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Encyclopédie anarchiste/Anarchisme

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 69-80).


ANARCHIE, ANARCHISME, INDIVIDUALISME ANARCHISTE. On appelle anarchie, on le sait, une conception de la vie individuelle ou collective où ne trouve point place l’existence de l’État, du gouvernement, de l’autorité, en un mot. Les individualistes anarchistes sont des anarchistes qui considèrent au point de vue individuel la conception anarchiste de la vie, c’est-à-dire basent toute réalisation de l’anarchisme sur « le fait individuel », l’unité humaine anarchiste étant considérée comme la cellule, le point de départ, le noyau de tout groupement, milieu, association anarchiste.

Il y a différentes conceptions de l’individualisme anarchiste, mais il n’en est aucune qui s’oppose, comme on se l’imagine parfois faussement, à la notion d’associationnisme, comme nous le verrons plus loin. Toutes sont d’accord, non pour dresser l’individu contre l’association — ce qui serait un non-sens, puisque ce serait limiter la puissance et les facultés de l’individu — mais pour nier et rejeter l’autorité, lutter contre l’exercice de l’autorité, résister à toute espèce d’autorité.

Il est nécessaire de définir clairement ce qu’il faut entendre par exercice de l’autorité, qui est la forme concrète de l’autorité, l’aspect sous lequel l’autorité se manifeste à chacun de nous, pris isolément ou comme associés.

Il y a « exercice de l’autorité », emploi de l’autorité, lorsqu’une individualité, un groupe d’humains, un État, un gouvernement, une administration quelconque (ou leurs représentants) se servent de la puissance qu’ils détiennent pour contraindre une unité ou une collectivité humaine à accomplir certains actes ou gestes qui lui déplaisent ou sont contraires à ses opinions, ou encore qu’elle accomplirait autrement si elle possédait la faculté de se comporter à sa guise.

Il y a exercice, emploi de l’autorité lorsqu’une individualité, un groupe d’humains, un État, un gouvernement, une administration quelconque (ou leurs représentants) utilisent la puissance qu’ils détiennent pour interdire à une unité ou à une collectivité humaine de se comporter à sa guise, lui inflige certaines restrictions, lui oppose certaines entraves, lors même que cette unité ou cette collectivité agit à ses risques et périls, sans imposer ses vues à qui que ce soit — individu ou association — évoluant ou fonctionnant en dehors d’elle.

Une fois leur situation à l’égard de l’autorité bien définie, les individualistes anarchistes entendent résoudre toutes les questions pratiques que suscite la vie en ce sens que quelle que soit la solution adoptée, l’unité humaine ne se trouve jamais obligatoirement et à son insu dépossédée et sacrifiée au profit de l’ensemble social. L’individualisme anarchiste n’est en aucune façon synonyme d’isolement, les individualistes anarchistes ne veulent pas plus de l’isolement que de l’association obligatoire, tout simplement.

Les individualistes anarchistes ne se sentiraient à l’aise pour évoluer que dans un milieu ou une humanité qui considérerait l’autonomie, l’intégrité, l’inviolabilité de la personne humaine — de l’unité sociale, de l’individu, homme ou femme — comme la base, la raison d’être et la fin des rapports entre les terriens, où qu’ils habitent et quelle que soit leur race.

Les individualistes revendiquent pour l’individu — homme ou femme — dès qu’il est en âge de se déterminer soi-même et cela sans restriction ou entrave aucune : pleine et entière faculté de se conduire pour et par soi-même — c’est-à-dire d’exister, de se développer, d’expérimenter à sa guise — selon que l’y poussent ou l’y amènent son tempérament, ses réflexions, ses aspirations, sa volonté, son déterminisme personnel ; sans être comptable qu’à soi-même de ses faits et gestes ; de même pleine et entière faculté d’expression, de profession, de diffusion, de publication de la pensée et de l’opinion — par l’écrit ou par la parole — en public ou en privé. Pleine et entière faculté d’essai, de réalisation, d’application, dans tous les domaines, des méthodes, systèmes, modes de vie individuelle ou collective, etc., etc., auxquels peut donner lieu la matérialisation de la pensée, la concrétion de l’opinion.

Tout cela bien entendu à charge de réciprocité à l’égard d’autrui, isolé et associé. C’est ce que les individualistes anarchistes désignent par l’expression d’égale liberté.

Donc, si les individualistes anarchistes revendiquent la pleine et entière faculté pour toute unité humaine de vivre en isolé, en marge, à l’écart de tout groupement, association, milieu — ils revendiquent non moins énergiquement la faculté d’association volontaire dans tous les domaines où peut s’exercer ou rayonner l’activité humaine, quelles que soient les expériences à poursuivre, les fins à atteindre ; la pleine et entière faculté de fédération pour les individualités isolées, les ententes à effectif restreint ou les associations, quelles que soient leur importance.

Les individualistes anarchistes revendiquent pleine et entière faculté d’épouser toute solidarité, de passer tout contrat dans n’importe quelle branche de l’activité humaine, dans n’importe quel but et pour n’importe quelle durée.

On aperçoit immédiatement l’abîme qui sépare la société archiste — gouvernementale, étatiste, autoritaire — de la société, de l’association anarchiste, antiautoritaire. La société archiste vous englobe de force en son sein, vous oblige à subir des lois, des coutumes, des habitudes, des traditions qu’elle ne vous permet pas de discuter ou de rejeter. Le contrat, les statuts, les directives de l’association individualiste anarchiste sont volontaires ; on reste libre de s’y joindre ou de ne point en faire partie ; il est évident qu’en restant isolé, on ne participe pas aux produits ou aux bénéfices de l’association ; mais dans tous les temps et dans tous les lieux, aucune autorité, aucun gouvernement, aucun État anarchiste n’existe qui contraigne qui que ce soit à être membre d’une association quelconque.

Les individualistes anarchistes passent pour ne pas être révolutionnaires. Il faut s’entendre : pour que l’individualisme anarchiste se réalise, il est indispensable que la mentalité générale ou les mœurs soient à un niveau tel qu’elles impliquent ou garantissent l’impuissance ou l’impossibilité pour toute individualité, milieu, administration, gouvernement, État quelconque — et cela sans réserves ni artifice — de s’immiscer, s’ingérer, intervenir dans, empiéter sur : la vie ou les rapports des unités humaines entre elles — le but, l’existence, l’évolution ou le fonctionnement des groupements, associations d’individualités, fédérations de groupements, d’associations. La réalisation des revendications anarchistes est donc fonction de la transformation, de l’évolution du milieu humain en général, dans un sens anarchiste. C’est pourquoi la propagande individualiste anarchiste est plutôt éducative, qu’elle en appelle surtout à l’exemple, qu’elle vise d’abord à faire de ceux qu’elle atteint et retient des révolutionnés, des réalisateurs isolés et associés des thèses individualistes anarchistes. Ils sont d’avis que c’est par l’unité anarchiste qu’il faut commencer pour aboutir à déterminer le milieu. C’est l’unité anarchiste qui est appelée à jouer, selon eux, le rôle de ferment, de déterminant du milieu.

Les individualistes anarchistes préconisent en général une forme d’agitation qui cadre avec tout ce que nous venons d’exposer et qui fait davantage appel à la réflexion individuelle qu’à l’entraînement irraisonné, à la conviction profonde plutôt qu’à la brutalité. Sont essentiellement individualistes anarchistes les actes de révolte suivants : grève des fonctions attribuées par la loi aux citoyens ; refus de participation à tout service public ; non-paiement de l’impôt ; refus de porter les armes ou de service militaire ; abstention des actes d’état-civil ; non-envoi d’enfants aux écoles dépendantes de l’État ou de l’Église ; abstention de tout travail relatif à la fabrication d’engins de guerre ou d’objets des cultes officiels, à la construction de banques, d’églises, de casernes, de prisons, etc., etc. « On peut se représenter toute l’importance qu’ont pour la propagande quelques-uns de ces faits, surtout si en même temps, en dehors des murs de la prison (sort qui ne peut manquer d’être celui de ces résistants) il y a une armée d’agitateurs bien organisés. » (Tucker.) C’est ce qu’on appelle la résistance passive. Mais les individualistes anarchistes sont partisans de la légitime défense et ils ne font pas de la résistance passive un dogme intangible. On ne saurait, pour eux, prescrire l’usage de la violence sans discernement, comme panacée ou comme remède, sans une absolue nécessité. Les plus pacifistes des individualistes anarchistes ont reconnu d’ailleurs que « si l’effusion de sang pouvait seule garantir la liberté d’agitation il fallait l’employer. » (Tucker.)

En résumé, pour les individualistes anarchistes, l’emploi de la violence révolutionnaire est affaire de tactique et non de doctrine. Ils sont d’avis que ce sont l’éducation et l’exemple qui mèneront plus efficacement l’humanité vers la libération que la violence révolutionnaire.

Il est courant d’attribuer aux individualistes anarchistes un soi-disant respect de la propriété individuelle. À la vérité, les individualistes anarchistes revendiquent la liberté de disposition du produit, obtenu par le travail personnel du producteur, produit qui peut être un morceau de fer comme un morceau de terrain — produit qui n’est en aucun cas le résultat de l’exploitation d’autrui, le résultat du parasitisme ou du monopole. La pleine et entière disposition du produit ou du travail (c’est-à-dire la pleine et entière faculté de troquer ledit produit, de l’échanger, de l’aliéner à titre gratuit et onéreux, de le léguer même) ne va pas sans la pleine et entière faculté de possession du moyen de production qu’on fait valoir personnellement ou en association. Il est compréhensible qu’il existe certaines productions qui ne se peuvent obtenir sans une association fortement organisée. L’essentiel est que grâce à sa possession personnelle de l’outil ou engin ou procédé de production, l’unité productrice, en cas de résiliation du contrat d’association, ne se trouve jamais démunie, livrée à l’arbitraire ou obligée de subir les conditions d’un milieu social quelconque, dont il lui répugnerait de faire partie par exemple.

Les moyens ou les méthodes de réalisation de ces revendications diffèrent selon les écoles ou les tendances. Certains individualistes défendent l’idée de la monnaie libre, c’est-à-dire d’une valeur d’échange émise par le producteur ou l’association de producteurs, ayant cours parmi ceux-là seulement qui l’adoptent comme moyen de transactions. D’autres individualistes ne veulent à aucun prix entendre parler d’une valeur d’échange. On peut être individualiste anarchiste et se rallier, dans l’association dont on fait partie, au communisme libertaire. Dès lors qu’une association se recrute volontairement et fonctionne sans avoir aucune intention d’imposer son fonctionnement ou son organisation aux autres associations ou aux individualités isolées, elle peut être considérée comme un aspect de l’individualisme anarchiste. N’est pas individualiste anarchiste toute unité ou association qui veut imposer à un individu ou à une collectivité humaine une conception unilatérale de la vie, économique, intellectuelle, éthique ou autre ; voilà la pierre de touche de l’individualisme anarchiste.

En résumé l’individualisme anarchiste présente :

a) Un idéal humain : l’anarchiste, l’unité humaine niant l’autorité et son corollaire économique : l’exploitation ; l’être dont la vie consiste actuellement en une réaction continuelle contre un milieu qui ne peut, qui ne veut ni le comprendre ni l’approuver, puisque les constituants de ce milieu sont les esclaves de l’ignorance, de l’apathie, des tares ancestrales, du respect des choses établies.

b) Un idéal moral : l’individu conscient, en voie d’émancipation, tendant vers la réalisation d’un type nouveau : l’homme sans dieux ni maîtres, sans foi ni loi, qui ne ressent aucun besoin de réglementation ou contrainte extérieure parce qu’il possède assez de puissance de volition pour déterminer ses besoins personnels, user de ses passions pour se développer plus amplement, multiplier les expériences de sa vie et garder son équilibre individuel.

c) Un idéal social : le milieu anarchiste, une société où les hommes — isolés ou associés — détermineraient leur vie individuelle, sous ses aspects intellectuel, éthique, économique, par une entente librement consentie et appliquée, basée sur « la réciprocité », tenant compte de la liberté de tous sans entraver la liberté d’aucun.

C’est ce que par le libre jeu de la camaraderie, sans attendre « l’humanité nouvelle », les individualistes, dès aujourd’hui, veulent réaliser parmi eux.

E. Armand.

Bibliographie. — On trouvera à se documenter sur les divers aspects de l’Individualisme anarchiste dans les ouvrages suivants : E. Armand : Qu’est-ce qu’un anarchiste ?, l’Initiation individualiste anarchiste ; Basch (Victor) : L’Individualisme anarchiste ; Max Stirner ; Devaldès (Manuel) : Réflexions sur l’individualisme ; Elzbacher (Paul) : l’Anarchisme (spécialement les parties consacrées à Proudhon, Stirner, Tucker) ; Han Ryner : Petit manuel individualiste ; Lorulot (André) : Les théories anarchistes ; Libertad (André) : articles parus dans le journal l’anarchie ; Mackay (John-Henry) : Anarchistes ; Der Freiheitsucher (Le chercheur de liberté, non traduit en français, des extraits ont paru dans l’en dehors) ; Proudhon : Œuvres, entre autres : Qu’est-ce que la propriété ? Du principe fédératif, etc. ; Spencer (Herbert) : L’individu contre l’État, le droit d’ignorer l’État ; Stirner (Max) : L’unique et sa propriété ; Tucker (Benjamin R.) : Instead of a book, by a man too busy to write one ; State Socialism and Anarchism (Au lieu d’un livre, par un homme trop affairé pour en écrire un ; des extraits ont paru dans l’Ère Nouvelle, éditée par E. Armand, qui a publié aussi une brochure de Tucker : Ce que sont les anarchistes individualistes. Socialisme d’État et anarchisme comparés, qui a paru dans l’Ère Nouvelle, sera édité prochainement en brochure.)


ANARCHISME CHRÉTIEN, CHRISTIANISME LIBERTAIRE. Le grand romancier russe Tolstoï, dans la seconde partie de son activité intellectuelle, a essayé de concilier le christianisme ou plus exactement les enseignements donnés par Jésus de Nazareth (ou à lui attribués) avec l’anarchisme ou absence d’autorité gouvernementale, considérée sous sa forme la plus évidente et la plus brutale : la violence.

Il n’est pas difficile de trouver dans les livres sacrés des chrétiens, particulièrement dans ceux appelés Évangiles, des paroles qui semblent faire de Jésus une sorte de révolutionnaire mystique, de révolté religieux mis au ban de la société de son temps. Il prêche parmi les déshérités, les en marge du milieu social d’alors, il se plaît en la compagnie des péagers et des gens de mauvaise vie, il s’entoure de personnes appartenant à la classe la plus basse, voire de prostituées, etc., il soulève tout ce monde contre la façon d’enseigner et de se comporter du clergé juif, hypocrite, machiavélique, avide de pouvoir spirituel et temporel comme le sont tous les clergés dans tous les temps. On peut voir en Jésus une sorte d’anarchiste qui finit par succomber au cours d’une lutte trop inégale, mais sans un geste de soumission ou de rétractation, ni devant le grand prêtre Caïphe, symbole du pouvoir ecclésiastique, le dogme — ni devant le roi Hérode, symbole du pouvoir civil, la loi — ni devant Pilate, symbole du pouvoir militaire, le sabre.

Tolstoï considérait comme base de la doctrine chrétienne : la non résistance au mal par la violence. Jésus n’a pas seulement commandé à ceux qui le suivaient d’aimer leur prochain comme eux-mêmes (Év. selon Matthieu, XXII, 39), il leur a prescrit de ne point résister au méchant ou au mal (id., V, 43), en opposition à l’antique précepte judaïque œil pour œil, dent pour dent. C’est sur cette « non résistance au mal par la violence » que s’étaye tout le tolstoïsme. Les conséquences qui en découlent sont incalculables, car, pratiquement, la non résistance se traduit par la résistance passive, c’est-à-dire le refus d’obéissance aux ordres de l’État impliquant emploi de la force ou de la violence, la non coopération aux services publics dans lesquels il entre sous une forme ou sous une autre de la coaction ou de l’obligation. La grève générale pacifique rentre dans le cadre de l’activité tolstoïenne, etc.

Bien que publiquement et en privé (il me l’écrivit personnellement) Tolstoï se déclarât « anarchiste chrétien » il se montrait volontiers opposé à la création d’un mouvement tolstoïen organisé. Le tolstoïsme était surtout pratique individuelle. C’est individuellement que les tolstoïens refusaient le service militaire, de prêter serment devant les tribunaux, d’envoyer leurs enfants aux écoles de l’État, de payer l’impôt, etc. Les noms suivants nous viennent sous la plume : le refuseur de service militaire tchèque Skarvan ; l’ex-juge anglo-indien Ernest Grosby ; Vladimir Tchertkoff le confident de Tolstoï, et Paul Birukoff, son traducteur, Boulgakoff, son secrétaire ; les Anglais Aylmer Maulde, Arthur St. John, John C. Kennworthy ; les Américains Clarence S. Darrow et Bolton Hall ; l’ex-pope Ivan Trégouboff, combien d’autres Russes, dont Pierre Vériguine, le « conducteur » des Doukhobors, tous se sont efforcés, par la plume, la parole ou le geste, de répandre et de propager le tolstoïsme.

Il convient ici de faire remarquer que les « Doukhobors » russes et les « Nazaréens yougo-slaves » sont antérieurs à Tolstoï. Les Doukhobors ont eu une influence sur Tolstoï, Tolstoï les a influencés, mais le « doukhoborisme » est en marge du tolstoïsme.

C’est en Hollande qu’on s’est préoccupé de donner à l’anarchisme chrétien un programme condensant les idées tolstoïennes, éparses çà et là. Vers 1900, Félix Ortt et le groupe rassemblé autour de lui publièrent un journal hebdomadaire Vrede (La Paix) et des brochures comme Christeljk Anarchism (Anarchisme chrétien), Denkbeelden van een Christenanarchist (Pensées d’un anarchiste chrétien), De weg te geluk (la voie du bonheur), Liefde en Huwelijk (Amour et mariage). Dans le même temps, de mon côté, je publiais l’Ère Nouvelle, paraissant moins régulièrement mais où je me tenais en contact avec les différents représentants de l’activité tolstoïenne, les colonies anarcho-chrétiennes, les Doukhobors, etc.

Le no 1 de la septième année de Vrede (1903) contient sous la signature de Félix Ortt un manifeste anarchiste chrétien, que voici :

« Anarchiste chrétien veut dire : 1o disciple du Christ ; 2o négateur de toute autorité (extérieure).

« Est disciple du Christ quiconque cherche en toute droiture à vivre selon l’esprit du Christ, n’importe la secte à laquelle il appartient ou le dogme auquel il se rattache. Vivre selon l’esprit du Christ, c’est :

« Aimer Dieu de toute son âme, autrement dit : rechercher l’amour parfait et la sainteté parfaite, y tendre.

« Aimer son prochain comme soi-même, et la mise en pratique de cette règle de vie est incompatible avec toute convoitise, toute domination ou, si l’on veut, tout égoïsme. Dans la réalité, « chrétien » et « anarchiste » sont synonymes.

« Pierre, les apôtres, étant chrétiens, étaient anarchistes, c’est ce qu’indique leur réponse aux injonctions des autorités : « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». Et, de même, l’anarchie, la délivrance de toute autorité, ne sera possible que lorsque l’amour règnera dans la conscience humaine, c’est-à-dire lorsque les hommes vivront selon l’esprit du Christ.

« Il va sans dire qu’une foi basée sur la Bible n’est pas nécessaire pour atteindre ce but. Un disciple de Bouddha ou de Lao-Tsé (Confucius), un hindou, un israëlite, un musulman, un athée qui recherche la perfection pour lui-même et l’amour pour le prochain, celui-là vit dans l’esprit du Christ.

« Les paroles de Bouddha : « Subjuguez la méchanceté par la bienveillance, le mal par le bien », procèdent du même esprit que celles de Jésus : « Mais je vous dis, moi, de ne pas résister au méchant ».

« Lao-Tsé disant : « Celui qui vainc les autres est fort, mais celui qui se vainc lui-même est tout-puissant », fait montre d’une recherche de la sainteté semblable à celle que Jésus indiquait par les mots : « Soyez parfaits comme votre Père est parfait ». Les deux esprits sont les mêmes.

« Deux disciples de cet esprit-là ont exprimé en deux phrases les aspirations de ceux qui ne se satisfont pas de la théorie ni des bavardages, mais qui veulent mettre leurs théories à l’épreuve et traduire les paroles en actes, les voici :

« L’amour n’est l’amour que lorsqu’il se donne lui-même en sacrifice ». (Tolstoï).

« N’aimons pas par nos paroles et avec notre langue, aimons par nos actes et en vérité ». (Saint Jean).

« Dans le langage courant, cela veut dire : « Ne pactisons pas plus longtemps avec l’oppression capitaliste ou de la propriété — le meurtre de nos semblables ou le militarisme — les jugements iniques ou les tribunaux — l’alcoolisme ou la dégradation physique — la prostitution ou l’amour vénal — le meurtre des animaux (carnivorisme, chasse, vivisection, etc.). En un mot, rompons avec tout ce qui fait souffrir n’importe quelle créature dans le simple but de nous assurer à nous-même une jouissance passagère quelconque. »

Ces déclarations résument (à quelques nuances près) le christianisme libertaire ou anarchisme chrétien, tel qu’on l’entend ordinairement.

Dans un numéro ultérieur de Vrede (9 janvier 1904), F. Ortt est revenu sur certaines questions controversées parmi les tolstoïens. Ainsi, il déclare monstrueuse l’idée de devoir demeurer toute sa vie avec une femme à cause de rapports sexuels accidentels. L’union durable ne peut résulter que de l’amour vrai, autrement dit l’aspiration à l’unité. Vivre avec un être à l’égard duquel on ne ressentirait aucune affection véritable, ce serait attenter à la signification de cette phrase qui résumait pour Jésus toutes les relations sociales : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » — Ne résistez pas au malin, admis comme un dogme, présenterait un caractère très dangereux. D’ailleurs, on voit dans l’épître de Jacques (IV, 7) les premiers chrétiens conseiller de « résister au Malin (l’esprit du mal) », condition pour s’en débarrasser. Peu importe qu’on interprète par Malin l’homme méchant ou le mal lui-même, ce que ces paroles et d’autres nous enseignent, c’est de résister, mais sans haine au cœur, sans rendre le mal pour le mal, c’est-à-dire ne jamais agir par vengeance, ne jamais oublier que quiconque fait du mal est sous l’empire de l’ignorance et le traiter comme tel.

Il existe encore actuellement aux Pays-Bas une Union anarcho-communiste religieuse, basée sur des directives analogues, qui possède un organe à elle et dont l’activité est spécialement orientée vers le refus de service militaire. — E. Armand.


ANARCHISME n. m. Il faut entendre par « Anarchisme », le mouvement social qui se propose de poursuivre la réalisation de l’idéal anarchiste. Ce mouvement embrasse toute l’action libertaire. Vivante, cette action s’inspire des événements et circonstances de temps et de milieu ; souple, elle met à profit toutes les possibilités qui se dégagent au jour le jour de la vie sociale ; vigilante, elle surveille et utilise, avec adresse et méthode, les courants multiples qui traversent et pénètrent l’opinion, l’impulsent ou la dirigent. Elle a pour but d’acheminer les individus et la Société vers l’Anarchie par les voies les plus sûres et les moins lentes, grâce à des moyens de combat et des formes de lutte toujours en accord avec les principes et l’objectif libertaires.

« L’Anarchie » c’est ce que nous entrevoyons ; « l’Anarchisme », c’est ce que nous vivons et réalisons pied à pied ; c’est la lutte incessante des militants libertaires contre toutes les institutions qu’ils veulent abattre ; c’est, sous les formes les plus variées, la bataille sans trêve ni repos que les compagnons et les milieux anarchistes mènent contre les préjugés, la routine, la tradition, les enseignements, les erreurs et le fait autoritaire qu’ils ambitionnent de supprimer ; c’est, pour tout dire, l’ensemble des efforts qui ont pour but de préparer et hâter l’éclosion de la période révolutionnaire proprement dite et d’assurer au mouvement anarchiste, dès la Révolution, la plus puissante vitalité et les meilleures conditions de développement.

Si nous admettons — et pas un libertaire ne songerait à le contester — que, pendant la Révolution, l’action anarchiste sera, d’abord, de détruire de fond en comble toutes les Institutions à base et à structure autoritaires et, ensuite, de jeter immédiatement les fondements de la structure sociale libertaire, il saute aux yeux que les tâches immédiates de l’Anarchisme sont de deux sortes : les unes négatives ou démolitives, les autres positives ou reconstructives.

Les premières ont pour objet de saper profondément le principe d’Autorité dans toutes ses manifestations, de démasquer et de combattre par avance toutes les manœuvres par lesquelles, disqualifié ou abattu, il tente de se réhabiliter ou de se survivre sous une autre forme.

Les secondes ont pour but de créer et de développer, d’ores et déjà le plus qu’il se peut, tous les modes de vie, individuelle et sociale, d’esprit anarchiste et de forme libertaire, propres à favoriser les impulsions, à faciliter les courants, à provoquer les mesures, à faire naître les arrangements de caractère anarchiste et à en assurer — aussitôt la besogne destructive accomplie — le développement spontané, libre, rapide et naturel.

Cet immense labeur doit s’effectuer — et, en réalité, il s’effectue — dans l’ordre suivant : éducation, organisation, action.

a) Éducation. Je considère que la tâche d’éducation qui s’impose aux anarchistes est à la fois la première à effectuer et la plus indispensable.

Cette tâche éducative exige un double travail : intérieur et extérieur.

J’entends par travail intérieur, celui que chaque compagnon a le devoir de réaliser en lui-même et par travail extérieur, celui qu’il doit accomplir en autrui, c’est-à-dire, hors de lui.

Vigueur physique, culture intellectuelle, beauté morale, l’Anarchiste se doit d’acquérir et de pousser au maximum, dans sa propre personne, ces trois valeurs : une bonne santé, une instruction vaste et profonde, des sentiments et des habitudes franchement libertaires.

Voilà ce que j’appelle dans le domaine de l’éducation, le travail « intérieur », C’est grâce à cet effort constant sur lui-même qu’un compagnon devient un vivant exemple et exerce sur tous ceux qui l’approchent une force indéniable de rayonnement et d’attraction.

Mais un militant ne peut pas plus qu’il ne veut limiter son effort éducatif à son exclusive culture. Ce serait une fleur sans parfum, un fruit sans saveur. Ce serait un être propre au milieu d’êtres sales, un homme marchant dans la clarté au milieu d’individus tâtonnant dans la nuit.

Il est donc naturel et, en quelque sorte, fatal qu’il propage, autour de lui et aussi loin que possible, les sentiments qui l’animent, les pratiques morales qui le distinguent, les connaissances qu’il a acquises et jusqu’à la vigueur physique qui fait de lui un individu normal, équilibré et résistant.

Dans cette œuvre d’éducation que j’appelle « extérieure » et qui a pour champ « les autres », il se sert de tout ce qu’il est à même d’utiliser : la conversation, la discussion, la causerie, la conférence, le journal, la brochure, l’exemple personnel. Il tire parti de toutes les occasions que les circonstances mettent à sa disposition. À l’atelier, dans son entourage, dans les groupements qu’il fréquente, dans les milieux où il vit, en un mot, partout où il se trouve, il explique, argumente, critique, riposte ; tour à tour attaquant et se défendant, il ne se lasse pas d’exposer ses raisons, d’affirmer ses convictions, de combattre les Maîtres, de dénoncer les intrigants, de flétrir les exploiteurs, de dire toujours carrément ce qu’il pense.

Certains camarades estiment que, à se prodiguer ainsi, l’anarchiste perd de lui-même et, à la longue, se vide, s’épuise ; en sorte que l’éducation « extérieure » s’exercerait au détriment de l’éducation « intérieure », je pense tout à fait le contraire. J’ai la certitude que, loin de s’anémier en se consacrant à la propagande d’éducation extérieure, l’anarchiste se fortifie. Car, pour éclairer et convaincre ceux à qui il s’adresse, il faut qu’il élargisse sans cesse son champ de lumière et donne à ses propres convictions des assises toujours plus dures et plus profondes.

Il cultive les autres dans la mesure où il se cultive lui-même ; l’œuvre d’éducation « extérieure » et celle d’éducation « intérieure » marchent de pair ; elles s’épaulent mutuellement et, dès lors, comment le propagandiste s’exposerait-il à s’affaiblir en pratiquant régulièrement un exercice qui le pousse à un entraînement suivi et à des efforts incessants ?

Le labeur éducatif auquel s’adonne l’anarchisme a ceci de particulier, qu’il ne s’accommode pas de la ruse, du détour, de la supercherie, de la dissimulation, procédés en usage dans les partis politiques qui, tous, s’ingénient à piper les adhésions et à forcer le recrutement, parce qu’ils ne visent que le nombre.

Les anarchistes, eux, n’ont rien à dissimuler et leur propagande doit être franche, loyale, sans détour. Ils n’ont que faire de ruser, de surprendre, de manœuvrer.

Tout le monde reste libre d’être avec ou contre eux. Mais ils entendent que, si on se dit ou si on est avec eux, ce soit en connaissance de cause, en toute conscience et en pleine volonté ; car, en matière de recrutement, les anarchistes s’attachent beaucoup plus à la qualité qu’à la quantité des adeptes qu’ils font. (Voir Éducation.)

b) Organisation. J’ai dit un peu plus haut que la tâche immédiate d’Éducation doit précéder et dominer toutes les autres.

C’est l’évidence même : la vitalité de l’organisation et la fécondité de l’action correspondront en effet, au degré d’éducation et d’entraînement que les éléments appelés à se grouper et à agir auront atteint au moment de se réunir et auquel ils s’élèveront par la suite.

En France, les Anarchistes organisés se réunissent en groupes locaux ; ceux-ci, reliés entre eux par région, forment les Fédérations régionales, et ces dernières constituent l’Union nationale.

Le groupe local a pour somme la valeur additionnée des unités qui le composent ; la fédération régionale a pour somme la valeur totalisée des groupes locaux qui la constituent et l’Union Nationale a pour somme la valeur cumulée des fédérations qui la forment.

La valeur efficiente de ce qu’on appelle « l’Organisation » repose donc toute entière sur celle des individus organisés.

Plus ces derniers seront conscients, virils et solidaires, et plus l’Organisation qui les réunit sera vivante, plus sa marche sera sûre, plus son orientation sera précise, plus son action sera continue et énergique.

Pour aboutir à une organisation souple et forte, en même temps que conforme à l’esprit libertaire, il faut donc, de toute nécessité, aller de la base au sommet, de l’unité au nombre, du particulier au collectif, c’est-à-dire de l’individu au groupe local, du groupe à la fédération régionale et de la fédération à l’union nationale.

C’est le fédéralisme : permettant à chaque organisé de rester lui-même, de se soustraire à tout écrasement par le centre, de garder son indépendance, de prendre une part active à la vie de l’organisation tout entière, d’émettre sur toutes choses son opinion.

Quand il en est ainsi, l’Individu reste libre dans le groupe, le groupe reste indépendant dans la fédération et la fédération reste autonome dans l’Union nationale.

En raison même de sa plasticité et par suite du libre jeu de tous les éléments — individuels ou collectifs — qu’elle assemble, une telle organisation laisse à chacun de ces éléments la totalité des forces qui lui sont propres, tandis que par l’association de ces forces, elle atteint elle-même son maximum de vitalité.

Longtemps, très longtemps, trop longtemps, les anarchistes ont été — et quelques-uns le sont encore — absolument réfractaires à l’idée même d’organisation. Pourquoi ? — Parce que, dans leur esprit, organisation signifiait : centralisme, dictature de quelques camarades sur l’ensemble, main-mise par je ne sais quel Comité directeur sur tout le mouvement anarchiste, mort de l’initiative personnelle et de la liberté individuelle, obligation de penser en série, de vouloir sur commande et d’agir en troupeau.

De ce qu’il en est ainsi dans toutes les organisations à base autoritaire, ils concluaient qu’il ne peut pas en être autrement.

Ils sentaient bien l’utilité de se rapprocher, de s’unir, de se concerter, pour opposer aux incessantes attaques de leurs innombrables adversaires une résistance plus cohérente et pour passer, avec plus de vigueur et de méthode, de la défense à l’attaque ; ils avaient bien conscience d’être infériorisés par le morcellement de leurs forces ; ils comprenaient bien que la propagande souffrait du manque de cohésion et que l’absence d’organisation était une cause de faiblesse, parfois même d’impuissance ; ils sentaient et concevaient tout cela, mais il leur semblait que l’organisation et la liberté — que, à juste titre, ils placent au-dessus de tout — s’excluent péremptoirement, et que se résigner à l’une c’est renoncer à l’autre.

Petit à petit, les anarchistes sont parvenus à admettre qu’il peut exister une certaine organisation conciliable avec l’indépendance des organisés. Ils ont cherché cette organisation et ils l’ont découverte. Rares sont aujourd’hui les camarades qui persistent à penser, avec le personnage d’Ibsen, que, dans le formidable combat qui, mettant aux prises les forces du passé et celles de l’avenir, aboutira à la Révolution sociale, « l’homme seul est l’homme le plus fort ».

Face aux réalités et graduellement éclairés par l’expérience, les compagnons sont venus lentement à l’idée d’organisation. Ils ne la repoussent plus d’une façon absolue et, si j’ose dire, par principe ; et, s’il en est encore un certain nombre qui hésitent, c’est moins à l’idée même d’organisation qu’ils refusent leur adhésion qu’aux formes de celle-ci, qui restent en discussion.

Ces formes s’élaborent lentement ; à l’expérience, elles se perfectionnent. L’essentiel, c’est qu’elles laissent à « l’Organisé », toute la somme d’indépendance compatible avec la raison d’être et les nécessités de l’organisation elle-mêmes et qu’elles se concilient avec le besoin de stimuler l’initiative individuelle au sein des groupes locaux, celle des groupes locaux au sein de la fédération régionale et celle des fédérations régionales au sein des Unions nationales.

Ce sont ces accords libres, circonstanciels et harmonieux qui impulseront constamment l’activité de l’ensemble et en porteront l’intensité jusqu’au maximum de leur effet utile.

En résumé, le propre d’une telle organisation est de se différencier aussi totalement que possible de toutes les organisations autoritaires. Dans celles-ci, le Comité directeur, centralisant les pouvoirs et les attributions, donne des ordres et les groupes n’ont plus qu’à les exécuter ; les chefs commandent : c’est le mandat que leur confère le principe d’Autorité, et les adhérents obéissent : c’est le seul rôle qui leur soit départi ; la discipline courbe toutes les volontés individuelles et « l’unité » n’a qu’à s’incliner.

Plus on prendra le contre-pied de ce qui précède et plus on se rapprochera de l’organisation anarchiste désirable. (Voir Organisation.)

c) Action. C’est toute la stratégie et tactique anarchistes que nous allons exposer ici.

La puissance de l’Action anarchiste s’affirmera, dans la pratique, en raison directe du niveau de l’Éducation et du degré de l’Organisation : plus l’éducation sera poussée, et plus l’action sera vraiment anarchiste et vigoureuse ; plus l’organisation sera développée, et féconde.

Il suffit d’énoncer cette proposition ; elle porte en soi sa démonstration.

Il faut distinguer deux sortes d’actions : l’action continue et l’action circonstancielle.

La première est celle qui se poursuit en tout temps, quelle que soit la situation générale : calme ou agitée, précise ou incertaine, claire ou confuse, normale ou exceptionnelle. Cette action doit être constamment marquée au coin de l’idée anarchiste ; elle doit porter, quelles que soient les circonstances, le sceau de l’Anarchisme intégral et spécifique. Elle ne doit jamais être abandonnée, quelque forme ou aspect que puisse prendre l’agitation du moment.

La seconde est celle que commandent et façonnent les circonstances. Cette action procède des grands courants qui, par intermittence et sous la poussée des événements, agitent les masses populaires. Pour être féconde en résultats et servir efficacement la propagande anarchiste, cette forme passagère de l’action doit être soudée à sa forme permanente. L’agitation que provoquent certains faits, l’indignation qu’ils déchaînent, les protestations qu’ils suscitent, tous ces mouvements doivent être exploités par les compagnons sans qu’ils perdent de vue un seul instant la portée doctrinale qu’ils peuvent en dégager, l’orientation anarchiste qu’ils ont le devoir de donner à cette agitation et la conclusion antiautoritaire qu’ils ne doivent jamais omettre d’expliquer.

Même dans le cas où les événements prennent un caractère spécial — c’est dans ce cas que l’action que j’appelle circonstancielle intervient — l’action permanente (ou continue) ne doit pas céder le pas à l’action intermittente (ou circonstancielle). Il importe, au contraire, qu’elle pénètre et domine celle-ci. C’est l’action permanente qui, toujours, doit surnager, afin que l’action anarchiste conserve incessamment ses traits caractéristiques et fondamentaux.

Ce point me paraît important. C’est pourquoi je veux projeter sur lui la clarté de quelques exemples.

Premier exemple. — Je suppose l’atmosphère internationale chargée d’électricité belliciste. Les journaux forcent la note patriotique ; tout le monde pressent que le moindre incident de frontière ou la plus bénigne complication diplomatique peut provoquer un « casus belli ».

Quelles sont, en ce cas, les tâches immédiates de l’action anarchiste ?

Elles consistent à tout faire pour éloigner et contrecarrer ces menaces de conflit armé : soulever l’opinion, grouper les forces anti-guerrières, dénoncer les manœuvres gouvernementales, combattre les excitations chauvines de la presse, organiser des manifestations populaires de grand style, préparer les travailleurs à la résistance et prendre toutes mesures propres à rendre la guerre impossible.

Voilà ce que j’entends par l’action circonstancielle, parce qu’elle est imposée, dictée par les événements et les nécessités de l’heure.

Mais il faut veiller à ce que cette action circonstancielle reste proprement anarchiste, bien que passagèrement associée à l’action générale que peuvent entreprendre les organisations plus ou moins imprégnées de pacifisme. Le terrain sur lequel se placent ces organisations n’est pas le nôtre ; le principe qui les guide et le but qu’elles poursuivent ne sont pas les nôtres ; il est de notre devoir de ne pas laisser confondre notre action avec celle de ces organisations différentes ou hostiles. Et c’est en cela que notre action continue est appelée à pénétrer et à dominer notre action circonstancielle.

Deuxième exemple. — Une offensive patronale brutale, maladroite et brusquée soulève un conflit économique de grande envergure. Une grève éclate, englobant tous les travailleurs d’une région ou, dans le pays, tous ceux d’une puissante industrie.

Les esprits sont effervescents ; de proche en proche, les autres industries entrent dans le conflit ; la grève s’étend et, devenant générale, elle dresse tout le prolétariat contre la classe capitaliste.

Quelles sont, en ces circonstances, les tâches immédiates de l’action anarchiste ?

Évidemment, elles consistent à prendre une part active au mouvement de grève, à le soutenir, à l’étendre, à le fortifier, à démasquer les jaunes, à combattre les prêcheurs de calme et les semeurs de découragement, à écarter les éléments politiciens, à paralyser l’influence des partis, à imprimer à la grève un caractère violent et insurrectionnel, à propager l’esprit d’autodirection des ouvriers, à exalter les masses soulevées et à préconiser la grève à outrance jusqu’à la victoire, c’est-à-dire jusqu’au triomphe des revendications que formulent les grévistes.

Cette action, c’est l’action circonstancielle.

Mais, somme toute, elle s’impose à tout gréviste sérieux, à tout syndicaliste sincère ; tandis que l’action anarchiste ne doit pas, elle, s’enfermer dans ces étroites limites ; elle doit aller plus loin, beaucoup plus loin ; elle doit, si possible, transformer le mouvement de grève en mouvement révolutionnaire et, si c’est impossible, profiter des événements pour affirmer le point de vue anarchiste, pour répandre nos conceptions, pour exposer et faire prévaloir nos méthodes de combat, pour propager l’esprit de révolte, pour renforcer nos groupements, afin que le mouvement de grève, qu’il soit vainqueur ou vaincu, marque, pour nos idées, un pas en avant, un renforcement, une augmentation de rayonnement et de pénétration.

Troisième exemple. — Le Fascisme est à nos portes ; il s’organise et s’apprête à nous terrasser. Cette menace est au premier plan de l’actualité ; elle préoccupe tous ceux qui s’intéressent au mouvement social. Il ne s’agit pas d’un danger vague et lointain, mais d’un péril précis et immédiat.

Quelles sont, dans ces conjonctures, les tâches immédiates de l’Anarchisme ?

Elles consistent, c’est indubitable, à organiser la résistance contre le fascisme, à en briser les cadres naissants, à repousser le fléau, à tout mettre en œuvre pour le frapper d’impuissance.

C’est une action circonstancielle à laquelle aucun anarchiste ne songerait à se soustraire.

Or, dans cette action contre le Fascisme, les anarchistes ne sont pas seuls : démocrates et communistes marchent aussi contre ce redoutable ennemi. Mais il est manifeste que leur action n’est pas la même que la nôtre ; dans ce combat, leurs desseins et leur but sont bien différents des nôtres.

Communistes et démocrates sont contre un certain fascisme : celui qui n’est pas le leur ; mais ils sont pour le fascisme rouge ou tricolore qui est le leur et, s’ils parvenaient à mettre en déroute le fascisme qu’ils combattent, ils feraient tout au monde pour imposer le leur.

Les anarchistes sont dans l’obligation de se jeter sans hésitation dans la mêlée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Seulement, ils ont le devoir de dire, hautement et en termes explicites, qu’ils luttent contre tous les fascismes et que leur objectif est non seulement de n’en subir aucun mais encore de n’en imposer eux-mêmes aucun.

Ainsi, leur action ne pourra être confondue ni avec celle des démocrates ni avec celle des communistes. Leur action circonstancielle sera conforme à leur action continue et celle-ci inspirera, pénétrera et dominera de haut celle-là.

Il est donc bien entendu que lorsque la rue s’agite, lorsque de graves événements surgissent, lorsqu’il se produit un de ces courants vastes et profonds qui traversent par instants les couches populaires, les anarchistes doivent prendre part — et des premiers et des plus agissants — à ces mouvements et y apporter toute la ferveur et la passion dont ils débordent par conviction et par tempérament.

Mais il est également entendu que, au cœur même de ces événements, les anarchistes doivent rester eux-mêmes, être des guides, des entraîneurs, des exemples et non des chefs et prendre une attitude tellement nette et précise, que celle-ci ne puisse, en aucun cas, être confondue avec celle des partis politiques ou des groupements, si révolutionnaires qu’ils se prétendent, qui ne sont pas anarchistes.

Si je me suis attardé aux développements qui précèdent, c’est parce que je considère comme étant de la plus haute importance la place que l’Action est appelée à occuper dans les tâches immédiates de l’Anarchisme.

N’oublions pas, n’oublions jamais que, dans le domaine des réalisations pratiques, l’action est tout, puisque c’est à la vigueur, à la netteté et à l’ampleur de l’action que tendent et que doivent aboutir l’Éducation et l’Organisation. Celles-ci préparent, elles enfantent l’Action. Elles sont à l’Action ce que l’Arbre, le bourgeon et la fleur sont au fruit.



Parvenu à ce point de mon étude sur l’Anarchisme s’appuyant, dans chaque pas en avant, sur une éducation méthodique, une organisation solide et une action puissante, je dois poser et résoudre le problème suivant : « Est-il raisonnable d’espérer que limitée aux possibilités des seuls libertaires, l’Action anarchiste soit capable d’accomplir dans son entier l’œuvre révolutionnaire indispensable ? » En d’autres termes : « Abandonnés à leur seules forces, les Anarchistes seront-ils à même, quand s’ouvrira la phase révolutionnaire : et d’anéantir les institutions actuelles basées sur le principe d’Autorité, et de jeter les fondements d’un structure sociale reposant sur le principe de Liberté ? » (Car, il nous faut avoir présent à l’esprit que, pendant la période révolutionnaire, les compagnons auront à exécuter ce double travail : démolition d’abord et, aussitôt après, reconstruction.)

Il me paraît loyal et sensé de répondre à cette question par un « Non ! » bref et formel.

Énorme sera la masse à soulever, à propulser, à entraîner, à conseiller, à guider. Il faudra, au sein même de cette masse, lutter contre l’inertie, l’indécision, l’ignorance et la lâcheté qui, aux heures dangereuses, s’emparent des multitudes ; il faudra tenir tête aux endormeurs qui craignent toujours qu’on aille trop loin ; il faudra contrecarrer les manœuvres des pêcheurs en eau trouble toujours disposés à tirer avantage, pour leur parti ou pour eux-mêmes, du déchaînement chaotique des passions populaires ; il faudra paralyser toute tentative de dictature dont le triomphe serait mortel à la Révolution, puisque toute dictature aurait pour résultat de forger contre le prolétariat des chaînes nouvelles plus dures à briser que les précédentes.

Je me contente d’énoncer, ici, quelques-unes des tâches que les Anarchistes auront à accomplir en période révolutionnaire. Au mot « Révolution » (voir ce mot) nous reprendrons l’étude — développée — de chacune de ces tâches. Je ne les énumère, présentement, que pour signaler l’immensité de l’effort que, en plein mouvement révolutionnaire, les Anarchistes devront réaliser d’autant plus intrépidement qu’ils seront à peu près seuls à en avoir une conception précise.

Et je reviens à la question : « Les Anarchistes pourront-ils, tout seuls, chambarder le vieux monde et en bâtir un nouveau ? » Et je réponds : « Non ! »

Il leur faut donc chercher et trouver, hors des milieux spécifiquement et exclusivement anarchistes, les points d’appui, les concours indispensables.

Où les trouveront-ils ?

Que les partis politiques dont le but est de conquérir le Pouvoir cherchent et trouvent leurs points d’appui en haut et en bas, c’est tout naturel : leur système social s’arrête à un milieu qui sera composé, sous des étiquettes inédites, de gouvernants et de gouvernés : il leur faut des effectifs et des cadres qui les contiennent. Ils prennent leurs effectifs dans le prolétariat et forment leurs cadres avec des éléments bourgeois, toujours prêts à adhérer à n’importe quel régime social, pourvu qu’ils espèrent y trouver une situation avantageuse.

Mais l’Anarchisme ne s’accommode pas d’une organisation sociale qui présuppose des dirigeants et des dirigés. Sa conception sociale est celle d’une humanité libre, égalitaire et fraternelle. Ce qui est autoritaire et bourgeois est, par esprit de classe, presque universellement réfractaire à un tel idéal social. Les Anarchistes se trouvent donc dans la nécessité de chercher dans les masses, rien que dans les masses déshéritées, les éléments, les appoints, les concours dont il leur est impossible de se passer.

C’est parmi les victimes de l’oppression gouvernementale et de l’exploitation capitaliste qu’ils doivent chercher et qu’ils trouveront — là ou nulle part — le point d’appui dont ils ont besoin.

Il y a plus de trente ans que cette nécessité m’a frappé et c’est pourquoi, depuis cette époque, j’ai constamment suivi, avec un intérêt passionné, la marche des deux grandes organisations qui, tant par les milieux où elles recrutent leurs adhérents que par le but — s’il n’est pas méconnu — qu’elles se proposent, peuvent et doivent être deux forces révolutionnaires de premier ordre : les Syndicats, dans le domaine de la production et les coopératives dans celui de la consommation. (Voir : Coopération, Coopératisme, Coopérative, Syndicats, Syndicalisme, etc.).

Il n’y a, dans la vie des collectivités humaines, comme dans celles des individus qui composent celles-ci, que deux actes essentiels, fondamentaux, indispensables : produire et consommer.

Aussi, lorsque la période de gestation étant parvenue à son terme, l’Anarchisme sortira des douloureuses mais fécondes entrailles de la Révolution, la condition primordiale de son développement sera d’assurer l’organisation rapide, rationnelle, équitable et méthodique de la production et de la consommation et, transformés, adaptés à leur nouvelle fonction sociale, les Syndicats, groupes de producteurs, et les Coopératives, groupes de consommateurs, seront les formations de base de cette organisation.

C’est pourquoi j’estime fort utile, voire indispensable que, le plus tôt possible, s’établisse un accord tacite, une entente morale entre les groupes anarchistes, les Syndicats et les Coopératives.

Toutefois, je tiens à m’expliquer clairement : cet accord ne doit pas plus subordonner l’action syndicale et coopérative au mouvement anarchiste que celui-ci à celle-là. Il ne s’agit pas de fusionner ces trois mouvements : le lien à établir ne doit pas être organique.

Anarchisme, Syndicalisme et Coopératisme doivent conserver leur physionomie respective et leur complète indépendance ; c’est la condition sine qua non de leur vigueur et de leur activité.

Mais j’estime, d’une part, que pour réaliser leurs fins, qui sont de se soustraire à la domination de l’État, de supprimer le patronat qui vit aux crochets des producteurs et le parasitisme commercial qui gruge les consommateurs, le Syndicalisme et le Coopératisme révolutionnaires doivent emprunter à l’Idéal anarchiste ses aspirations idéologiques ; et je pense, d’autre part, que, pour être victorieux quand se produira le formidable choc révolutionnaire, les Anarchistes ont besoin des masses ouvrières acquises au Syndicalisme et au Coopératisme anticapitalistes et antiétatistes.

Quand je dis que Syndicats et Coopératives doivent s’inspirer de l’Idéal anarchiste, il faut comprendre que : libres de toute emprise politique, ne demandant qu’aux masses exploitées et asservies qui les composent les ressources et les énergies indispensables à la réalisation de leurs objectifs, possédant leur structure, leur stratégie et leurs méthodes de combat, se développant dans l’atmosphère qui leur est particulière, fortifiant graduellement leurs positions sur le terrain économique et social et s’assignant le même but que les Anarchistes : « Bien-Être et Liberté », les Syndicalistes et les Coopérateurs révolutionnaires doivent sentir leur cœur battre à l’unisson du cœur des Libertaires.

Et quand je dis que, lorsque l’heure viendra de livrer au Capitalisme et à l’État la bataille décisive, l’Anarchisme aura besoin, pour vaincre, des masses ouvrières acquises à ce Syndicalisme et à ce Coopératisme-là, il faut comprendre que, à ce moment précis, les Anarchistes, les Syndicalistes et les Coopérateurs qui poursuivent le même but d’affranchissement immédiat, intégral et définitif, seront appelés à conjuguer leurs efforts, pour que, enfin débarrassés de tous les gouvernements et de tous les possédants et devenus maîtres de leurs destinées, les travailleurs s’organisent comme ils l’entendront et trouvent dans les incalculables ressources de leur puissance créatrice les nouvelles formes de vie qui assureront à tous et à chacun le maximum de bien-être et de liberté.

Pour que cette action conjuguée des anarchistes et des masses ouvrières forme faisceau au moment opportun, point n’est besoin que ces masses aient adhéré par avance à l’organisation anarchiste ; mais il faut qu’elles aient été, au préalable, suffisamment travaillées par la propagande anarchiste, imprégnées d’esprit libertaire et entraînées à l’action révolutionnaire, pour qu’elles aient perdu toute confiance dans l’action des partis politiques et soient résolues à poursuivre énergiquement leur auto-libération. L’Action anarchiste doit, en conséquence, s’attacher d’ores et déjà : à détacher la classe ouvrière des partis politiques qui la tiennent actuellement en tutelle ; à inspirer aux prolétaires la haine réfléchie de tous les maîtres ; à convaincre les travailleurs que, pour organiser un monde nouveau, ils ne doivent compter que sur eux-mêmes ; à leur démontrer que la pire des fautes serait de s’abandonner à la direction de quelque chef que ce soit et que, quelle que puisse être la gravité des erreurs qui pourraient se glisser dans l’organisation, par la masse elle-même, de la production, de la consommation et des arrangements sociaux de toute nature, jamais la somme de ces erreurs n’atteindra celle des fautes irrémédiables et des exécrables crimes dont une Dictature, quelle qu’elle soit, serait infailliblement la source. Telles sont, à mon sens, les tâches immédiates de l’Action anarchiste.



Je prévois deux reproches que certains camarades peuvent adresser au point de vue que je viens d’exposer :

1o Celui de tenir trop à l’écart les éléments non ouvriers et, parmi les travailleurs, ceux qui ne sont pas syndiqués.

Ce premier reproche serait immérité. S’il est exact que je préconise la conjugaison, en période révolutionnaire, des militants anarchistes et des militants syndicalistes révolutionnaires, cela n’implique en aucune façon que j’élimine de cet accord les éléments non ouvriers et non syndiqués. Je suis persuadé qu’il se trouve dès à présent et qu’il y aura de plus en plus d’excellents militants qui ne sont et ne seront ni des travailleurs manuels ni des syndiqués, et il va de soi que nos bras restent fraternellement ouverts à ces militants. Mais on voudra bien reconnaître que ceux-ci ne sont et ne seront que des exceptions et que l’immense majorité des combattants sur lesquels nous pouvons et pourrons compter sont et seront des prolétaires et des prolétaires militants, soit dans des groupements anarchistes, soit dans des organisations syndicales ou coopératives.

2o Celui de faire trop confiance aux masses et de professer une opinion par trop avantageuse de leur énergie et de leurs forces créatrices.

Ce reproche serait aussi injustifié que le précédent. Les masses ne sont intrinsèquement ni courageuses ni lâches, ni serviles ni indépendantes, ni fidèles ni versatiles ; elles sont ce que les font ceux qui les régentent. Elles sont comme une cire molle qu’on peut pétrir, façonner, modeler au gré des circonstances. Jusqu’à ce jour, ignorantes, crédules, superstitieuses, dociles, elles ont été le jouet et l’instrument de toutes les forces d’Autorité qui, au cours de l’Histoire, se sont disputé le Gouvernement et la Richesse.

C’est la mission essentielle des Anarchistes de soustraire ces masses à l’influence dominatrice des partis et des chefs dont elles n’ont cessé de servir, sans s’en rendre compte, les intérêts et les ambitions. Le grand art, dans les partis et chez les chefs, a été, en tous temps, de spéculer sur l’ignorance et la docilité des foules. Il leur a été relativement facile de les abuser. C’est à nous, anarchistes, à nous qui avons la haine des chefs et le mépris des partis, qu’il appartient d’arracher les masses au joug qu’elles subissent et de leur inculquer le mépris et la haine de tous les partis et de tous les chefs. Naïves, passives et crédules, ces masses ont cru à la nécessité de l’Autorité et, malgré tout, à la capacité protectrice de celle-ci. Il nous appartient de leur ouvrir les yeux sur les méfaits de l’Autorité, afin que, maudissant celle qu’elles subissent, elles ne cèdent plus à la tentation de faire l’expérience d’une autre.

Si nous nous consacrons avec ardeur, méthode et persévérance à cette tâche, nous préparerons une génération de révoltés qui, éclairés, guidés, électrisés par nous, constitueront une masse qui, appuyée sur ces trois assises : Groupes anarchistes, Syndicats et Coopératives, sera de taille à culbuter le Capitalisme et l’État et à repousser toute tentative de restauration autoritaire.

Quant à la puissance créatrice des masses, elle ne peut être niée. Si, jusqu’à ce jour, elle ne s’est pas affirmée comme elle aurait pu le faire, c’est qu’elle n’en a jamais eu l’occasion. Constamment empêchée, bridée, étouffée par les états-majors qui, à juste titre, en appréhendent l’élan et les résultats, la puissance créatrice des masses n’a jamais été en situation de donner sa mesure. Mais il suffira que les masses soient libres de leurs mouvements, qu’elles ne sentent plus peser sur elles le joug des chefs, qu’elles aient la certitude de travailler pour elles-mêmes et non pour des profiteurs, il suffira qu’elles comprennent que, libres de leur action, elles sont responsables de leur destin, pour que se manifeste pratiquement la puissance merveilleuse de leurs facultés créatrices.

Et puis, les masses, quoi qu’on en dise, valent infiniment mieux que ceux qui les gouvernent ; et, enfin, ceux-ci ne peuvent être abattus — et il faut qu’ils le soient — que par les masses tôt ou tard emportées par l’impétueux courant de révolte dont le souffle furieux balaiera et jettera aux ordures ce monde de misère et d’esclavage, d’ignorance et de haine, que les Anarchistes ont l’indéfectible volonté d’anéantir.



Tout ce que je viens d’exposer sur l’Anarchisme agissant dans le cadre « national », s’applique rigoureusement à l’Anarchisme agissant dans le cadre « international ».

a) Éducation. Les Anarchistes ont le devoir de s’initier, de s’intéresser à tout ce qui a trait au mouvement social universel.

Nous vivons à une époque où la Vie Internationale prend une si large place, qu’on ne peut plus se borner à une information locale, régionale ou nationale. Par des traits multiples et importants, par le jeu des répercussions et des contre-coups, toutes les parties du globe terrestre ont une existence commune et, pour ainsi dire, solidaire. Accords ou désaccords politiques, ententes ou conflits économiques, manifestations scientifiques et artistiques, mouvements sociaux, tout revêt, à l’heure actuelle, un caractère mondial.

Plus que tout autre, le militant anarchiste doit se mettre et se tenir au courant de ce qui se passe près et loin de lui.

Malgré les frontières géographiques et administratives qui séparent les nations, les Gouvernements, sans distinction de régime constitutionnel, sont internationalement coalisés contre le flot ascendant des revendications révolutionnaires. Il est indispensable que les opprimés de partout soient, eux aussi, internationalement groupés. Et ce resserrement mondial des victimes de l’Autorité ne peut s’établir que dans la mesure où, comprenant qu’elles subissent partout le même sort, que, en tous pays, elles sont courbées sous les mêmes servitudes, livrées aux mêmes exploitations et vouées aux mêmes souffrances, toutes ces victimes de l’Autorité mondiale forment, en dépit des haines que les Gouvernements entretiennent dans le cœur des foules séparées par l’idée de Patrie, une seule et même classe : celle des déshérités.

L’éducation anarchiste serait incomplète si elle ne s’étendait pas jusque-là. Elle doit embrasser les problèmes internationaux. Elle doit mettre les compagnons en possession des renseignements et précisions, des données et de la documentation qui les aideront à se guider dans l’étude extrêmement complexe de la vie sociale universelle. Ils doivent notamment connaître : les forces et ressources dont dispose, en tous pays, le mouvement anarchiste, les moyens de propagande qu’il possède, les méthodes de combat dont il use, l’action qu’il mène, les préparatifs qu’il fait et les chances de succès qu’il a en cas de Révolution. (Voir la deuxième partie de cette Encyclopédie.)

Ce n’est encore pas suffisant et, au risque de paraître chimérique, je complète ma pensée : l’éducation anarchiste ne doit pas se limiter à cette connaissance du mouvement international. Elle comporte, en outre, un entraînement méthodique, dont le résultat doit être de soustraire graduellement les compagnons aux attaches naturelles et plus ou moins instinctives qui les lient, plus ou moins, à leur pays d’origine et de faire véritablement de chacun d’eux un individu chez qui le « national » disparaisse insensiblement, pour faire place au « mondial ».

L’anarchiste « idéal » serait celui qui, encore que matériellement rivé à un coin déterminé de l’espace par les circonstances de la naissance, de la langue, de l’éducation et du milieu national qui lui sont propres, étendrait les préoccupations de son esprit et les vibrations affectueuses de son cœur à l’Univers entier, au point qu’il se sentirait aussi près de ses frères les plus éloignés que de ses frères les plus rapprochés.

Je me garde bien d’affirmer qu’il est aisé d’en arriver là ; mais chacun comprendra qu’il serait désirable qu’il en fût ainsi ; et cela suffit pour que nous y tendions.

b) Organisation. Quoi qu’il en soit et si loin que nous soyons encore de cet anarchisme « idéal », les camarades éprouvent le besoin de se mettre en relations, de se connaître, de s’entendre, de se grouper, en un mot de s’organiser internationalement, comme ils conçoivent la nécessité, pour être forts, de se grouper, au sein de chaque pays, localement, régionalement et nationalement.

Il va de soi qu’il s’agit d’une organisation internationale ayant la même plasticité, la même souplesse que l’organisation nationale elle-même et respectant, comme cette dernière, l’indépendance de chaque groupement.

Il ne saurait être question d’imposer aux anarchistes de toutes les nationalités et de toutes les races une règle uniforme, une même tactique, des formations de combat identiques. Encore moins peut-il s’agir de demander aux compagnons de faire le sacrifice de leurs conceptions personnelles, afin d’obtenir que toutes celles-ci soient coulées dans le même moule.

Une organisation de ce genre serait contraire à l’esprit anarchiste et lui serait, par conséquent, mortelle.

Elle donnerait naissance à un pseudo-anarchiste tiré à x… exemplaires et priverait le mouvement de ce qui fait son originalité et sa raison d’être, sa grandeur et sa fécondité.

Chaque race, chaque pays forme un être collectif qui, comme chaque individu, a son ascendance, son tempérament, ses traditions, son histoire, ses conditions de vie et d’évolution, ses aptitudes, sa mentalité, son atmosphère.

L’organisation internationale ne peut méconnaître ces réalités ; a fortiori, ne doit-elle point leur faire violence.

Son rôle consistera à favoriser des rencontres, à multiplier des échanges de vues, à généraliser toutes informations utiles, à provoquer des rapprochements, à susciter et à réaliser des ententes entre les camarades de toutes nationalités.

De ces rencontres, échanges de vues, informations, rapprochements et ententes sortiront, tout naturellement, comme le cours d’eau jaillit de la source, divers courants qui, faibles et restreints à l’origine, deviendront de plus en plus puissants et vastes ; si bien que, lorsque, dans un pays quelconque, se produira une initiative ou une action anarchiste de quelque importance, celle-ci sera non seulement portée à la connaissance des anarchistes de partout, mais encore dans la mesure du possible, imitée ou, pour le moins, secondée, soutenue, fortifiée par l’action solidaire des anarchistes du monde entier.

Ce point de contact permanent est devenu nécessaire ; cette liaison morale et matérielle de tous les éléments anarchistes est devenue indispensable à l’époque où nous sommes, alors que, par le progrès incessant des sciences appliquées, par l’interpénétration des peuples, par la presse mondialement informée, les distances sont en quelque sorte supprimées, les moyens de communication et de transport de plus en plus rapides et les barrières nationales virtuellement inexistantes.

Il est temps de créer un organisme international que les anarchistes sont presque seuls à ne point posséder. Quand on songe que les Gouvernements, les Partis politiques, les organisations syndicales et coopératives, les académies et les églises, les sociétés sportives et musicales, les groupes industriels commerciaux et financiers, etc., etc… ont reconnu depuis longtemps déjà la nécessité de se grouper internationalement, on rougit et on déplore d’avoir à constater que « l’Internationale anarchiste » reste encore à créer, car on ne peut prendre au sérieux les tentatives qui, jusqu’à ce jour, ont été faites dans ce sens.

Je pense qu’il est urgent d’organiser « L’Internationale anarchiste ».

Pour commencer, il suffira de créer un bureau international dont le siège sera, selon les commodités et les circonstances, déplacé plus ou moins fréquemment et dont le mandat se bornera à être comme un agent de liaison entre les organismes nationaux et, aussi entre tous les compagnons des deux hémisphères.

Lorsque, par les soins de ce bureau international — qui pourrait se composer de trois ou quatre camarades et se réunir régulièrement — des relations suivies auront été assurées entre tous les éléments anarchistes désireux de se grouper internationalement et si ces éléments eux-mêmes en reconnaissent la nécessité, on resserrera et fortifiera progressivement les liens existants.

Le changement de siège de ce Bureau international aura pour effet non seulement de ne créer en faveur d’une nation quelconque aucune situation privilégiée, mais encore de soustraire le mouvement anarchiste mondial à des influences personnelles qui, à la longue et quelles qu’elles soient, seraient préjudiciables à ce mouvement.

Ce sont les événements qui, le plus souvent, dicteront le choix de la Capitale ou du Centre, voire du Continent où siègera le Bureau international : tantôt au point où l’action anarchiste sera menée le plus vigoureusement, tantôt au point où celle-ci, étant le plus menacée, aura besoin d’être le plus âprement défendue.

Un des rôles essentiels de ce « Bureau international » sera la convocation, l’organisation et la tenue des Congrès anarchistes internationaux.

Il est à prévoir que l’annonce de ces Congrès provoquera de la part des Gouvernements, surtout si les circonstances sont graves, des mesures propres à les empêcher : interdiction du Congrès lui-même, arrestation ou expulsion des délégués, etc…

Pour obvier à ces difficultés et, le cas échéant, rendre inopérantes ces mesures, il suffira : d’une part, que le choix des délégués ne soit pas rendu public et que, d’autre part, la date et le lieu des Congrès internationaux soient tenus secrets.

Rien ne sera plus facile :


1o Chaque Union nationale n’aura qu’à désigner ses délégués sans les faire connaître publiquement ;

2o Le nom et l’adresse de ces délégués seront transmis au Bureau International ;

3o Le Bureau International convoquera ces délégués en temps et lieu ;

4o Le Congrès se réunira clandestinement ;

5o Le Congrès terminé, les délégués en rendront compte à l’organisme national respectif ;

6o Celui-ci en rendra compte aux organismes locaux.

c) Action. L’Action internationale — est-il besoin de le dire ? — sera faible ou puissante dans la mesure exacte de la faiblesse ou de la puissance de l’éducation, de l’organisation et de l’action des milieux anarchistes de chaque pays.

Tout ce que j’ai dit de l’action anarchiste — permanente et circonstancielle — dans le domaine national trouve son application rigoureuse à l’action anarchiste — permanente et circonstancielle — dans le domaine international. Je n’ai rien à y ajouter, rien à en retrancher.

Il en va de même des rapports moraux et des relations amicales à établir entre l’action anarchiste internationale et le mouvement syndical et coopératif mondial.

L’essentiel est de ne jamais perdre de vue que, par essence et par définition, l’Anarchisme : négation de l’Autorité est international tout comme l’Autorité elle-même : négation de l’Anarchisme ; et que, dans le domaine de toutes les Idées et de tous les Faits, l’Autorité se dressant contre l’Anarchisme sans distinction de peuples, ni de races, l’Anarchisme, lui aussi, doit s’insurger contre l’Autorité d’où qu’elle vienne, où qu’elle sévisse et quelle qu’elle soit.

On a déjà tenté de créer une Internationale anarchiste.

Cet essai, reconnaissons-le, n’a pas donné de résultats appréciables. En conclure que cet organisme n’a pas de raison d’être, qu’il ne répond à nulle nécessité et que, conséquemment, il est un rouage inutile, serait une erreur.

La vérité est qu’on a commis la faute de créer cet organisme sans attendre que les rouages destinés à son fonctionnement aient atteint le développement voulu. Il était fatal que, dans ces conditions, « l’Internationale Anarchiste » ne fût pas viable.

Cette faute ne doit pas être renouvelée.

Il serait mal avisé, l’ingénieur, fût-il génial, qui concevrait le projet de creuser artificiellement le lit d’un fleuve, en l’absence des sources, des torrents, des ruisseaux, des rivières et des déclivités du sol propres à alimenter ce fleuve. Par contre, il suffit que les eaux provenant des sources, des torrents, des ruisseaux, des rivières, des accidents de terrain dont abonde une région se frayent leur chemin à travers la nature et parviennent à se rejoindre, pour que toutes ces eaux, graduellement rassemblées, forment un fleuve de plus en plus large et profond.

Eh bien ! Si désirable, si urgente, si nécessaire que soit la fondation d’un organisme anarchiste international, il est évident que celui-ci ne peut être, dans la pratique, véritablement utile et robuste, que s’il est réellement comme le prolongement, la réunion et le couronnement naturel de toutes les forces anarchistes déjà unies et organisées localement et nationalement.


Pour bien préciser le but pratique auquel tend l’Anarchisme et, sur ce point, fixer les idées, il est indispensable d’indiquer la formule qui condense tout le mouvement libertaire. Cette formule — sorte de devise brève et synthétique, claire, simple et concrète — est celle-ci : « Bien-être et Liberté ! »

Bien-être, non pas seulement pour la majorité ou pour la presque totalité des Individus, mais pour la totalité de ceux-ci, sans distinction ni exception d’aucune sorte. Ce « Bien-Être », appelle, il exige l’abolition de l’appropriation privée — et, par conséquent, la mise en commun — du sol, du sous-sol, des matières premières, des produits de toute nature, des moyens de production, de transport et de communication, en un mot, du capital sous toutes ses formes : c’est le Communisme.

Liberté, non pas seulement platonique et de droit, mais réelle et de fait, non pas seulement pour l’immense majorité, mais pour la totalité des Individus, sans distinction ni exception d’aucune sorte. Cette « Liberté » comporte, elle nécessite la disparition de l’État, qu’il soit monarchique, républicain ou prolétarien : C’est le Communisme libertaire.


L’Anarchisme reconnaît l’existence des classes ; il constate l’antagonisme des intérêts politiques, économiques et moraux qui opposent irréductiblement une classe à l’autre. Il admet le dualisme historique qui, depuis qu’elles existent, a dressé fatalement l’une contre l’autre la classe capitaliste et la classe ouvrière. Il reconnaît que, par l’enchaînement irréfragable des événements qui tissent le canevas sur lequel se développe l’évolution de ces deux classes ennemies, la lutte en est arrivée, au cadran de l’histoire, à l’heure où le grand, l’immense, l’inévitable conflit est imminent. Il proclame que, tôt ou tard, ce conflit se terminera par la défaite de la classe bourgeoise succombant sous le faix de plus en plus écrasant de ses erreurs, de ses fautes et de ses crimes.

Dans ce duel tragique qui dresse face à face les deux classes adverses, l’Anarchisme prend fait et cause pour le prolétariat contre la bourgeoisie. Mais il se sépare nettement des Partis socialistes : collectiviste et communiste qui, de plus en plus, sont amenés à faire l’aveu que le but qu’ils poursuivent est de prendre la place des bourgeois dirigeants, qui présentement gouvernent au nom et au profit de la classe capitaliste, afin de gouverner, à leur tour, au nom et au profit — ils le prétendent du moins — de la classe ouvrière.

Le Parti socialiste (S. F. I. O.) et le Parti communiste (S. F. I. C.) assignent à la révoltante organisation actuelle une seule cause : le Régime capitaliste ayant à sa base la Propriété privée. Au fond, et dépouillée de tout artifice, leur doctrine consiste à exproprier les capitalistes et à confisquer leurs biens au profit de l’État dont ils deviendront les Maîtres, eux : socialistes ou communistes. Ils enseignent que le jour où la possession de l’État, après avoir été arrachée aux « fondés de pouvoirs » de la Haute Banque, de la grande Industrie, du grand Commerce et de la vaste propriété terrienne, passera aux mains des mandataires directs du Prolétariat, la face du monde aura changé et que, résolu sera tout le problème social. Ils sont dans une erreur profonde. À l’aide de l’Histoire et de l’expérience, l’Anarchisme dénonce et démontre cette erreur. Il établit que si la Propriété fut, de tout temps et partout, la source d’une partie des maux dont pâtissent les humains, l’Autorité, elle aussi, en tous lieux et toujours, fut génitrice de servitude et de misère. (Voir le mot Autorité.)

C’est pourquoi la lutte de classes telle que la conçoit et la pratique l’Anarchisme diffère sensiblement de la conception et de la pratique socialiste ou communiste.

Le Socialisme autoritaire (collectivisme et communisme) dit : « Il y a deux classes ; il y a la classe qui possède tout et celle qui ne possède rien ; la richesse de la première est faite de l’exploitation systématique et légale de la seconde. Détruire le régime capitaliste d’où procède cette exploitation et qui la fatalise, toute la question sociale est là. Il suffit que l’État, aujourd’hui au pouvoir des représentants de la classe exploitante soit conquis par les mandataires de la classe exploitée, pour que soit abolie la législation qui consacre et sanctionne cette odieuse exploitation. Une législation nouvelle, affirmant les droits imprescriptibles du Travail équitablement organisé mettra fin à la lutte des classes, par la disparition de la classe capitaliste ayant perdu toute raison d’être. »

L’Anarchisme réplique : « Il y a, en effet, deux classes dont les intérêts sont inconciliables ; et il est exact que, sur le terrain économique, cette division en classes capitaliste et ouvrière fatalise la criminelle exploitation de celle-ci par celle-là ; mais, sur le terrain politique, il y a également deux classes dont les intérêts s’opposent catégoriquement : la classe des gouvernants, et celle des gouvernés ; et cette division en classe gouvernante et en classe gouvernée fatalise l’abominable oppression de la seconde par la première. En conséquence, l’existence des classes antagoniques ne peut prendre fin que par la suppression du capitalisme générateur de l’exploitation, donc de la misère, et de l’État générateur de la domination, donc de la servitude. » (Voir classes (lutte des), Autorité, État Socialisme.)



Les adeptes de toutes les organisations, partis politiques, ligues et autres formations autoritaires font grief à l’Anarchisme de l’indépendance qu’il laisse à ses adhérents. Ils estiment que la force, l’influence et même l’autorité morale d’un mouvement d’ensemble se mesurent à la rigidité de la discipline qui y règne. Ils ne parviennent pas à comprendre que si, dans une formation à base autoritaire, qui possède des chefs attitrés, des porte-parole et des porte-drapeau reconnus, des règlements comportant obligations et sanctions, la discipline est chose nécessaire, puisque les uns dirigent, commandent et agissent en maîtres, tandis que les autres suivent, obéissent et se conduisent en serviteurs, il doit en être tout autrement dans un milieu libertaire. Encore moins peuvent-ils concevoir que cet esprit d’obéissance, ce respect et cette observation d’une discipline de fer seraient mortels à ce mouvement social, entièrement distinct de tous les autres : l’Anarchisme. Les admirateurs béats de la discipline croient à la nécessité, pour des individus animés du même esprit, et se dirigeant vers le même but, de suivre la même route, de s’y presser en rangs compacts, d’y marcher du même pas, de ralentir ou d’accélérer la marche au même commandement, de faire halte au même moment, de fredonner, pour s’entraîner, les mêmes refrains, de tout faire sur ordre, en application des mêmes règlements, sans tolérer le moindre écart, la plus légère infraction à la sacro-sainte discipline.

Qu’ils apprennent, ces « agenouillés », que ce qui fait la force véritable et l’étonnante fécondité de l’Anarchisme, c’est la faculté octroyée à chaque compagnon de penser, de vouloir et d’agir à son heure et selon sa conscience. Sur le fond même de la doctrine communiste libertaire, il n’y a pas, il n’y a plus de discussion. Principes, méthodes, ligne de conduite, but à réaliser, moyens à employer, on peut dire que sur tous ces points essentiels l’accord est fait, l’entente est établie.

Mais la vie est constamment mouvementée ; elle est essentiellement variable et changeante ; elle s’oriente vers le même but, mais elle poursuit sa course par des voies nombreuses ; elle est comparable à un cours d’eau large et profond, charriant un volume d’eau colossal se dirigeant vers l’Océan.

Tantôt il ne forme qu’un seul courant, toutes eaux réunies, tantôt il se divise en une infinité de bras se conformant aux dispositions du sol sur lequel ces bras roulent ; ici le courant est lent ; là, il est rapide ; ici il traverse la plaine et ailleurs la vallée.

Tel est l’Anarchisme considéré comme Vie ; il s’adapte aux nécessités du moment ; il s’accommode du contraste des tempéraments et de la diversité des esprits ; il ne repousse a priori rien de ce qui n’est pas déraisonnable ; il permet, que dis-je, il encourage toutes les initiatives ; il stimule toutes les innovations ; il favorise et, quand il y a lieu, seconde tous les exemples ; sa curiosité toujours en éveil recherche incessamment des améliorations, des perfectionnements ; constamment en quête de nouveaux arrangements, de modes de vie plus facile, de formes plus élevées et plus souples de l’Entente, l’Anarchisme c’est la Vie évoluant sans cesse.

On ne saurait trop le répéter : il répudie le dogme intangible, indiscutable, immobile ; il est la pensée toujours vérifiable et modifiable, la pensée constamment en marche, la pensée sans cesse soumise au débat et au contrôle. J’ai dit que c’est à l’absence de toute discipline imposée qu’il convient d’attribuer, en grande partie, à l’Anarchisme sa force de rayonnement, sa puissance de développement et sa remarquable fécondité. Ne faut-il pas, en effet, qu’il puise dans ces vertus mêmes d’indépendance la vigueur qui lui a permis de résister à la plus féroce persécution et de se fortifier en dépit de l’extrême pauvreté des moyens dont il dispose ? Qu’on y réfléchisse : Si les anarchistes avaient lutté hier, s’ils pouvaient lutter aujourd’hui à armes égales contre leurs adversaires, s’ils avaient eu et s’ils avaient comme et autant que ceux-ci, la liberté de parler, d’écrire, de se réunir, de se grouper, de propager librement leurs doctrines ; s’ils avaient, comme les Autoritaires, disposé et s’ils disposaient de la presse, de l’école, de la caserne, de la sacristie, de l’atelier, du magasin, de la rue, des ressources financières, des influences multiples dont disposent les bourgeois, leur victoire serait, à l’heure actuelle, un fait accompli. Mais ils ont toujours été, ils sont, ils seront toujours une poignée ; ils n’ont jamais eu, ils n’auront jamais ni places, ni faveurs, ni argent, ni influences, ni relations, ni aucun de ces moyens d’action dont leurs ennemis sont abondamment pourvus ; ils n’ont rien à offrir à leurs adeptes, et sur ceux-ci ont plu, pleuvent et pleuvront toujours, à pleins torrents, injures, calomnies et persécutions. Dans ces conditions, l’Anarchisme aurait dû être écrasé cent fois ; pour qu’il ne succombe pas, pour que, envers et contre tout et tous, il ne disparaisse pas, pour que ses militants résistent et survivent, il a fallu : et la justesse de leurs conceptions et la sublimité de leur Idéal, et la souplesse de leur tactique, et l’intrépidité de leur attitude, et l’inébranlable fermeté de leurs convictions.

Sébastien Faure.