En écoutant Tolstoï/Appendice

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En écoutant Tolstoï
entretiens sur la guerre et quelques autres sujets
Charpentier et Fasquelle (p. 313-322).


SUR LE JAPON
ET LE MONDE JAUNE[1]


Que, par hypothèse, les conséquences de la victoire supposée du Japon dans sa guerre avec la Russie soient profondes, chacun en tombe d’accord. Qu’elles soient redoutables à l’Europe entière, confondue par les Jaunes dans une commune hostilité ; qu’elles entraînent, à une échéance plus ou moins prochaine, l’éviction des établissements européens en Asie et la reprise totale de la terre jaune par le monde jaune ; qu’il en puisse résulter une crise sérieuse, à la fois économique et politique, pour l’Europe simultanément concurrencée par l’Amérique et pourchassée par l’Asie… le comte Tolstoï, les yeux fixés sur l’absolu de son idéal, refuse sinon d’apercevoir ces graves périls, du moins d’en faire état ; mais qui les pourrait contester ?

Il n’est pas ici question de stipuler entre les races d’artificielles antinomies. Toutes ont droit à la vie, à la liberté, à la civilisation. Toutes en sont dignes. Toutes méritent de collaborer du même cœur au vaste effort humain. Et le nationalisme des races est misérable au même titre que le nationalisme des patries. Mais au moment où notre vieille civilisation commence de répudier les violences homicides et d’apercevoir la force vitale de la fraternité et les innombrables biens de la tendresse, nous voyons l’actif, le belliqueux, le nationaliste Japon s’emparer dans les greniers de nos arsenaux des armes qui deviennent caduques, et se précipiter à l’assaut de la civilisation avec des regards furieux, des poignards aux dents, et de terribles poudres plein les poches. Ce n’est pas ainsi que je comprends la fraternité. Et c’est un début fâcheux, pour un peuple justement hardi qui prétend accéder à la civilisation, que paraître à son seuil, orné des attributs odieux dont nous nous efforçons précisément de dépouiller la nôtre. Pour ma part, je ne consens pas à admirer et à ratifier chez les Japonais la violence guerrière que j’exècre chez les Européens.

Au surplus, sous la brise ardente des premières victoires japonaises, les manifestations ont commencé de l’ébranlement profond qui soulève à cette heure les innombrables peuples d’Asie. Il n’est pas mauvais qu’on le sache. Entre beaucoup de documents et d’observations consignées par des spectateurs, j’en ai choisi quelques-uns qui sont significatifs. Je les reproduis ici sans plus de commentaires.


Le 18 juillet dernier, le Figaro publiait la nouvelle suivante, qui annonce l’imminente réforme de l’armée chinoise.

… L’une des plus significatives de ces premières manifestations de la future hégémonie japonaise sur le monde jaune est, sans conteste, celle que nous signale un des hommes qui connaissent le mieux la Chine, où il a longtemps occupé de hautes fonctions et où il a conservé de précieuses relations.

C’est tout le plan de réformes de l’armée chinoise sous le contrôle du Japon, approuvé par l’empereur Kouangsü, le cinquième jour de la deuxième lune de la trentième année de son règne, c’est-à-dire le 19 mai dernier. Voici le résumé de ce document apporté par le dernier courrier d’Extrême-Orient :

« La Chine enverra quatre cents élèves au Japon pour y recevoir l’instruction militaire ; ces élèves seront divisés en quatre sections, et la période d’instruction durera quatre ans.

« Les élèves seront pris dans les provinces et dans la population mandchoue des « bannières » cantonnées dans les provinces ; leur entretien sera à la charge de l’administration centrale pour une moitié, et pour l’autre à celle des provinces ou des divisions militaires des « bannières » auxquelles ils appartiennent.

« La dépense est évaluée à 300 taëls pour l’entretien, plus 200 pour les voyages ; chaque élève recevra, en outre, cinq taëls pour ses menues dépenses.

« Les jeunes Chinois envoyés au Japon pour y étudier les sciences militaires devront être âgés de dix-huit à vingt-deux ans, et ils seront placés sous la double surveillance du ministre de Chine à Tokio et d’un inspecteur des étudiants.

« À la fin de leurs études, ils seront examinés, en Chine, par le secrétariat pour la formation des troupes, qui leur confiera ensuite les grades de capitaine, de lieutenant, ou de sergent. »

Il paraîtrait, du reste que certains vice-rois n’avaient même pas attendu les instructions de la Cour de Pékin pour entrer dans cette voie.

Le vice-roi des deux Kiangs, par exemple, avait, quelque temps avant l’approbation du règlement que nous venons d’analyser, publié une proclamation que les journaux chinois ont reproduite, dans laquelle il enjoignait aux chefs des troupes sous ses ordres de congédier les instructeurs européens pour prendre exclusivement des instructeurs japonais.

Ce n’est évidemment qu’un commencement, et la suite de ce mouvement méritera d’être suivie attentivement par les puissances européennes qui doivent savoir à quoi s’en tenir sur les protestations de désintéressement dont les Japonais sont si prodigues.

Le 14 juin, un homme qui connaît bien le Japon, M. Charles Pettit, écrivait de Tokio :

Le Japon est une grande puissance, formidablement organisée pour la lutte moderne.

Le Japon est une nation profondément militariste, qui tient à ses traditions belliqueuses.

Le Japon est un peuple resté discipliné d’une manière féodale. Son régime parlementaire ne signifie rien. Ses ministres ne sont pas responsables devant la Chambre. Celle-ci, d’ailleurs, ne siège en général jamais plus de deux mois par an. Elle vote passivement le budget et ne fait rien d’autre. Si elle émet la moindre objection, elle est aussitôt dissoute. En revanche, le Conseil des Anciens est tout-puissant, sans avoir à communiquer en aucune manière ses décisions au peuple. Il résulte de cet état de choses que les Japonais ont des habitudes d’obéissance passive aux ordres du gouvernement qui représente le Mikado, et qu’ils se soumettent à ces ordres sans plus songer à les discuter qu’ils ne songent à mettre en doute l’autorité divine du Mikado. Ils forment donc une excellente matière première pour constituer des soldats admirablement disciplinés.

Le Japon est un pays ambitieux qui rêve de se placer à la tête de tous les Asiatiques.

Le Japon est une pépinière d’espions remarquables. Il est parfaitement au courant de tout ce qui se passe à l’étranger, alors que l’étranger ignore complètement ce qui se passe chez lui.

Le Japon a la haine de la race blanche qu’il désire refouler de tout l’Extrême-Orient.

Le Japon enfin a des qualités d’endurance et de sobriété, qui, ajoutées à son extraordinaire bravoure et à son orgueil fantastique, font de ce peuple un des plus redoutables adversaires.

Voilà les quelques formules qu’on devrait toujours avoir à l’esprit quand il s’agit du Japon.

La Russie a dédaigné et méconnu le Japon, et c’est sa grande faute. Si elle s’était rendu compte seulement de son caractère vindicatif, elle ne se serait jamais fait d’illusions sur une paix impossible.

Je le répète, ce pauvre petit Japon est un danger formidable pour toutes les nations européennes.

Il n’est que temps d’apprendre à le connaître et de déjouer ses intrigues. Je sais qu’il est ridicule de parler du péril jaune, et pourtant je ne peux m’empêcher d’y songer.

Si l’Europe n’intervient pas, le Japon réussira d’ici peu à transformer la Chine à son image. Il faut bien se rappeler une chose : c’est que le Japon consacre plus de la moitié de ses revenus à sa marine et à son armée. Dans ces conditions, le Japon n’a d’avenir possible que dans la conquête de l’Extrême-Orient. Ce n’est qu’en plaçant en quelque sorte les autres Asiatiques sous son protectorat, ou au moins sous son influence, que le Japon peu continuer à subsister. Le Japon ne vit que pour la guerre, et c’est seulement la guerre qui lui donnera une suprématie qu’il ne peut acquérir par aucun autre moyen.

Voilà ce dont tout peuple européen qui a des intérêts en Extrême-Orient doit bien se persuader ; voilà ce que je ne cesserai de répéter, au moins comme Français.


Enfin, le 22 juillet, le Bulletin de l’étranger du Temps, que rédige, comme on le sait, un spécialiste éminent, réputé à l’étranger aussi bien qu’en France, notait les répercussions de la guerre sur les Indous :


Comme ils ne sont pas suspects de tendresse envers leurs patrons britanniques, on aurait pu croire que les Russes trouveraient chez eux des sympathies au moins secrètes. Il n’en fut rien. Tous leurs journaux sont unanimes. C’est avec transport, c’est avec ravissement qu’ils enregistrent les victoires japonaises. Du grand journal indigène, avec sa partie anglaise et sa partie locale, jusqu’à la moindre feuille du village, tout est pour le Japon.

Le fait que la Grande-Bretagne et le Japon sont amis, et celui que la Russie est représentée depuis des générations comme l’ogre du Nord, concourent peut-être à cet état d’esprit. Mais il y a quelque chose de plus puissant dans l’âme du Babou. C’est le sentiment que les Japonais sont un peuple asiatique comme eux, et que ce peuple asiatique est en train de battre des blancs.

Ce n’est pas nous qui faisons la constatation. Ce sont les journaux anglais de l’Inde et de la métropole. Ils s’abstiennent de réflexions sur le sujet. Tout ce qu’ils notent, c’est que, si le Japon triomphe de la Russie, l’effet de sa victoire aura chez les peuples incertains et ondoyants de toute l’Asie, un retentissement qui ne peut être calculé. Il importe peu que le Japonais doive ses succès à des qualités absolument contraires à celles de l’Asiatique. Géographiquement, les îles nippones sont en Asie. Cela suffit au Babou pour qu’il triomphe avec les marins de Togo et les soldats de Kuroki. Et, dans ses parlotes comme dans ses journaux, dans ses clubs et dans ses écoles, il s’exalte à montrer les similarités entre les débuts du relèvement japonais et l’œuvre de la civilisation de l’Inde par le Babou.

L’observateur superficiel peut se contenter de rire de ces symptômes. Ceux qui sont responsables du gouvernement de l’Inde ne sauraient faire autrement que de les prendre en considération. Ni la communauté de race, ni la communauté de langage, ni même celle de couleur ne sont nécessaires pour que les peuples civilisés ou conquis par l’Europe prennent leur part dans la lutte russo-japonaise. Il suffit que l’un des adversaires ne soit pas européen pour qu’ils soient avec lui. Cela est vrai, non seulement de l’Inde, mais de tous les pays où il y a une domination blanche et une classe indigène un peu instruite. Non seulement cela est vrai, mais cela est naturel. Il serait vain de s’indigner. Mais il faut le savoir.


Si les Japonais triomphent en Mandchourie, les peuples de l’Europe n’ont pas le droit d’ignorer ce qui demain les attend en Asie.


G. B.
  1. Voir page 44.