Encore mon ami Dupuy

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L’Aurore du 11 mars 1899 (p. 2-14).


Encore mon ami Dupuy



C’était dans les salons de Mlle Marie-Anne de Bovet, à cette grande fête patriotique dont les journaux mondains nous ont donné de si merveilleux récits.

Accaparé par M. Lavedan le père, Dupuy ne put me joindre que fort tard dans la soirée. Nous profitâmes de ce que le colonel du Paty de Clam récitait des vers symbolistes, pour nous réfugier dans une sorte de petit fumoir qu’éclairait, de sa lueur discrète, une lampe à longue tige, enjuponnée de crépon tricolore. Le ministre s’assit sur un divan, alluma une cigarette et, tandis que, en face de lui, négligemment, j’enfourchais une chaise et croisais mes bras sur le rebord du dossier, il me demanda :

— Voyons !… qu’est-ce que tu as encore à me dire ?

— J’ai à te dire, déclarai-je gravement, que je ne comprends rien à ton obstination… Elle me navre et elle te perd… Tu as la plus belle occasion de te retourner, tel un gant… Et tu hésites… Je t’assure que c’est idiot… Mais, dans quelques jours, la clameur publique…

Mon ami Dupuy m’interrompit :

— Épargne-moi ces bêtises… La clameur publique !… je m’en fous !

En dépit de l’énergie de son verbe, je remarquai qu’il avait parlé d’une voix molle, et qu’il était soucieux… Il y eut un moment de silence, durant lequel nous entendîmes, par delà les rumeurs approbatives, trémoler la voix du colonel du Paty… Dupuy reprit :

— Mon cher vieux, je connais l’histoire, et ce n’est pas pour rien que j’ai été recteur de Faculté. Écoute ceci : Mazarini était fort impopulaire… On le chansonnait, Dieu sait comme !… Et il paraissait s’irriter beaucoup de ces chansons… Dans le fond, il s’en moquait, parce que ce n’était pas une bête, et qu’il savait qu’un peuple qui chante est un peuple qui paie… et qu’un peuple qui paie est un… etc… etc… Bref, un jour, semblant céder à la colère, il fit saisir toutes ces chansons injurieuses, et, sais-tu ce qui arriva ?… Il arriva que ce diable d’homme les remit en vente aussitôt et pour son compte, et qu’il y gagna dix mille écus…

— Pourquoi me parles-tu de Mazarin et de ses chansons ? Cela n’a aucun rapport…

Le ministre professa sentencieusement :

— Pour les penseurs, mon cher petit, toutes les choses et tous les gens ont, entre eux, des rapports mystérieux.

Et il expliqua :

— Cette anecdote signifie que les hommes de la trempe de Mazarin et de la mienne, nous nous fichons de la clameur publique, parce que nous savons toujours en tirer… dix mille écus… As-tu compris ?

Cette assurance tintait faux. Je n’en fus point la dupe…

— Tu n’es pas sincère, lui dis-je… Il y a sur ton cynisme comme une mélancolie… On sent que tu parles pour t’étourdir… Dans le fond, tu es embêté, embêté. Avoue que tu es embêté ?

— Moi ! fit-il…

— Oui, toi !… Parce que, depuis les révélations d’Esterhazy, il y a quelque chose de changé dans le pays…

Mais il ne voulait pas se rendre… Il répondit, avec une jovialité fanfaronne :

— Je me fiche du pays !… Y a-t-il quelque chose de changé dans le Parlement ?… N’y ai-je pas toujours une majorité d’imbéciles, de peureux et de lâches ?…

— Hélas !

— Eh bien, alors, qu’est-ce que tu me chantes ?

Je tentai de faire un suprême appel à son orgueil, à son intérêt, à sa poigne, à sa terreur :

— Mais lis donc les journaux nationalistes, m’écriai-je… Ils sont désemparés, éperdus… Ils ne savent plus ce qu’ils disent… La Libre Parole elle-même lâche Boisdeffre… Arthur Meyer cherche une variante à son : Bonsoir, messieurs ! de la débandade boulangiste… Et Boisdeffre ! Enfin, voyons, Boisdeffre !…

Mon ami jeta dans un cendrier sa cigarette éteinte et, haussant les épaules :

— Les révélations d’Esterhazy !… fit-il avec un sourire méprisant… Mais qu’est-ce que les révélations d’Esterhazy auprès de celles que je pourrais faire, si je voulais ?… De la gnognote, mon petit, de la gnognote !… Toutes les infamies ignorées, tous les crimes inconnus, même d’Esterhazy, le rôle de Boisdeffre, et Gonse, Lauth, Pellieux, Gribelin… Toute cette tragédie sinistre de l’État-Major, je la connais, moi qui te parle !… Et je la connais d’autant mieux que j’y ai participé, moralement du moins… Et c’est parce que j’y ai participé que je la couvre !… Entendons-nous, cependant… Ces criminels, je les couvre, aujourd’hui… Demain, peut-être, je les châtierai, si je ne puis faire autrement… Et je les châtierai d’autant plus rudement que je les aurai plus longtemps couverts, et plus énergiquement protégés. Voilà comme je suis, moi !… Mais nous n’en sommes pas là… J’espère que nous n’en serons jamais là !…

Puis, brusquement :

— Eh bien, oui !… là… je suis embêté, confessa-t-il…

— Ah ! tu vois que j’avais raison !…

— Et je suis embêté pour des choses que tu ne soupçonnes pas !… Je suis embêté parce que l’affaire de l’explosion ne marche pas… Tout le monde me lâche… Par une ironie, vraiment trop douloureuse, il n’y a que Millevoye qui me comprenne !… Millevoye !… Est-ce assez expiatoire !…

Il s’anima :

— Et pourtant !… Est-ce que cette explosion était venue par hasard ?… Ne vois-tu pas tout le parti gigantesque qu’un homme tel que moi pouvait tirer d’un fait aussi heureux, aussi miraculeusement opportun ? N’étais-je pas enfin dans mon véritable élément ?… N’avais-je point reconquis tous mes moyens de gouverner ?… Ce que Quesnay, Déroulède, Lemaître, ce que tous mes mensonges, tous mes attentats contre la justice, ce que cette loi monstrueuse de dessaisissement n’avaient pu faire, voilà qu’une explosion de poudrière allait le faire !… Ô explosion providentielle et charmante, chère explosion, explosion bénie, combien je vous ai aimée de m’avoir rappelé à moi-même !… Et cette diversion admirable que vous m’apportiez, explosion de mon cœur !… Et cette chasse aux anarchistes, et ces perquisitions, ces relégations, cet affolement dans les esprits !…

Il sembla, durant quelques minutes, se perdre dans un rêve érostratique, après quoi, revenu à la réalité, il gémit :

— Et ça rate !… D’ailleurs, tout rate !… Je suis foutu !…

À ce moment, Mlle Marie-Anne de Bovet entra dans le fumoir… Malgré le tragique de la situation, je ne pus m’empêcher d’admirer sa grâce rayonnante de femme et de patriote.

— Pardon, dit-elle, je cherche le général.

Mon ami Dupuy s’était levé. Il murmura, dans un geste de découragement prophétique et circulaire :

— Le général, mademoiselle !… Hélas ! il n’y a pas de général ! Il n’y a plus… il n’y aura plus jamais de général… Tout rate !… Nous sommes foutus !

Mlle Marie-Anne de Bovet porta la main à son cœur, poussa un petit cri et tomba, toute raide, sur le tapis… Elle n’était pas morte !

Et, dans les salons, s’était tue la voix du colonel du Paty de Clam…

Octave Mirbeau.