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Encyclopédie anarchiste/Correction - Création

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 454-467).


CORRECTION (MAISONS DE). n. f. « Établissements dans lesquels on place les enfants pervertis, mauvais ayant ou non commis un délit ― et ayant pour but la rééducation morale de l’enfance », telle est la définition bourgeoise et officielle de ces maisons.

En vérité, il y a loin de cette définition à la réalité et le but recherché n’est jamais atteint car, d’après les statistiques on peut se rendre compte que les 99 % des gosses qui ont séjourné dans les maisons de correction en sortent tout à fait dépravés.

On peut dire, sans s’exposer à être taxé d’exagération, que les maisons de correction sont les plus grands fournisseurs de contingents du bagne, des prisons, de Biribi et de la guillotine.

L’idée de ces établissements revient aux religieux et date de la révocation de l’Édit de Nantes (1685).

Lorsque, sous l’influence des Jésuites, Louis XIV enjoignit aux protestants de se convertir au catholicisme sous peine des galères et de « mort civile », les prêtres s’inquiétèrent tout de suite des enfants de ceux qui ne voudraient pas abjurer leur confession religieuse et une ordonnance royale les autorisa à se saisir des gosses des deux sexes pour « les rééduquer religieusement ». Les premiers temps on enlevait les enfants et on les plaçait dans les couvents pour en faire soit des moines, soit des religieuses. Mais certains de ces fils d’hérétiques ne voulurent point se plier docilement aux ordres de leurs nouveaux confesseurs ; aussi l’Église, par ordonnance royale du 19 mai 1692, fut autorisée à ouvrir des maisons de correction destinées à punir les enfants rebelles et à les ramener par tous les moyens dans la voie du salut.

Par la suite, les prêtres ouvrirent des maisons de filles repenties, destinées à recevoir les jeunes filles arrêtées pour s’être livrées à la débauche. Et puis, enfin, le cercle des maisons de correction fut élargi et l’on confia aux pères de l’Église la tâche de « corriger » les enfants coupables de délits ou de crimes et que leur jeune âge soustrayait à la justice ordinaire.

La révolution de 1789 abolit ces établissements, mais quand Louis XVIII monta sur le trône il rétablit, par une ordonnance datée du 27 janvier 1816, tous les édits royaux de Louis XIV et Louis XV. Mieux, même, il autorisa les bons pères à se saisir des enfants des républicains et de les « rééduquer religieusement ».

Louis-Philippe restreignit le pouvoir des prêtres et ne leur accorda plus que les enfants délictueux ou les filles se livrant à la débauche.

La révolution de 1848 abolit cela, mais Napoléon III rétablit ce privilège. Toutefois, il créa des maisons de correction dépendant directement de l’administration pénitentiaire, dans lesquelles les prêtres et les religieux faisaient office de gardiens. Puis en 1863, un décret plaça les maisons de correction religieuses sous le contrôle du président de la Cour d’appel du ressort.

Enfin, le 14 décembre 1905, à la suite de la loi sur la séparation des églises et de l’État, un décret d’administration publique plaçait toutes les maisons de correction dans les mains de l’administration pénitentiaire.

Il y a actuellement treize maisons de correction en France.

Dix dites colonies d’éducation pénitentiaire pour les garçons : Aniane (Hérault) ; Auberives (Haute-Marne) ; Belle-Isle (Morbihan) ; Les Douaires (Eure) ; Eysses (Lot-et-Garonne) ; Sacuny (à Brignais, Rhône) ; Saint-Hilaire (Vienne) ; Saint-Maurice (Loir-et-Cher) ; Le Val d’Yèvre (Cher) ; Gaillon et trois colonies de préservation pour jeunes filles : Cadillac (Gironde) ; Clermont (Oise) et Doullens (Somme).

Les maisons de Clermont pour les filles et de Gaillon et Eysses pour les garçons, ont un règlement plus rigide, car elles sont des colonies correctionnelles destinées à recevoir les « incorrigibles » des autres maisons.

Ces établissements dépendent du ministère de la Justice et sont administrés tout à fait comme les prisons : à la tête de chacun, sont : un directeur, un gardien-chef, deux ou trois premiers gardiens et un contrôleur du ministère, chargé « en principe » de veiller aux intérêts des colons ― mais en réalité qui joue uniquement, comme, du reste, dans les prisons, le rôle de sous-directeur.

En plus des gardiens ordinaires, le Gouvernement adjoint encore un détachement de soldats dont le nombre va de vingt jusqu’à cent vingt (comme à Clermont et à Eysses).

Il doit y avoir en outre, un instituteur, mais dans certaines maisons cela a été jugé superflu et c’est un gardien qui remplit cet office.

Le règlement est très sévère et identique à celui des Maisons Centrales d’adultes. Une discipline des plus féroces doit régner et les enfants sont à la merci des gardiens.

Chaque manquement au règlement équivaut à une punition qui s’aggrave chaque fois. Les colons délinquants sont amenés au « Prétoire », audience que donne le directeur aux gardiens qui ont à se plaindre ou à signaler des contraventions au règlement.

Le gosse comparaît devant le directeur ― ou, à son défaut, le gardien-chef ― et ne peut fournir aucune explication. Sitôt que le gardien s’est expliqué, le gosse s’entend condamner à l’une des sanctions prévues par le règlement. Ces sanctions sont ainsi échelonnées :

Pain sec ; allant de quatre à quinze jours (qui peut être renouvelée incessamment) ; pendant tout le temps de sa punition le gosse reçoit chaque jour une ration de pain, et tous les quatre jours une gamelle de bouillon le matin et une gamelle de légumes le soir ;

Cachot ; de huit jours à un mois (en principe, pour toute peine de cachot dépassant un mois, le directeur doit se faire approuver par le ministère, mais on a trouvé le moyen de tourner la difficulté : quand le gosse a fini sa peine d’un mois, on le fait de nouveau comparaître au prétoire où il se voit renouveler sa punition) ― même régime alimentaire que le pain sec, avec, en plus, la détention dans un cachot sans air et sans lumière ;

Salle de discipline ; de huit jours à un mois et demi. Un des plus terribles supplices que l’on puisse endurer.

La « salle » est une pièce d’à peu près quinze mètres de long sur trois de large. Au milieu est tracée une piste circulaire de 0 m. 40 de largeur. Les gosses doivent marcher sur cette piste au pas cadencé de six heures du matin à huit heures du soir (un quart d’heure de marche alternant avec un quart d’heure de repos) ; les pieds nus dans des sabots sans bride et non appropriés à la pointure (ce qui fait que les punis ont les pieds en sang au bout de la journée). Ils doivent marcher les bras croisés sur la poitrine et touchant le dos de celui qui les précède.

Inutile d’ajouter que tous, indistinctement, sortent de la « salle » pour aller à l’infirmerie.

Mais si le gosse tombe malade avant l’expiration de sa punition, il doit, en sortant de l’infirmerie, retourner à la « salle » pour accomplir la fin de sa peine.

Les fers ; allant de 4 jours à un mois. C’est la peine du cachot avec cette aggravation que le gosse a les pieds enfermés dans des pedottes et les mains dans des menottes. Quelquefois, même, on applique la crapaudine, c’est-à-dire que l’on attache les mains et les pieds derrière le dos et que l’on fait rejoindre l’extrémité de ses membres par une corde solidement serrée. L’enfant doit boire, manger et même faire ses besoins dans cette position. Ce qui fait qu’au bout de deux ou trois jours le gosse, mis dans l’impossibilité de se dévêtir, fait ses besoins dans son pantalon et reste dans ses excréments jusqu’à l’expiration de sa punition.

Enfin, à la colonie d’Eysses, on a ajouté à cela la basse fosse. Cet établissement est un ancien couvent de dominicains et il y a (à titre historique, dit-on) une ancienne oubliette dans laquelle les bons pères devaient plonger les moines hétérodoxes.

On envoie, maintenant, pour une période de un à quatre jours les délinquants trop « terribles ».

Attachés aux pieds et aux mains, les gosses sont descendus au bout d’une corde. L’atmosphère est nocive et, sans air, envahi par l’humidité, le malheureux risque l’asphyxie.

Tous les huit heures il est remonté au bout de la corde et examiné par un docteur qui n’a qu’un seul devoir : déterminer si le gosse peut supporter encore huit heures de supplice.

Il est arrivé que le docteur se trompe… alors à la huitième heure on remonta un cadavre !

Nourriture. ― La nourriture est à peu près la même qu’en prison ; matin : bouillon ; soir : soupe et légumes (oh ! si peu). Jeudis et dimanches une petite et très mince tranche de matière caoutchouteuse qu’on dénomme viande par euphémisme. Les gosses non punis ont du pain à volonté ― mais il y en a très peu qui profitent longtemps de cet avantage. Autrement ils ont à peu près la ration que l’on accorde dans les prisons.

Travail. ― Tout détenu est astreint au travail. Dans les colonies possédant assez de terrain, les gosses sont pour la plupart employés aux travaux agricoles.

Dans les autres et dans les maisons de filles, ils sont alors, comme dans presque toutes les prisons, exploités d’une manière féroce.

Des « entrepreneurs » du dehors ont obtenu la concession des travaux. Les gosses fabriquent un peu de tout pour le bénéfice du concessionnaire. Ils sont alors sous la surveillance non seulement de leurs gardiens mais encore d’un contremaître civil n’appartenant pas à l’administration et salarié par l’entrepreneur pour « diriger » la production.

Comme de bien entendu, les gosses ne touchent pas un sou de leur labeur ― sauf de rares exceptions ― et ils sont « tâchés » ; c’est-à-dire qu’ils doivent accomplir une quantité déterminée de travail. La « tâche » n’est pas conditionnée à la capacité productrice de chaque gosse ― elle est déterminée arbitrairement par le directeur.

Si le colon est malhabile ou malade et qu’il ne fasse pas la production déterminée, il est alors conduit au prétoire et se voit appliquer pour « défaut de tâche » les mêmes punitions, énumérées plus haut, que pour les infractions au règlement.

Comme on peut s’en rendre compte par la description ci-dessus, les enfants sont traités aussi durement (quelquefois davantage) que les adultes.

Des faits scandaleux se sont produits, des gosses ont été torturés et même assassinés dans ces maisons ― des enquêtes furent faites depuis 1905 par des hommes de différentes tendances et toutes ont dévoilé des faits horrifiants. Mais nous ne les relèverons pas en cette étude. Notre but étant d’étudier l’institution et non les faits ; d’autre part nous ne voulons donner nulle place au sentiment ― ce qui ne serait pourtant pas hors de propos.

Il y a d’autres sortes de maisons de correction :

Les maisons de préservation, les patronages de l’enfance, les œuvres de relèvement moral et les patronages religieux.

Les maisons de préservation peuvent être divisées en deux catégories : les prisons et maisons d’enfants. Elles ne sont point destinées à recevoir des enfants délictueux. C’est seulement à la demande des parents que les enfants sont détenus dans ces établissements. Quand des parents ne sont pas contents ou veulent pour de motifs mesquins se débarrasser de leurs enfants, ils vont au commissariat de police et, moyennant un versement de tant par jour (les sommes varient suivant la richesse des parents) ils font appréhender leurs gosses qui sont mis dans ces maisons jusqu’à ce que les parents les réclament ou cessent de payer la redevance. Dans le deuxième cas, si les parents déclarent se désintéresser de leur progéniture (il se trouve, hélas ! des pères et des mères assez dénaturés pour faire cela), les gosses sont placés dans les patronages.

Patronages religieux. ― Les prêtres, ces gens qui, à leurs dires, prêchent la loi d’amour, jouent un rôle prépondérant dans la répression de l’enfance.

À côté de leurs maisons de correction, ils avaient imaginé une combinaison très lucrative.

Quand un enfant échappé de ses parents était arrêté en état dit de « vagabondage » les prêtres demandaient au magistrat de leur confier l’enfant jusqu’à sa majorité, soi-disant pour lui apprendre un métier et pour le relever moralement. Et ils avaient monté de vastes établissements agricoles, en province, dans lesquelles ils exploitaient d’une façon atroce les petits malheureux qui leur étaient imprudemment confiés. Des scandales éclatèrent qui firent fermer bon nombre d’établissements, et depuis 1905 l’État ne leur confie plus de gosses. Alors ils trouvèrent autre chose, ils allèrent chez les parents pauvres et chargés de marmaille ou bien chez ceux qui étaient mécontents de leur enfant et ils leur demandèrent des gosses. Les garçons sont pour la plupart employés à l’agriculture, les filles dans les ouvroirs, et ce, jusqu’à leur majorité. La vie y est aussi infernale que dans les maisons de correction de l’État.

Patronages de l’enfance. ― Ceux-là sont l’invention de grands « philanthropes ». Au fur et à mesure que les scandales éclataient dans les patronages religieux, les soi-disant démocrates approfondirent le problème de l’enfance. Se servant d’appuis politiques, ils ne tardèrent pas à se voir autoriser à monter des œuvres similaires aux patronages cléricaux. Associés, ils créèrent des « œuvres pour le relèvement moral de l’enfance ». Puis une législation fut mise au point, qui créait les tribunaux pour enfants. Alors ce fut et c’est demeuré l’âge d’or pour ces individus.

Tous les délits, contraventions et crimes commis par des mineurs âgés de moins de seize ans (depuis on a étendu à dix-huit ans la limite), sont soumis à la juridiction spéciale du tribunal d’enfants.

Ce tribunal est composé d’un président et de deux juges assesseurs. Un substitut représente le Gouvernement. L’accusé a le droit de se faire défendre par un avocat ― mais en plus du tribunal correctionnel ordinaire, un sixième personnage entre officiellement en scène. C’est un avocat ou un représentant d’un patronage ou d’une œuvre de relèvement.

Après la plaidoirie et le réquisitoire, ce représentant se lève et demande (ce qui est toujours accordé sauf dans les cas graves) qu’on lui confie l’enfant jusqu’à sa majorité.

Et le tribunal pour enfants de la Seine est même présidé par M. Rollet qui est en même temps fondateur-président d’une œuvre qui porte son nom : le patronage Rollet.

En outre des enfants « confiés » par le tribunal, ces patronages acceptent aussi les gosses amenés par les parents.

Une fois l’enfant dans leurs mains, ils le laissent quelque temps dans la « maison mère » où ils font des travaux pour le compte d’entrepreneurs civils. Si l’enfant travaille bien, qu’il est un peu malingre, ils le gardent là jusqu’à sa sortie. Il aura à subir le même régime que dans les maisons de correction de l’État, les mêmes punitions (moins la salle de discipline) et le même traitement alimentaire. Seulement, une fois par mois (s’il est sage) il pourra voir ses parents au parloir. Il gagnera environ quatre ou cinq sous par jour pour un labeur exténuant et malsain.

Autrement il sera placé chez des cultivateurs, dans une bourgade lointaine de province.

Là, il devra travailler dur et, sans souci de ses possibilités physiques, il devra exécuter du petit jour à la tombée de la nuit, les travaux les plus pénibles et les plus répugnants ; il subira toutes les vexations et même les mauvais traitements de maîtres qui n’ont nul besoin de se gêner ― il y a bien un inspecteur qui passe ou devrait passer tous les ans, mais si le gosse réclame il est considéré comme mauvaise tête et, en fin de compte c’est toujours lui qui aura tort.

Certes il pourra écrire à ses parents, mais le paysan lira les lettres avant de les envoyer.

Naturellement il sera aussi mal, sinon plus, que le sont d’ordinaire les petits valets de ferme.

Il touche un salaire de 100 francs par an, mais dessus il lui est retenu 60 % pour ses vêtements et sa nourriture.

S’il réussit à s’évader et s’il est repris, on l’envoie directement en colonie pénitentiaire ― quelles que soient les raisons qu’il puisse donner.

Cependant que les patronages touchent une redevance de l’État, plus une redevance du paysan.

Certaines de ces œuvres ― comme le patronage Julien ― sont montées par actions et distribuent en fin d’année des dividendes à leurs sociétaires.

Œuvres de relèvement moral de jeunes filles. ― Ces œuvres fonctionnent à peu près comme les patronages, à cette exception qu’elles ne placent pas chez des particuliers.

Montées de la même façon que les patronages, elles reçoivent leurs contingents des tribunaux d’enfants.

Seulement elles ont encore une « clientèle » spéciale ― mais ici il faut expliquer une monstruosité de la loi sur la répression de l’enfance.

En principe une jeune fille a le droit de quitter ses parents à quinze ans, à condition qu’elle mène une « existence sans reproche » et qu’elle puisse prouver qu’elle peut vivre de son propre travail.

Il en est toutefois autrement en vertu d’une « loi sur la protection de l’enfance » votée en 1912.

Une jeune fille quitte-t-elle ses parents sans les prévenir et ceux-ci, désolés et inquiets de ne la point voir revenir, vont-ils au commissariat faire part de leurs inquiétudes ? ― Si la jeune fille est retrouvée, on l’arrête et, sans prévenir les parents, on la fait comparaître devant le tribunal d’enfants qui la confie à une œuvre de relèvement jusqu’à sa majorité. Les parents protestent-ils ? On leur dit que leur démarche auprès du commissaire a été considérée comme un dépôt de leur enfant. Veulent-ils faire appel du jugement ? qu’ils sont incapables de surveiller « dignement ». Le procureur de la République leur apprendra que ce n’est pas un jugement mais une « décision » qui a été prise par le tribunal et qu’en conséquence leur instance en appel est irrecevable en droit.

J’ai eu, malheureusement, trop de preuves de cela apportées, alors que je faisais une enquête dans le Libertaire, par des parents indignés et désolés, mais impuissants, qui demandaient depuis de longs mois qu’on leur rendit leur fille sans qu’ils pussent obtenir gain de cause.

Les fillettes sont enfermées comme dans les prisons de femmes. Elles travaillent dans la journée dans des ouvroirs, ne gagnent rien ou dix sous par jour, suivant les maisons ; ont le même régime que dans les prisons, tant au point de vue discipline, punitions, hygiène et régime alimentaire. Elles peuvent voir une fois par mois (à condition de ne pas avoir été punies dans le mois) leurs parents au parloir en présence d’une surveillante.

Et, comme pour les patronages, certaines « œuvres de relèvement » sont constituées par actions et distribuent des dividendes annuels.

But recherché par le législateur. — Admettons pour un instant la sincérité de ceux qui ont combiné le système des maisons de correction. Quel était le but qu’ils se proposaient d’atteindre ? Quelles sont les raisons données pour le maintien d’un pareil état de choses ?

Voici comment parlent les « protecteurs » de l’enfance :

« Soit par de mauvaises fréquentations, soit par manque de surveillance des parents, soit encore par les mauvais exemples de ceux-ci, il y a des enfants qui commettent des délits, qui, petit à petit se pervertissent et qui ne tarderaient pas, si nous n’y mettions bon ordre, à devenir de dangereux bandits.

« La plupart du temps, nous voulons bien l’admettre, l’enfant agit plutôt par inconséquence, mais le vice devient vite une habitude.

« Il faut donc soustraire l’enfant qui a des tendances au vice, à l’ambiance dans laquelle il vit.

« Il faut le placer dans des lieux où il apprendra la force de la vertu, où il sera rééduqué totalement et d’où il sortira homme sain physiquement et moralement, ayant appris la vertu du Travail.

« Au reste, ce ne sont pas des maisons de répression, mais uniquement, comme leur titre l’indique, des maisons de « correction morale » ou si vous aimez mieux, des espèces de sanatoria moraux que nous établissons. Si au début il y a la pénitence, c’est uniquement pour leur faire comprendre qu’ils ont fauté et que toute faute doit avoir sa punition. »

Causes du mal. — On pourrait répliquer à ces « bonnes âmes » beaucoup de choses.

Quelles sont, en effet, les causes de la perversion de l’enfance ?

Le mauvais exemple ? ― eh, oui ! Mais pas celui des parents : celui que leur donne la société par sa composition et son essence même.

Quels sont, pour la presque totalité, les enfants « pervertis » ? Des enfants pauvres, de familles nombreuses.

En effet prenez les statistiques et dénombrez les enfants. 98% sont ou des gosses de familles nombreuses, ou des gosses de veuves, ou de filles-mères, ou des orphelins.

Or, promenez-vous un instant dans les rues des villes. Qu’y voyez-vous ? De grands magasins ayant des étalages somptueux, des maisons d’alimentation aux vitrines emplies de toutes sortes de bonnes choses, des pâtisseries étalant des friandises convoitables, des tailleurs exposant les costumes les plus divers, des cordonniers montrant des chaussures de toutes formes.

Pénétrez maintenant dans la vie des gosses de pauvres. Que remarquez-vous ?

D’abord leurs parents travaillent toute une longue journée pour ne ramener qu’un salaire insuffisant à l’aisance de la famille.

Les gosses mangent rarement à leur faim, ils ont des habits troués et rapiécés, des chaussures lamentables ; ils ne connaissent pas la joie des friandises et d’un bon repas les laissant rassasiés.

Alors comment voudriez-vous que ces gosses privés de tout, livrés à la rue pendant que leurs parents s’échinent à l’atelier ― comment voudriez-vous qu’ils n’eussent pas un regard d’envie devant toutes les belles choses qu’on met à leur vue dans les devantures ? Comment n’auraient-ils pas envie de connaître des joies ― en somme toutes naturelles ― que la misère leur interdit ? Et de l’envie, de la convoitise, comment ne seraient-ils pas tentés de s’approprier un peu de cette joie qui, après tout, leur appartient aussi légitimement qu’aux autres ?

Et si, un jour, la tentation étant trop forte, ils commettent un larcin ; à qui incombera leur faute ? À eux ? À leurs parents ?

Que non, pas ! à la société qui permet qu’il y ait trop d’un côté tandis qu’il y a pénurie ― et pénurie la plus complète d’autre part.

Mais laissons ce raisonnement logique de côté. Pour un instant ne raisonnons plus en anarchistes ; plaçons-nous du point de vue bourgeois.

Admettons (oh ! uniquement pour la démonstration) que ce ne soit pas la société qui soit coupable ― que ce soit l’enfant, seul ou avec ses parents, qui doive supporter la responsabilité de cela.

Les gens « comme il faut » appliquent-ils une méthode efficace ?

Méthode appliquée et résultats obtenus. — Donc, c’est bien cela, par suite de mauvaises fréquentations, de mauvais exemples ou d’ambiance familiale, l’enfant commence à se pervertir. Il faut donc l’arracher de son mauvais milieu, détruire en lui le mauvais germe et le rééduquer totalement.

Il faudrait logiquement entourer le gosse de personnes saines moralement, instruites et capables, par leur exemple, d’inculquer la vertu du travail à ces jeunes cervelles. Il faudrait considérer les gosses comme des malades moraux et les doter de rééducateurs paternels qui leur fassent comprendre qu’ils ont commis des fautes parce qu’ils ne savaient pas et qu’on ne leur garde pas rancune ; qu’on veut, non pas les punir mais les empêcher de recommencer les mêmes actes en leur apprenant la beauté d’une existence faite de labeur et d’honnêteté. (Je tiens à faire remarquer que ce n’est pas moi, mais le raisonnement bourgeois qui parle ainsi).

Or, comment s’y prend-on pour arriver à ce résultat ?

Le personnel employé dans les maisons de correction est loin, très loin de répondre au but recherché. Les surveillants (gardiens et gardiennes) sont pris parmi les paysans pas tout à fait illettrés, mais peu s’en faut, qui, ayant trouvé que le travail de la terre est par trop fatigant ― ainsi que tout autre travail ― ont choisi cette place de tout repos qu’est la « fonction » de gardien de prison.

Ont-ils seulement, ces paysans non cultivés, un sens moral suffisant pour leur tâche d’éducateurs ? Non ; pour la plupart ― pour ne pas dire la totalité ― ce sont des brutes méchantes et ne cherchant qu’à faire du mal à ceux qui sont sous leurs ordres.

Ils ne voient pas en les colons qu’on leur confie des jeunes êtres égarés qu’il faut ramener dans le bon chemin ― ils voient en chaque détenu un bandit, une « forte tête » qu’il faut mâter par la terreur et la violence.

L’ambiance d’une maison de correction est-elle une ambiance régénératrice ? Allons donc !

Dans les colonies pénitentiaires, comme dans les patronages, sévissent les mêmes mœurs que dans les centrales, Biribi ou les bagnes. L’onanisme, seul ou à deux, est une règle générale. La sodomie fait aussi de grands ravages. Les grands forcent les petits, les forts obligent les faibles à subir leurs exigences sexuelles ― et quelquefois, même, les gardiens s’en mêlent.

Les gosses prennent-ils conscience de la beauté d’une vie de travail ? Non !

Ensemble ils se racontent leurs coups, en combinent d’autres pour le jour de leur libération et il est commun de voir des gosses qui seraient devenus de bons et de braves petits gars monter des associations. Quand ils sortent, pour la plupart ils recommencent en grand ce qu’ils n’avaient fait qu’en petit et tels qui auraient fait des hommes courageux, vont inaugurer, dès leur sortie, une vie qui les conduira de prison en prison, quand ce n’est pas au bagne ou à l’échafaud.

Vous avez pris, ô moralistes, des gosses égarés qui pouvaient se reprendre et vous en avez fait de la chair à souffrance, de la chair à prison.

Non seulement votre but n’est pas atteint, mais, au contraire, il est complètement éloigné : vous ne faites que fournir des contingents aux machines à condamner que sont les magistrats.

Conclusion. — Même du point de vue bourgeois, la théorie des maisons de correction ne tient pas devant les faits.

Rien ne peut légitimer, à quelque tendance politique qu’on appartienne, la survivance des « bagnes d’enfants ».

Aussi devons-nous nous attacher à dénoncer devant l’opinion publique ce reste de barbarie qu’est l’institution des maisons de correction.

Combattons pour faire supprimer ces lieux où l’on torture l’enfance.

En attendant le jour où nous établirons un milieu social qui, assurant à chaque individu le droit au bonheur, supprimera la misère : cause de tous les vices et de tous les crimes. ― Louis Loréal.


CORRUPTION. n. f. Action par laquelle une chose se désorganise, s’altère, se putréfie. « La corruption de la viande. »

Le mot « Corruption » s’emploie surtout comme synonyme de dépravation physique ou morale. « L’époque du Directoire s’est signalée par la corruption de ses mœurs ».

L’argent est une source de corruption et les hommes qui se vendent à une cause, qui sacrifient leurs opinions et leurs idées et qui se laissent corrompre pour de l’argent, sont nombreux. C’est surtout sur le terrain politique que s’exerce la corruption. Il est peu de parlementaires qui ne se laissent acheter et qui ne consentent à tromper pour certains avantages matériels, leurs électeurs confiant en la sincérité de leurs représentants.

Peut-il du reste en être autrement au sein d’une société où tout se vend et tout s’achète, où on ne vit que sur le mensonge et où le bonheur appartient au plus adroit et au plus rusé ? C’est toute l’organisation sociale présente qui est corrompue, et c’est la raison pour laquelle elle ne peut être réformée, mais qu’il est nécessaire d’en ébranler les assises et d’en abolir les institutions, si nous voulons réellement voir succéder à la corruption moderne une ère de loyauté et de franchise.


COSMOS. n. m. Ce mot grec n’entrait dans le latin du moyen-âge et dans les langues modernes qu’en composition (macrocosme, microcosme, cosmopolite etc.). Le succès de Cosmos, ouvrage consacré par Alexandre de Humboldt à la description de l’univers (1847-1851), a fait des doux mots cosmos et univers des synonymes ou à peu près.

Le penchant unificateur de l’esprit humain rend tendancieux et anti-pluralistes tous les termes qui servent à désigner l’ensemble des choses. Le langage ne permet pas plus d’exposer, sans contradiction apparente, une philosophie pluraliste qu’une doctrine phénoméniste. La prudente périphrase que je viens d’employer, « l’ensemble des choses », chuchote déjà, malgré mon sentiment, je ne sais quelle unité. Univers aussi. Monde et cosmos affirment, en outre, que l’univers est ordonné selon un plan.

Cosmos, chez les premiers grecs, n’avait d’autre sens que celui d’ordre ou arrangement. Ce sont les pythagoriciens qui commencèrent à désigner ainsi l’univers ; ils voulaient que leur seule façon de le nommer fut déjà éblouissement d’adoration devant l’ordre et l’harmonie qui leur paraissait éclater en lui.

Le succès du pythagorisme dans la grande Grèce le fit pénétrer de bonne heure à Rome. Mundus ne signifiait d’abord, lui non plus qu’ornement et arrangement. Dès Ennius et Plaute il devint le nom le plus fréquent, comme le plus glorieux et le plus pieux, de l’univers.

Lorsque Socrate se dit « citoyen non d’Athènes, mais du Cosmos », il veut se déclarer le frère de tous les hommes, hellènes et barbares ; et il se glorifie de faire partie de la totale organisation. La première intention est certaine ; la seconde, fort probable, puisque Diogène répétant qu’il est « citoyen du Cosmos » ajoute : « Et je ne connais qu’un gouvernement digne d’admiration, le gouvernement du Cosmos. » Les stoïciens proclament aussi leur admiration pour « la cité de Zeus »… Sommes-nous bien loin de la « cité de Dieu » de Saint Augustin ?

Oui et non. Pour le stoïcien, la cité de Zeus est le monde actuel ; pour le chrétien, la cité de Dieu est un monde futur, ciel ou millénarisme théocratique. En outre, pour le chrétien, l’œuvre suppose un ouvrier personnel. Le stoïcien n’adore pas un Dieu sage qui aurait créé ou ordonné le monde ; mais il croit qu’une sagesse abstraite, une loi, le gouverne et le rythme.

Le chrétien affirme en dehors de l’expérience et compense le mal réel par un bien chimérique ; le stoïcien, plus hardi, nie le mal et affirme contre l’expérience.

Tout dans l’univers est mouvement aveugle, mort et renaissance. L’équilibre apparent y est comme on dit statique : fait de chancellements et de luttes qui se compensent ou à peu près. Des étoiles s’éteignent puis se rallument au choc d’autres astres éteints. L’attraction jette des masses incandescentes vers d’autres incendies. La répulsion lance à toute vitesse dans l’étendue des planètes brisées, ruines et débris. Il n’y a pas de pensée même abstraite, dans ce désordre. Le prétendu Cosmos est un chaos.

Il n’y a pas sagesse dans l’effarant gaspillage de germes auquel se livre ce que nous avons le tort d’appeler au singulier la Nature ; dans la mort de tant d’êtres à demi formés pour le développement d’un seul. Quelle fantaisie ridicule charge la femelle enfant d’un nombre d’œufs infiniment plus considérable que la femelle adulte ? Le biologiste Hansemann constate que, chez la femme, l’ovaire contient à deux ans, cinquante mille œufs, vingt-cinq mille à huit ans ; à dix-sept ans, cinq mille. Cinq cents en moyenne parviendront à maturité. Et cette dépense fantastique pour obtenir la fécondation de combien d’œufs ? La nature maladroite fait peu avec beaucoup et, si nous cherchions en elle de la sagesse, nous voici obligés de crier à la folie. Ailleurs elle fait beaucoup avec peu et multiplie les bouches affamées plus rapidement que les nourritures.

L’ordre, le cosmos, simples désirs de notre esprit et de notre cœur. Le chaos mondial est moins encore justice ou amour qu’harmonie.

« L’exploration de notre système solaire — dit Auguste Comte — a fait disparaître toute admiration aveugle et illimitée en montrant que la science permet de concevoir aisément un meilleur arrangement ». Et il remarque, non sans finesse : « Quand les astronomes se livrent à un tel genre d’admiration il porte sur l’organisation des animaux qui leur est inconnue ; les biologistes. qui en connaissent toute l’imperfection, se rejettent sur l’arrangement des astres dont ils n’ont aucune idée approfondie. »

L’observation montre pourtant de la finalité dans la nature, mais jamais une finalité parfaite. Ce qu’on vante le plus souvent, au détail, ce sont des remèdes insuffisants à de graves défauts. Nous ne rencontrons que des finalités boiteuses. Pas seulement partielles, mais divergentes et hostiles les unes aux autres. La lutte pour la vie suffit à faire écarter toute idée de plan universel. La nature se manifeste, à la fois, conspiration pour la vie, conspiration contre la vie. Comment expliquer son incohérence ? Question métaphysique, que nul ne résoudra scientifiquement, que chacun peut résoudre poétiquement, pour lui seul, selon ses tendances. Mais considérer le monde comme l’œuvre d’un Dieu ou comme une pensée divine sans Dieu personnel, ce n’est plus souriante poésie, c’est ridicule démenti à l’expérience. — Han Ryner.


COTERIE. n. f. On appelle coterie un nombre d’individus qui s’associent pour soutenir ou discréditer une œuvre, un individu ou un groupe d’individus. Il y a des coteries politiques, sociales, commerciales, littéraires. D’ordinaire la Coterie ne s’embarrasse pas de vains « préjugés » et emploie tous les moyens qui sont susceptibles de lui assurer le succès. « La fin justifie les moyens » pourrait lui être appliquée comme devise.

La coterie est dangereuse car elle n’agit pas franchement et cherche des chemins détournés pour arriver à son but ; elle est un adversaire redoutable qui se cache parfois sous le masque de l’amitié. Il faut donc s’en méfier.

De tous les temps les hommes de réelle valeur furent victimes des coteries et cela dans toutes les branches de l’activité humaine. En littérature comme en politique lorsque un artiste ou un homme sincère se signale à l’attention du public, immédiatement il est entouré des ambitieux et des incapables qui cabalent contre lui, et cherchent à l’écraser. On pardonne tout à un individu, sauf son intelligence ; car c’est une chose qui ne peut s’acheter et c’est sans doute la raison pour laquelle les hommes de valeur sont les victimes des coteries.

« Que diantre me poussait à vouloir être de l’Académie, moi qui m’étais moqué quarante ans des coteries littéraires. » (P.-L. Courrier.) On peut regretter que ce ne fut que lorsqu’il se vit refuser l’entrée de l’Académie à laquelle il avait posé sa candidature que Paul-Louis Courrier s’aperçut que cette association de vieillards était une coterie chargée de veiller au respect de la tradition, et qui rejetait tout ce qui semblait être imprégné des idées de progrès.

La Coterie, c’est presque l’histoire du monde, nous dit Lachâtre ; et c’est, hélas ! vrai.

Jusqu’à présent nous avons toujours été gouvernés par des coteries qui se fichent du bonheur du peuple et ne s’intéressent qu’aux jouissances de la faible minorité qui nous exploite ; coterie financière, coterie politique, artistique, littéraire, s’entendent pour asservir notre corps, notre cerveau et notre cœur. Peut-être est-il temps que cela change.

Les opprimés n’en ont-ils pas assez d’être depuis toujours soumis à ces coteries qui font régner leur dictature sur les humains et retardent la marche des civilisations ? La coterie ne peut être maîtresse du monde que grâce à la passivité des peuples qui se refusent à penser et à agir par eux-mêmes et si les hommes avaient un peu plus soin de leurs propres affaires et un peu moins de lâcheté, les coteries d’incapables et de profiteurs auraient bientôt fait de nous débarrasser de leur présence.


COURAGE. n. m. Fermeté physique ou morale qui nous fait entreprendre certaines actions dangereuses et nous permet de repousser avec hardiesse les revers et les douleurs éventuelles.

Le courage serait une grande qualité, s’il était mis au service d’une noble cause ; malheureusement il n’en est pas toujours ainsi, bien au contraire.

« Le courage, qui n’est pas une vertu, mais une qualité heureuse commune aux scélérats et aux grands hommes, ne l’abandonne pas dans son asile ». (Voltaire.) En effet, autant le courage peut être bienfaisant, autant il peut être nuisible, car il n’est pas le privilège d’une catégorie d’individus et le plus audacieux des coquins peut être courageux ; et plus il l’est, plus il est malfaisant.

Peut-on considérer de la même essence le courage du savant qui risque sa vie en soignant des malades infectés et celui du bandit inconscient ou intéressé qui attend sa victime et la supprime brutalement ? L’un et l’autre ont des risques à courir et savent ce que peuvent leur coûter leurs dévouements ou leurs crimes, et pourtant ni l’un ni l’autre ne sont arrêtés dans l’accomplissement de leurs actes ; ils sont courageux.

Le courage ne peut pas et ne doit pas toujours être admiré. Le courage du lion est un désastre pour les troupeaux, et il serait certes préférable qu’il soit un peu moins courageux et qu’il ne vienne pas dévaster, à la grande terreur des indigènes, les contrées qu’il habite.

Peut-on admirer le courage militaire ? Certes l’armée la plus courageuse est celle qui a le plus de chance de se couvrir de gloire en emportant d’éclatantes victoires ; mais que de crimes se sont commis, se commettent et se commettront sans doute encore en vertu de ce courage qui se manifeste sur les champs de bataille ! Pour nous, révolutionnaires, un tel courage est loin de nous enthousiasmer car il est une cause de souffrances et de douleurs.

On donne souvent au mot courage une interprétation qui nous paraît erronée. Vauvenargues considère la résignation comme « le courage contre les misères ». Nous ne sommes pas de cet avis et nous considérons, nous, que la résignation est tout au contraire l’opposé du courage, c’est-à-dire « la lâcheté ». Il nous paraît impossible de qualifier de courageux l’homme qui, victime de l’injustice sociale, se résigne à la pauvreté alors que tout, autour de lui, respire la richesse, et qu’il ne profite d’aucune jouissance. Une telle conception du courage nous ramènerait avec rapidité aux jours les plus sombres du passé, car jamais la résignation ne fut une source de progrès et de civilisation ; au contraire ce fut la révolte courageuse des hommes de science et d’action dans leurs luttes contre les préjugés, les iniquités, les injustices, qui permit aux hommes de s’affiner et de sortir dans une certaine mesure de l’esclavage sous lequel les tenaient courbés la nature indomptée et l’autorité brutale et féroce des autocrates.

Il faut être courageux, moralement et physiquement, si l’on ne veut pas être un vaincu de la vie. L’un complète l’autre.

Le courage des premiers chrétiens qui préféraient la torture et la mort, que de renier ce qu’ils pensaient être la vérité est symbolique, et s’ils surent résister à tous les outrages, à toutes les insultes, à toutes les misères, à toutes les tortures, c’est qu’ils puisaient leur courage physique dans leur courage moral. Devant une telle abnégation de soi-même, devant un tel sacrifice à une cause, on ne peut que s’incliner devant les héros livrés à la barbarie des tyrans ; et il faut souligner que si ces hommes et ces femmes surent mourir avec un tel courage, c’est qu’ils étaient animés par l’amour de l’Humanité et que la foi en un avenir meilleur gonflait leurs cœurs.

Le courage sera un des facteurs des victoires prolétariennes et si tout le courage dépensé inutilement depuis des milliers et des milliers d’années l’avait été au service de la civilisation, il y a longtemps que les hommes vivraient heureux dans une société fraternelle ou chacun travaillerait au bonheur de tous.


COURTISAN. n. m. A l’origine le mot Courtisan désignait un personnage attaché à la Cour d’un monarque. A l’époque où la démocratie n’avait pas encore vu le jour, les rois et les princes étaient tout puissants et exerçaient le pouvoir seuls ou avec le concours de ministres qu’ils nommaient eux-mêmes. La démocratie n’a pas amélioré le sort du peuple mais elle a ébranlé la puissance des souverains.

L’autorité entre les mains d’un seul, faisait de l’homme qui la détenait un demi-dieu, entouré d’adorateurs et d’adulateurs qui cherchaient à plaire au maître pour en obtenir les faveurs. Les courtisans faisant partie de l’entourage direct du monarque, étaient ceux qui avaient le plus de chances de se faire remarquer et de capter la confiance du roi ou du prince auquel ils étaient attachés ; et pour conquérir des privilèges, les courtisans ne reculaient devant aucune bassesse.

Montesquieu a admirablement décrit le caractère du courtisan : « L’ambition dans l’oisiveté, la bassesse dans l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail, l’aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon de tous ses engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l’espérance de ses faiblesses, le ridicule jeté sur la vertu, forment le caractère des courtisans ».

Octave Mirbeau n’a pas moins brutalement flétri le courtisan en général et celui du siècle de Louis XIV en particulier, qui, pour obtenir un regard du roi Soleil se rabaissait au rôle de valet de chambre et considérait comme un honneur de présenter la chaise percée au grand monarque. On s’imagine souvent que ces temps sont lointains et que de nos jours le courtisan a disparu. C’est une erreur. Le courtisan se rencontre encore, même en notre troisième République.

Marianne a une cour nombreuse et elle est exploitée par ses courtisans autant sinon plus que les monarques qui l’ont précédée.

Des courtisans on en trouve partout et le peuple lui-même est courtisé, flatté dans ses erreurs et dans ses vices, par ceux qui veulent lui arracher sa confiance. Le député n’est qu’un courtisan qui est capable, comme celui du roi, de mensonge, de dissimulation, d’hypocrisie, pour obtenir les suffrages de ses électeurs, et il est peut-être plus dangereux encore, car il donne au peuple l’illusion qu’il se gouverne lui-même, qu’il se dirige, qu’il est libre enfin, alors qu’en vérité il reste l’éternel esclave.

Tout homme qui détient une parcelle de cette autorité qui dirige le monde est entouré de courtisans avides, qui veulent aussi goûter au gâteau du capital. De là la corruption de la société. Les courtisans ne méritent que le mépris du peuple ; ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient hier, ils sont. disait le grand La Fontaine :

Tristes, gais, prêts à tout. à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au prince, où s’ils ne peuvent l’être
Tâchent au moins de le paraître.


CRÂNERIE. n. f. Être crâne ; crâner, avoir de la crânerie. Caractère d’un homme hardi, courageux, et poussant parfois le courage jusqu’à la témérité Dans le langage courant la valeur du mot est dénaturée et s’emploie plus fréquemment comme synonyme de vantard, de fanfaron. On dit aussi d’un individu fier, hautain, qui ne veut pas se confondre avec les autres, que c’est un « crâneur ».


CRAPAUDINE. n. f. C’est en vain que l’on chercherait dans le « Larousse » ce que c’est que la Crapaudine. Il est vrai qu’officiellement elle n’existe pas, puisqu’en vertu des lois civiles ou militaires il est interdit aux représentants de la force ou du militarisme de faire subir des tortures aux hommes placés sous leur autorité.

C’est le secret de Polichinelle qu’en plein centre de Paris, « capitale du monde et de la Civilisation », les individus supposés coupables d’un crime sont soumis à la torture physique par les agents de la police judiciaire ; comment s’étonner alors qu’en Afrique, dans des contrées éloignées des populations civiles et où le chef militaire règne en maître absolu, de pauvres bougres soient victimes de la brutalité féroce du chaouch ?

La crapaudine est un instrument de torture en usage dans les bagnes militaires de l’Afrique, et il doit son nom à la position dans laquelle il maintient le malheureux supplicié, qui, les pieds et les mains rejetés en arrière et liés ensemble, a l’aspect d’un crapaud.

Le supplice est d’autant plus cruel qu’il s’exerce sous un soleil brûlant et que la victime en plus des douleurs que lui procure la position anormale de ses membres souffre atrocement de la chaleur et de la soif.

On a du mal à s’imaginer qu’en notre vingtième siècle une telle barbarie soit possible et que ces mœurs inquisitoriales ne soulèvent pas la réprobation générale.

De temps en temps lorsqu’une victime succombe sous le poids des souffrances endurées, le scandale éclate et la presse à tout faire élève faiblement la voix ; alors les responsables directs, c’est-à-dire les chefs de gouvernement couvrant leurs inférieurs, déclarent que des enquêtes sont en cours, que des sanctions seront prises contre les coupables et le calme renaît jusqu’au jour où une nouvelle victime de la crapaudine fait éclater un nouveau scandale. Et il en sera ainsi jusqu’au jour où le peuple, en ayant assez, ne se contentera plus des vagues promesses gouvernementales et des faibles protestations d’une presse intéressée. La crapaudine, qui pourrait figurer comme appareil de torture à côté de ceux du Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau, doit disparaître ; mais il faut surtout, si l’on veut en finir avec tous ces procédés barbares, en rechercher les causes, et détruire le militarisme qui donne naissance à tant d’atrocités et de crimes.


CRAPULE. n. f. État d’un individu dépourvu de tout sens moral et qui ne se plaît que dans le vice et la débauche. La crapule est plus abjecte encore que le vice ; la « crapule, dit J.-J. Rousseau, endurcit le cœur, rend ceux qui s’y livrent impudents, grossiers, brutaux, cruels ».

La bourgeoisie, pour cacher ses penchants au vice et à la débauche, accuse de crapulerie cette basse catégorie sociale d’inconscients et de malades qui se livrent à la prostitution ou en vit. Certes, le souteneur est loin d’être un individu recommandable et les Anarchistes sont les premiers à le dénoncer comme nuisible à la société ; mais la crapulerie n’est pas le privilège des pauvres, au contraire. Et s’il est des malheureux qui tombent de dégradation morale en dégradation morale dans la crapulerie, ils ont souvent l’excuse de l’ignorance et de la misère. Le riche qui se vautre dans l’orgie, dans l’ignominie, dans la bassesse ; qui recherche des voluptés dans le raffinement du vice et qui ne vit que dans une débauche constante, n’a pas l’excuse du pauvre et l’on peut dire que la crapule prend plutôt sa source dans les palaces, dans les établissements de nuit mondains que dans les bouges où vont se perdre les victimes inconscientes de la société capitaliste.


CRÉATION. n. f. J’avoue être quelque peu embarrassé par le sujet, en tant que je dois le traiter en article de dictionnaire. D’abord, il acquiert forcément, de par sa nature même, un caractère très personnel. Ensuite, il est extrêmement vaste. Je considère le problème de la création (c’est-à-dire, celui de l’énergie créatrice, force mouvante fondamentale de l’évolution universelle) comme le problème actuel central de toutes les sciences, de tout notre savoir, de toute notre activité de penseurs, de chercheurs, d’explorateurs.

J’ai déjà eu l’occasion de souligner que l’essence et les forces mouvantes (les ressorts primordiaux) de l’évolution générale restent encore pour nous un profond, poignant et complet mystère. Et j’ajoutai que, ce mystère persistant, nous ne pouvons former nos conceptions philosophiques, biologiques ou sociales autrement qu’à tâtons et dans les limites les plus restreintes. Donc, à mon avis, avant que ce mystère ne soit dévoilé, ce problème résolu, nos conceptions, nos affirmations, nos convictions ne pourront être, scientifiquement parlé, que de faibles hypothèses : douteuses, instables, éphémères.

Or, toujours à mon avis, le problème de l’évolution générale, et aussi celui de l’évolution de l’homme ― biologique, psychologique et sociale, ― sont, au fond, des problèmes de l’énergie créatrice de la nature : de son essence et de son fonctionnement. Autrement dit : le problème de l’évolution générale et de l’évolution de l’homme en particulier, conduit infailliblement, d’après moi, à celui de l’essence et du fonctionnement de l’énergie créatrice universelle.

C’est le problème de la création (énergie créatrice) qui se trouve à la base de toutes les questions concernant l’évolution, la vie (comme un phénomène remarquable de l’évolution), l’homme (comme un phénomène remarquable de la vie), l’individu, la société. Telle est ma conviction intime. Depuis longtemps déjà, j’ai l’habitude d’examiner toute question plus ou moins importante de la vie générale ou de la vie humaine ― individuelle ou sociale ― à travers le prisme de ce problème fondamental. De cette façon, nombre de questions m’apparaissent sous un jour nouveau. Leur étude s’enrichit, à mes yeux, d’un facteur également nouveau et fort puissant. J’ajouterai que certains aspects du même problème ont définitivement confirmé mes convictions anarchistes, pour lesquelles j’ai trouvé, ainsi, une base de plus.

Le sujet m’a vivement saisi, de façon presque accidentelle, il y a une vingtaine d’années. Depuis, en dépit de ma vie mouvementée de militant libertaire, je n’ai jamais cessé de m’en occuper. Tant que mes loisirs me le permettaient, je le scrutais constamment. Toutes mes études biologiques et sociales m’y amenaient fatalement dès que je les approfondissais. Finalement, je suis arrivé à certaines conclusions que je m’apprête à développer et à formuler scientifiquement, aussitôt que les circonstances personnelles de ma vie me donneront cette possibilité.

Le lecteur conviendra facilement qu’un tel sujet peut bien faire l’objet d’une étude spéciale, d’un ouvrage à part, mais ne peut être traité à fond sur les quelques pages d’un dictionnaire. Ceci est d’autant plus vrai que beaucoup de mes conclusions se trouvent en contradiction avec des quasi-vérités très répandues de nos jours, et que, par conséquent, je serai obligé de développer mon argumentation de la façon la plus complète possible. Donc, le sujet doit ou bien être traité à fond, ou ne pas être traité du tout.

Ce qui m’a toujours étonné, c’est que le problème de la création (énergie créatrice dans la nature) dont l’acuité et l’importance capitale sont pourtant hors de doute, ― qui, pour ainsi dire, se trouve constamment devant nos yeux (la nature, c’est la création constante), ― reste depuis des siècles presque totalement en dehors de l’étude scientifique. Certes, la science moderne opère surtout au moyen d’analyses et d’expériences concrètes, précises, minuscules, qui, peut-être, aboutiront un jour « automatiquement » à des conclusions générales et vastes. Mais, je partage l’avis de ceux qui prétendent qu’il ne faut pas, pour cela, abandonner totalement l’autre méthode : l’examen général des grands problèmes qui surgissent devant nous et tentent la puissance de notre pensée, armée, surtout, des résultats déjà acquis par les analyses scrupuleuses des « microcosmes ». Les deux procédés pourraient parfaitement coexister, ayant chacun son champ d’action, se complétant mutuellement, au lieu de s’exclure. Or, le grand problème de l’énergie créatrice n’est même pas scientifiquement posé.

Je me bornerai, donc, dans le présent article à formuler, à préciser le problème, tel qu’il se présente à la méditation et à l’étude. J’espère que, laissant de côté ses solutions possibles, une telle précision intéressera déjà le lecteur et lui sera utile.

Admettant définitivement que la méthode d’action de la nature est l’évolution ; admettant, ensuite, que l’essence, la force mouvante, le ressort permanent de l’évolution est l’énergie créatrice, notre question se présente comme suit :

1° Qu’est-ce que l’énergie créatrice, la création ? Quels sont son essence et son rôle dans la nature ? Comment fonctionne-t-elle ? Quels sont ses rapports aux différentes espèces d’énergie ? Qu’est-ce que la vie comme manifestation de l’énergie créatrice ? La situation de l’homme dans l’évolution de la vie. L’homme et les autres animaux. (Partie biologique du problème.)

L’homme et l’énergie créatrice. (Partie bio-psychologique du problème).

3° L’essence et le rôle de la création dans la société humaine. Le sens de l’évolution de l’homme en société. L’individu et la société. Le problème du progrès, etc, etc. (Partie sociologique).

Tels sont les traits essentiels du problème de la création (énergie créatrice), sans parler des multiples subdivisions.

La création, c’est-à-dire, l’activité constante de l’énergie créatrice agissant par la méthode d’évolution, est devant nous, est en nous, est partout. Il s’agit d’y fixer notre attention, d’y approcher avec les moyens scientifiques modernes dont nous sommes armés et de l’analyser. C’est la plus belle tâche, la plus attrayante, la plus fructueuse que je connaisse. (Voir aussi : Évolution, Progrès). ― Voline.

Création (sociale, des masses). Voir Masses.


CRÉATION — CRÉATIONNISME. Si vous demandez à un métaphysicien, imbu d’esprit théologique ― et cette espèce n’est pas rare ― ce que signifie le mot Création, il vous répondra : « La Création c’est l’acte incompréhensible par lequel Dieu produit le monde et lui donne une existence séparée. » Inutile d’insister, car il vous répètera : « Cet acte dépasse l’entendement humain ».

Adressez-vous à un théologien pur, catholique, par exemple, il vous dira : « C’est l’acte par lequel Dieu, sans le secours d’aucune matière préexistante, a produit l’univers par sa seule puissance et son unique volonté ». Et il appuiera sa définition, sur la genèse biblique et l’autorité de Moïse.

C’est, dans ce dernier cas, la création à partir de rien, ex nihilo, qui se trouve affirmée et, chose bizarre, sur l’autorité d’un livre presque unique à ce point de vue, car l’histoire des religions prouve, sans doute possible, que rares, pour ne pas dire nulles, furent celles qui admirent l’idée pure de création. Les plus savants exégètes et en tête Ernest Renan et l’allemand David Frédéric Strauss, ont clairement démontré la remarquable exception que nous offre a ce sujet la religion juive.

L’histoire de la philosophie nous enseigne que la première ou mieux la plus puissante réaction contre l’idée juive de création ex-nihilo, se fit en Grèce, où, 600 ans avant notre ère, Democrite, Anaxagore, Empédocle, Xénophane, etc., etc., repoussaient le surnaturalisme religieux et ne spéculaient que sur la matière formant l’univers. On sait aujourd’hui qu’Anaxagore se montra le plus net et le plus précis, et l’on s’accorde à reconnaître que de lui date l’opposition de l’idée d’évolution à celle de la création.

On reste stupéfait de voir que grâce à l’influence de Platon et à celle d’Aristote, le créationnisme se maintint longtemps, malgré l’effort presque miraculeux de la pensée philosophique au vie siècle grec. N’est-ce pas cette influence platonicienne et aristotélicienne qui, après les ténèbres du moyen-âge et les premières lueurs de la Renaissance, s’exerçant sur l’esprit puissant de Descartes et sur celui de Leibnitz, en fit les défenseurs de la création pure ? Cette double influence de Platon et d’Aristote, à laquelle surent résister les panthéistes allemands qui combattirent l’idée de création ex-nihilo, nous la retrouvons dans la philosophie contemporaine. L’école spiritualiste française, en effet, admet cette idée ; le philosophe Renouvier que le néocriticisme actuel reconnaît pour initiateur, a écrit pour la défendre ; et nous voyons aujourd’hui le suisse Secrétan, et les philosophes d’Action française rompre des lances en sa faveur dans les revues réactionnaires et catholiques.

On trouvera aux mots Darwinisme et Évolution, l’idée contraire développée avec toute l’ampleur qu’elle comporte. ― P. Vigné d’Octon.

Création (ex-nihilo). Quelque conception qu’on ait de ce que les adeptes des religions diverses appellent « Dieu », le geste créateur qu’on attribue à l’Être suprême et éternel, « tirant du néant l’Univers et créant toutes choses de rien » est d’une insoutenable absurdité. Et, dans cet ouvrage destiné à arracher l’esprit humain aux croyances sans fondement et aux préjugés qui nous viennent des siècles d’ignorance d’où nous sommes issus, il me paraît indispensable d’établir fortement l’impossibilité de la création ex-nihilo.

Ouvrez un de ces petits livres que doivent apprendre par cœur les enfants qui s’apprêtent à faire leur première communion : c’est le catéchisme, c’est-à-dire le résumé des Vérités fondamentales sur lesquelles repose toute la Doctrine catholique. À la première page, vous lirez cette question : « Qu’est-ce que Dieu ? » suivie de cette réponse : « Dieu est un Être éternel, infini, tout puissant, qui a fait toutes choses de rien. » Je vous abandonne le récit que nous fait la Genèse des conditions et de l’ordre dans lesquels Dieu créa le Monde en six jours. J’aurais évidemment beau jeu à éplucher ce récit et à en démontrer l’invraisemblance et les erreurs. Cette discussion ne serait ni dépourvue d’intérêt, ni dénuée de valeur ; car, somme toute, cet exposé de la création en six jours est contenu dans les Écritures. Les Écritures (ancien et nouveau Testament) nous sont présentées par l’Église comme contenant la parole de Dieu et, s’il est un point sur lequel le Créateur de toutes choses ne doit pas, ne peut pas se tromper, c’est certainement le récit de la création elle-même, puisqu’il en est l’auteur. Mais si je démontre que Dieu n’a pas créé, qu’il n’a pas pu créer, qu’il est absurde de croire au geste créateur, ne devient-il pas inutile de porter le débat sur les détails et circonstances de ce geste ? Ne deviendra-t-il pas évident que, s’il y a erreur ou mensonge sur la création elle-même, il y a, à plus forte raison, erreur ou mensonge, sur les conditions dans lesquelles cette création se serait accomplie ? Or, je dis que créer est impossible et qu’un être raisonnable ne peut pas admettre la possibilité du geste créateur. Qu’est-ce que « créer » ? Définissons ce mot ; fixons-en clairement l’exacte signification. Que faut-il entendre par ce terme : créer ? Prendre des matériaux épars, séparés, les aller chercher ici et là, en saisir à droite et à gauche ; puis, en vertu de certains principes connus et en application de certaines règles expérimentées, les rapprocher, les grouper, les associer, les ajuster, de façon à en former un objet déterminé, est-ce créer ? S’emparer de certaines idées, impressions, souvenirs, bruits, images, couleurs, qu’on trouve, confus en un ou plusieurs cerveaux, pèle-mêle dans les livres et les musées ; puis comparer, associer, opposer ces divers éléments, de façon à en faire jaillir une idée nouvelle ou à en extraire une théorie ou une technique encore inédites est-ce créer ? Mettre de l’ordre dans ce qui est désordonné, introduire de la symétrie dans ce qui est chaotique, ranger sur une ligne droite ce qui est un indéchiffrable entassement de lignes qui s’entrecroisent, diriger vers un but précis et employer à une fin déterminée ce qui ne paraît avoir ni fin, ni but ; est-ce créer ? Non, cela n’est pas créer.

Le mot créer est un de ces termes dont, à la longue, on a copieusement abusé pour exprimer un tas de choses qui n’en sont pas moins totalement étrangères à l’idée qu’implique l’expression « créer ». Ne s’est-on pas avisé de dire d’un grand couturier ou d’une modiste réputée qu’ils ont créé tel modèle ou tel genre ? Qu’ont-ils fait ? Ils ont fouillé dans les archives, ils ont consulté les ouvrages de la partie, ils ont comparé, ils se sont inspirés des goûts récents, ils ont tenu compte des tissus et des ornements qui se marient le plus agréablement, ils ont supprimé ceci et introduit cela, ils ont ajouté ici et diminué là ; ils ont interrogé leur personnel et leur clientèle ; ils se sont renseignés sur le genre et le modèle qu’allaient lancer leurs concurrents ; ils ont fait des chiffres, afin de savoir quel serait le profit. Enfin, ils ont fait sortir de toutes ces opérations un genre ou un modèle. Peut-on dire qu’ils ont créé ? ― Non.

On a vu des comédiens, des cabots et des danseuses décorés pompeusement du nom de « créateurs », parce que les premiers avaient campé autrement que leurs prédécesseurs un personnage classique ou introduit dans le nouveau répertoire un type encore inédit, parce que les seconds avaient apporté sur la scène une mimique inconnue et les dernières un pas, un saut ou un balancement nouveaux. Peut-on dire qu’ils ont créé ? ― Non.

De tel savant, on a dit qu’il est le créateur de telle science ou de telle branche de celle-ci. Qu’a fait ce savant illustre ? Il a puisé dans les travaux et les recherches de ses prédécesseurs ; il a mis à profit les expériences, les investigations auxquelles se livrent ses contemporains ; il a multiplié les observations et les fouilles ; il a prolongé les résultats acquis ; il a bifurqué aux endroits où ses confrères s’étaient arrêtés et son labeur persévérant l’a mis un jour en face d’une possibilité nouvelle, d’un champ d’expérience inexploré. Il s’y est avancé le premier et il a attaché son nom à un procédé, à une méthode, à une particularité de la science. A t-il véritablement créé ? ― Non.

Tel homme d’État, placé à la direction d’un royaume ou à l’administration d’une république, a, pour consolider le pouvoir, étendre sa domination ou améliorer le sort de la population, ajouté une institution à celles qui existaient déjà ; il a supprimé un rouage de manipulation lente et massive et lui a substitué un rouage plus souple et d’effet plus rapide. On dit de cet homme d’État qu’il a créé ce rouage, cette Institution. Le terme est-il exact ? S’applique-t-il à l’opération dont il s’agit ? A-t-il véritablement créé la dite Institution ? Ne l’a-t-il pas plutôt et tout simplement fondée ?

C’est surtout lorsqu’il s’agit des artistes et des chefs-d’œuvre dus à la magnificence de leurs inspirations qu’on se sert couramment du mot « création ». Sculpture, peinture, architecture, musique, poésie, littérature, je vous accorde que des œuvres superbes ont élevé ces arts jusqu’aux nues, que la Forme et la Beauté ont trouvé dans certains hommes un souffle génial et à l’exécution prestigieuse, d’incomparables traducteurs. Mais qu’eussent-ils fait et qu’eussent-ils pu faire si leur cerveau admirable ne s’était pas au préalable peuplé des idées, des sensations, des souvenirs, des connaissances, des comparaisons, fournis par la diversité des Écoles ; si leur génie, nourri, fortifié, soulevé par la contemplation de ces richesses intellectuelles et de ces trésors artistiques, n’avait pas emprunté à ce fonds inépuisable les matériaux indispensables à l’extériorisation de leurs sublimes édifications intérieures ? Dès lors, peut-on appeler leurs œuvres « Créations » ? ― Non. J’admire, oui, j’admire, je vénère et j’aime ces savants illustres qui, par une divination prodigieuse et un labeur opiniâtre, ont étendu de génération en génération le domaine du savoir ; j’admire oui, j’admire, je vénère et j’aime ces merveilleux artistes qui ont élevé jusqu’au sublime et presque jusqu’à la perfection l’expression de la Beauté. Mais, cet hommage rendu aux sommités de l’Art et de la Science, je reviens à ma question : ces hommes ont-ils créé ? Et je réponds par la négative.

Mais alors, qu’est-ce que créer ? J’avoue qu’une définition n’est pas chose facile, quand il s’agit de donner un sens à une expression qui n’en possède aucun. On n’explique pas l’inexplicable ; on ne définit pas l’indéfinissable ; aussi me trouvé-je fort embarrassé de dire ce que signifie, au juste et sans ambiguïté le terme créer.

Sans le secours de ce petit catéchisme que j’ai fort heureusement sous la main, je ne sais s’il me serait possible de sortir d’embarras. Je consulte cet oracle et le voici qui me répond : « Dieu est un Être éternel, infini, tout puissant, qui a fait toutes choses de rien. » Maintenant, j’y suis. Je ne dis pas que je comprends : on ne comprend pas l’incompréhensible ; mais je dis que j’y suis ; c’est-à-dire que je tiens une définition du mot créer. Créer, ce serait (remarquez que je dis ce serait et non c’est) faire quelque chose avec rien du tout, tirer quelque chose de rien du tout, appeler le néant à l’être. Imaginez les combinaisons les plus ingénieuses, les grossissements les plus fantastiques, les multiplications les plus fabuleuses ; faites sortir d’un gland le chêne le plus majestueux ; tirez d’une unité les totaux les plus élevés ; amenez un grain de poussière à la formation d’un continent ; aucune de ces opérations ne nous donnera l’idée de ce que ce serait que créer, aucune ne pourrait même nous rapprocher de cette idée : un gland, c’est petit, une unité, c’est peu, un grain de poussière, ce n’est presque rien : cela n’empêche qu’un grain de poussière, une unité, un gland, c’est toute de même quelque chose et créer ― le catéchisme nous l’enseigne ― c’est faire quelque chose de rien, c’est tirer du néant. Remarquez que le miracle de la création du Monde n’est pas dans le fait ― déjà surprenant en soi ― que, avec rien du tout, Dieu ait pu créer un Univers dont les dimensions sont telles qu’après avoir multiplié les chiffres les plus fabuleux par les chiffres les plus fantastiques et après avoir pris le total de cette multiplication pour la plus infime unité de mesure, il reste impossible de fixer ces dimensions ; le miracle réside dans le fait de faire quelque chose, et si peu que ce soit, avec rien du tout ; le miracle est donc dans la création elle-même et non dans l’étendue ou le volume de la chose créée. Et lorsque les théologiens attirent notre attention sur l’immensité incalculable de l’Univers, c’est ― soyez-en persuadés ― pour nous faire perdre de vue l’impossibilité du petit (l’unité) par le mirage fantastique du grand (le nombre).

Observez encore qu’il y a cent fois, mille fois, des milliards et des milliards de fois plus loin du néant au grain de poussière que du grain de poussière à la totalité des Univers existants ou pouvant exister. Avec rien on ne fait rien, on ne peut rien faire ; de rien on ne fait rien, on ne peut rien faire et l’inoubliable aphorisme de Lucrèce : ex nihilo nihil, demeure l’expression d’une certitude indéniable et d’une évidence manifeste. Je pense qu’on chercherait en vain une personne douée de raison qui puisse concevoir et admettre que de rien on puisse tirer quelque chose et qu’avec rien il soit possible de faire quelque chose. En conséquence l’hypothèse d’un Dieu Créateur est absurde ; la raison la repousse comme inadmissible.

Je ne suppose pas que les gens d’Église soient tous frappés d’aliénation mentale ; je dirai même qu’il y a eu et qu’il y a encore parmi eux des hommes d’une belle intelligence et d’une enviable lucidité. La foi ne peut pas les aveugler au point de leur faire méconnaître l’impossibilité de la Création. D’où vient donc que, non seulement, ils l’admettent quoique impossible, mais encore l’affirment comme hors de conteste ? Car pour eux, du moins à les entendre, c’est une de ces vérités qui se passent de démonstration, une de ces certitudes axiomatiques qui s’imposent d’elles-mêmes, sans qu’il soit utile de l’accompagner d’une preuve quelconque. Je conçois que cette absence d’examen soit un procédé fort commode, puisqu’il dispense de toute controverse et même de toute vérification, sur le fondement même de leur religion, les adeptes de celle-ci.

Le vrai, c’est qu’il est indispensable que leur Dieu soit créateur pour être Dieu. Que si cette qualité vient à lui manquer, il cesse d’être Dieu : il n’est plus l’être nécessaire, l’ordonnateur de toutes choses, le dispensateur de la félicité et de la souffrance.

S’ils avaient pu bâtir leur religion sans cet indispensable fondement, ils s’en seraient probablement passé ; mais sans ce point d’appui : la Création, il n’y aurait plus de religion chrétienne ; sans cette base, tout serait remis en question, ou plutôt rien ne serait plus en question, parce que tout s’effondrerait, ce serait l’édifice construit par l’Église pierre à pierre depuis dix-neuf siècles, réduit brusquement en poussière ; ce serait l’Église catholique condamnée à n’être plus qu’une Institution passagère comme toutes les institutions humaines. Dieu sans la création cesserait d’être Dieu, le Christianisme sans Dieu cesserait d’être le Christianisme et l’Église dont la prétention est d’être éternelle comme son Dieu, deviendrait une puissance périssable que le temps serait appelé à précipiter dans le gouffre du passé. À cette seule idée, l’Église frémit et s’indigne. Elle a vu les trônes chanceler, les dynasties disparaître, les civilisations se succéder, et, reposant sur le granit de la Divinité, Elle est toujours debout. Près de quinze siècles durant, Elle a exercé, sur notre Europe occidentale et, de là, sur une portion de la Terre, une dictature absolue ; moins puissante aujourd’hui, Elle a lié son destin à celui des classes dirigeantes avec lesquelles Elle partage le Pouvoir ; de ce Pouvoir partagé Elle se contente présentement, mais Elle ambitionna de reconquérir la direction totale et Elle ne désespère pas de réaliser ses ambitieuses visées. Seulement, Elle ne peut raisonnablement nourrir cet espoir qu’à la condition de se maintenir dans la direction des consciences et Elle ne s’y peut maintenir qu’autant qu’Elle représente le Dieu Éternel, immuable, infini tout-puissant, c’est-à-dire le Dieu Créateur. Voilà pourquoi Elle érige en Dogme la Création par Dieu du Ciel et de la Terre.

Dogme, ai-je dit ? ― Oui, c’est-à-dire article de foi qu’il est interdit, sous peine de péché mortel, au catholique de mettre en doute.

« Croyez, mes frères, dit le Curé, croyez et ne cherchez pas à comprendre. Quel serait le mérite de croire, si vous compreniez ? Et, si vous pouviez comprendre, de quel droit réclameriez-vous la récompense promise aux âmes qui s’abîment dans l’adoration ? Méfiez-vous des tentations diaboliques. Satan est habile dans l’art de vous tendre des pièges et c’en est un ― peut-être le plus dangereux ― que de vous inciter à pénétrer le mystère dont il plaît à notre Dieu de s’envelopper. Croyez ; croyez aveuglément ; croyez même, croyez surtout à ce qui vous paraît absurde. Avec le bon chrétien, dites : je crois non pas bien que ce soit absurde, mais parce que c’est absurde ; credo quia absurdurm ! » À l’Église, au cours d’une cérémonie cultuelle, devant un auditoire composé uniquement de fidèles disposés à tout croire et résolus à tout admettre sans piper mot, ce langage suffit. Mais il n’en est plus ainsi quand de la chaire le débat se transporte à la tribune et quand celui qui parle s’adresse à une assemblée composée d’auditeurs réfléchis, avisés, attentifs, éclairés, qui ne se paient pas de mots et ne sont sensibles qu’au raisonnement.

Le débat s’est rarement engagé, entre mes contradicteurs et moi, sur ce point précis de l’acte créateur. Il n’y a pas à s’en étonner : la cause de mes adversaires était malaisée à défendre et peu nombreux ont été ceux qui ont eu le courage ― peut-être ferais-je mieux de dire la témérité et, mieux encore, la maladresse ― de s’y aventurer. Il en fut cependant qui comprirent que l’argument avait porté et qu’il avait trop de poids pour qu’il fût permis à un Chrétien de n’en pas souffler mot. « La création, dirent quelques-uns, est un mystère ; elle est du nombre de ces quelques problèmes qui échappent à la faible compréhension de l’homme ; c’est un article de foi. On croit à la Création ou on n’y croit pas ; mais il est aussi impossible de la prouver que de la nier. La Science et la Raison sont impuissantes à faire la preuve dans un sens comme dans l’autre. Il nous paraît, cependant, que l’affirmation est plus plausible que la négation ; de toutes façons, la doctrine d’un Être Éternel et tout puissant a l’avantage d’apporter à la question des origines de l’Univers une solution, tandis que la doctrine opposée n’en apporte aucune. »

En réponse à cette déclaration (car il n’y a pas dans ces propos un essai de réfutation), il suffit de faire observer :

a) Que, bien qu’elles soient liées l’une à l’autre, la question des origines de l’Univers et celle de la Création sont distinctes ; qu’elles ne doivent pas être étudiées simultanément, mais l’une après l’autre. Il est, en effet, évident que, s’il était prouvé que le Monde n’a pas eu de commencement, qu’il a existé de tout temps, il n’y aurait pas lieu de se demander s’il a été créé, par qui, quand, ni comment. Cette question de la Création ne se pose que dans le cas où il serait démontré que l’Univers a commencé. Alors, mais alors seulement, il peut y avoir lieu d’étudier le problème de la Création. Or, le Christianisme admet tout d’abord, comme si c’était un point acquis, que l’Univers n’a pas toujours existé, puisqu’il affirme qu’il a été créé. C’est ce que, en logique, on appelle une pétition de principe, c’est-à-dire un raisonnement qui accepte comme point de départ l’argument ou le fait dont il est nécessaire de prouver au préalable l’exactitude.

b) Qu’il est faux d’avancer que la doctrine d’un Être éternel et tout-puissant, ayant créé le Monde apporte la solution attendue du problème des Origines de l’Univers. C’est, en effet, une manière étrange de résoudre une question déjà fort obscure en soi que d’en augmenter l’obscurité en lui apportant une solution plus troublante, plus indéchiffrable, plus incompréhensible encore que cette question elle-même. Or, c’est à ce résultat qu’on aboutit infailliblement lorsque, dans le but de résoudre les Énigmes de l’Univers, on tranche la question par une solution plus énigmatique encore, plus invérifiable, plus mystérieuse : la Création.

c) Que, au surplus, ce n’est pas résoudre la question, mais tout simplement en reculer la solution et la compliquer par l’entrée en scène et l’intervention active et directe d’un Être inabordable à l’intelligence de l’homme et qui, par conséquent, échappe fatalement, de ce chef, à tout contrôle comme à tout raisonnement.

Tout récemment (1926) le journal Le Figaro, bien connu pour ses attaches avec les milieux catholiques, a ouvert une enquête sur le sujet suivant : « Le sentiment religieux et la Science. Y a t-il opposition entre l’un et l’autre ? » Comme il fallait s’y attendre, il a consulté, dans le monde de la Science officielle, tous les professeurs et docteurs plus ou moins acquis, par leur naissance, leur éducation, leur culture, et… leur clientèle, aux milieux conservateurs et chrétiens. La réponse de ces messieurs peut se résumer ainsi : « Le sentiment religieux et la science appartiennent à deux domaines distincts et ceux-ci ne sauraient être confondus. Le plan sur lequel travaille le savant n’est pas le même que celui sur lequel s’affirme et travaille le croyant. Il n’y a donc aucune opposition entre la Science et le Sentiment religieux. » Cette réponse est, quant au fond, tout un aveu. Celui-ci est entouré d’artifice ; il n’en existe pas moins, c’est dire que la Science et le Sentiment religieux sont étrangers l’un à l’autre, c’est reconnaître que la Science ignore la religion et, par conséquent, que le Sentiment religieux n’a à attendre de l’esprit et de la méthode scientifique aucun appui, aucun concours.



Je poursuis ma démonstration.

D’autres contradicteurs m’objectèrent qu’en déclarant la Création impossible, je ne tenais pas compte de la toute-puissance de Dieu, que le pouvoir divin étant sans limite, rien ne lui était impossible.

Voici ma réponse : quand on dit que rien n’est impossible à Celui dont la puissance est sans borne, on profère une sottise, si on entend par là prétendre que Dieu peut faire l’impossible. L’impossible, c’est ce qui ne peut pas être ; le possible, c’est tout ce qui peut être.

Voici un bâton ; il a deux extrémités. Il est impossible qu’il n’en ait qu’une et Dieu lui-même ― s’il existait ― ne pourrait pas faire que ce bâton n’en eût qu’une. Il a plu hier. Dites-moi, ― si vous croyez que Dieu existe et qu’il est le maître des éléments et qu’Il peut faire à son gré le beau temps ou la pluie, ― dites-moi que Dieu aurait pu empêcher qu’il plût ; mais ne me dites pas que Dieu peut aujourd’hui faire qu’il n’ait pas plus hier. Mon meilleur ami est mort il y a trois jours ; dites-moi que Dieu, puisqu’il est tout puissant, aurait pu l’empêcher de mourir ; mais ne me dites pas qu’il est au pouvoir de Dieu de faire qu’il ne soit pas mort. Vous me répondrez qu’Il peut le ressusciter. Le ressusciter ? Soit ; mais, dans ce cas, c’est-à-dire si Dieu rend la vie à mon ami, c’est que celui-ci l’avait perdue et donc qu’il était mort ; dites-moi encore qu’il n’a pas été nécessaire qu’Il le ressuscite et qu’il a suffi, son pouvoir aidant, qu’Il rappelle mon ami à la vie et je vous répondrai que dans ce cas, mon ami n’était pas réellement mort, qu’il était plongé dans un état léthargique ou cataleptique lui donnant l’apparence d’un cadavre, mais qu’il n’était pas réellement un cadavre. Dieu ne peut donc pas faire l’impossible ; dans le domaine des impossibilités, il est aussi impuissant que vous et moi… Ce qui serait vrai, indiscutable même, s’Il existait, c’est que dans le domaine des choses possibles, Il pourrait tout, absolument tout, mais dans le domaine des choses possibles, seulement.

Prenez une mouche, attachez à cette mouche un poids de cent grammes, elle ne pourra pas l’enlever ; placez mille kilos sur le dos d’un éléphant, et ce pachyderme enlèvera ces mille kilos sans effort. Cet enfant de six mois ne peut pas marcher, mais ce jeune homme peut courir ; ce cervelet de deux ans ne peut pas agiter utilement les hautes spéculations, mais cet homme de quarante ans peut le faire aisément. Entre la mouche et l’éléphant, entre le bébé et le jeune homme, entre le bambin et le philosophe, il n’y a qu’une différence de force mais tous se meuvent sur le terrain du possible. Dans ce cadre des choses possibles, votre Dieu peut tout ; mais là s’arrête sa puissance. Or, j’ai démontré que créer, c’est-à-dire faire quelque chose avec rien du tout, tirer quoi que ce soit du néant, c’est chose impossible. Puisque Dieu ne peut pas ce qui est impossible, il ne peut pas avoir créé.

On m’a dit alors : « vous raisonnez comme un homme raisonnant sur un de ses semblables, vous jugez Dieu à votre mesure. Vous divisez tout en possible et impossible ; mais ce qui est impossible à l’homme, ce que le misérable entendement de l’homme considère comme impossible peut fort bien ne pas être impossible à Dieu. Le plan sur lequel agit Dieu n’est pas le même que celui sur lequel l’homme agit ; ces deux plans sont séparés par des cloisons étanches. Ces démarcations absolues, on les constate entre les éléments qui composent les divers règnes de la nature. Nous sommes dans une salle construite en pierre. Nous parlons, nous raisonnons, nous argumentons. Croyez-vous que ces pierres pourraient comme nous, parler, raisonner, argumenter ? Croyez-vous, seulement qu’elles soient en état de nous comprendre ? Non ! n’est-ce pas ? Il est impossible à ces pierres de parler, de raisonner, d’argumenter. Mais ce qui leur est impossible, à elles, pierres, nous est possible, à nous, hommes. Il n’y a cependant qu’un petit fossé entre ces pierres et nous, tandis que, entre l’Homme et Dieu, il y a un abîme. D’où l’on peut conclure que ce qui est impossible à l’homme et ce qui lui paraît impossible peut parfaitement être possible à Dieu. Nous vous accordons qu’avec rien l’homme ne puisse rien faire ; mais cela ne vous permet pas d’en inférer que de rien Dieu ne puisse rien faire. »

Et j’ai répondu : « Procédons par ordre. L’objection est sérieuse, mais elle est complexe ; je vais en suivre et en discuter les diverses parties.

Et tout d’abord, je raisonne comme un homme raisonnant sur un de ses semblables ; je juge Dieu à ma mesure ― c’est exact ; je ne puis en raisonner autrement ; je dispose de faibles lumières, de connaissances incomplètes et mon jugement est faillible. Mais est-il possible que je juge à une autre mesure qu’à la mienne ? Est-il possible et seulement désirable que je raisonne autrement qu’à l’aide de mes lumières, de mes connaissances et de mes facultés ? Je ne puis voir qu’avec mes yeux, entendre qu’avec mes oreilles, digérer qu’avec mon appareil digestif, respirer qu’avec mes voies respiratoires et raisonner qu’avec mon cerveau. Eh bien ! Et vous ? Auriez-vous l’inconcevable privilège de raisonner autrement qu’un homme et de juger Dieu à une autre mesure qu’à la votre ? De deux choses l’une : ou bien, il ne nous est pas possible d’étudier Dieu, d’en raisonner avec les seules et humbles facultés que nous possédons ; dans ce cas, que faisons-nous ici ? Pourquoi en discutez-vous, en raisonnez-vous vous-mêmes ? ou bien nous pouvons en discuter, en raisonner, et, dans ce cas, avec quoi, par quels moyens, à l’aide de quelles mesures, de quelles lumières, de quelles connaissances et de quelles facultés autres que les nôtres ; les vôtres et les miennes ?… Vous me dites encore : ce qui est impossible à l’homme peut fort bien ne pas l’être à Dieu. Pardon ! Ce qui est impossible est impossible, ce qui ne peut pas être ne peut pas être. Faut-il que je reprenne mes exemples et que j’en ajoute ? Dieu peut-il faire qu’un bâton n’ait qu’un bout ? Peut-il faire que ce qui a été n’ait pas été ? Je vous pose le problème suivant : Je prends un immense tableau noir, je le couvre de zéros ; j’appelle le mathématicien le plus consommé : je le prie de se livrer sur ces zéros à toutes les opérations de la mathématique ; il aura beau additionner, multiplier, additionner encore et encore multiplier, il ne parviendra pas à extraire de ces milliers de zéros une seule unité. Pourquoi, parce que c’est chose impossible et cette chose impossible le sera quel que soit le calculateur, fût-il Dieu. Aussi longtemps qu’il n’opèrera que sur des zéros, c’est le rien du tout, c’est le néant : l’unité, c’est la création. Il est aussi impossible de faire quelque chose avec rien du tout (ce qui est créer) que de faire une unité avec des zéros. Oserez-vous dire, maintenant, que rien n’est impossible à la Toute-Puissance de Dieu ? Oserez-vous dire que la création est possible, ce qui équivaudrait à prétendre que, avec des zéros et rien qu’avec des zéros Dieu peut faire une unité ?

Venons-en à présent à ces pierres qui ne peuvent ni parler, ni raisonner, ni argumenter, tandis que nous le pouvons. Votre raisonnement, se résume ainsi : de même qu’il y a des choses qui, impossibles à la pierre sont possibles à l’homme ; de même il y a des choses qui, impossibles à l’homme, sont possibles à Dieu. Au nombre de ces choses impossibles à l’homme et possibles à Dieu, il y a la création. L’objection est bien présentée ; elle paraît sérieuse, mais je puis la réfuter facilement. Qu’il y ait des choses impossibles à la pierre et cependant possibles à l’homme, cela ne fait pas le doute. La pierre ne parle pas, elle ne raisonne pas, elle n’argumente pas, tandis que l’homme parle, raisonne et argumente. J’en tombe d’accord avec vous. Mais encore convient-il de nous demander pourquoi il en est ainsi. L’homme peut parler, raisonner et argumenter, parce qu’il possède des organes qui lui permettent et dont c’est la fonction de parler, de raisonner et d’argumenter ; tandis que, privée de ces organes, la pierre ne peut accomplir ces fonctions. Il y a, ainsi, dans la nature une multitude de choses que tels corps appartenant à tel règne peuvent faire, tandis que tels autres corps appartenant à tel autre règne, ne peuvent pas les faire. La pierre ne peut pas parler, l’homme le peut ; elle ne peut pas se déplacer d’elle-même, la fourmi le peut ; la pierre ne peut ni crier, ni chanter, ni siffler, le rossignol peut moduler les sons les plus variés et les plus expressifs. Le rossignol peut voler et vivre dans l’air, mais il ne peut pas nager et vivre dans l’eau, tandis que la carpe peut nager et vivre dans l’eau, mais ne peut pas voler et vivre dans l’air. Ces exemples suffisent à prouver qu’il existe entre les règnes divers et, au sein du même règne, entre les diverses espèces des différences très marquées. Ces différences proviennent de la diversité des éléments, des organes, des structures Intérieures, des assemblages et combinaisons des propriétés particulières qui caractérisent et séparent plus ou moins profondément les genres et les espèces. Dans les sciences naturelles, les classifications n’ont pas d’autre origine. Il y a plus : le temps a suffi à établir des différences très marquées sur le plan des possibilités et des impossibilités. C’est le triomphe des découvertes et inventions, c’est leur rôle d’apporter à l’homme de ce siècle des possibilités interdites à l’homme du siècle précédent. Un exemple, rien qu’un, pour ne pas alourdir cette discussion : la navigation aérienne. Parler, raisonner, argumenter, se mouvoir, naviguer dans les airs sont choses possibles, puisque l’homme parle, raisonne, argumente, se meut, circule dans l’espace ; elles sont impossibles à la pierre, c’est vrai ; mais, puisqu’elles sont possibles à l’homme, cela prouve qu’elles ne sont pas impossibles par elles-mêmes, c’est-à-dire en soi, irréductiblement, nécessairement, intrinsèquement. Or, quand je dis que, en dépit de sa Toute-Puissance, Dieu ne peut pas l’impossible je ne dis pas qu’il ne peut pas ce qui est impossible à l’homme (je sais que le pouvoir de l’homme est fort restreint), je dis que Dieu ne peut pas plus que l’homme ce qui est impossible en soi, irréductiblement, nécessairement, intrinsèquement. Sans doute, les plans ne sont pas les mêmes : le plan minéral diffère du plan végétal ; celui-ci diffère du plan animal et, si, pour les besoins de la discussion, j’admets qu’il y ait un plan divin, je confesse qu’il diffère du plan humain. Dans cette gradation des plans qui se superposent, l’échelle des possibilités monte sans cesse, mais des possibilités seulement. En sorte que ce qui est chose impossible sur le plan inférieur devient possible sur le plan supérieur ; tandis que, ce qui est chose impossible en soi, est impossible sur la totalité des plans. Toutes ces possibilités n’en ont pas moins une limite, une borne, une fin. Cette fin, cette borne, cette limite, c’est l’impossible en soi.

Or, j’ai démontré que l’acte créateur est impossible en soi, donc Dieu ne peut pas l’avoir accompli.

Un pasteur crut habile de déplacer la question. Ce protestant avait compris, sans aucun doute, que sur le terrain précis de la création ex nihilo, il était malaisé d’emporter quelque avantage. Il exposa donc avec force circonlocutions et parenthèses, qu’il me faisait grâce de tout débat sur la possibilité ou l’impossibilité du Geste créateur ; qu’au surplus, c’est un point sur lequel il est difficile et, peut-être, impossible de projeter une suffisante clarté, et, conséquemment, de se prononcer catégoriquement. Mais, après avoir épuisé tous les si, les mais, les car, les puisque et les néanmoins, il en vint au point où il voulait amener sans de trop brusques secousses l’auditoire. Il affirma que, à l’origine, l’Univers était dans un état chaotique et désordonné, que, jouets du hasard, n’obéissant à aucun mouvement régulier, les corps suspendus dans l’espace s’y balançaient sans rythme précis, sans but, pour ainsi dire pêle-mêle, s’attirant et se repoussant, se rapprochant et s’éloignant, se choquant, se brisant, se fusionnant ou se fragmentant dans une anarchie (sic) indescriptible. Mais que, à un moment donné du temps, l’ordre s’était établi, ordre qui provoque à juste raison l’admiration de tous ceux qui ne sont pas insensibles au spectacle prodigieux de l’Harmonie Universelle.

Cet ordre, au dire du Pasteur, ne peut pas s’être établi tout seul et comme par miracle ; il ne peut avoir été que l’œuvre d’un ouvrier fabuleux et il ne peut se poursuivre, que grâce à la surveillance incessante qu’exerce cet ouvrier sur les innombrables rouages de cette prodigieuse et gigantesque machine. Cet Ouvrier, c’est Dieu.

Ce joli discours avait été prononcé sur le ton sans emphase et dans le style professoral qu’affectionne l’Église protestante. Je fis tout d’abord remarquer à l’auditoire à quelle incalculable distance du Dieu créateur, rappelant la mort universelle à la vie universelle, se tenait ce Dieu modeste, simple Ouvrier se bornant à mettre de l’ordre et de la régularité dans l’irrégularité et le désordre et il me fut facile de souligner la manœuvre par laquelle le Pasteur espérait, en laissant tomber du lest, beaucoup de lest, permettre au ballon-Dieu de remonter vers les hauteurs d’où je l’avais fait descendre. Il ne s’agissait plus de la Création, c’était une thèse que le Pasteur abandonnait, puisqu’il ne s’en faisait pas le défenseur et tentait de réduire l’impossible création à une modeste « mise en ordre ». Ce point de vue bien compris, j’empoignai mon contradicteur un peu rudement : « Eh ! quoi, monsieur le Pasteur, que signifie ce galimatias ? Je pourrais me dispenser de vous répondre, car nous en sommes au Dieu Créateur et non Ordonnateur ; mais si, je me bornais à souligner votre « reculade » vous et les vôtres (je vous connais) vous ne manqueriez pas de traiter de dérobade mon absence de réfutation. Je vais donc étaler aux yeux de cette assemblée qui nous écoute, les faiblesses de votre point de vue. Laissez-moi, dès le début, vous dire que vous êtes tombé dans une pétition de principe en négligeant d’assurer à votre raisonnement la solidité nécessaire d’un point de départ incontestable ou démontré. Car votre raisonnement est celui-ci : « l’Ordre dans l’Univers n’a pas toujours existé. Il a donc fallu que, à un moment donné, il y fut établi. Or, il ne peut s’être établi de lui-même. Donc il a fallu l’intervention de Dieu pour l’y introduire. » J’ai dit une pétition de principe ; j’aurais dû dire deux. « L’ordre dans l’Univers n’a pas toujours existé. » C’est ce qu’il aurait fallu démontrer avant tout ; vous ne l’avez pas fait : première pétition de principe ; « L’ordre ne pouvait s’établir de lui-même. » C’est ce qu’il aurait fallu démontrer ensuite ; vous ne l’avez pas fait : seconde pétition de principe. Que peut bien valoir un argument en trois propositions, dont les deux premières sont viciées par deux pétitions de principe ? Je vous le demande à vous, Monsieur, qui n’ignorez pas, qui ne pouvez pas ignorer les règles élémentaires de la dialectique. Est-ce oubli et négligence de votre part ? Est-ce parce que vous avez cru sincèrement ces deux premières propositions établies d’avance et hors du débat ? ― Non, Monsieur. Seulement, vous vous êtes sans doute bercé de l’espoir que je ne les discuterai point et c’est en cela que vous vous êtes trompé. Donc, discutons-les.

Sur quelles observations vous appuyez-vous pour affirmer que, à l’origine, l’Univers était dans un état chaotique et désordonné ? À quelle époque en était-il ainsi ? Je vous serais obligé de nous le faire savoir. Où voyez-vous trace de cet état chaotique ? D’où vous vient l’assurance de ce désordre dans l’Univers ? Je reconnais que, par l’observation et le calcul, il est possible de reconstituer avec assez d’exactitude l’état probable dans lequel se trouvaient, il y a des milliers et des milliers de siècles, les corps qui gravitent dans l’espace, je reconnais que cet état n’était pas exactement le même que dans le présent ; je reconnais encore que, à certaines époques, il a dû se produire, il s’est certainement produit de formidables bouleversements, de colossales transformations, voire d’effrayants cataclysmes. Est-ce à dire que ces mouvement, ces heurts, ces disparitions, ces agitations fabuleuses aient été des désordres ? Ces bouleversements, desquels, vous en conviendrez, personne n’a été le témoin et dont vous ne pouvez avoir connaissance, vous en conviendrez aussi, que par des constatations et des calculs basés sur les observations actuelles, de quel droit les traitez-vous de chaotiques ? Sur quelles données faites-vous reposer le jugement que vous portez sur eux ? Pourquoi seraient-ils chaos dans le recul des temps écoulés et ordre aujourd’hui ? Pourquoi seraient-ils désordre il y a des milliards d’années et régularité présentement ? Je répète que vous ne pouvez connaître ces mouvements, que par le calcul, c’est-à-dire en portant dans la nuit des temps, le flambeau que met entre vos mains l’observation des mouvements actuels. C’est en vertu de ces mêmes mouvements que, par l’étude du présent, vous obtenez des indications sur le passé. De ce qui se produit aujourd’hui dans l’Univers vous allez à la découverte de ce qui s’y est produit autrefois. Et je vous enferme dans le dilemme suivant : ou bien les mouvements que vous constatez aujourd’hui obéissent aux mêmes lois que celles qui ont régi de tout temps l’Univers et, dans ce cas, vos calculs sont justes ; mais, alors, pourquoi appeler désordre autrefois ce que vous appelez ordre aujourd’hui ? Ou bien ces mouvements n’obéissent pas aux mêmes lois et, dans ce cas les lois qui régissent l’Univers varient, vos calculs sont faux et personne ne connaît, personne n’est à même de connaître l’État de l’Univers ― il y a des milliards d’années. Pourquoi, dès lors, vous autorisez-vous à en parler ? Voilà ce que j’ai à dire sur votre première proposition. Est-il bien nécessaire maintenant que je m’explique sur la seconde ? Oui ? Eh bien ! j’en dirai quelques mots.

L’ordre, dites-vous, ne peut pas s’être établi tout seul et de lui-même. Je vais sans doute vous étonner, Monsieur le Pasteur, et, cependant, je ne crains pas de dire que s’il y a eu désordre dans l’agencement universel l’ordre n’a pu s’y établir que tout seul et de lui-même, par la force des choses, par le jeu fatal des forces en présence, par la suite nécessaire des mouvements, bouleversements et transformations contenus, à l’état potentiel, dans les corps en lutte. Permettez-moi une petite, toute petite comparaison : supposez l’Océan tourmenté par une formidable tempête, imaginez celle-ci parvenue à son paroxysme. Pour ne pas dramatiser le débat sérieux auquel nous nous livrons, j’éviterai, toute description empruntée à l’horreur de la plus violente tempête, dans la nuit la plus profonde, sous le ciel le plus bouleversé et sur la mer la plus furieuse. Cette tempête est l’image du désordre. En seriez-vous encore à croire que, pour calmer la violence de l’ouragan, le tumulte de l’orage et le soulèvement des flots, il faille qu’intervienne le Pacificateur suprême ; (si vous étiez prêtre, au lieu d’être pasteur, j’ajouterais la Madone, la Mère de Dieu, la Sainte Vierge !) Laissons au marin Breton ces grotesques superstitions ― et rions de son ignorante crédulité. Mais ne cédons pas à cette crédulité et ne tombons pas dans ces absurdités superstitieuses. Prenez garde, Monsieur le Pasteur, prenez bien garde : en affirmant que pour faire succéder l’ordre au désordre, il faut que se produise l’intervention de l’Ouvrier Divin, vous vous laissez choir dans le même abîme de superstition et de crédulité que le marin breton.

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Le poète a pu exprimer en ces termes sa foi en le Souverain Maître ; son excuse est d’abord qu’il n’appartenait pas au siècle de lumière qu’est le nôtre et qu’en suite, il ne discutait pas ; il rimait. Mais vous, monsieur, qui discutez sérieusement une question sérieuse, oserez-vous parler sans rire de « Celui qui met un frein à la fureur des flots » ? Vous savez bien que le calme succède à la tempête, que, après un temps plus ou moins long de bouleversements, d’agitations et de hurlements, le flot s’apaise de lui-même, que l’agitation tombe d’elle-même, et que, de lui-même aussi, le hurlement des flots en fureur se transforme en l’éternelle chanson du flux et du reflux. À supposer qu’il y ait eu tempête, autrefois, c’est-à-dire selon vous, désordre dans l’Univers momentanément bouleversé par les transformations qu’il a subies, l’apaisement, c’est-à-dire l’ordre, se serait fait peu à peu, tout seul et de lui-même, sans qu’il fût besoin qu’intervienne une Puissance extérieure et surnaturelle. Au fait, monsieur le Pasteur, si cet Ouvrier divin est intervenu, d’où sortait-il ? Où était-il avant et pendant l’état chaotique ? Que faisait-il ? Assistait-il, indifférent et impassible, à ce désordre ? Si oui, pourquoi et comment ? Et, alors, d’où vient que, tout d’un coup, il ait abandonné cette attitude impassible ? Pour quelle raison, et dans quel but est-il intervenu ? Allons, allons ; cessons de jeter dans une controverse sérieuse de tels enfantillages. »

On me croira, je l’espère, surtout après avoir lu attentivement ce qui précède, quand j’ose affirmer que je reproduis ici, fidèlement, les objections qui m’ont été faites, chaque fois que je me suis trouvé en présence, non pas seulement de vagues croyants plus ou moins cultivés et capables de controverser, mais encore en face des porte-parole les plus autorisés du culte catholique et protestant.

Il est possible que le lecteur soit étonné du peu de consistance de la thèse chrétienne soutenant l’absurdité de la création ex nihilo. Ce qui est surprenant, ce ne sont pas le ridicule et l’invraisemblance de cette thèse, c’est le crédit qu’elle a trouvé depuis des siècles et qu’elle trouve encore auprès d’une foule de gens qui ne sont pourtant dépourvus ni d’intelligence, ni de culture.

Je m’excuse d’avoir, à propos de la création ex nihilo plus particulièrement mis sur la sellette la religion chrétienne. Ce n’est pas, qu’on veuille bien le croire, parce que je poursuis cette forme spéciale de l’idée religieuse, d’une hostilité particulière ; c’est, tout simplement, parce que, plus que toutes les autres, la religion catholique s’est prodiguée, avec un art incomparable, en démonstrations captieuses touchant ladite création ; c’est parce qu’elle a mis à contribution, sur ce point fondamental de sa doctrine, les ressources intellectuelles de tous ses commentateurs et doctrinaires. Mais il reste hors de doute et, conséquemment, bien entendu, que ma démonstration s’applique à l’ensemble des religions qui, toutes, reposent sur la croyance en un Esprit éternel et tout puissant qui, préexistant à tout ce qui tombe sous nos sens, a tiré du néant l’Univers au sein duquel nous existons. ― Sébastien Faure.