Encyclopédie anarchiste/Despotisme - Déterminisme
DESPOTISME n. m. (du grec : despotès, maître). Pouvoir d’un despote. Exercice absolu et arbitraire du pouvoir. Forme de gouvernement où tous les pouvoirs sont abandonnés entre les mains d’un seul individu. Le despotisme de Louis XIV. Le despotisme de Napoléon Ier.
Ayant rappelé que de Jules César à Vespasien « aucun empereur ne mourut que de mort violente », que depuis la ruine de la liberté romaine jusqu’à Charlemagne, trente empereurs furent massacrés, Mirabeau ajoute : « Il faudrait bien du courage aux despotes s’ils réfléchissaient sur les suites du despotisme. »
Il serait, certes, préférable que les despotes réfléchissent. Ce serait un bienfait pour le peuple et avantage pour eux. Mais malheureusement, l’exemple du passé, la fin tragique de certains de leurs prédécesseurs n’arrêtent pas le despotisme des tyrans qui gouvernent le monde par la violence et la brutalité. Ce n’est pas le courage qui anime le despote, mais la lâcheté.
Quelle piètre figure que celle de ce Néron qui, après une vie de débordements, de cruautés et de débauches hésita à se donner la mort, lorsqu’il apprit que le Sénat l’avait déclaré « ennemi de la patrie » et qu’il allait expier les crimes commis durant son règne ! Et Louis XI, monarque méchant et vicieux, qui, après avoir terrorisé son royaume par sa barbarie, trembla devant la mort, et se livra durant des années à ses dévotions superstitieuses dans son château de Plessis-Lès-Tours ! Et la fin du roi Soleil, du grand roi, qui pendant 60 ans, appauvrit la France, affama ses sujets, martyrisa le peuple, et fut effrayé lorsqu’à 77 ans, il dut quitter cette vie qu’il combla de son luxe et de ses crimes !
Comme tous les maux qui ravagent l’humanité, le despotisme découle du principe d’autorité et nous avons constamment dénoncé les méfaits déterminés par l’application de ce principe. Tout être auquel on abandonne une parcelle d’autorité est enclin à abuser des pouvoirs qui lui sont conférés ; il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’un homme auquel on donne toute licence pour diriger une Nation, un État, qui n’est soumis à aucun contrôle, qui n’a à répondre devant personne de ses gestes, de ses actions, abuse de ce pouvoir. L’histoire nous a suffisamment édifiés sur les désastres causés par le despotisme et il semble cependant que les peuples n’ont pas appris grand chose à son étude. Ils se laissent encore, de nos jours, mener par les despotes qui poursuivent l’œuvre de destruction sociale.
On peut comprendre que dans le passé — l’ignorance étant un facteur de despotisme — les hommes se soient laissé gouverner aveuglément par des tyrans ; mais comment admettre, qu’en notre siècle de progrès et de science, où le peuple a, malgré tout, la possibilité de se livrer à certaines recherches, où la lecture lui fournit un bagage de connaissances que ne possédaient pas ses aînés, il consente encore à être conduit comme un vil bétail, et s’agenouille devant ses bergers qui l’exploitent et le tuent. C’est inconcevable, et cette passivité ne peut être mise que sur le compte de sa lâcheté et de sa paresse politique.
Comme tout ce qui est abusif, le despotisme n’a qu’un temps, et détermine une réaction, toujours violente. C’est ce qui explique que, dans les pays où il s’exerce on assiste fréquemment à des attentats ou à des complots. Nous savons que ni le complot, ni l’attentat, ne peuvent être considérés comme un but, et que seule la révolution sociale peut libérer l’humanité et permettre l’éclosion d’une société meilleure. Nous avons signalé que le despotisme ne s’exerce que favorisé par la lâcheté de la grande majorité du peuple et nous avons déjà dit que dans les pays où la liberté la plus élémentaire est férocement brimée, où il est impossible aux travailleurs de s’exprimer librement par l’organe de la presse, où le droit de réunion est interdit, où la dictature règne en maîtresse ; partout où tous les autres moyens se sont manifestés inopérants, et où il est indispensable que la Révolution vienne, de son souffle énergique et puissant, balayer l’air, pour en chasser les miasmes du despotisme, on ne voit pas quels autres procédés que le complot, signe avant-coureur des révoltes fécondes, peuvent être employées. (Voir Complot, page 380).
On trouvera en outre à la page 178, la liste de certains attentats qui ont été déterminés par le despotisme.
Pourtant le despotisme a évolué, il évolue chaque jour et n’emprunte pas à présent les mêmes formes que dans le passé. Le peuple qui s’est nourri depuis quelques années du lait démocratique, accepte d’être gouverné, mais se refuse à admettre qu’il est un esclave à la merci de ses maîtres. Il subit la main de fer à condition cependant qu’elle soit recouverte du gant de velours. Et les maîtres font cette concession au peuple, Ils portent le gant. Le résultat reste le même, si les formes ont changé.
Le despotisme d’un Bonaparte apparaît mesquin et petit à côté de celui des gouvernants modernes. Les ruines accumulées durant le premier empire ne sont rien à côté de celles engendrées par la folie furieuse des chefs d’Etat, républicains ou royalistes, qui déclenchèrent la grande tuerie de 1914. Il est évident que si l’on avait dit au peuple qu’il devait se battre, pour Guillaume Il ou pour Poincaré, il eût sans doute refusé. Il eût hésité à abandonner sa terre, son foyer, sa famille, pour défendre l’honneur d’un quelconque tyran ; mais le despotisme s’est modernisé, avons-nous dit, et les hommes du monde entier sont partis au massacre, parfois en chantant, avec la douce illusion de se sacrifier pour une cause juste, alors qu’en réalité ils allaient se faire tuer pour un despote occulte, resté dans l’ombre, caché dans les plis du drapeau démocratique, pour un despote plus cruel, plus meurtrier, plus barbare, que tous ceux du passé : le capital. Pendant quatre années, les maîtres invisibles du monde exerçant leur despotisme, jetèrent en pâture au Dieu de la guerre, des millions et des millions de jeunes êtres virils, ils livrèrent à la dévastation des millions d’hectares de terre cultivable, ils arrêtèrent toute la production utile du monde, et cependant l’exemple n’est pas encore suffisant, et l’expérience tragique n’a pas su inspirer à la collectivité une haine farouche contre l’autorité qui, fatalement, devient abusive et se transforme petit à petit en despotisme.
Nous pouvons dire aujourd’hui que le despotisme, n’est pas la manifestation du pouvoir absolu abandonné entre les mains d’un seul individu, mais d’une minorité qui exerce son pouvoir, par l’intermédiaire d’un homme de paille, placé à la tête d’un Gouvernement.
Mussolini est un despote, mais il n’est pas le despotisme, il est un agent du despotisme ; son autorité est subordonnée à celle d’une catégorie de dirigeants obscurs : banquiers, financiers, industriels, qui tirent les ficelles et dirigent toute la politique intérieure et extérieure de la Nation. Est-ce à dire qu’il est irresponsable ? Non pas. Il porte, au contraire, une grosse part de responsabilité dans les actes criminels du despotisme, mais sa disparition ne marquerait pas la fin du despotisme et, derrière lui, apparaîtrait immédiatement un autre pantin qui se livrerait aux mêmes inconséquences et aux mêmes abus. Il en est de même, pour le fantoche espagnol, qui mène son pays à la ruine. Primo de Rivera peut s’effacer, les ravages du despotisme ne s’arrêteront, que lorsque le despotisme sera écrasé sous le talon populaire..
Ne confondons donc pas les effets et les causes. C’est à la source qu’il faut remonter pour trouver une solution logique et raisonnable, et c’est parce que toutes les écoles politiques et sociales s’y refusent, qu’elles sont incapables de résoudre le problème posé depuis si longtemps devant l’humanité.
A quoi bon s’élever contre la tyrannie d’un despote, contre l’exercice arbitraire d’un pouvoir si les remèdes que l’on apporte ne sont pas susceptibles d’arrêter le mal ? A quoi bon protester contre les abus, contre les crimes du despotisme, si toutes les formes de gouvernement qu’on lui oppose, renferment également le virus malfaisant oui inévitablement, engendrera, en évoluant, les mêmes méfaits ? La politique du moindre mal est à nos yeux ridicule et dangereuse, car elle donne au peuple une espérance stérile, qui ne se traduit en fin de compte que par la désillusion et le découragement.
« A quoi bon changer, dit le peuple, c’est toujours la même chose ! » C’est toujours la même chose, parce qu’il le veut ainsi ; c’est toujours la même chose parce qu’il se refuse à écouter la voix de la raison ; c’est toujours la même chose, parce que après avoir été trompé par Pierre, il consent à être trompé par Paul et ne veut pas trouver en lui la force et l’énergie de détruire les causes déterminantes de sa souffrance et de sa misère. C’est toujours la même chose parce qu’il ne veut pas que ça change.
Le despotisme peut disparaître, doit disparaître. Il peut céder la place à une forme d’organisation répondant au désir de liberté de la collectivité, mais il ne suffit pas pour cela du courage et de l’héroïsme de quelques individus qui, se sacrifiant, débarrassent de temps à autre l’humanité d’un despote, car le despotisme survit au despote. Il faut la force coalisée de tous les opprimés, de tous les parias, la révolte consciente de tous les hommes nouveaux et d’avenir, pour monter à l’assaut du Capital et de l’Autorité qui en sont les causes déterminantes. Alors, le despotisme aura vécu.
DESSEIN. n. m. Le mot dessein signifie : projet, intention résolution. Avoir de grands desseins, de beaux desseins, de nobles desseins, des desseins hardis, de sombres desseins.
Non ; quoi que vous disiez, cet horrible dessein
Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein.
Mettre ses desseins à exécution, c’est-à-dire exécuter ce que l’on avait conçu, prémédité, arrêté, envisagé. Nourrir de sinistres desseins à l’égard de quelqu’un, c’est-à-dire chercher des moyens de lui nuire, de lui faire du mal.
Les desseins de Dieu sont impénétrables, disent les croyants. Mais ceux des hommes qui font commerce de la religion ne le sont pas et il est triste de constater qu’ils viennent souvent à bout de ces desseins, qui consistent à abêtir le peuple pour le mieux maintenir dans l’esclavage. Et les prêtres qui nourrissent d’inavouables desseins sont nombreux. Ils ne se rencontrent pas seulement dans les églises où les fidèles idolâtrent des dieux spirituels mais aussi dans les églises civiles, plus dangereuses peut-être que les autres. Les desseins du politicien qui siège au Palais-Bourbon, à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite, ne sont pas moins intéressés que ceux d’un quelconque curé ou pasteur, et les plans qu’il élabore sont tous destinés à lui assurer une vie large et facile, au détriment de la masse d’aveugles qui l’adorent.
Et le peuple, lui, n’a pas de desseins bien définis et c’est la cause pour laquelle il est facile de l’exploiter. Lorsqu’il aura formé le dessein de se libérer, et travaillera courageusement à sa réalisation, alors seront voués à un échec certain tous les sombres desseins de ses oppresseurs.
DESSIN. n. m. Le dessin est l’art d’imiter, en se servant de lignes, la forme des choses, des objets, des individus. Avec la musique, le dessin a dû être le premier des arts, car s’il fut de tous temps naturel à l’homme de manifester sa joie ou sa peine, sa gaîté ou sa tristesse, par des cris, des sons, des intonations, aux époques reculées de l’humanité, alors que les progrès de la civilisation n’avaient pas encore apporté à l’individu un bagage suffisant de connaissances, le dessin a été pour lui l’unique moyen de conserver la forme d’êtres ou d’objets qui lui étaient chers, ou encore de manifester ses désirs et ses besoins lorsque la parole n’arrivait pas à refléter sa pensée.
Certains historiens prétendent que le dessin fut inventé par une jeune fille grecque qui, voulant conserver les traits de son amant, traça sur le mur le contour le son ombre. Cette explication est sans fondement et il nous semble que l’on ne peut attribuer à personne l’invention du dessin qui se perd dans la nuit des temps ; le plus raisonnable est de supposer que, aux âges les plus lointains de l’histoire, l’homme a cherché à imiter, sur le sable ou sur la pierre, l’image qui se présentait à lui sous une forme quelconque.
Ce qui est certain, c’est que le dessin a précédé la sculpture et la peinture, dont il est le principe fondamental et, bien que peu expressif et plutôt grave, il présentait déjà un certain esprit artistique chez les Égyptiens. Il acquit par la suite de la souplesse, de la beauté et de l’élégance pour arriver à atteindre de nos jours au plus haut degré de perfection.
Il y a plusieurs sortes de dessins. Le dessin au crayon, à la plume, à l’estompe, etc., etc…, mais, quelle que soit sa qualité, il nécessite de la part de celui qui l’exerce une connaissance assez étendue de l’anatomie, de la perspective et de l’expression, pour rendre et reproduire les caractères, les mouvements et les gestes d’une façon naturelle et artistique.
Le dessin n’offre pas seulement des satisfactions à la vue et à l’esprit, il trouve aussi son utilité dans l’industrie. Les progrès de la science, et plus particulièrement du machinisme dans toutes ses manifestations, nécessite l’emploi d’une armée de dessinateurs, qui ne doivent pas être seulement des artistes, mais aussi des techniciens. La connaissance du dessin géométrique facilite la tâche de l’ouvrier qui a à fabriquer une pièce quelconque et son étude ne saurait trop lui être recommandée, car il tient lieu de parole et d’écrit dans tous les arts mécaniques.
Le dessin est donc un art utile et agréable, qui nous offre de multiples jouissances à tous les moments de notre existence. Si la maison que nous habitons a été, avant d’être bâtie, dessinée sur le papier par les soins de l’architecte, le papier peint qui couvre les murs de nos appartements et qui égaie un peu le modeste logis du travailleur, est également dû au dessin de l’artiste ignoré et inconnu qui a su combiner les quelques couleurs mises à sa disposition. Et il en est de même pour les étoffes que nous portons, pour les broderies et les dentelles qui ornent le linge, pour les tapis, enfin pour tout ce qui nous entoure et flatte notre vue. Le dessin est donc utile, nécessaire, indispensable au peuple, puisqu’il lui procure certaines satisfactions et si tous les dessinateurs ne sont pas de très grands artistes et si les Michel Ange, les Léonard de Vinci et les Raphaël, sont rares, il n’en est pas moins vrai, que nous bénéficions à chaque instant, du travail des modestes artisans, qui, à la plume ou au crayon, exécutent pour nous, pour frapper notre sensibilité, une figure ou une fleur, un animal ou un paysage, ou tout autre objet imaginaire.
Pourquoi faut-il que comme celui de l’écrivain et du journaliste, le crayon du dessinateur se prostitue et se prête à l’accomplissement d’œuvres inhumaines ? L’avion qui viendra demain bombarder les villes et les campagnes, le canon qui crachera sa mitraille, furent, eux aussi, exécutés sur le papier, avant d’avoir été façonnés par la main de l’ouvrier. Chacun, hélas !, a sa part de responsabilité dans les actions nuisibles qui engendrent les désastres et les catastrophes, et ce n’est que par l’accord du travailleur manuel et intellectuel, qui ont chacun, leur place et leur utilité dans la société, que l’on arrivera, un jour, à vivre harmonieusement. Alors, le dessin célèbre de Willette représentant des anges bourrant la gueule du canon avec des gerbes de blé, ne sera plus un rêve mais une réalité.
DESSOUS. n. m. Partie inférieure d’un objet. Le dessous de la chaise, le dessous de la table. Au figuré être au-dessous, signifie, être plus bas dans l’ordre hiérarchique de l’échelle sociale. Un ouvrier est au-dessous d’un contremaître ; un contremaître est au-dessous d’un directeur. A l’armée un soldat est au-dessous d’un caporal, un caporal est au-dessous d’un sergent et ainsi de suite. Il n’y a qu’au-dessous du simple soldat et de l’ouvrier qu’il n’y a plus rien, ni personne.
Il est un proverbe qui dit « qu’il ne faut jamais regarder au-dessus de soi, mais toujours au-dessous, si l’on veut être heureux ». Cette conception du bonheur n’a pu germer que dans l’esprit maladif d’un conservateur quelconque considérant sans doute que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Car, en vérité, si le peuple souffre et s’il est malheureux, c’est uniquement parce qu’il ne veut pas regarder au-dessus de lui et qu’il reste aveuglément étranger à tout ce qui l’entoure.
Il m’est arrivé parfois, durant de belles et chaudes après-midi de printemps ou d’été, et lorsque mes loisirs me le permettaient, de me promener dans les quartiers aristocratiques de la capitale. Il m’est arrivé de me perdre dans le Parc Monceau, ce coin superbe du cruel Paris et d’y rêver à l’ombre des grands arbres fleuris. Tout autour de moi, je contemplai les mines saines et joyeuses, resplendissantes de santé de toute cette jeunesse riche, à laquelle rien ne manque et qui évolue et qui grandit gâtée, choyée, sans que jamais l’ombre d’un désir inassouvi vienne troubler le bonheur et la quiétude. Et immédiatement, par la pensée, je me revoyais dans les autres quartiers de la ville lumière, dans les quartiers ouvriers, populeux, où les enfants manquent souvent du nécessaire et de l’indispensable. Et je me disais que si le peuple savait regarder au-dessus de lui, il ne serait pas possible que persistât une telle inégalité sociale.
Il faut regarder au-dessus de soi. Regarder en bas c’est s’abaisser, regarder en haut c’est se grandir. Nous sommes des révolutionnaires, non pas parce que nous voulons que la bourgeoisie partage le sort du peuple, mais pour que le peuple participe à toutes les joies, à tous les bonheurs, et qu’il partage le sort matériel de la bourgeoisie. Le travail pourrait procurer à chacun une somme de bienfaits incalculables, si les privilèges ne venaient pas diviser en classes une humanité où les individus perdent leur temps à se déchirer comme des bêtes féroces.
Mais le peuple ne sait pas et ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’il ne veut pas savoir. Si, en ce qui concerne son bien-être, il doit regarder au-dessus de lui en ce qui regarde la politique il lui serait profitable d’en étudier les dessous. Mais, à quoi bon ? On désespère parfois, en constatant la passivité avec laquelle le peuple se laisse berner, sans vouloir écouter les conseils désintéressés qui lui sont offerts. Déjà. en 1883, il y a donc près de cinquante ans, le célèbre pamphlétaire, Octave Mirbeau, écrivait :
« Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent, chaque matin, pour un sou, les journaux, grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu lisais parfois, au coin de ton feu, Schopenhauer et Max Nordeau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus cruel ennemi. Ils te diraient en connaisseurs d’humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines. » (Octave Mirbeau.)
Et le peuple n’a pas suivi les bons conseils de Mirbeau ; il n’a pas lu Schopenhauer, il n’a pas lu Nordeau et il est resté dans son ignorance. Il ne connaît rien des dessous de la politique et de la finance et pourtant il a eu sous les yeux des exemples symboliques de la corruption politique.
Puisons dans un vieil ouvrage de Francis Delaisi, aujourd’hui introuvable : La démocratie et les Financiers, un cas typique des dessous parlementaires. Le cas cité par Francis Delaisi fut étalé à la suite d’un procès retentissant entre M. Charles Humbert, alors sénateur de la Meuse et le journal qui dit tout, qui sait tout : le Matin.
« M. le sénateur Humbert est comme il le dit lui même, un « enfant du peuple ». Engagé dans l’armée comme simple soldat, puis élève à l’école Saint-Maixent, puis officier d’ordonnance du général André, enfin secrétaire général du Matin, député puis sénateur, il n’a, il l’avoue, aucune fortune personnelle. Pour entrer au Parlement, il a dû renoncer au métier militaire, qui était son seul gagne-pain.
Il n’a donc comme ressources normales que :
1° Son indemnité parlementaire, soit 15.000 Fr.
2° Le revenu de la dot de Mme Humbert qu’il évalue lui-même à 2.500 Fr.
Total : 17.500 Fr.
Or, il dépense pour son train de maison :
Pension de Madame… 18.500
Appartement personnel… 5.000
Habillement, logement, chaussures… 1.500
Nourriture… 3.000
Villégiature… 1.200
Assurance sur la vie… 1.600
« Membres pauvres de ma famille »… 1.500
Divers (demi-londrès, etc.) … 2.000
TOTAL : 33.800
On le voit pour un homme sans fortune, notre sénateur a un joli train de maison.
En outre, il lui faut :
Un bureau rue de Madrid… 1.800
Secrétaire, garçon de courses, sténographe, frais de bureau, chauffage, timbres… 15.000
Automobile… 5.000
Voitures… 750
TOTAL… 22.500
Enfin, il ne faut pas oublier qu’on a un département à visiter, des électeurs à satisfaire :
Logement à Verdun… 1.800
Habillement des pauvres de l’arrondissement… 1.500
Secours aux miséreux de l’arrondissement… 750
Sociétés patriotiques, concours, etc. … 750
Prix aux élèves des écoles primaires… 500
Fournitures scolaires… 250
Bienfaisance… 500
Voyages à Verdun… 1.800
TOTAL : 7.850
En somme, notre sénateur dépense :
Train de maison… 33.800
Frais de bureaux… 22.550
Frais électoraux…7.850
TOTAL : 64.200
Réduit à son indemnité parlementaire et à la dot de sa femme (en tout 17.500 Fr.), M. le Sénateur Humbert serait donc en déficit chaque année de 46.700 francs.
Or, il accuse un bénéfice net de 2.300 francs. Comment s’opère ce miracle ? D’où viennent donc ces 49.000 francs de boni ?
Remarquons d’abord que l’indemnité parlementaire n’y est pour rien.
M. Humbert avoue 7.850 Fr. de frais électoraux annuels. C’est déjà plus que la moitié de son traitement de sénateur. Mais il oublie quelque chose : son élection lui a coûté quelques billets bleus. Ses adversaires disent 100.000 à 300.000 francs…
Heureusement, nos « honorables » sont débrouillards ; ils savent se retourner. M. Charles Humbert ne gagnant rien comme sénateur, et ayant donné sa démission d’officier, s’est fait journaliste et publiciste.
À ce titre :
La Lanterne lui donne… Fr. 1.800
La Correspondance Républicaine… 1.800 La Grande Revue… 3.000
Journaux étrangers… 1.400
Son livre : Sommes-nous défendus ?… 3.000
Les Vœux de l’Armée… 1.500
TOTAL : 12.500
D’autre part, MM. Darracq et Serpollet, gros fabricants d’automobiles, viennent d’inventer un type de camions dits : « poids lourds » destinés au transport de grosses charges, et ils désirent en faire acheter un lot par le ministère de la Guerre. Mais pour cela, il faut que le Parlement vote les crédits nécessaires : on nommera une Commission ; la Commission désignera un rapporteur ; il faut s’entendre avec ce rapporteur. Or, il se trouve précisément que M. le Sénateur Humbert est rapporteur du budget de la guerre. C’est donc à lui qu’il faut s’adresser.
C’est ainsi que fut signé le traité que toute la Presse a publié :
MM. Darracq et Serpollet, donnent à M. Charles Humbert, le titre d’agent général de leur maison, avec 12.000 francs d’appointement fixe, plus tant pour cent sur les camions vendus… D’autre part, le Journal n’hésite pas à offrir 18.000 francs par an au rapporteur Charles Humbert, comme rédacteur spécialiste des questions militaires.
Résultat :
Quelques camions vendus… Fr. 7.500
Des mitrailleuses et autres valeurs industrielles qui rapportent… 1.500
Appointements fixes comme agent général… 12.000
Comme rédacteur au Journal… 18.000
Journalisme politique… 12.500
TOTAL : 51.500
(Puisé dans la Démocratie et les Financiers de Francis Delaisi, Edition de la Guerre Sociale, 1911)
Est-ce clair, est-ce net, est-ce précis ? Ces chiffres sont d’avant-guerre, mais ils sont suggestifs et démontrent lumineusement ce que sont les dessous de la politique. Et M. Charles Humbert n’est pas une exception. Il n’est ni plus mauvais ni meilleur que les autres politiciens. Tous se valent, tous tripotent, tous participent à de louches affaires que le naïf électeur ne soupçonne même pas.
Dans toute affaire politique il y a la combine ; dans toute élection un abject marchandage pour arriver le plus près possible de l’assiette au beurre, et il n’est pas de députés ou de sénateurs qui ne se soient laissés peu ou prou, corrompre, au cours de leur carrière. Les dessous de la politique sont ignobles et cependant les scandales qui éclatent de temps à autre ne semblent pas soulever dans la population l’indignation que l’on serait tenté de supposer. Le peuple assiste, indifférent, à toute cette bassesse, à toute cette corruption.
Il est parti, en 1914, à la guerre, sans en connaître les causes déterminantes, sans savoir pourquoi il allait se battre ; il est revenu, affaibli, fatigué, sans rien dire, sans protester, sans demander des comptes à ses bourreaux, et la tragédie continue comme par le passé.
À la grande guerre du droit et de la liberté, ont succédé d’autres petites guerres, dites civilisatrices : la guerre du Maroc, la guerre de Syrie, la guerre de Chine, qui se poursuivent encore, et si le peuple n’a pas eu connaissance des dessous qui ont déterminé la boucherie de 1914 ; il ne connaît pas plus pour quels intérêts inavoués il va se faire tuer en Syrie ou en Chine. Qu’attend-il ? Que toute l’humanité soit noyée dans le sang ? Qu’il soit réduit à l’état de l’esclave préhistorique ? Cela ne pourrait tarder. Encore quelques années d’un tel régime, et il ne pourra plus se relever. Il sera la bête de somme qui traîne son lourd fardeau, et sa chaîne sera si fortement imprimée dans sa chair qu’il ne pourra plus en effacer la trace.
Qu’il brise le paravent, qu’il jette un regard dans les coulisses, qu’il retourne les cartes, pour qu’au grand jour il puisse travailler au bonheur social ; c’est le rôle historique du peuple, c’est le devoir et la tâche qu’il a à remplir, s’il ne veut pas sombrer dans la plus profonde des misères et s’il ne veut pas assister à la décadence de l’humanité.
DESTIN. n. m. (du latin destinare qui signifie : destiner, arrêter, fixer, décider). Aux yeux de quantité de gens, le destin est une suite d’événements, de phénomènes, heureux ou malheureux, tracés à l’avance sur le grand livre de la vie, par une puissance obscure, et contre lesquels il est inutile de lutter, ou d’opposer la moindre résistance, ceux-ci devant se manifester et se produire en vertu d’une fatalité inéluctable.
Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que des êtres qui s’imaginent être libérés de toute croyance religieuse, de tous préjugés, se refusent à admettre que le destin n’est que l’enchaînement des effets et des causes, et si pour eux l’idée du destin ne personnifie pas la providence, ils n’en sont pas moins convaincus que tout dans l’existence est réglé, et que les arrêts du destin sont invariables, irrévocables.
« Il faut se soumettre à son destin. » « La plainte ni la peur ne changent le destin. » (La Fontaine). Tel est l’esprit qui a dominé le monde pendant des siècles et qui exerce encore une influence considérable. Pour nous, une telle conception du destin est rétrograde et celui qui la partage, ne peut être qu’imprégné, à son insu, des vieilles idées religieuses.
D’autre part, cette croyance aveugle en son destin, ou en la destinée des êtres et des choses, est un facteur, de faiblesse, de lâcheté et d’asservissement. Que de fois n’avons-nous pas entendu, et plus particulièrement lorsque l’on s’adresse au travailleur pour lui faire entrevoir sa condition inférieure et misérable, que le destin le voulait ainsi, et que, quoi qu’on dise ou quoi qu’on fasse, cela ne changera jamais ?
C’est cette idée, imprimée dans le cerveau des opprimés par des siècles et des siècles d’esclavage, qu’il faut énergiquement combattre. Il faut lutter contre cette ignorance, qui arrête toute velléité de révolte chez le travailleur et lui fait accepter son sort avec passivité.
Aucune force occulte ne nous dirige, aucune puissance extérieure ne nous guide. Tout est déterminé dans la vie, et le bonheur des hommes, ne peut être, n’est et ne sera que le produit, le fruit, de leur travail.
Si les serfs du moyen âge, si nos aînés du xviiie siècle s’étaient endormis dans leur souffrance, s’ils avaient attendu les « arrêts du destin », nous n’en serions pas aujourd’hui à bénéficier des quelques bienfaits dus à leurs révoltes, et au progrès de la science et de la civilisation. « Ce sont les hommes eux-mêmes qui s’attirent leurs maux », ce sont eux aussi qui forgent leur bonheur.
« Nulle main ne nous dirige, nul œil ne voit pour nous ». Sachons nous diriger, et sachons écarter le voile qui fut placé devant nos yeux pour nous cacher la vérité. La force du destin est une croyance indigne d’un siècle de science et de philosophie, c’est un vestige du temps passé, qui fut utilisé pour maintenir les esclaves sous le joug de leurs maîtres, pour dominer les parias, et pour refréner leurs légitimes élans de révolte ; mais aujourd’hui, les opprimés doivent étancher leur soif de libération ; ils doivent savoir et, s’ils ne savent pas, apprendre que la vie est une suite de phénomènes déterminés, qui s’enchaînent les uns aux autres et que l’homme possède en lui la force et la puissance de déterminer certains de ces phénomènes.
« L’homme a besoin de se sentir grand, d’avoir, par instant, conscience de sa sublimité et de sa volonté. Cette conscience, il l’acquiert dans la lutte : lutte contre soi et contre ses passions, ou contre des obstacles matériels et intellectuels. Or, cette lutte, pour satisfaire la raison, doit avoir un but. L’homme est un être trop rationnel pour approuver pleinement les singes du Cambodge jouant par plaisir avec la gueule des crocodiles. » (J.-M. Guyau)
Et Guyau a raison, la conscience ne s’acquiert que dans la lutte, et la lutte doit avoir un but. Ce but pour nous, c’est la libération totale du genre humain, et il n’est pas possible que nous ne l’atteignions pas.
L’homme a lutté contre des forces naturelles ; il a triomphé et est arrivé à les asservir. Ayant triomphé de forces, de causes et d’effets indépendants de sa volonté, il arrivera à vaincre les effets et les causes qu’il engendre lui-même et dont il est la victime. Il porte son destin avec lui et, selon son vouloir sa volonté, son pouvoir grandira, il arrivera à se libérer de toutes les contraintes exercées sur lui par ses semblables, et sa destinée lui apparaîtra douce et harmonieuse.
DESTITUTION. n. f. (du latin destitutio). Dépourvoir, priver quelqu’un de son emploi, de sa charge ou de sa fonction. Prononcer la destitution d’un monarque, d’un préfet, d’un maire, d’un fonctionnaire, etc…
Dans notre belle république, se réclamant pourtant de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, il n’est pas rare de voir des fonctionnaires être destitués en raison de leurs opinions politiques. Il est fréquent que, dans des mouvements de grève, par exemple, lorsque le maire d’une cité se refuse à user de son autorité et de son influence au profit des employeurs, on voie le préfet, représentant direct du Gouvernement, le destituer de sa charge.
Mais toute puissance gouvernementale est éphémère. Nous avons vu, dans le passé, que des despotes, des autocrates, des dictateurs ont été destitués ; des monarchies se sont écroulées par la volonté du peuple, et il y a peu de temps encore, Guillaume II, empereur d’Allemagne fut obligé d’abandonner le pouvoir et, quelques mois avant lui, l’empereur de toutes les Russies cédait la place à la révolution triomphante. Le travail n’est pourtant pas terminé. La destitution de tous les petits monarques de la démocratie s’impose pour que les peuples soient heureux et libres. Les capitalistes doivent être destitués de leurs privilèges, et alors seulement, lorsqu’auront disparu toutes les formes de l’autorité, la Révolution aura accompli son œuvre.
DESTRUCTION. n. f. (du latin destructio). Action de détruire, d’abattre, de démolir, de ruiner, d’anéantir, de faire disparaître une chose quelconque. La destruction d’une maison, d’un édifice, d’un palais, d’un empire, d’animaux nuisibles, d’un régime, etc., etc….
La nature impitoyable, indifférente et indomptée, accomplit parfois un tragique travail de destruction. Les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les raz de marée, les typhons détruisent souvent des villes entières et provoquent des ravages que les forces et le génie humains sont impuissants à surmonter.
S’il est impossible à l’homme d’arrêter les désastres et les fléaux naturels, du moins devrait-il s’attacher à ne pas se joindre aux éléments déchaînés, pour ajouter encore à la misère humaine ; mais il semble, au contraire, que l’homme se plaît également à détruire et aussi loin que nous plongions dans son histoire, nous le voyons poursuivre une œuvre de destruction.
L’ambition des puissants, la soif de domination engendre les guerres, et à travers les âges, le grand livre de la civilisation est taché par le sang versé inutilement, au profit des despotes et des tyrans. Depuis des siècles et des siècles que l’humanité marche aveuglément, rien de stable ne fut établi et aussi solides que paraissaient les bases sur lesquelles s’élaborèrent les grandes organisations du passé, elles n’étaient cependant construites que sur des sables mouvants, et furent détruits comme châteaux de cartes balayés par le vent. Et cela n’étonne nullement lorsque l’on a compris que l’autorité ne peut rien construire de puissant et que, loin d’être une source de force, elle est une manifestation de la faiblesse. Une autorité, quelle qu’elle soit, peut être détruite par une autorité plus grande, et la force brutale peut imposer temporairement la volonté d’un individu ou d’un groupe. Tout cela n’est cependant que du provisoire. Inhérente à l’autorité, la force ne peut-être que relative, et est contrainte à s’incliner lorsqu’on lui oppose une force supérieure.
Et c’est là l’erreur séculaire des hommes. Depuis toujours, et de nos jours encore, les grandes agglomérations humaines ne se sont pas organisées en ayant soin de se reposer sur la raison et de s’appuyer sur des principes sociaux susceptibles d’assurer la paix et la stabilité des sociétés, mais en cherchant et en puisant leur puissance en la force de leurs guerriers et de leurs armes, sans s’apercevoir que la force, élevée au niveau d’un principe, d’un symbole, ne pouvait produire de la vie, mais qu’engendrer de la mort et de la ruine.
Nous disons que l’autorité et la force sont des facteurs de destruction. Quel plus bel exemple peut-on citer que celui de Carthage, la grande cité : africaine, restaurée au ixe siècle avant J. C. et qui, en 600 ans de succès ininterrompus, fonda le grand empire maritime de la Méditerranée.
Que reste-t-il aujourd’hui de toute cette richesse, de toute cette splendeur ? Rien. « L’Esclavage divisait la patrie en castes ennemies ; une constitution aristocratique fermait les carrières de la politique aux ambitions légitimes du peuple ; l’argent, non le patriotisme recrutait les armées. La production agricole et industrielle ne faisait pas équilibre au négoce, Carthage était réduite à poursuivre toujours de nouveaux débouchés, de nouveaux tributs et, quand l’adhésion spontanée manquait, de les imposer par la guerre. Elle était ainsi amenée à s’appuyer sur la force, non sur le droit ; sur l’intérêt, non sur la justice ; sur la ruse et la fraude, non sur la loyauté des échanges. Devenant puissance guerrière et oppressive, elle devait chanceler et succomber quand elle se heurterait contre plus fort qu’elle. Cet écueil, elle le trouva en Sicile et en Espagne ; alliée des Romains pendant plusieurs siècles, elle dut, un jour, devant des résistances imprévues, engager la lutte et vaincre ou périr. Elle périt après des efforts gigantesques, par les ordres implacables de Rome jalouse, l’an 146 avant J. C. Le pillage, l’incendie, les massacres, châtièrent six siècles d’une domination insolente, éternel avertissement donné au peuple, qui, abusant de l’art nautique, fondent une tyrannie sur le monopole maritime : tôt ou tard ils sont balayés de la scène pour n’avoir pas reconnu à chaque peuple son rôle et son droit. » (Jules Duval)
Carthage se débattit longtemps. Les luttes qu’elle entreprit contre Rome, connues sous le nom de guerres puniques, sont légendaires. A la première de ces guerres, de 264 à 242 avant J. C., elle perdit la Sicile ; à la seconde, de 219 à 202, elle abandonna l’Espagne, et à la dernière, de 149 à 146, elle fut anéantie.
Relevée par César, elle redevint un centre d’activité mais fut prise d’assaut en 698 par les Arabes et, cette fois, totalement détruite. Il ne reste plus, actuellement, à quelques kilomètres de Tunis, que quelques ruines pour aviver le souvenir de l’excursionniste et lui rappeler les grandeurs de la ville lumière qui rayonna sur le monde durant six siècles.
Et pourtant, l’avertissement de Carthage fut inutile et l’histoire se répète sans imprimer aux hommes un enseignement profitable. En notre siècle de progrès et de science, où toute l’activité humaine devrait se dépenser à l’élaboration d’une société rayonnante de joie et de bonheur, il apparaît que l’œuvre de destruction continue et, en regardant dans le passé, on tremble d’entrevoir un avenir où s’amoncellent les ruines d’une civilisation féroce et barbare.
Vingt et un siècles ont passé depuis la décadence de Carthage, et la ruine de cet empire ne se comprendrait pas « si l’on ignorait que, par une loi fatale, toute civilisation parvenue à son apogée, est destinée à périr, comme un fruit mûr, si elle ne revêt pas, par sa propre énergie, une forme sociale supérieure ». Vingt et un siècles ont passé, et l’Europe a grandi, au milieu des sciences et des arts, donnant naissance à des puissances qui se disputent à leur tour l’hégémonie du monde.
L’Angleterre, inspirée peut-être par la puissance commerciale et industrielle de Carthage, aspire à la souveraineté absolue et étend son domaine en se reposant sur sa force maritime. La France et l’Allemagne, moins puissantes sur mer, cherchent à consolider leurs entreprises industrielles et commerciales en s’appuyant sur leur force armée. La colonisation est devenue une nécessité, impérieuse pour les grandes nations qui n’arrivent plus à écouler leurs produits et, comme par le passé, la guerre est là, menaçante, pour ouvrir par la force de nouveaux débouchés, la production et la consommation n’étant pas équilibrées au sein de ces nations. De l’autre côté des mers, des puissances neuves s’éveillent. Économiquement, les États-Unis de l’Amérique du Nord ont déjà presque asservi la vieille Europe. Le Japon cherche sa place. Industriellement et commercialement, il concurrence sur le marché colonial les grandes puissances européennes et Nord américaines qui veulent s’imposer dans le grand empire chinois et y écouler leurs produits aux 500 millions d’habitants. Et toute cette soif de domination économique, source d’esclavage et de misère, donnent naissance à des conflits qui ne peuvent se régler que dans le sang des peuples.
La grande guerre de 1914 n’est peut-être que le prélude, de nouvelles tueries, plus terribles, plus monstrueuses, plus barbares que la précédente, et la destruction d’une partie de la France, sera sans doute suivie de la destruction d’une partie de l’Europe.
N’oublions pas, cependant, que ce qui précipita la ruine de Carthage, ce fut une terrible guerre qu’elle eut à soutenir, entre les deux dernières guerres puniques, contre les mercenaires qui s’étaient révoltés. Les mercenaires modernes en auront peut-être bientôt assez, à leur tour, de verser leur sang, pour des causes qu’ils ignorent, qui n’offrent pour eux aucun intérêt, et de se sacrifier pour défendre les privilèges et les biens de leurs adversaires et de leurs ennemis.
Ils détruiront alors, tout ce qui gêne la libre évolution des individus ; mais leur œuvre de destruction sera saine, puisqu’elle aura pour but le bonheur de l’humanité. Ayant bénéficié des expériences du passé, les mercenaires ne détruiront plus pour détruire, ils ne s’attaqueront plus aux palais, aux châteaux, aux richesses, à tout ce qui est une source de bien-être et de joie, mais aux vieux taudis infects et misérables dans lesquels ils sont entassés, aux prisons derrière lesquelles gémissent des parias, victimes de l’inégalité sociale, aux institutions qui déterminent tant de calamités ; ils détruiront tout ce qui engendre la misère et les larmes, et ayant su détruire, ils sauront reconstruire. C’est à cette seule condition que le xxe siècle peut sortir de l’abîme dans lequel il est tombé. Si les hommes sont incapables de briser avec le passé, d’élever une barrière entre hier et demain, alors, une fois encore, la civilisation arrivée à son apogée s’écroulera et ce sera l’éternel recommencement. La liberté, pleine et entière peut offrir une chance de salut, mais la liberté ne se donne pas, elle ne se demande pas ; elle se prend ; il faut la conquérir avec vaillance et courage. La Révolution n’est pas destructive, elle est constructive, à condition, toujours, d’être animé par un désir de liberté et non par une soif d’autorité. Sachons donc faire la Révolution si nous voulons que prennent fin la destruction de l’humanité et le triomphe du despotisme.
DÉSUÉTUDE. n. f. (du latin desuetudo). Se dit, d’un mot, d’une chose, d’un objet, d’une coutume, d’un règlement, d’une loi, qui vieillissent et dont on ne fait plus usage.
Par exemple, la loi française condamne l’adultère et punit la femme qui s’en rend « coupable » à une peine variant entre trois mois et deux ans de prison ; le complice est passible de la même peine. On peut dire cependant qu’il ne se trouve pas en France un magistrat pour se conformer aux textes de cette loi, et qu’elle ne pourrait plus être appliquée sans soulever immédiatement la réprobation et la protestation générales, Cette loi ne se trouvant plus en rapport avec les mœurs de la vie moderne, est, sans avoir été abrogée, tombée en désuétude. Il en est de même de la loi sur les retraites ouvrières, pourtant récente, mais qui souleva l’indignation des travailleurs ; devant la volonté du peuple, énergiquement manifestée, de ne pas se conformer aux exigences de ladite loi, celle-ci fut enterrée sans avoir, en réalité, jamais été appliquée.
DÉTAILLER. verbe actif. Diviser en pièces, couper en morceaux. Détailler un bœuf, un mouton, une pièce de drap. Action qui consiste à répartir en divisions ; détailler un discours, un conte, un récit. Faire le détail de quelque chose.
« Ne vous chargez jamais d’un détail inutile » a dit Boileau ; il ne faut jamais, en effet, sacrifier le tout pour le détail, mais bien souvent on est obligé d’appuyer sur le détail, pour comprendre ou faire comprendre le tout. Le bagage des connaissances s’augmentant chaque jour, il est presque impossible au cerveau humain de considérer en entier l’ensemble de ces connaissances ; l’individu se trouve donc obligé de les détailler et d’e les étudier séparément, indépendamment les unes des autres.
C’est en étudiant les divers détails de. n vie sociale que l’on arrive à se faire une idée de ce qu’est la Société, de ce qu’elle devrait et pourrait être ; c’est en détaillant ses rouages que l’on est frappé par le vice et l’erreur de toutes les administrations qui président à l’activité d’une nation ; et c’est en critiquant, attaquant, et frappant la Société dans ses détails que l’on arrivera à en ébranler les bases.
Attachons-nous donc à ne rien laisser échapper de ce qui peut être pour nous une source de connaissances nouvelles. Sans nous arrêter particulièrement aux détails de second ordre, sachons détailler notre besogne et que l’activité de chacun se dépense dans la branche qu’il a étudiée, qu’il connaît et dont aucun détail ne lui échappe. Les circonstances et les événements aidant, nous arriverons ainsi, petit à petit, à étendre notre force et à transformer le monde en améliorant de sort de l’humanité.
DÉTECTIVE. Mot anglais signifiant policier. Ce mot est devenu international et sert à désigner cette catégorie de policiers spécialement attachés à la poursuite des enquêtes judiciaires et à la recherche des inculpés qui réussissent à échapper aux griffes de la magistrature.
Il y a le détective privé et le détective officiel ; ce dernier est un fonctionnaire au service de l’État et appartient au ministère de l’Intérieur. Il ne porte pas d’uniforme afin de n’être pas reconnu et pénètre partout où se manifeste une certaine activité civile, sociale ou politique. On le rencontre aussi bien dans les cercles aristocratiques de Monaco, d’Aix ou de Vichy, que dans les milieux politiques ; dans les cercles il veille à la sécurité du bourgeois qui s’amuse et se charge d’éloigner tout ce qui peut être un trouble-fête pour ces Messieurs en ribote ; dans les milieux politiques, il cherche à découvrir les buts de l’association afin de dénoncer à ses chefs l’activité des éléments composant ces milieux et d’en arrêter les effets ; en outre, ainsi que nous le disons plus haut, il poursuit, pour le service de la magistrature, les enquêtes judiciaires et recherche le criminel.
Bien que placé tout en bas de l’échelle judiciaire, le détective est peut-être le plus dangereux des individus. Sa fonction lui permet d’ouvrir toutes les portes et de troubler quiconque a le malheur de se trouver sur sa route. Dénué de tout scrupule, de tout sentiment, et, en surplus, de toute éducation, il n’hésite pas, lorsqu’il désire pénétrer un secret, à vous noircir auprès de votre entourage, pour en obtenir les renseignements qu’il juge utiles à son enquête. C’est donc un être bas et abject, qui, du reste, a admirablement été dépeint par Victor Hugo, en la personne de Javert, dans son célèbre roman Les Misérables.
Hélas ! Cette calamité officielle, qu’est le détective d’État, ne semblait pas suffisante, puisque le détective privé, à son tour, intervient pour troubler la quiétude de l’individu. Le détective privé travaille pour le compte du particulier et se charge, dit-il, de vous fournir tous renseignements que vous pourriez désirer sur une tierce personne. En réalité, son principal client est le mari jaloux, avide de rencontrer sa femme entre les bras de son amant, et qui demande le service du détective pour se livrer à cette basse besogne.
À la base de tout scandale, on rencontre le détective et les drames qu’il détermine sont innombrables ; il s’est cependant trouvé des écrivains tels Conan Doyle pour présenter le détective sous un jour sympathique. Malheureusement, Sherlock Holmes est un policier romantique qui a vu le jour dans le cerveau de littérateurs avides de succès populaires, et le détective, le vrai, est un personnage antipathique, dont il faut se méfier et qui est incapable de faire quelque chose de bien. C’est un être malfaisant au sens complet du mot et, qu’il agisse pour le compte de l’État ou du particulier, son action néfaste en tous points n’en est pas moins blâmable. Mais cessons d’en parler. Nous lui avons déjà consacré plus de place qu’il n’en mérite.
DÉTENTEUR. (du latin detentor). Celui qui possède un bien, une richesse, un pouvoir, une autorité, etc…
Le mot détenteur ne peut s’appliquer qu’à une catégorie d’individus et cette catégorie d’individus compose la bourgeoisie. C’est en vain, en effet que l’on se creuserait l’esprit pour chercher de quoi le peuple est « détenteur », à moins que ce ne soit de la misère et de la servitude.
La richesse sociale est détenue par une minorité qui en dispose à sa guise, la fait fructifier et en conserve tous les profits et bénéfices. Le pouvoir est détenu et exercé par des hommes appartenant également à la bourgeoisie, et l’autorité dont disposent ces hommes leur permet d’asservir la grande majorité des individus qui se courbent devant leurs ordres. Il ne reste donc rien au peuple, sinon l’illusion que lui a versée la démocratie, en lui laissant croire qu’il est le détenteur de toute la vie économique et politique, et que rien ne peut se faire sans sa volonté.
L’exemple du chaos social est le meilleur exemple que nous pourrions citer, si nous voulions démontrer que le peuple se dépossède chaque jour un peu plus et se livre pieds et poings liés aux aventuriers de la politique.
Il est incontestable que le peuple est détenteur de la force et de la puissance et que, s’il le voulait, il se libérerait de l’étreinte de ses oppresseurs. Mais, de même que l’intelligence est inutile si elle ne s’extériorise pas, la force et la puissance sont également inutiles si elles ne se manifestent pas au profit de celui ou de ceux qui la détiennent ; mieux, elles sont alors néfastes et nuisibles. Que le peuple donc, dont c’est la seule fortune, use de sa force, et nous verrons alors les détenteurs de toute la richesse sociale lâcher leur prise et la collectivité, goûter enfin à la joie et au bonheur auxquels elle a droit.
DÉTENTION. n. f. (du latin detentio). Le mot détention est synonyme d’emprisonnement, mais s’applique plus particulièrement pour désigner la peine qui consiste à être enfermé dans une forteresse ou une maison d’arrêt située dans un endroit offrant toutes les garanties possibles contre les tentatives d’évasion.
La détention ne se prononce d’ordinaire que contre les délinquants politiques, les traîtres, les espions, ou tous ceux qui sont considérés comme nuisibles ou dangereux à la sécurité de l’État. Naturellement, seules les autorités constituées ont le droit d’ordonner la saisie d’un prévenu ou d’un inculpé, et la détention est illégale lorsqu’elle s’est effectuée sans l’avis de juges compétents,
La détention revêt parfois un caractère d’arbitraire particulièrement scandaleux, et il est à peine besoin de rappeler la monstrueuse affaire, dénommée affaire Dreyfus, et qui, de 1894 à 1905 agita et divisa la France en deux camps. Cette affaire devait pourtant se terminer par le triomphe de la justice.
Un officier français, le capitaine Dreyfus, né à Mulhouse en 1859, fut accusé d’avoir cédé à l’Allemagne certain document militaire intéressant la défense nationale. Traîné devant le conseil de guerre, malgré ses protestations d’innocence, l’absence totale de preuves, et l’évidence de la cabale montée contre lui, il n’en fut pas moins condamné à la déportation.
C’était aux anarchistes qu’allait revenir l’honneur de défendre, une fois de plus, la justice. Le capitaine Dreyfus n’était pas des leurs ; mieux, il était leur adversaire, leur ennemi, une fois comme bourgeois, et une fois comme officier. Cependant, il était innocent ; Juif, il servait de tremplin à la meute cléricale, qui, consciente de sa faiblesse, voulait, par un coup d’éclat, relever son prestige. Écartant toute considération d’ordre politique, n’écoutant que la saine raison, les Anarchistes, les premiers, entrèrent dans la bataille. Le capitaine Dreyfus s’effaçait, il n’était plus, aux yeux des compagnons, qu’un innocent injustement condamné, grâce à une odieuse machination, et il fallait que la cause de l’humanité, de la justice, sortit victorieuse de la lutte qui s’engageait.
Sébastien Faure fit, à Paris, le premier meeting, qui souleva l’indignation populaire contre les tyrans militaires, et le peuple commença à gronder. Sa voix fut entendue, et le célèbre romancier Émile Zola, intéressé par cette sensationnelle affaire, après avoir étudié les rapports qui lui furent soumis par les fidèles défenseurs du capitaine, publia sa fameuse lettre « J’accuse », qui dénonçait la trame du sinistre complot.
Un nouveau procès eut lieu ; Dreyfus fut renvoyé devant un nouveau conseil de guerre, à Rennes, en 1899. Mais les loups ne se mangent pas entre eux, et la soldatesque ne voulut pas désarmer ; le conseil de guerre de Rennes réduisit la peine infligée la première fois, mais ne voulut pas reconnaître l’accusé Innocent. Il fut condamné à 10 ans de détention, et ce ne fut qu’en 1906 que la Cour de Cassation, après une nouvelle instruction, annula le jugement et prononça l’innocence du capitaine Dreyfus.
L’homme est doué d’une faculté d’oubli remarquable. Les misères, les souffrances, les douleurs s’estompèrent bien vite, dans l’esprit du capitaine réhabilité, et, lorsque quelques années plus tard, on vint près de lui, pour solliciter son concours afin d’arracher Rousset, une autre mais modeste victime de la galonaille, aux griffes des bourreaux, il refusa de se joindre au peuple, pour l’aider, dans son œuvre humanitaire. C’est une honte dans la vie de Dreyfus.
Dreyfus, disons-nous, était un bourgeois, cela n’empêcha cependant pas le gouvernement au pouvoir de se rendre complice de sa détention, pour satisfaire à l’ambition d’une caste qui gouvernait dans l’ombre. C’est suffisant, pensons-nous, pour souligner que, lorsqu’il s’agit d’individus appartenant à la classe asservie, les hommes de gouvernement n’éprouvent aucun scrupule à agir et à ordonner leur détention, s’ils la jugent utile à l’accomplissement de leurs desseins.
Les cas abondent de militants ouvriers, syndicalistes, révolutionnaires, détenus arbitrairement dans les prisons et les forteresses, parce qu’il plaît aux despotes qui dirigent et président aux destinées humaines qu’il en soit ainsi. Leurs crimes ? Ils veulent régénérer le monde ; ils veulent mettre fin à l’inégalité sociale ; ils veulent voir se terminer la lutte fratricide que, depuis des siècles, se livrent les hommes ; ils veulent, enfin, qu’un rayon de soleil vienne illuminer ce pauvre globe, arraché, déchiré, partagé, par l’ambition et l’intérêt. Et c’est pour cela que, de par le monde, des hommes, beaux, nobles et grands, gémissent dans des cachots.
L’emprisonnement est cruel ; mais encore, au nom de la morale bourgeoise, il se légitime. Le moraliste nous dira que la « Société » se défend contre les criminels et qu’il faut les éloigner, les enfermer pour les empêcher de nuire ; mais la détention de prisonniers politiques est odieuse, car, généralement, pour provoquer la saisie des êtres considérés comme dangereux, ne pouvant rien légalement leur reprocher, on a recours aux faux, à l’intrigue, aux mensonges, pour s’en emparer.
« La justice » asservie aux maîtres et aux puissants, joue la sinistre comédie, indispensable à l’accomplissement du forfait, et les prisons s’ouvrent et se referment sur des hommes innocents, alors que les coupables de toutes les catastrophes, de tous les cataclysmes, de toutes les tueries, jouissent, de la liberté et de la considération de la grande masse des moutons et des aveugles.
Et il en sera ainsi, jusqu’au jour où, éveillé de son sommeil léthargique, la populace, se dressant à nouveau, sera traversée par une lueur de conscience et montera à l’assaut des bastilles, derrière lesquelles se meurent des milliers de malheureux. — J. C.
DÉTENU. Être détenu, être prisonnier, être enfermé dans une prison, être privé de sa liberté.
Il y a plusieurs catégories de détenus. On peut être détenu pour dettes, pour un crime ou délit de droit commun, pour un crime ou délit politique. La détention pour dettes ou contrainte par corps, ne se pratique plus en France, sauf en ce qui concerne les dettes contractées envers l’État ou pour les amendes et frais de justice consécutifs à certains procès. Par contre, la détention pour délit politique ou de droit commun se poursuit sans interruption et sans qu’il soit possible d’entrevoir, pour le plus proche futur, un changement quelconque à un tel état de choses.
En vertu de quels principes se permet-on de priver de sa liberté un individu ayant accompli un acte aussi blâmable soit-il ? On nous dira que la Société est obligée de se défendre contre les malfaiteurs et qu’elle les enferme pour mettre les gens honnêtes à l’abri de leurs méfaits ; c’est une mesure de précaution. Cet argument ne résiste pas à l’analyse ; car, à part quelques cas excessivement rares, le crime est un incident ou un accident dans la vie d’un individu. On n’est pas criminel de profession. Il y a des récidivistes, nous objectera-t-on ? Les récidivistes sont des êtres tarés ; mais, en général, ils ne se rendent coupables que de petits faits presque insignifiants.
Il suffit d’avoir étudié tant soit peu et avec impartialité ce qu’est une prison, pour savoir qu’elle n’est peuplée ordinairement que par des vagabonds, toujours les mêmes, et que les grands criminels qui pourraient légitimer uns mesure de sécurité de la part de la « Société » y sont relativement peu nombreux..
En vérité, ce n’est pas par mesure de précaution que l’on détient des prisonniers mais en vertu de l’idée de sanction qui est à la base de la morale bourgeoise.
« Le vice appelle rationnellement à sa suite la souffrance ; la vertu constitue une sorte de droit au bonheur ».
« Est-il vrai » nous dit J.-M. Guyau « qu’il existe un lien naturel ou rationnel entre la moralité du vouloir et une récompense ou une peine appliquée à la sensibilité ? En d’autres termes, le mérite intrinsèque a-t-il le droit de se voir associé à une jouissance, le démérite à une douleur ? Tel est le problème qu’on peut encore poser sous forme d’exemple en demandant : — Existe-t-il aucune espèce de raison (en dehors des considérations sociales) pour que le plus grand criminel reçoive, à cause de son crime, une simple piqûre d’épingle, et l’homme vertueux un prix de sa vertu ? L’agent moral lui-même, en dehors des questions d’utilité ou d’hygiène morale, a-t-il à l’égard de soi le devoir de punir pour punir ou de récompenser pour récompenser ? »
« Nous voudrions montrer combien est moralement condamnable l’idée que la morale et la religion vulgaires se font de la sanction. Au point de vue social la sanction vraiment rationnelle d’une loi ne pourrait être qu’une défense de cette loi, et cette défense, inutile à l’égard de tout acte passé, nous la verrons porter seulement sur l’avenir. Au point de vue moral, sanction semble signifier simplement, d’après l’étymologie même, consécration, sanctification ; or, si, pour ceux qui admettent une loi morale, c’est vraiment le caractère saint et sacré de la loi qui lui donne force de loi, il doit impliquer, selon l’idée que nous nous faisons aujourd’hui, de la sainteté et de la divinité idéale, une sorte de renoncement, de désintéressement suprême ; plus une loi est sacrée, plus elle doit être désarmée, de telle sorte que, dans l’absolu et en dehors des convenances sociales, la véritable sanction semble devoir être la complète impunité de la chose accomplie. Aussi verrons-nous que toute justice distributive a un caractère exclusivement social et ne peut se justifier qu’au point de vue de la société : d’une manière générale ce que nous appelons justice, est une notion tout humaine et relative. » (Guyau, Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction).
Or, si nous pensons avec Guyau que toute « justice distributive a un caractère exclusivement social et qu’en dehors des considérations sociales » il n’y a aucune raison, aucun devoir, de punir pour punir, nous sommes obligés de reconnaître que la détention en soi est arbitraire, et qu’elle ne trouve sa consécration que dans une forme de société que nous jugeons injuste et inhumaine.
Malheureusement, la philosophie, la raison, la logique, n’ont rien à voir avec la justice distributive, et les années de prison pleuvent dru sur les pauvres délinquants qui se mettent en marge de la loi.
Quelle est la « vie » du détenu ? Examinons tout d’abord la situation du prévenu, c’est-à-dire de l’individu emprisonné, bien que la loi ne l’ait pas encore reconnu coupable, et qui attend que le magistrat veuille bien décider de son sort. Il est, d’ordinaire, enfermé dans une cellule dont les dimensions varient selon les prisons et n’a le droit d’avoir de relations avec le dehors que par l’intermédiaire des représentants de l’administration pénitentiaire. Toute sa correspondance passe à la censure, de même que toute celle qu’il reçoit, exception faite en ce qui concerne celle de son défenseur. Obligé de se lever matin de très bonne heure, il a toute la journée pour se livrer à la méditation, toute distraction lui étant interdite. Dix minutes par jour, on le sort de sa cellule, pour le conduire à ce que l’on appelle la promenade et qui n’est en réalité qu’un long couloir d’une quinzaine de mètres, situé dans la cour de la prison, et entouré de murs assez hauts et assez larges pour n’être pas franchissables. Les journaux lui sont interdits et les livres qu’il a le droit d’acheter, sont comme sa correspondance, passés à la censure et interdits s’ils sont considérés comme subversifs par l’administration. La nourriture du prévenu est identique à celle du condamné, elle se compose d’une « soupe » à neuf heures du matin, soupe qui n’est en vérité qu’un bol d’eau chaude recouvert par une couche de graisse ou d’huile et d’une autre à quatre heures du soir, d’une boule de pain noir et sale d’un poids approximatif de 600 grammes et, deux fois par semaine, le jeudi et le’dimanche d’un morceau de viande. Cependant, le prévenu a le droit, s’il a de l’argent, de se nourrir à ses frais, et, dans ce cas, il est honteusement exploité par les mercantis qui spéculent sur la misère humaine.
Voilà, brièvement tracée, la vie de l’homme non encore reconnu coupable par la société et qui, en vertu de la loi même, devrait être considéré comme innocent.
Aussi terrible que puisse être cette existence, elle est cependant supportable à côté de celle du condamné. Selon la peine qu’il a à subir, le détenu est envoyé dans une prison cellulaire, ou dans une centrale. Nous allons voir quel est le régime de la prison cellulaire de Fresnes-les-Rangis, qui est une des plus modernes de notre France républicaine. Le prisonnier doit être levé à sept heures du matin, au coup de cloche, et a environ une demi-heure pour se livrer aux soins de sa toilette et à ceux de sa cellule ; à 7 h. 1/2 son lit doit être plié, sa chambre nettoyée, et il doit être prêt à travailler. Le travail est obligatoire pour le détenu condamné. Il travaille seul dans sa cellule et doit accomplir la tâche qui lui est assignée s’il ne veut pas être puni. On sait en quoi consiste le travail des prisons, On y fabrique généralement des articles bon marché que d’immondes exploiteurs ne trouveraient pas à manufacturer s’ils ne spéculaient pas sur l’incapacité de se défendre dans laquelle se trouve le prisonnier. Si ce dernier n’accomplit pas sa tâche, Il est mis au pain sec et, si cette punition ne produit pas les effets attendus ou espérés, c’est le prétoire ou le cachot.
La nourriture du détenu, nous l’avons dit plus haut, consiste en deux soupes par jour, une boule de pain et deux morceaux de viande par semaine. Il a cependant la faculté d’améliorer son ordinaire, en prélevant une partie du salaire qui lui est alloué. Supposons un prisonnier gagnant 4 francs par jour, ce qui est énorme. L’administration pénitentiaire, si le détenu subit sa première condamnation, en prélève environ la moitié pour couvrir ses frais ; suit les deux francs qui restent, 1 franc est conservé au greffe pour que le détenu ne soit pas démuni d’argent au sortir de prison, et il a droit à dépenser par conséquent un franc pour sa nourriture. Le tabac n’est pas autorisé, et l’unique distraction du prisonnier est la messe le dimanche et un livre par semaine, qu’il ne choisit pas, mais qui est cueilli au hasard dans la bibliothèque pénitentiaire.
Ce que ce livre hebdomadaire représente pour le détenu, est-il besoin de le dire ? Et pourtant la méchanceté humaine ne connait pas de bornes et il se trouve des gardiens assez dénués de tous sentiments pour s’amuser encore de la détresse du détenu. Il nous fut conté que certains gardiens se faisaient un malin plaisir de choisir pour certains de leurs détenus, des livres ne présentant d’intérêt que pour des techniciens, etc…, et de leur rapporter ces volumes trois semaines de suite, malgré les faibles protestations du pauvre bougre sans défense.
Se rend-on bien compte de ce qu’est la vie misérable du détenu, enfermé dans sa cage, sans pouvoir jamais prononcer une parole, ne pouvant recevoir de visites qu’une fois par semaine et encore n’apercevant ses familiers qu’à travers un grillage, et éloigné de ses proches par un couloir d’un mètre de large ? Nous n’avons pas besoin de dramatiser. Qu’il nous suffise de dire que, pour faire diversion à cette vie monotone et mourante, les détenus se mutilent afin de voir s’opérer un changement d’une minute, d’une seconde, dans leur existence. Nous savons des détenus qui n’hésitèrent pas à se faire porter malades et à subir certaines opérations douloureuses, alors que parfaitement sains, simplement pour sortir de cette maudite cellule, où jamais ne pénètre un éclair de joie, une lueur de gaîté.
Si le détenu des prisons centrales, ne souffre pas de l’isolement, car il travaille, mange, et dort en commun, son sort n’est pas plus enviable que celui du détenu cellulaire. C’est la promiscuité de tous les instants avec ce qu’elle a de bas, de bestial et de dégoûtant ; c’est la corruption la plus répugnante, à laquelle il faut opposer une volonté puissante si l’on ne veut pas s’écrouler dans l’abjection, qui se manifeste dans la prison centrale. Dans la cellule on devient fou, de la centrale on sort à jamais taré. Est-ce cela que désirent nos moralistes ? Est-ce de cette façon que l’on espère régénérer l’humanité ? Et encore nous ne disons rien de la brutalité des monstres qui consentent à garder les prisonniers. On a tant dit déjà sur les prisons qu’il n’est pas utile de nous étendre.
Du reste le fait est là. Le criminel ne sort pas guéri de la prison, et la détention n’a jamais empêché le crime. Alors, nous dira-t-on, que faut-il faire ? Lâcher les prisonniers, les laisser se livrer à leurs méfaits, ne rien faire pour empêcher des individus de nuire à leurs semblables ? Posée de cette façon, la question nous semble ridicule. Ce qu’il faut faire : c’est changer.a forme de la société ; c’est ne pas permettre le crime, en détruisant les causes du crime. Nous savons que tant qu’il y aura des lois, il y aura des juges, et tant qu’il y aura des juges : une justice distributive, des prisons et des détenus. La loi est un mal engendré par le principe d’autorité sur lequel reposent les sociétés modernes. Elle est une conséquence du capitalisme et il faut lutter contre elle, comme contre tout ce qui fut institué par la puissance de l’argent. Là est le remède, c’est le seul.
Et c’est parce que c’est l’unique remède, et que des hommes clairvoyants cherchent à l’appliquer, qu’ils sont victimes de la loi et détenus dans les prisons du monde entier.
Dans le monde entier les révolutionnaires peuplent les prisons, mais rien cependant ne les arrêtera dans leur désir de vaincre ; car, à leurs yeux, la société moderne n’est qu’une vaste prison derrière les grilles de laquelle sont détenus tous les asservis et tous les opprimés, et c’est en les libérant que les révolutionnaires se libèreront eux-mêmes.
DÉTERMINER. verbe (du latin déterminare, même signification). Fixer, décider, prendre ou faire prendre une détermination. « C’est après nous avoir consultés et avoir reçu notre avis favorable qu’il s’est déterminé à faire ce voyage ». Déterminer quelque chose, les limites, l’étendue, etc., etc… « Nous avons aux événements, puise dans sa volonté propre une certaine détermination. Dans tous les actes et gestes de la vie qui ne sont pas purement instinctifs, il faut regarder, comparer, chercher à comprendre et se déterminer, après réflexion, à suivre un chemin ou un autre déterminé que la distance de la Terre à la Lune était de 96.000 lieues ou 384.000 kilomètres. Occasionner, produire, pousser à : « c’est l’égoïsme des potentats, l’insatiabilité des ploutocrates et la lâcheté du peuple, qui déterminèrent les hommes à s’entre-tuer pendant plus de quatre ans dans la plus furieuse des guerres. C’est également l’appétit toujours grandissant des oppresseurs qui détermine la révolte des opprimés ».
Se déterminer, prendre un parti, s’arrêter à une résolution. Il faut toujours bien réfléchir avant de se déterminer à une action quelconque, mais ne pas attendre indéfiniment la détermination d’autrui, L’homme faible se laisse fréquemment déterminer, c’est-à-dire conduire, mener, guider ; alors que l’homme fort, tout en n’échappant pas à l’ambiance et aux événements, puise dans sa volonté propre une certaine détermination. Dans tous les actes et gestes de la vie qui ne sont pas purement instinctifs, il faut regarder, comparer, chercher à comprendre et se déterminer, après réflexion, à suivre un chemin ou un autre.
C’est parce que trop d’hommes manquent d’énergie et sont incapables de prendre une détermination que la société semble être un asile d’aliénés, où les individus se meurtrissent mutuellement, sans jamais arriver à s’entendre et à s’aimer.
DÉTERMINISME. n. m. Pris dans le sens le plus général du mot, déterminisme signifie le conditionnement d’une chose par une autre. Tout fait, tout phénomène, tout événement n’est, au fond, qu’un anneau dans une chaîne de faits dont chacun est prédéterminé par les faits précédents (les causes ou les motifs) et engendre fatalement les faits ultérieurs (les conséquences). Il n’y a pas de fait sans raison déterminante. Tout ce qui est dans le monde a sa raison déterminée. Tout se produit infailliblement quand certaines conditions sont données et ne se produit pas dans le cas contraire. Il existe donc une liaison étroite, inviolable, entre tous les phénomènes de la nature, de la vie, de tout ce qui est dans le monde. Telle est la formule générale de l’idée du déterminisme.
Exprimée de cette façon très générale, cette idée ne contient encore que dans le germe la fameuse controverse, le grand problème philosophique, psychologique, éthique et social, qui est connu plutôt comme celui du libre arbitre et dont la solution définitive se fait toujours attendre.
Formulée généralement, l’idée du déterminisme ne spécifie pas encore la nature de la raison déterminante. Cependant, cette dernière peut varier : par exemple, elle peut être externe et transitive ou interne et immanente ; elle peut être soit logique ou rationnelle, soit efficiente ou causale, etc. Or, il suffit de réfléchir d’une façon plus approfondie sur la nature de cette raison et surtout de tâcher d’en déduire certaines conclusions pratiques, pour se rendre compte de la grande complexité du problème.
Traitant le sujet plus à fond au libre arbitre (voir ce mot), je me bornerai ici à exposer dans ses grandes lignes le sort historique de la doctrine du déterminisme.
Ce furent les anciens, les Grecs notamment, qui, les premiers, posèrent le problème. Ils le firent sous le jour éthique et psychologique. Socrate, Platon, Aristote, les stoïciens, et nombre de philosophes grecs et romains (Cicéron) postérieurs, s’occupèrent à formuler certaines objections à l’idée — à cette époque assez vague encore – du déterminisme universel. Leur but fut toujours d’établir une certaine liberté psychologique et éthique de l’homme : liberté intérieure de son raisonnement, de son jugement, de sa volonté, de son action. L’argumentation de ces divers philosophes et de différentes écoles philosophiques de l’antiquité variait beaucoup, mais tous ils s’efforçaient de limiter, d’une façon ou d’une autre, le principe du déterminisme, par rapport à l’homme. Ils penchaient vers la reconnaissance du libre choix chez l’homme, donc vers le libre arbitre. Autrement, ils n’auraient pu établir leurs célèbres conceptions éthiques.
Ainsi, sur le terrain étique tout d’abord, le problème fut posé, la controverse naquit.
Philosophiquement, matériellement, moralement, socialement, etc., l’homme est-il libre et indépendant d’une prédétermination fatale ou, au contraire, toute son activité n’est-elle qu’un résultat inévitable de causes et de motifs se trouvant en dehors de sa volonté personnelle qui, dans ce cas, ne serait qu’une illusion ? Tel fut le problème légué à la postérité par la pensée antique.
Au Moyen-âge, du Ve au xve siècle, la controverse acquit un caractère religieux et scolastique. La préoccupation principale des penseurs de cette époque fut celle de concilier le dogme chrétien de la prédestination divine — sorte de déterminisme absolu — avec le principe de libre choix humain nécessité par la même religion chrétienne. Saint Augustin, Thomas d’Aquin et d’autres encore, versèrent beaucoup d’encre pour y aboutir. Le résultat de leurs efforts fut plutôt maigre, car, malgré qu’au xie siècle le déterminisme intégral eût été condamné comme hérésie, le xive siècle fournit la théorie du déterminisme absolu (toujours à base religieuse de Wiclef), et le xvie siècle, celle, déterministe aussi, de Luther.
Les siècles xvie siècle et xvii furent remplis de luttes religieuses et philosophiques entre les déterministes extrêmes, déterministes modérés et les partisans du libre arbitre. Pascal, Fénelon et Bossuet furent les penseurs religieux les plus puissants de cette époque parmi ceux qui s’occupaient du problème. Pascal et surtout Fénelon, défendirent des théories déterministes, tandis que Bossuet penchait plutôt vers l’idée du libre arbitre, tout en cherchant à concilier les deux extrémités.
D’autre part, cette époque est remarquable par des tentatives consécutives de construire des systèmes métaphysiques grandioses. C’est à la métaphysique spéculative que la religion cède le pas. Les systèmes les plus importants sont ceux de Spinoza, de Leibniz et de Kant, ce dernier (mort en 1804) jetant son ombre gigantesque sur tout le xixe siècle. Spinoza fut un déterministe accompli, intégral. Il n’admettait à la volonté humaine aucune liberté de choix réelle. La raison déterminante universelle et absolue de Spinoza est la nécessité rationnelle, logique. Leibnitz, tout en étant partisan d’un déterminisme général de caractère moral, admet, néanmoins, une certaine liberté intérieure de volonté et d’action. Quant à Kant, il fut le premier qui établit définitivement le principe de la causalité générale déterminante. Il admettait, cependant, une liberté relative dans le domaine psychique.
Au xixe siècle, nous avons, tout d’abord, quelques tentatives, spéculatives aussi, de compléter et de préciser la philosophie de Kant. Tels sont les systèmes métaphysiques de Schelling et de Schopenhauer qui, tout en étant déterministes par rapport à la causalité universelle, admettent une certaine liberté intérieure conditionnelle. Nous trouvons plus intéressante la conception de Fichte qui, le premier, fixa l’attention sur la force créatrice de l’homme et prépara ainsi le terrain à l’idée d’une causalité psychique spécifique. C’est pour cette raison qu’il penchait vers la possibilité du libre arbitre. Des idées analogues furent développées par le philosophe français Maine de Biran.
Vers la fin du xixe siècle, la philosophie spéculative, la métaphysique, se trouvent définitivement engagées dans une impasse sans issue. C’est le positivisme d’Auguste Comte, c’est la philosophie évolutionniste, fermement établie par Herbert Spencer, qui guide la pensée humaine. D’autre part, c’est l’essor des sciences précises et expérimentales, qui commence à marquer le pas de l’activité et de l’exploration des savants, des penseurs et des chercheurs de la vérité. Le problème général du déterminisme cesse précisément d’être un problème « général ». Dorénavant, ce seront les érudits des diverses branches séparées des sciences — psychologues, moralistes, économistes, juristes, sociologues — qui analyseront et tâcheront de résoudre la controverse, tant qu’ils seront poussés à le faire par les nécessités de leurs recherches scientifiques et, aussi, par les besoins pratiques.
C’est ainsi que le problème général métaphysique du déterminisme se divise, à notre époque, en plusieurs problèmes de déterminisme moral, économique, social, etc. Chaque branche des sciences résout la question plus ou moins à son gré. Et s’il reste encore un domaine qui s’en occupe toujours de façon générale, c’est la psychologie contemporaine, qui n’a plus rien de métaphysique, étant entièrement basée sur l’expérience et l’analyse précise.
Les résultats de ce nouvel état de choses ne sont pas encore très concluants. La controverse entre la conception déterministe et celle du libre arbitre est encore loin d’être définitivement résolue. Mais ce qui importe, c’est que la véritable essence du problème est aujourd’hui clairement et définitivement établie. Le fond de la question peut être formulé comme suit : tout en reconnaissant la présence d’une causalité universelle, générale, fatale ; à laquelle l’homme ne pourrait pas se soustraire entièrement, sa volonté et son action peuvent-elles jouir d’une certaine liberté de choix ? Si oui, en quel sens et dans quelle mesure cette liberté pourrait-elle être admise ?
Les éléments principaux pour la solution éventuelle de ce problème sont fournis par la psychologie qui s’occupe à établir le principe d’une causalité psychique spécifique introduisant dans la chaîne des causes générales un anneau sui generis, un facteur indépendant, dans une certaine mesure. Sur cette voie, le problème en touche de près un autre, celui de la capacité créatrice chez l’homme. (Voir : Création, Libre arbitre, Évolution, Progrès).
N’ayant pas encore abouti à un résultat décisif, l’analyse psychologique du problème laisse toujours le champ libre à d’autres sciences de résoudre la question à leur gré.
Ainsi, par exemple, dans les sciences économiques et sociales, nous avons aujourd’hui la conception marxiste qui est celle d’un déterminisme économique et social presque absolu, basé sur le monisme et le matérialisme philosophiques et historiques. Et nous avons, en même temps d’autres théories socialistes et, surtout, la conception anarchiste, qui, étant beaucoup plus d’accord avec les données de la psychologie et de la sociologie modernes, se basent sur le principe pluraliste et synthétique, permettant de s’approcher de la conciliation définitive du déterminisme extrême avec le libre arbitre illimité. C’est, précisément, le problème de la force créatrice de l’homme, — de son essence, de son rôle, de ses effets, — qui doit intéresser surtout les anarchistes.
Notons pour conclure que le problème du déterminisme a des accointances avec celui du hasard. Mais c’est un sujet à part qui doit trouver sa place au mot correspondant : Hasard).
Note bibliographique : Voir Libre arbitre. — Voline.
DÉTERMINISME. n. m. Ce terme désigne la théorie selon laquelle tout phénomène, y compris celui de la volonté, est déterminé par les circonstances dans lesquelles il se produit, d’où nécessairement résultent les conséquences. Le déterminisme est basé sur le principe de causalité : « les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, engendrent les mêmes effets ».
On distingue, en général, le déterminisme cosmique ou physique du déterminisme psychologique ou de la volonté. Le premier a trait aux phénomènes physiques, le second aux phénomènes psychiques. Le premier est le postulat de toutes les sciences, puisqu’elles ont pour objet la recherche des lois. Et la loi (rapport invariable entre deux phénomènes) peut être recherchée à la condition seulement que l’on croie que tout phénomène est invariablement précédé, et invariablement suivi par d’autres phénomènes.
Admise cette impérieuse nécessité causale qui lie les phénomènes du monde dans chaque instant de son existence, se trouvent potentiellement contenues toutes ses phases successives, de sorte que, une intelligence infinie pourrait aisément prévoir le plus lointain futur. Huxley dit qu’une intelligence suffisante « connaissant les propriétés des molécules dont était composée la nébuleuse primitive, aurait pu prédire l’état de la faune de l’Angleterre en 1868 ».
E. Du Bois-Reymond dit qu’ « on pourrait savoir dès maintenant à quelle époque l’Angleterre brûlera son dernier morceau de charbon ».
Le déterminisme psychique considère toutes les actions de l’homme déterminées par ses états antérieurs, et il n’admet pas que sa volonté puisse changer cette détermination. Les actes volontaires sont déterminés ab œterno, de manière nécessaire. Il n’y a pas de choix, mais prépondérance de la pression qui a la plus grande puissance d’impulsion.
Kant dit que, si l’on pouvait connaître toutes les impulsions qui meuvent la volonté d’un homme et prévoir toutes les occasions extérieures qui agiront sur lui, on pourrait calculer la conduite future de cet homme avec la même exactitude que celle avec laquelle on calcule une éclipse solaire ou lunaire,
On distingue plusieurs formes de déterminisme volontaire. La forme théologique considère nos actions comme un produit de l’action divine, de la grâce, de la providence. La théorie typique de ce déterminisme est celle de la prédestination. Le déterminisme intellectuel place l’action déterminative dans l’intelligence, faisant de chaque action la pure et nécessaire conséquence d’un jugement. Le déterminisme sensitif fait des sensations la cause unique des actions. Pour le déterminisme idéaliste, l’idée, en soi, absolue (acte pur) agit librement et détermine les actes humains sans aucun lien avec la matière.
Il ne faut pas confondre le déterminisme avec le fatalisme ; puisque, ici, les événements sont prédéterminés ab œterno, de manière nécessaire, par un agent extérieur, tandis que, là, le pouvoir est placé dans l’agent même. Dans le fatalisme, la nature est soumise à une nécessité transcendante ; dans le déterminisme cette nécessité est immanente. Naguère, encore, le déterminisme scientifique était seulement mécanique (le conséquent est déterminé par ses antécédents et l’ensemble par ses parties) ; maintenant, le déterminisme finaliste (instauré par Claude-Bernard) dont la formule est : « l’ensemble détermine ses parties et le conséquent ses antécédents », commence à avoir des partisans. Ce dernier déterminisme est appliqué, que je sache, seulement ou spécialement, au domaine biologique. — C. Berneri.
DÉTERMINISME ÉCONOMIQUE. (Voir : Matérialisme historique).
Bibliographie : Cl. Bernard, Introduction à l’étude de physiologie, 1865. Fouillée, La liberté et le déterminisme, 1873. A. Hamon, Déterminisme et responsabilité, 1898. A. Lalande, Note sur l’indétermination, « Revue de métaphysique » 1900, page 94. J. Pétrone, I limiti del determinismo scientifico, 1900. R. Ardigô, La morale dei positivisti, 1892, pages 118 et suiv. Fonsegrive, Essai sur le libre arbitre, sa théorie et son histoire, 1889.