En vue de l’Himalaya/1er décembre 1934
(Un premier décembre où il fait une de ces chaleurs très suffisante chez nous pour mi-juillet ou mi-août.)
… Chaque matin, du haut de cette digue de Sonathi qui domine la plaine et où à l’heure où j’écris j’ai déjà vu bien des levers de soleil — on se creuse la tête pour trouver quelque terme capable de fixer cette prodigieuse splendeur — je reste accablé de cette régularité de splendeur, chaque matin et chaque soir. Et le matin Vénus domine la situation pour achever et anéantir celui qui tenterait une description.
Toute cette immense plaine est vivante. Le soir, le hurlement bizarre des chacals qu’on ne voit jamais, — j’ai cru en voir un filer devant l’auto, mais ça avait plutôt l’air d’un renard, — de bonne heure le matin, un singulier oiseau qui pourrait bien être « the laughing bird » (l’oiseau qui rit). Puis entre les immenses nappes lumineuses du ciel et le reflet dans l’eau de la vaste citerne, des vols sans fin et silencieux de corbeaux. De temps en temps, un grand triangle de canards sauvages passe dans le ciel. Tout autour, sautillant à toutes les heures, l’éternel « miner bird ». De tous côtés dans la campagne des oiseaux aquatiques de toutes descriptions : de vastes étendues d’eau et personne qui les inquiète. Comme une neige au sommet d’un grand arbre, toute une troupe de « Bogula », des hérons. Perché sur un grand arbre mort isolé, un vautour solitaire et, posés sur les branches du même arbre mort, tout gris, quatre ou cinq petits paquets verts… qui sont des perroquets.
Mais la plaine vit, et pas seulement de la vie des animaux ; cette région est très peuplée. Si on prête l’oreille déjà avant le lever du soleil, de tous les côtés il vous vient, des villages à peine visibles le jour dans le feuillage, des bruits de voix, de rire, des bouts de chants. Incroyable que dans ce pays de misère noire on chante positivement, le soir et le matin, plus qu’on ne chante dans nos campagnes. La plaine entière est doucement bruissante et sonnante de lointaines voix humaines.
Souvent le soir les chiens, ces affreux chiens maigres et galeux, font aussi leur concert.
Ai-je dit le mystère qui m’intrigue ? Sonathi est un de ces endroits, comme j’en ai vu plusieurs depuis, posés au bord d’une eau stagnante où théoriquement on devrait être dévoré de moustiques et où il n’y en a pas un. Cela vaudrait la peine de chercher pourquoi. Les nuits sont fraîches, mais cette fraîcheur est très relative et d’ailleurs cela n’explique pas les différences entre les « populations moustiques » de différents lieux au climat analogue.
Maintenant la « journée impossible », celle du travail manuel (horribile dictu) aux Indes est arrivée en cette matinée mémorable du 21 novembre.
Nous rejoignons les paysans sur la route, un lot bien mélangé, tous plus ou moins marqués par la misère : l’un d’entre eux rappelant les effrayantes photographies de famine répandues en Europe pour faciliter les collectes, une anatomie réduite à un squelette… ni mollet ni cuisse… les jointures saillantes parce que les os du genou et des chevilles gardent leur dimension irréductible, même si on ne mange pas. Dans le groupe, au cours du travail, quelques femmes, quelques enfants, garçons et fillettes se faufilent aussi pour porter des paniers et avoir droit à un salaire qu’on leur donnera à volonté. Ils arrivent avec leur kodari, bêche emmanchée d’un bambou, et des paniers (tukri) souvent d’une petitesse ridicule. L’arrêt séculaire, millénaire dans l’évolution technique qui apparaît dans cet outillage inférieur à celui qu’Abraham ou les fils d’Abraham avaient certainement s’ils étaient un peu débrouillards, a quelque chose d’accablant.
Ô pelle à vapeur, grand excavateur, que j’ai regardé fonctionner pendant une demi-heure aux fouilles des nouveaux bâtiments près de la gare de Lausanne, pelle à vapeur où es-tu ? Éternel, sois loué, pour notre puissante, très serviable, très bonne sœur, pelle à vapeur ou électrique. Elle enlève de son bras puissant, d’un seul coup, plus de tonnes que Schenker lui-même n’a jamais demandé à une Sœur du service civil d’en transporter… elle remplit trente wagonnets Décauville en quinze minutes… Pelle à vapeur ! Pelle à vapeur !
En attendant, je me trouve personnellement muni d’un panier qui a exactement la dimension d’un chapeau pour tête médiocre : le plus petit de tous les paniers de toute la compagnie. J’accepte en ma personne cette humiliation suprême de la technique moderne et, muni de cet instrument, me mets dans la ligne des paysans pour apporter ma contribution à la digue destinée à franchir les océans de haine et de malentendus,… et à traverser, pour commencer, une mare où on se mouille les pieds, tout là-bas au beau milieu de la plaine du Gange. Nous voici lancés. On creuse la terre avec le kodari, on charge les paniers. Chacun son rôle ; division du travail ; on regarde l’autre faire, on ne se presse pas trop, le moins possible ; si l’on peut, on ne fait rien du tout. Toute cette misère du travail dégrade. Je savais ça, je m’attendais très exactement à çà : pour 14,2 centimes (je dis bien virgule deux ; le deux représente des millièmes de millièmes qu’il ne faut pas négliger, car ils représentent encore à l’heure de la paye un petit fond de gobelet de riz qui permettra de sentir un peu moins la faim dans la famille…). Pour 14,2 centimes la journée, peut-on demander davantage ? Tout cela est idiot et absurde — moins cependant que l’autre bout — la guerre, l’immense machine, le tank infiniment plus coûteux et plus puissant et plus savant que la pelle à vapeur, l’ignoble monstre enfanté par l’égoïsme potencié et divinisé des nations. La matière grande ou petite n’est rien. L’essentiel, c’est l’Esprit. L’Esprit peut s’associer à un très petit panier. Le petit panier, en esprit et en vérité, est infiniment préférable à la grosse machine servante de la haine et du mensonge. C’est la leçon dont je m’efforce de me pénétrer en transportant mon fond de chapeau, chargé de trois mottes de terre, pas trop grosses, car elles n’y tiendraient pas.
D’abord le travail est tout à fait confortable, mais nous arrivons à une vaste brèche à franchir avec notre digue… et l’on ne peut trouver la terre pour la construire qu’en franchissant un fossé où l’eau vous monte jusqu’aux genoux. Divers systèmes peuvent être essayés : aller pieds nus à l’indienne… ça va très bien… il faut seulement prendre garde de ne pas perdre l’équilibre et s’étaler dans la « flotte ». Un autre procédé consiste à entrer dans l’eau avec ses bonnes solides chaussures européennes, admettant une fois pour toutes que l’eau y pénètre et en sorte librement. On est ainsi mieux protégé contre une blessure éventuelle par quelque vieille tige cachée dans la vase. Les pierres n’existent pas dans ce terrain. Quand il fait assez chaud, c’est un préjugé de ne pas vouloir entrer dans l’eau purement et simplement avec ses souliers et ses pantalons ! Je crois d’abord devoir sacrifier à ce préjugé en relevant mon pantalon bleu à la façon des matelots jusqu’au-dessus du genou. Mais l’inconvénient est que ce soleil de novembre est encore assez fort pour vous cuire la peau au rouge écrevisse. Cela me ramène au procédé qui consiste à laisser à ce vêtement son rôle protecteur complet jusqu’à la cheville, et à le tremper lui-même en toute sérénité.
Si pour se protéger du soleil on a besoin du casque, cela tranche la question de savoir si on portera le « tukri » sur la tête comme les Indiens ou autrement. « Autrement » s’impose. Mais alors le panier est l’instrument le plus inconfortable qu’on puisse imaginer à transporter dans le bras comme nous le faisons le premier jour. Immédiatement nous suggérons des procédés révolutionnaires, évoluant plus vite en vingt-quatre heures que la technique hindoue n’a réussi à le faire en six ou sept mille ans. Nous inventons la civière qui, avec un bout de serpillière monté sur un cadre de bambou, se trouve fabriquée en dix minutes. Cela nous permet, à deux, de porter facilement la charge de trois paniers de bonnes dimensions, chargés à bonne mesure. Ainsi chacun de nous atteint immédiatement son rendement dépassant de 50 % celui du meilleur coolie ; nous sommes déjà sur la voie splendide et redoutable de la pelle à vapeur. Toute espèce de questions se posent instantanément dans ce pays où des milliers d’ouvriers manuels sont sur le point de mourir de faim. De même que la Municipalité de Lausanne, en temps de chômage, a interdit l’usage de la pelle à vapeur aux entrepreneurs travaillant pour la ville, je sens tout de suite qu’un édit va être nécessaire contre l’usage de la serpillière… en concurrence avec le « tukri » des Assyriens. Je n’aborderai ces problèmes du travail, qui rempliraient un volume, que sur les points très particuliers touchant spécialement les principes et les espoirs du service civil.
Nous payons, ai-je dit, deux annas (14,2 centimes) pour la journée d’à peu près sept heures. Nous n’en sommes pas particulièrement fiers. J’ai dit les raisons et je rappelle aux amis que leur tempérament syndicaliste ferait justement bondir, que nous ne sommes pas des planteurs de canne à sucre mais que pour ce « salaire » dérisoire ces paysans travaillent pour eux-mêmes, pour la route de leur propre village. En outre nous ne travaillons pas le samedi après-midi et pas le dimanche… Et comme les paysans doivent manger ces jours aussi, nous leur donnons leur « plein salaire » de 14 centimes aussi pour le samedi et pour le dimanche (quand ils sont venus trente-cinq pour deux annas par jour, ils ignoraient ce détail, ce boni). Le samedi après-midi ils viendront pour apprendre à lire et à écrire avec un des volontaires indiens comme maître, et le dimanche matin nous nous réunirons une ou deux heures, non pas d’abord pour nous ingurgiter réciproquement l’Évangile ou la Baghavad Gita, mais pour nous rapprocher, pour causer autrement qu’on ne peut le faire sur le champ de travail, s’il y a moyen de le faire naturellement, et pour arriver peu à peu aux choses les plus importantes, pour eux et pour nous.
Pendant que nous travaillons, le trafic très animé de la route offre le spectacle le plus pittoresque ; à l’endroit où nous sommes, les gens traversent à gué : paysans et paysannes qui vont au marché voisin. Les femmes, singulièrement gracieuses avec leurs fardeaux sur la tête, obligées de relever leurs saris de couleur pour ne pas les laisser tremper dans l’eau, gestes gracieux, retenus, pleins d’harmonie et de décence naturelle. La plupart ont l’air prodigieusement fatiguées et tourmentées, quelques-unes encore jeunes et belles. C’est pour ces femmes surtout que la construction de notre passage pour piétons sera utile. Constamment passent des chariots à bœufs conduits par de vieux paysans tannés et retannés par le soleil. Un palanquin transportant dans une caisse en étoffe rose une personne invisible. Quatre hommes le portent péniblement. C’est un gros Raja ou peut-être tout une famille qui est là-dedans. Les quatre coolies trébuchent sur notre petit passage ; ce serait un spectacle de voir la caisse basculer et tomber dans la mare en obligeant le contenu à se relever dans un sauve-qui-peut général. Cette jouissance démocratique ne nous est point donnée. Ce palanquin est du système que j’appellerai « mono-bambou », qui paraît le plus impratique du monde, la lourde caisse est portée par un seul énorme bambou à chaque bout duquel deux malheureux porteurs s’évertuent, pressés l’un contre l’autre pour avoir chacun la même part du poids et se marchant sur les talons ou sur les orteils l’un de l’autre.
À un moment donné, pour transporter notre terre pour la digue plus commodément, nous nous servons de deux bateaux. C’est la première fois que le service civil emploie officiellement une marine ! — depuis l’aventure des amis anglais dans le Tarn à Lagarde, aucun bateau n’a jamais joué de rôle dans nos campagnes.
Comme le charretier ailleurs, ici le batelier s’en donne, une fois qu’il a poussé son bateau en place, de se croiser les bras et de laisser charger et décharger les autres. Le navire implique toutes espèces d’aventures nouvelles : on le charge trop, il repose sur le fond, s’enlise, s’accroche à des bas-fonds sur son court trajet d’une trentaine de mètres. Et voilà mon bon Joe qui soudain glisse et s’assied dans l’eau au grand amusement de tous.
Il y a aussi la construction des passerelles sur pilotis en bambou. On les coupe au buisson voisin comme chez nous on coupe le sapin à la forêt voisine. Je vois un jeune Hindou à peau très noire, barboter dans l’eau jaune au milieu des bambous tout verts qu’il vient de couper et tire après lui vers la digue ; singulier spectacle magnifiquement coloré de nature exotique. Ce garçon a l’air d’un jeune sauvage plein d’une vie farouche. Il pousse sur une note élevée des exclamations rauques, qui donnent une tout autre impression que l’hindou ordinaire.
Le soir du samedi 24 j’ai assisté à la paie de nos paysans qui a lieu non pas toutes les semaines mais tous les soirs. Sur la suggestion de C.-F. Andrews, j’ai tout à fait renoncé pour le moment à faire de la paie la petite cérémonie de souvenir international dont j’ai parlé souvent dans mes conférences et ailleurs. Nous n’en sommes pas encore là. Pour ces pauvres gens, une « paie » qui vient de notre service lointain, ne peut pas encore se distinguer clairement et nettement de celle qui vient des amis — non moins lointains pour eux — du Comité de secours du Bihar, soutenu par toute l’Inde. Ce pauvre homme au front soucieux, dévoré par le souci du riz quotidien, dont la maison a été fendue par le tremblement de terre, emportée par l’inondation, n’a pas vraiment le loisir d’entrer dans la distinction subtile de ce qui est en deçà de Bombay, et au delà de Bombay, et de toutes les finesses politiques qui s’y rattachent. Patience ! Notre action « politique » pour ne pas se faire sentir dans la hutte du paysan n’en sera pas moins très puissante si nous faisons convenablement notre simple besogne.
J’en étais à la paie, dans une des huttes du centre de Sonathi. Le jeune secrétaire Phani Bannerji est accroupi devant sa table basse portant le registre des travailleurs, de tous les nôtres, ceux de Sonathi, Lourgaon, Bassauli aussi. Il fait nuit, la scène est éclairée devant le falot de sûreté. Près de la petite table, un autre serviteur du centre est accroupi devant un sac de riz, le pauvre riz bien grossier qui donne le plus de nourriture pour le moindre prix. Les paysans se pressent autour de la hutte, quelques-uns à l’intérieur, leurs figures tragiques, mais sans amertume, éclairées par le falot. Bannerji appelle un nom, écrit dans le registre : Bubhnishwari ; le paysan s’accroupit lui aussi en face de l’homme au sac de riz et tend un pan de la pauvre pièce de toile usée et salie dans laquelle il est habillé. L’homme au sac, c’est le caissier, d’une voix psalmodiante, compte quatre gobelets de riz : Eh, Dou, Tin, Châr… qu’il verse dans le pan de toile du paysan. Le compte s’arrête déjà là… c’est furieusement court. Silence, mais le compte n’y est pas tout à fait, pour deux annas, le paysan a encore droit à une fraction. Le caissier plonge le gobelet dans le sac, le secoue pour s’assurer que ce n’est ni trop ni trop peu, en reverse un peu dans le sac, — on entend chaque petit grain de nourriture se trémousser dans le métal — et d’un geste brusque qui tranche la fraction jette le fond du gobelet dans la toile tendue. Le paysan se lève et passe son pouce à Bannerji qui le prend, l’humecte d’abord d’un tampon d’encre et le presse dans le registre à côté du nom de Bubhnishwari. Cette paie-là a vraiment quelque chose d’auguste, impressionnant et navrant à la fois. Il faut travailler fidèlement et sans se lasser pour que — dans bien des années peut-être, mais un jour certain — tous ces Bubhnishwari et leurs enfants aient tout le riz qu’il leur faut et beaucoup d’autres bonnes choses à côté. La patience de ces braves gens dans leurs dures épreuves a quelque chose d’effarant. Je disais : une expression tragique mais sans amertume. C’est très frappant : des expressions ravagées par la lutte constante, multipliée, ramifiée contre les choses… mais sans qu’il y paraisse le moindre aiguillon de ressentiment contre des gens que le paysan porte bel et bien sur son dos comme s’ils n’existaient pas, lors même qu’ils l’écrasent. Cette résignation a quelque chose de surnaturel, « enuncanny ». Étrange de penser que la moitié des taxes que ces pauvres gens payent et qui font des millions, servent à entretenir l’armée « pour la défense des Indes », la défense contre qui, juste ciel ?
Deux jours après notre mise en train, à Joe et à moi, sur la route de Sonathi, j’ai été bien heureux d’envoyer un mot bref à Gandhi auquel je n’avais pas écrit depuis mon départ de Bombay le 11 juin. Il faut lire et relire les dernières lignes de sa déclaration expliquant sa retraite du Congrès :
« C’est ma conviction certaine que si les classes dites supérieures consentent seulement à s’identifier avec les classes dites inférieures et à leur prêter l’appui de leur intelligence et de leurs capacités, l’Inde peut devenir un pays où couleraient le lait et le miel, et peut réaliser son indépendance économique sans une guerre mortelle avec le gouvernement ou avec les capitalistes. L’indépendance politique suivra tout naturellement, sans l’intervention de la désobéissance civile. »
C’est absolument juste. Tout ce qu’on peut faire pour aider à la réalisation d’un pareil programme doit être fait énergiquement. C’est une profonde satisfaction de se trouver au moment où Gandhi écrit ces paroles, en route pour rencontrer les paysans sur le champ de travail offert par leurs villages, et, anticipant sur la dernière phrase, de vivre dans cette saine atmosphère où il n’y a proprement plus ni Hindous, ni Anglais, mais des gens de bonne volonté mis en rapport avec les fonctionnaires du Gouvernement qui n’apparaît plus comme « étranger ».
…Les gens qui passent sur la route mettent à nous regarder travailler (sans rien faire eux-mêmes) plus de discrétion que ce n’était le cas dans la plupart des localités de l’Europe où le « Service » s’est mis en action. Et cette discrétion se maintient malgré l’étrangeté de voir ces grands Européens courir avec paniers ou civière.
Un passant dit, en nous voyant, une courte phrase en hindi que P. me traduit : « Earning Virtues ». « Ils font provision de bonnes œuvres » (pour s’assurer une bonne place dans la vie future). Singulière notion ! Ils n’ont pas la moindre idée qu’on puisse être au paradis dès cette vie même, les pieds dans la boue mais le cœur content, dans un service plein de belles promesses pour tout le monde.
À notre première réunion du dimanche, il y a huit jours, avec nos hommes, nous avons parlé de Gandhi. Ils savaient qu’il était contre le toddee (l’alcool du jus de palme, la plaie du paysan) et l’emploi des marchandises étrangères. P. a précisé, « contre le toddee, contre le tabac, et il aurait pu ajouter, contre le thé ».
Je ne sais pas trop quel effet le sermon a eu sur les paysans, mais il a fait ricochet sur nous avec une certaine force. Joe a dit qu’il allait cesser de fumer pour supprimer les quelques centimes de «vaine» dépense par jour, malgré le grand effort que l’acceptation de cette privation lui demande, et moi j’ai dit que je renoncerai au thé bien que ce ne soit pas commode ici : au milieu de toute cette misère on sent la nécessité de faire un effort sur soi-même.
Je trouve que c’est de très bon augure que le sermon — le premier — ait au moins eu pour effet de convertir partiellement ceux qui se croyaient plutôt en position de prédicateurs.
Après notre conférence décisive du lundi 26 novembre, P. et moi rentrons à Sonathi et, mardi, nous préparons pour l’enquête dans le district de Minapur. Nous avons acheté préalablement les cartes nécessaires pour marquer nos résultats (localités où les villages désirent se transporter) et nous avons pris au dépôt du district une tente que M. Swanzy met à notre disposition. On nous en donnera autant qu’il nous en faudra. Tout se passe dans ces bureaux et dépôts, officiels ou non, avec une lenteur prodigieuse au milieu d’un tas de gens qui ont tous l’air d’être là surtout pour ne rien faire. Impossible que la moyenne des hommes ne soit pas très misérable, si la moyenne fait aussi peu, et aussi peu systématiquement le peu qu’elle fait.
Pendant trois jours, le 28, 29 et 30 novembre, marchant du matin au soir, nous avons eu vingt réunions avec les paysans dans dix-sept villages, plus ou moins entourés d’eau, aux maisons plus ou moins démolies, pour nous informer plus exactement des besoins et des désirs des habitants. Le garde-champêtre et agent de police de chaque village — le chowkidar — nous accompagne au village suivant, longeant sur des talus de séparations minuscules des carrés de rizières, passant des fossés et des mares pieds nus ou en bateau. Certains villages sont comme de véritables îles. À partir de Minapur, sur les ordres d’un chef de police qui veut nous être particulièrement utile, un chowkidar plus expérimenté et un « constable » (encore supérieur au chowkidar) nous accompagnent d’une manière assez fantastique. Ils ne sont jamais là au moment du départ, nous rattrapent tant bien que mal après que, lassés d’attendre, nous sommes partis sous la conduite d’un paysan quelconque, reparaissant tout à coup au moment où nous croyons les avoir définitivement semés ; ils sont, en fait, d’une inutilité presque totale. Je ne sais pas si le chef de police a simplement voulu s’assurer que P., dans son discours vingt fois répété aux paysans, ne fait pas de propagande subversive. (P. est naturellement membre du Congrès et a été plusieurs mois en prison.)
Nous arrivons dans le village. Notre guide nous mène vers une maison où il y ait quelque chance de trouver une kathia, sorte de sommier sur pieds, fait avec des sangles, qui fait sofa ou lit très confortable. Pendant ce temps les paysans qui ne sont pas trop loin du village se sont rassemblés, nous ont suivis — ou le chowkidar les appelle — et nous avons rapidement une assemblée qui varie de 15 à 40 chefs de familles, avec un nombre indéfini d’enfants assistant au spectacle. Les femmes, très rares, écoutent quelquefois à distance. Une seule fois, dans ces vingt réunions, une femme a émis une opinion. Elle avait l’air un peu mégère ; c’était un cas anormal, toutes les autres se taisent et obéissent (à moins qu’elles ne commandent par derrière un mari qui en public a l’air d’être le chef, je ne sais). P. avec une bonté et une patience jamais lassées explique l’affaire en douceur : comme quoi le projet de correction de rivières des ingénieurs, s’il s’exécute, prendra du temps et qu’il faut envisager aussi la solution d’installer de nouveaux villages sur terrains plus élevés. Il explique que, dans la règle, chacun devra payer son nouveau terrain, que le gouvernement prêtera l’argent immédiatement nécessaire. L’idée est de fournir de nouveaux logements pas trop loin des champs actuellement cultivés qui, autant que l’inondation périodique le permet, resteront cultivés par les mêmes paysans.
Des questions sont posées, personne ne s’excite et ce qui m’étonne, c’est que sur ce point considérable pour les paysans d’un aussi vaste déménagement, on arrive dans beaucoup de cas à une décision rapide et immédiate. On peut douter que la décision ainsi prise soit très solide. C’est le doute que j’émettais plus haut au sujet des neuf cent soixante familles qui, dans cette région, ont décidé de changer de place. Dans quelques villages on nous répond que la chose sera discutée encore. Il s’agit surtout dans ces cas-là du choix d’un nouveau terrain, de sa position générale que nous laissons au jugement des paysans. Il va sans dire que la question a déjà été tournée et retournée depuis des semaines avant notre arrivée par ces paysans eux-mêmes. La décision n’est pas aussi brusque qu’elle ne paraît.
P. me traduit ce que les paysans disent et je pose aussi mes questions. Nous évitons d’exercer une pression quelconque. Quelques villages répondent : « Nous voulons attendre un an encore et voir ce qui arrivera ». Le malheur est que dans un an les fonds pour réparation des suites du tremblement de terre qui sont à la disposition du gouvernement et du B. C. R. C. seront liquidés. On ne peut pas facilement faire durer indéfiniment une action de secours de ce genre. Nous n’osons peser sur cette remarque importante de peur de provoquer artificiellement une décision affirmative dans un cas où elle ne s’impose pas.
La même scène se répète vingt fois avec quelques variantes. Je me rappelle spécialement la réunion dans l’échoppe — un abri couvert de chaume — d’un pauvre vieux forgeron ; son soufflet, ses deux marteaux, une pince, comme enclume un bloc de fer informe, quelques pauvres petites faucilles (à 5 centimes pièce je suppose) dans les cendres de son feu. Le vieil homme a l’air de la statue de la douleur, trop accablé pour se plaindre, dire quoi que ce soit ; et voilà après le tremblement de terre et l’inondation, notre palabre qui tombe dans un pauvre atelier ! soit… encore ça ! Accablé, il tient le coup quand même et pendant que les gens se réunissent et qu’on attend, il tire son soufflet et frappe ses faucilles, sans perdre une minute ! Travailler ! travailler jusqu’à ce que dans un autre monde, une autre vie, les choses s’arrangent un peu.
Un paysan de cinquante à soixante ans, avec une forte moustache noire, l’air d’être français (étrange la multiplicité des types de physionomies dans ces foules hindoues), solide et brave ; une petite fille toute mignonne à côté de lui, se presse gentiment contre le bras de son rude papa, de son bon papa qui a l’air de bien l’aimer aussi, et on sent en lettres parfaitement claires toute la tragédie : angoisse et soucis permanents du père qui ne peut pas nourrir assez bien ses enfants, et peut-être angoisse plus grave encore de la fillette qui sent obscurément que son père est tourmenté et qui voudrait pouvoir lui aider ; comme elle pourra, avec son petit fer plat, elle grattera sans doute de l’herbe pour la chèvre, le long du chemin (et cette famille elle aussi paiera sa petite fraction de taxe pour l’armée et la défense de l’Inde).
Il est temps que je m’arrête.
Bonnes amitiés. Merci à tous de vos fidèles pensées.