ait, on doit l’apporter. La raison humaine, d’accord en cela avec la loi spartiate, oblige, dans certains cas, à dire l’avis qu’on a. Il écrivit donc alors, en quelque sorte sans préoccupation littéraire, mais avec le simple et sévère sentiment du devoir accompli, les quelque cent pages qui terminent cette publication, et il se disposa à les mettre au jour.

Au moment de les faire paraître, un scrupule lui vint. Que signifieraient ces pages ainsi isolées de tout le travail qui s’était fait dans l’esprit de l’auteur pendant son exploration du Rhin ? N’y aurait-il pas quelque chose de brusque et d’étrange dans l’apparition de cette brochure spéciale et inattendue ? Ne faudrait-il pas commencer par dire qu’il avait visité le Rhin, et alors ne s’étonnerait-on pas à bon droit que lui, poëte par aspiration, archéologue par sympathie, il n’eût vu dans le Rhin qu’une question politique internationale ? Éclairer par un rapprochement historique une question contemporaine, sans doute cela peut être utile ; mais le Rhin, ce fleuve unique au monde, ne vaut-il pas la peine d’être vu un peu pour lui-même et en lui-même ? Ne serait-il pas vraiment inexplicable qu’il eût passé, lui, devant ces cathédrales sans y entrer, devant ces forteresses sans y monter, devant ces ruines sans les regarder, devant ce passé sans le sonder, devant cette rêverie sans s’y plonger ? N’est-ce pas un devoir pour l’écrivain, quel qu’il soit, d’être toujours adhérent avec lui-même, et sibi constet, et de ne pas se produire autrement qu’on ne le connaît, et de ne pas arriver autrement qu’il n’est attendu ? Agir différemment, ne serait-ce pas dérouter le public, livrer la réalité même du voyage aux doutes et aux conjectures, et par conséquent diminuer la confiance ?

Ceci sembla grave à l’auteur. Diminuer la confiance à l’heure même où on la réclame plus que jamais ; faire douter de soi, surtout quand il faudrait y faire croire ; ne pas rallier toute la foi de son auditoire quand on prend la parole pour ce qu’on s’imagine être un devoir, c’était manquer le but.

Les lettres qu’il avait écrites durant son voyage se présentèrent alors à son esprit. Il les relut, et il reconnut que, par leur réalité même, elles étaient le point d’appui incontestable et naturel de ses conclusions dans la question rhénane ; que la familiarité de certains détails, que la minutie de certaines peintures, que la personnalité de certaines impressions étaient une évidence de plus ; que toutes ces choses vraies s’ajouteraient comme des contre-forts à la chose utile ; que, sous un certain rapport, le voyage du rêveur, empreint de caprice, et peut-être pour quelques esprits chagrins entaché de poésie, pourrait nuire à l’autorité du penseur ; mais que, d’un autre côté, en étant plus sévère, on risquait d’être moins efficace ; que l’objet de cette publication, malheureusement trop insuffisante, était de résoudre amicalement une question de haine ; et que, dans tous les cas, du moment où la pensée de l’écrivain, même la plus intime et la plus voilée, serait loyalement livrée aux lecteurs, quel que fût le résultat, lors même qu’ils n’adhéreraient pas aux conclusions du livre, à coup sûr ils croiraient aux convictions de l’auteur. — Ceci déjà serait un grand pas ; l’avenir se chargerait peut-être du reste.

Tels sont les motifs impérieux, à ce qu’il lui semble, qui ont déterminé l’auteur à mettre au jour ces lettres et à donner au public deux volumes sur le Rhin au lieu d’une centaine de pages.

Si l’auteur avait publié cette correspondance de voyageur dans un but purement personnel, il lui eût probablement fait subir de notables altérations ; il eût supprimé beaucoup de détails ; il eût effacé partout l’intimité et le sourire ; il eût extirpé et sarclé avec soin le moi, cette mauvaise herbe qui repousse toujours sous la plume de l’écrivain livré aux épanchements familiers ; il eût peut-être renoncé absolument, par le sentiment même de son infériorité, à la forme épistolaire, que les très grands esprits ont seuls, à son avis, le droit d’employer vis-à-vis du public. Mais, au point de vue qu’on vient d’expliquer, ces altérations eussent été des falsifications ; ces lettres, quoique en apparence à peu près étrangères à la Conclusion, deviennent pourtant en quelque sorte des pièces justificatives ; chacune d’elles est un certificat de voyage, de passage et de présence ; le moi, ici, est une affirmation. Les modifier, c’était remplacer la vérité par la façon littéraire. C’était encore diminuer la confiance, et par conséquent manquer le but.

Il ne faut pas oublier que ces lettres, qui pourtant n’auront peut-être pas deux lecteurs, sont là pour appuyer une parole conciliante offerte à deux peuples. Devant un si grand objet, qu’importent les petites coquetteries d’arrangeur et les raffinements de toilette littéraire ! Leur vérité est leur parure[1].

Il s’est donc déterminé à les publier telles à peu près qu’elles ont été écrites.

Il dit « à peu près », car il ne veut point cacher qu’il a néanmoins fait quelques suppressions et quelques changements, mais ces changements n’ont aucune importance pour le public. Ils n’ont d’autre objet la plupart du temps que d’éviter les redites, ou d’épargner à des tiers, à des indifférents, à des inconnus rencontrés, tantôt un blâme, tantôt une indiscrétion, tantôt l’ennui de se reconnaître. Il importe peu au public, par exemple, que toutes les fins de lettres, consacrées à des détails de famille, aient été supprimées ; il importe peu que le lieu où s’est produit un accident quelconque, une roue cassée, un incendie d’auberge, etc., ait été changé ou non. L’essentiel, pour que l’auteur puisse dire, lui aussi : Ceci est un livre de bonne foy, c’est que la forme et le fond des lettres soient restés ce qu’ils étaient. On pourrait au besoin montrer aux curieux, s’il y en avait pour de si petites choses, toutes les pièces de ce journal d’un voyageur authentiquement timbrées et datées par la poste.

De la part des grands écrivains, et il est inutile de citer ici d’illustres exemples qui sont dans toutes les mémoires, ces sortes de confidences ont un charme extrême ; le beau style donne la vie à tout ; de la part d’un simple passant, elles n’ont, nous le répétons, de valeur que leur sincérité. À ce titre, et à ce titre seulement, elles peuvent être quelquefois précieuses. Elles se classent, avec le moine de Saint-Gall, avec le bourgeois de Paris sous Philippe Auguste, avec Jean de Troyes, parmi les matériaux utiles à consulter ; et, comme document honnête et sérieux, ont parfois plus tard l’honneur d’aider la philosophie et l’histoire à caractériser l’esprit d’une époque et d’une nation à un moment donné. S’il était possible d’avoir une prétention pour ces deux volumes, l’auteur n’en aurait pas d’autre que celle-là.

Qu’on n’y cherche pas non plus les aventures dramatiques et les incidents pittoresques. Comme l’auteur l’explique dès les premières pages de ce livre, il voyage solitaire sans autre objet que de rêver beaucoup et de penser un peu. Dans ces excursions silencieuses, il emporte deux vieux livres, ou, si on lui permet de citer sa propre expression, il emmène deux vieux amis, Virgile et Tacite : Virgile, c’est-à-dire toute la poésie qui sort de la nature ; Tacite, c’est-à-dire toute la pensée qui sort de l’histoire.

Et puis, il reste, comme il convient, toujours et partout retranché dans le silence et le demi-jour, qui favorisent l’observation. Ici, quelques mots d’explication sont indispensables. On le sait, la prodigieuse sonorité de la presse française, si puissante, si féconde et si utile d’ailleurs, donne aux moindres noms littéraires de Paris un retentissement qui ne permet pas à l’écrivain, même le plus humble et le plus insignifiant, de croire hors de France à sa complète obscurité. Dans cette situation, l’observateur, quel qu’il soit, pour peu qu’il se soit livré quelquefois à la publicité, doit, s’il veut conserver entière son indépendance de pensée et d’action, garder l’incognito comme s’il était quelque chose et l’anonyme comme s’il était quelqu’un. Ces précautions, qui assurent au voyageur le bénéfice de l’ombre, l’auteur les a prises durant son excursion aux bords du Rhin, bien qu’elles fussent à coup sûr surabondantes pour lui et qu’il lui parût presque ridicule de les prendre. De cette façon, il a pu recueillir ses notes à son aise et en toute liberté, sans que rien gênât sa curiosité ou sa méditation dans cette promenade de fantaisie, qui, nous croyons l’avoir suffisamment indiqué, admet pleinement le hasard des auberges et des tables d’hôte, et s’accommode aussi volontiers de la patache que de la chaise de poste, de la banquette des diligences que de la tente des bateaux à vapeur.

Quant à l’Allemagne, qui est à ses yeux la collaboratrice naturelle de la France, il croit, dans les considérations qui terminent ce livre, l’avoir appréciée justement et l’avoir vue telle qu’elle est. Qu’aucun lecteur ne s’arrête à deux ou trois mots semés çà et là dans ces lettres, et maintenus par scrupule de sincérité ; l’auteur proteste énergiquement contre toute intention d’ironie. L’Allemagne, il ne le cache pas, est une des terres qu’il aime et une des nations qu’il admire. Il a presque un sentiment filial pour cette noble et sainte patrie de tous les penseurs. S’il n’était pas français, il voudrait être allemand.

L’auteur ne croit pas devoir achever cette note préliminaire sans entretenir les lecteurs d’un dernier scrupule qui lui est survenu. Au moment où l’impression de ce livre se terminait, il s’est aperçu que des événements tout récents et qui, à l’instant même où nous sommes, occupent encore Paris, semblaient donner la valeur d’une application directe à deux lignes du paragraphe XV de la Conclusion. Or, l’auteur ayant toujours eu plutôt pour but de calmer que d’irriter, il se demanda s’il n’effacerait pas ces deux lignes. Après réflexion, il s’est décidé à les maintenir. Il suffit d’examiner la date où ces lignes ont été écrites pour reconnaître que, s’il y avait à cette époque-là quelque chose dans l’esprit de l’auteur, c’était peut-être une prévision, ce n’était pas, à coup sûr, et ce ne pouvait être une application. Si l’on se reporte aux faits généraux de notre temps, on verra que cette prévision a pu en résulter, même dans la forme précise que le hasard lui a donnée. En admettant que ces deux lignes aient un sens, ce ne sont pas elles qui sont venues se superposer aux événements, ce sont les événements qui sont venus se ranger sous elles. Il n’est pas d’écrivain un peu réfléchi auquel cela ne soit arrivé. Quelquefois, à force d’étudier le présent, on rencontre quelque chose qui ressemble à l’avenir. Il a donc laissé ces deux lignes à leur place, de même qu’il s’était déjà déterminé à laisser dans le recueil intitulé les Feuilles d’automne les vers intitulés Rêverie d’un paßant à propos d’un roi, petit poëme écrit en juin 1830 qui annonce la révolution de juillet.

Pour ce qui est de ces deux volumes en eux-mêmes, l’auteur n’a plus rien à en dire. S’ils ne se dérobaient par leur peu de valeur à l’honneur des assimilations et des comparaisons, l’auteur ne pourrait s’empêcher de faire remarquer que cet ouvrage, qui a un fleuve pour sujet, s’est, par une coïncidence bizarre, produit lui-même tout spontanément et tout naturellement à l’image d’un fleuve. Il commence comme un ruisseau ; traverse un ravin près d’un groupe de chaumières, sous un petit pont d’une arche ; côtoie l’auberge dans le village, le troupeau dans le pré, la poule dans le buisson, le paysan dans le sentier ; puis il s’éloigne ; il touche un champ de bataille, une plaine illustre, une grande ville ; il se développe, il s’enfonce dans les brumes de l’horizon, reflète des cathédrales, visite des capitales, franchit des frontières, et, après avoir réfléchi les arbres, les champs, les étoiles, les églises, les ruines, les habitations, les barques et les voiles, les hommes et les idées, les ponts qui joignent deux villages et les ponts qui joignent deux nations, il rencontre enfin, comme le but de sa course et le terme de son élargissement, le double et profond océan du présent et du passé, la politique et l’histoire.


Paris, janvier 1842.
  1. L’auteur, à cet égard, a poussé fort loin le scrupule. Ces lettres ont été écrites au hasard de la plume, sans livres, et les faits historiques ou les textes littéraires qu’elles contiennent çà et là sont cités de mémoire ; or la mémoire fait défaut quelquefois. Ainsi, par exemple, dans la Lettre neuvième, l’auteur dit que Barberousse voulut se croiser pour la seconde ou la troisième fois, et dans la Lettre dix-septième il parle des nombreuses croisades de Frédéric Barberousse. L’auteur oublie dans cette double occasion que Frédéric Ier ne s’est croisé que deux fois, la première n’étant encore que duc de Souabe, en 1147, en compagnie de son oncle Conrad III ; la seconde étant empereur, en 1189. Dans la Lettre quatorzième l’auteur a écrit l’hérésiarque Doucet où il eût fallu écrire l’hérésiarque Doucin. Rien n’était plus facile que de corriger ces erreurs ; il a semblé à l’auteur que, puisqu’elles étaient dans ces lettres, elles devaient y rester comme le cachet même de leur réalité. Puisqu’il en est à rectifier des erreurs, qu’on lui permette de passer des siennes à celles de son imprimeur. Un errata raisonné est parfois utile. Dans la Lettre première, au lieu de : la maison est pleine de voix qui ordonnent, il faut lire : la maison est pleine de voix qui jordonnent. Dans la Légende du beau Pécopin (paragraphe XII, dernières lignes), au lieu de : une porte de métal, il faut lire : une porte de métail. Les deux mots jordonner et métail manquent au Dictionnaire de l’Académie, et, selon nous, le Dictionnaire a tort. Jordonner est un excellent mot de la langue familière qui n’a pas de synonyme possible et qui exprime une nuance précise et délicate, le commandement exercé avec sottise et vanité, à tout propos et hors de propos. Quant au mot métail, il n’est pas moins précieux. Le métal est la substance métallique pure ; l’argent est un métal. Le métail est la substance métallique composée ; le bronze est un métail.
    (Note de la première édition.)