Encens de foire (Théodore Hannon)

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Parnasse de la Jeune BelgiqueLéon Vanier, éditeur (p. 142-145).


Encens de Foire


Chère, rappelle-toi ce lourd bouquet forain
Que humait goulûment le peuple souverain.
Les fifres dans la nuit déversaient leurs vinaigres,
Le bugle éternuait à la face des cors
Et des pistons faussés. Scandant ces désaccords,
xxxxTonitruaient les tambours maigres.

Mais plus stridente encor s’éparpillait dans l’air
Une gamme d’odeurs à défier tout flair,
Et plus farouchement éclatait la fanfare
Des huiles en travail et des acres saindoux,
Épandant leurs relents intenses par l’air doux
xxxxOù ta narine en fleur s’effare.

Reporter scrupuleux, j’ai noté, sans rancœur,
Les curieuses voix et les cris de ce chœur
Dont mon nez a perçu la fleurante harmonie :
Boudin blanc, moule en deuil, crabe en pourpre gilet,
Pomme de terre d’or, saucisson violet,
xxxxÔ grésillante symphonie !


Quand le tram vert et blanc stoppa, je te tendis
Le poing. Ta jambe fit éclair : tu descendis.
Le sol garda la pointe exquise de tes mules
Soudain une bouffée énorme de senteurs
Monta du tourbillon des feux et des moiteurs,
xxxxSelon les flamandes formules.

C’était d’abord l’haleine écœurante des suifs
S’exhalant vers les cieux en spasmes convulsifs.
Sur de larges fourneaux chantonnaient les fritures ;
La graisse en lents remous roule les prismes blonds
Qui tournent, viennent, vont, montent, nauséabonds,
xxxxPlongent et font des fioritures.

Près d’une fille rouge aux vulgaires poignets,
En jupes qu’un graillon empèse, les beignets
Champignonnaient, sablés de pâle cassonnade.
Ô fluxions de pâte indigeste ! Leurs pleurs
Se figeaient longuement dans la faïence à fleurs
xxxxEt puaient à la cantonade.

Les gaufres aux parfums suspects de pain grillé
Faisaient pyramider leur dôme quadrillé,
Où le sucre avait mis une pointe de givre.
Les pains d’épices mous mêlaient leur fade odeur
Aux couques étalant leur luisante rondeur
xxxxComme des médailles de cuivre.


Les moules sur le feu râlaient piteusement.
Or leurs valves, ainsi qu’un bec d’oiseau gourmand,
S’ouvraient ; et tout autour, des effluves marines
Vous prenaient à la gorge, évoquant une mer
Inconnue où croupit quelque varech amer,
xxxxÉpouvantement des narines !

Dans l’ombre, — alors frémit ton nez aux grands dédains !
En de fumeux poêlons rissolaient les boudins.
Parfois un oignon frit joignait ses notes sures
Au chœur des saucissons qui claquaient par la nuit :
La flamme leur ouvrait le ventre avec un bruit
xxxxTrès sec et des éclaboussures.

Plus loin, s’aplatissant en de larges osiers,
Les suffocantes schols déchiraient les gosiers,
Et, sans honte, étalant des lys de chair malade,
Elles arquaient leurs dos fendus en rais d’un sou,
Infections autour desquelles le voyou,
xxxxRegards convoiteux, se balade.

Puis c’étaient, asphyxie ambulante ! les gras
Et burlesques paniers qui défilent au bras
De quelque affreuse vieille à la voix très usée,
Panier qu’épanouit ce bouquet parfumé :
Crevettes, escargots, œufs durs, cheval fumé,
xxxxOù ton cœur prit mainte nausée !


L’horreur des lampions à funèbre lueur
Flottait sur une mer de blouses en sueur ;
Épave : dans un coin ronronnait un harpiste.
Parfois quelque beauté fendait l’âpre roulis,
Sur ses très hauts talons l’âme des patchoulis
xxxxRôdait, vous trahissant sa piste.

En angles dédaigneux ta lèvre se plissait
Et ton nez aux dégoûts superbes frémissait,
Tandis qu’autour de nous, en chaudes turbulences,
Sans relâche, aux cieux noirs montaient les salaisons
Et claironnaient les lards, denses exhalaisons
xxxxAux nutritives pestilences !

Cependant que la foire allumait son encens,
Moi je marchais béat à tes côtés, les sens
Ravis par la senteur printanière qui plane
Sur ta chair, — en oubli des tourmentes de l’ail,
Sous les frissons ailés de ton large éventail
xxxxTout embaumé de frangipane.