Encyclopédie anarchiste/Inversion - Ivresse
INVERSION SEXUELLE (Homosexualité, Uranisme). La fin du xixe siècle et le début du xxe ont vu se lever une revendication nouvelle : celle de la liberté de pratique et d’expression des « anomalies sexuelles » parmi lesquelles il faut ranger l’homosexualité ou uranisme, autrement dit l’inversion sexuelle.
Le mot homosexuel a été employé pour la première fois par un médecin allemand qui ne nous est connu que sous son pseudonyme de Kertbeny. Le mot grec Homo, qui lui donne sa signification, répond à même, semblable. Il désigne les relations intimes que peuvent avoir entre eux des individus du même sexe, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. Le mot pédérastie comme sodomie, étant plus spécialement réservé aux relations sexuelles entre hommes. L’un des plus éminents collaborateurs à l’Humanité Nouvelle, le penseur Edward Carpentier, trouvait le terme homosexualité impropre, il aurait voulu le voir remplacer par homogénie. On écrit aussi unisexualité, unisexuel.
Quant au mot uraniste, qui vient d’Uranus, et traduit l’allemand urnung, il a été créé par l’assesseur hanovrien Carl Heinrich Ulrich qui, dès 1825, se consacra à la défense de l’amour homosexuel ; il l’avait emprunté à Platon. Ulrich voyait dans l’Urnung une espèce spéciale d’humains, par opposition au Dionung (de Dioné, mère d’Aphrodite), l’amoureux normal, hétérosexuel (du grec heteros, autre).
En se plaçant au point de vue de la liberté toute pure, il est évident qu’on ne peut refuser à un individu le droit de disposer de son corps comme il l’entend. Sinon, et cela s’entend aussi bien de l’homosexualisme que de la masturbation ou de la prostitution, le chemin n’est pas long qui conduit à l’arbitraire et à l’inconséquence. Pourquoi tolérer la prostitution féminine et non la prostitution masculine ? Il y a là un illogisme flagrant qui ne se conçoit que si on se rappelle que nos mœurs et notre législation sont régies par la conception judéo-chrétienne de la vie. Le feu du ciel n’a-t-il pas consumé les villes maudites de Sodome et de Gomorrhe ?
Ou la pratique de l’anomalie sexuelle relève de la nature, de la conscience individuelle, ou c’est un délit. Si c’est un délit, il est nécessaire d’en expliquer la raison. En effet, l’homme qui a réfléchi ne se contente pas de mots comme « contraire aux bonnes mœurs », « ignoble », « infâme », il veut savoir ce qu’il y a de délictueux dans l’accomplissement d’un acte qui n’est accompagné ni de dol ni de violence, quel que soit cet acte. L’affirmation « c’est parce que c’est mal » ne répond à rien de scientifique ni de logique pour un esprit épris de libre examen et dépouillé de préjugés.
Si l’anomalie sexuelle relève de la nature, de la conscience individuelle, qu’on lui concède toute liberté de pratique et d’expression. Si c’est une maladie, qu’on la soigne, après nous avoir démontré qu’on peut la guérir. Trop d’hommes et de femmes homosexuels, par exemple, ont montré une santé égale à la normale ou une intelligence dépassant la moyenne (philosophes, stratèges, hommes d’État, artistes, poètes, littérateurs, Sapho, Sophocle, Socrate, Pindare, Phidias, Epaminondas, Virgile, Alexandre, Jules César, Auguste, Michel Ange, le peintre Le Sodoma, le sculpteur belge Jérôme Duquesnoy, Jules II, le grand Condé, le prince Eugène, Platen, Winckelmann, Kirkegaard, Hans Andersen, Walt Whitman, Renée Vivien, Paul Verlaine, Oscar Wilde, etc.) pour qu’on puisse parler à leur égard d’une déchéance de la production cérébrale.
Le fait qu’il y a des animaux unisexuels, même à l’état de liberté (parmi les cervidés, canidés, ovidés, gallinacés, palmipèdes, colombins, certains hyménoptères et coléoptères), devrait faire réfléchir à deux fois ceux qui parlent de maladie. L’observation montre, en effet, que les fonctions de relation et de nutrition, etc., s’accomplissent régulièrement chez eux. Sur 49 cas d’homosexualité humaine étudiés très soigneusement par le sexologue Havelock Ellis, 31 jouissaient d’une santé bonne, sinon excellente ; 4 ou 5 cas montraient des signes de mauvaise santé évidente, ce qui ne dépasse pas la normale.
C’est tenant compte de toutes ces considérations et de maintes autres que Havelock Ellis a pu dire que l’anormal sexuel n’est pas un malade (ni l’anomalie sexuelle une maladie), que c’était tout simplement un individu sorti de l’espèce et que le mot dégénérescence, qui appartient au parler journalistique, ne possédait aucune valeur scientifique. De même, dans ses derniers ouvrages, le fameux psychiatre Von Krafft Ebbing, qui a observé des centaines et des centaines de cas, a reconnu que l’anomalie sexuelle n’est ni une maladie ni une dégénérescence physique. Ch. Féré a comparé l’inversion congénitale à la cécité des couleurs (l’insensibilité aux rayons vert-rouge, par exemple). Kurella considère l’inverti comme une forme de transition entre l’homme complet ou femme complète et l’hermaphrodite vrai. Albert Moll, autre sexologue célèbre, reconnut qu’il n’était pas possible de prouver que les individus invertis sont des névrosés. Se plaçant à un tout autre point de vue que le point de vue scientifique, Gœthe avait déjà écrit, concernant l’homosexualité : « Elle est dans la nature, bien qu’elle soit contre nature. »
De tout cela, il appert que les anormaux sexuels sont surtout victimes de l’hostilité sociale, la majorité normale étant encore trop ignorante pour comprendre que l’anomalie semelle est un phénomène congénital (et non acquis) dans la plupart des cas d’inversion vraie.
Il ressort des observations historiques que l’inversion sexuelle a été connue de tout temps. Les Égyptiens attribuaient l’homosexualité à leurs dieux Horus et Têt. Selon le docte Aristote, elle avait dû être officiellement encouragée pour parer à la surpopulation, dans l’antique Crète, par exemple. D’ailleurs, l’opinion publique semble avoir passé par trois stades. Dans le premier stade, l’homosexualité est permise ou défendue, c’est une question qui dépend de la population. Dans le second stade, la question se transporte sur le terrain religieux, c’est un sacrilège (christianisme). Dans le troisième stade, ce n’est plus qu’affaire de goût, d’esthétique : elle déplaît à la grande majorité et plaît à une petite minorité. « Je ne vois pas — écrit Havelock Ellis — qu’on puisse critiquer cette attitude esthétique. Mais elle ne saurait tomber sous le coup de la loi, car la loi ne peut se fonder sur le dégoût qu’on peut éprouver pour un acte… Les opinions esthétiques sont autant en dehors de la loi que les opinions politiques. Un acte n’est pas criminel parce qu’il est dégoûtant… C’est cette confusion qui sert de base à la législation dans l’homosexualité ; ceci montre, en outre, que l’opinion sociale doit, elle aussi, dissocier ces questions. » Si « modifier l’instinct d’un inverti, c’est le jeter dans la perversion » (Ch. Féré), l’intervention légale est une monstruosité. Ne parlons que pour mémoire des suggestions de Schrank-Notzing qui voulait confier à la prostitution féminine des maisons closes la guérison des invertis !
Il y a relativement peu de temps, l’homosexualité « était un vice honteux et dégoûtant, auquel on ne pouvait toucher qu’avec des pincettes en prenant toutes sortes de précautions, aujourd’hui c’est un phénomène psychologique et médico-légal d’une telle importance sociale que nous devons l’examiner franchement et ouvertement » (Havelock Ellis). « Chez les dirigeants éthiques ou religieux et en général chez les individus doués d’un puissant instinct moral, il existe une tendance vers les formes supérieures du sentiment « homosexuel » (Id). Le philosophe du Pragmatisme, William James, a même émis l’opinion que la plupart des hommes possédaient le germe potentiel de l’inversion sexuelle.
Cependant la loi intervient et de deux façons selon les pays. Dans les pays dits « de civilisation latine » on se conforme en général au Code Napoléon qui n’intervient pas dans les cas d’inversion sexuelle, sauf s’ils se compliquent d’outrages publics à la pudeur ou de violence ou non consentement, à quelque degré que l’acte ait été consommé — ou si l’une des parties est mineure ou incapable de donner son consentement. C’est le droit commun. Ce point de vue du Code Napoléon, du à l’ancien Directeur Cambacérès, est celui adopté en Belgique, Espagne, France, Hollande, Italie, Portugal, en Amérique et dans les colonies hispano-portugaises.
En Allemagne, dans les pays anglo-saxons, en Russie (avant la Révolution), l’inversion est considérée comme un crime en soi.
En Angleterre, tout coït anal avec une femme ou un homme ou un animal est passible des travaux forcés à perpétuité, de deux ans de « hard labour » au minimum. Le Criminal Law Amendment Act de 1885 punit de même tout acte d’indécence grossière entre hommes, même commis en privé, d’une peine ne dépassant pas deux ans, avec ou sans travaux forcés. Il s’est trouvé un juge anglais, paraît-il, pour regretter que cet Act ne comportât pas la peine de mort ! Les États-Unis suivent l’Angleterre et la pénalité peut atteindre jusqu’à 20 ans d’emprisonnement.
En Allemagne existe le fameux § 175 du Code Pénal qui ne s’appliquait jadis qu’à « l’acte » semblable au coït anal ; on l’a aggravé en y joignant l’addition des « mouvements » semblables, addition très arbitraire, cela va sans dire.
En Russie, la loi tsariste, adoucie ensuite, infligeait à l’homosexuel la privation des droits politiques et l’exil en Sibérie. Aujourd’hui, le droit criminel de la Russie soviétique n’inflige aucune pénalité, ni pour sodomie ni pour homosexualité masculine ou féminine. (Correspondance Internationale, 11 août 1928, no 80).
Examinons quel a été l’effet de la répression légale. Elle n’a eu aucune influence sur la « prospérité » de l’inversion sexuelle, même en pays anglo-saxons ; elle a simplement ruiné à jamais des malheureux incapables de réagir contre le séjour en prison et l’ambiance des établissements pénitentiaires (un exemple frappant est celui d’Oscar Wilde). En Allemagne, les partisans de « l’amitié masculine » ont réagi avec vigueur ; ils ont leurs journaux, leurs associations, leurs clubs ; quant au § 175, il a naturellement servi de prétexte a maints chantages ; sous prétexte de servir la morale, il a favorisé l’escroquerie. Son abolition a été réclamée par des personnalités éminentes (parmi lesquelles le grand socialiste Bebel, mort aujourd’hui) et l’est encore.
Il s’est publié quelque temps à Paris une revue d’amitié masculine, Inversions, supprimée à la suite d’une intervention parlementaire et d’une poursuite judiciaire, dont la suppression aurait pu soulever davantage de protestations. Il nous a paru que les fondateurs de cette revue, que son prix mettait hors de l’atteinte du grand public, n’ont pas réagi avec l’énergie de leurs camarades d’outre-Rhin.
Il convient de dire aussi que certains invertis sexuels — et il y en a trop de ceux-là — dépassent la mesure en affirmant sur un mode dithyrambique que l’amour homosexuel est supérieur a l’amour normal, hétérosexuel. Cela indispose même les mieux prévenus en leur faveur. On peut citer, parmi les hommages littéraires à l’inversion, un poème d’Edward Carpenter, philosophe doublé d’un sociologue anarchisant, disciple de Walt Whitman, et qui n’a jamais été soupçonné d’être un inverti lui-même. Ce poème, intitulé O enfant d’Uranus, est extrait de Vers l’Affranchissement (traduction M. Senard), Paris, 1914 ; c’est une véritable glorification du « troisième sexe » :
« O enfant d’Uranus, qui erres et passes à travers les temps…
Mystérieux deux fois né, deux mondes te sont ouverts…
Etc.…, etc.… ».
Ce n’est que depuis 1870 que l’inversion sexuelle a été étudiée de façon scientique et rationnelle. On peut attribuer à quatre causes l’existence de l’homosexualité.
1° L’hérédité ou congénitalité (les invertis-nés). — Dans le Progrès Médical du 10 janvier 1925, le docteur Saint-Paul, le plus éminent des savants qui se sont occupés, en France, de la question, a défini l’inversion (vraie) comme le fait d’une structure ou de conditions antérieures à la naissance. Selon la statistique dressée par Hirschfeld (pour l’Allemagne), il y aurait 1, 5 % d’homosexuels purs, 3, 9 % de bisexuels, le reste des humains se composant d’individus normaux. Selon Havelock Ellis, il y aurait en Angleterre 5 % d’invertis, la plupart répandus parmi les classes libérales et instruites. Nous ne croyons pas ces statistiques (et d’autres) concluantes.
2° La race. — Dans ses Arabian Nights, Richard Burton avait établi sa fameuse « Zone Sotadique » qui comprenait le midi de la France, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, les côtes méditerranéennes de l’Afrique, l’Asie Antérieure jusqu’au Cachemire, au Turkestan, au Gange, puis le Japon, la Chine, l’Océanie et le Nouveau Monde, où, avant l’arrivée des Européens, la pédérastie était de pratique courante. Richard Burton voulait qu’au dedans de cette zone l’inversion sexuelle fût considérée comme une peccadille, au dehors comme un délit. Cela répond à peu près à l’état de la législation en matière d’homosexualité, mais ne repose sur aucune base scientifique d’observations, les Anglo-Saxons et les Slaves fournissant un contingent important à l’homosexualité.
3°) La suggestion. — On n’est pas très bien renseigné sur le rôle de la suggestion dans l’homosexualité. Sur les 49 cas étudiés par Havelock Ellis, 13 indiqueraient qu’un événement ou milieu spécial a détourné, pendant l’enfance, l’instinct sexuel vers l’homosexualité ; et encore, dans 1 ou 2 cas au moins, il y avait une prédisposition déjà bien marquée.
4°) La privation normale de la satisfaction des besoins sexuels. — Bouchard, dans ses Confessions (1861) ; Sainte-Claire Deville, dans sa communication sur « L’Internat et son influence sur l’éducation de la jeunesse » ; Balzac, dans la Dernière incarnation de Vautrin ; Dostoïevski, dans ses Souvenirs de la Maison des Morts, A. Hamon, dans La Psychologie du Militaire professionnel ; Lucien Descaves, dans Sous-Offs ; G. Darien, dans Biribi, Mirbeau, dans Sébastien Roch, etc., etc., nous ont magistralement dépeint la façon dont la pSébastien Rochromiscuité masculine, jointe à l’impossibilité des échanges habituels avec le sexe féminin, dans les établissements d’éducation, les casernes, les lieux d’emprisonnement et de déportation, etc., favorisaient, développaient, accentuaient la tendance homosexuelle. Dans ses Prison Memoirs of an Anarchist, le révolutionnaire Alexander Berkman raconte la naissance, dans ce milieu spécial, d’un amour unisexuel.
Alors que l’élément masculin normal montre le plus souvent une hostilité farouche à l’égard de l’homosexualité masculine, il se montre bien plus indulgent à l’égard des homosexuels du genre féminin (lesbiennes, saphistes, tribades), que l’hindoustani désigne par cinq mots différents. Dès lors qu’il s’agit du beau sexe, il est porté à considérer cette anomalie comme un péché mignon. Il convient de faire remarquer que l’homosexualité féminine n’a pas été étudiée avec autant de soins et de détails que l’homosexualité masculine, la documentation est loin d’être aussi importante, et les spécialistes obtiennent moins facilement une confession de la femme que de l’homme. Il existe probablement beaucoup plus de femmes vivant « en ménage » que d’hommes ; les mœurs le supportent plus facilement.
Citons, parmi les ouvrages que l’homosexualité féminine a inspirés : La Religieuse de Diderot ; Mademoiselle de Maupin, de Théophile Gautier ; Parallèlement, de Paul Verlaine ; Les Chansons de Bilitis, de Pierre Louys, un chef-d’œuvre.
L’attitude des individualistes anarchistes à l’égard de l’homosexualité est dénuée de préjugés, de parti pris ; elle concilie le point de vue scientifique avec le respect le plus absolu de la liberté individuelle. Dans le No 15 de L’En Dehors (nouvelle série), le philosophe-romancier individualiste Han Ryner a déclaré que les causes des perversions sexuelles lui apparaissaient « multiples, complexes, enchevêtrées. Les obstacles à la satisfaction normale sont du nombre — ajoute-t-il — mais la pleine liberté diminuera ces fantaisies moins qu’on ne le croit. Je ne trouve d’ailleurs rien de coupable dans ces recherches, si tous les participants ont l’âge de raison et si aucun ne subit de contrainte ». Un autre philosophe individualiste, l’esthéticien Gérard de Lacaze-Duthiers, au cours d’une réponse à une Enquête sur le Sexualisme, a écrit (No 136 du même journal) : « Je suis contre tous les tabous sexuels. Je suis pour toutes les libérations. Je ne m’effraye d’aucune combinaison d’ordre sentimental ou érotique, estimant que chaque individu a le droit de disposer de son corps comme il lui plaît et de se livrer à certaines expériences ».
Somme toute, logiques et conséquents, les individualistes anarchistes nient qu’il appartienne à la loi, à l’autorité d’intervenir. Les cas d’inversion de l’ordre congénital regardent les homosexuels eux-mêmes ; ceux qui sont vraiment des maladies relèvent, si la preuve en est faite, de la pathologie et non point de sanctions disciplinaires… Ils reconnaissent aux homosexuels le droit de s’associer ; de publier des journaux, des revues, des livres, pour exposer, défendre leur cas, réunir à leurs groupements les uranistes qui s’ignorent. Les individualistes anarchistes ne font pas d’exception pour les invertis de l’un ou l’autre sexe. — E. Armand.
Bibliographie. Hoessli : Éros (La Pédérastie chez les Grecs), Munster en Suisse, 1836. — Forberg : Manuel d’érotologie classique, Paris, 1862. E. J. de Goncourt : Histoire de la société française durant la Révolution, Paris, 1855. — P.-L. Jacob : Bibliographie et Iconographie de tous les ouvrages de Rétif de la Bretonne, Paris, 1875. — Gesner : Socrate et l’amour grec, Paris, 1877. — Eulenburg : Neuropathia sexualis, Leipzig, 1885. — Paul Moreau : Des aberrations du sens génésique, Paris, 1887. — Paul Sérieux : Anomalies de l’instinct sexuel, Paris, 1888. — Dr Schrank-Notzing : Suggestionsthérapie, Munich, 1892. — Dr Chevalier : L’Inversion sexuelle, Paris, 1893. — Dr André Raffalovitch : Uranisme et Unisexualité, Lyon, 1896. — Dr Laupts : Perversion et perversité sexuelle, Paris, 1896. — Von Krafft-Ebing : Nouvelles recherches dans le domaine de la Psychopathie sexuelle, Stuttgart, 1896 (en allemand, mais Krafft-Ebing a été traduit en français). — A. Moll : Recherches sur la « libido sexualis », Berlin, 1898 (en allemand). — Ulrichs (Numa Numantius) : Œuvres complètes, Leipzig, 1898 (en allemand). — Dr Ch. Féré : L’Instinct sexuel, évolution et dissolution, Paris, 1899. — Dr A. Moll : Die Kontraere Sexualempfindung, Berlin, 1899. — Dr Eugen Duehren : Le Marquis de Sade et son temps, Berlin et Paris, 1901. — Dr Magnus Hirschfeld : Der Urnische Mensch, Berlin, 1902. — Edward Carpenter : The Intermediate Sex, London, 1908. — Dr Laupts : L’Homosexualité et les types homosexuels, Paris, 1910. — Havelock Ellis : L’Inversion sexuelle, Paris, 1914. — Consulter aussi les ouvrages se rattachant à l’école psychanalytique et certains ouvrages de Camille Spiess (Le Sexe androgyne ou divin, Paris, 1928). Charles Gide, Dr Porché, Dr F. Nazier, etc…
INVESTITURE n. f. (lat. investire, revêtir, de in, sur et vestis, vêtement). C’est l’action de revêtir, de mettre en possession, d’investir quelque personnage d’un fief, d’un immeuble, d’un bénéfice, d’une dignité ecclésiastique. L’investiture s’accompagnait d’ordinaire d’un cérémonial réglé par la tradition, et comportait une célébration de caractère rituel.
Aux termes du droit féodal, le seigneur donnait à son vassal l’investiture, marquée par quelque remise symbolique (lance, couronne, rameau, etc.), signe de la propriété ou du pouvoir. La crosse et l’anneau, remis aux évêques par les princes — autorités profanes — étaient, pour ces dignitaires, le signe de l’investiture. Les papes donnaient, en échange, l’investiture des royaumes… Le pouvoir régnant, passant outre aux élections, en vint à détenir la disposition même des évêchés, des abbayes. Des scandales — en Allemagne surtout — marquèrent les répartitions des charges, octroyées à des courtisans, conférées avec « simonie ». La querelle des Investitures mit aux prises, pendant un demi-siècle, en conflits sanglants, les papes et les empereurs d’Allemagne. En dépit d’un long usage et du blanc-seing d’un concile, Grégoire VII et ses successeurs sur le trône de saint Pierre firent tout pour dessaisir les princes séculiers des prérogatives d’une investiture qui s’étendait jusqu’aux papes. Fixée « par le sceptre » par le concordat de 1122, l’investiture fut faite bientôt de vive voix ou par écrit… La lutte aboutit au principe de la séparation des pouvoirs et accentua la démarcation du temporel et du spirituel (Voir Histoire des Papes).
Empruntons au Lachâtre cet exposé des investitures en matière de biens : « La translation de la propriété fut, chez tous les peuples, entourée de pratiques symboliques, de formalités solennelles. Pour valider une aliénation, on avait recours à des signes extérieurs destinés à annoncer, de la part de celui qui aliénait, l’intention de se démettre de son droit de propriétaire, et, chez celui auquel la cession était faite, la volonté de devenir propriétaire. Ces signes furent primitivement déterminés par les lois et par les coutumes ; en général, on choisit les symboles qui eurent le plus de rapports avec la chose transmise ; la translation d’un champ, par exemple, fut indiquée par la remise d’une motte de terre, par celle d’une touffe de gazon, prise dans ce champ, aux mains de l’acquéreur : et, pour exprimer que ce n’était pas le sol tout nu qui était ainsi aliéné, on ajoutait aux premiers symboles une branche d’arbre pour exprimer les produits de la terre, un bâton pour marquer l’autorité du maître. On ajouta quelquefois la remise d’un couteau, afin d’indiquer le pouvoir de couper, de disjoindre, etc. (jus utendi et abutendi). Il y avait une foule d’autres formes d’investiture. Ducange et Carpentier donnent des exemples de cent deux manières différentes, suivant la nature de la chose transférée, du droit cédé. (Disons, en passant, que la propriété a subi, depuis 1789, des modifications qui ont rendu absolument inutiles ou impossibles ces vieilles formes). L’investiture s’effectuait par le glaive, par l’anneau, par la bannière, par la crosse, par les cordes des cloches, etc. Les symboles de transmission étaient soigneusement conservés par les parties mises en possession. On les annexait parfois aux actes et contrats afin de rendre les conventions plus sacrées, plus difficiles à rompre. Par contre, on brisait aussi parfois les symboles pour indiquer la ferme résolution de ne jamais revenir sur ce qui avait été fait ». Dans le droit public, au moyen âge, les investitures, tant laïques que religieuses, occupent une place considérable.
INVINCIBLE (du latin invincibilis, qu’on ne peut vaincre). On peut réduire, transformer, annihiler, dompter et venir à bout de toutes choses : métaux, végétaux, animaux. On perce des tunnels sous les plus hautes montagnes ; on détourne les courants des fleuves ; on fait communiquer des mers et des océans ; on plane dans les airs, on apprivoise des animaux féroces ; des grands peuples sont réduits par des conquérants avides ; des César envahissent et s’implantent sur une grande partie de la terre ; par la force, des financiers se font les maîtres des peuples et de leur production ; des prêtres et des gouvernants des différentes religions et des différents États imposent les croyances aux mystères et aux règles légiférées et codifiées auxquelles doivent obéir les peuples. Ce que ne peut vaincre aucune loi, aucune tyrannie, aucune dictature, prohibition, condamnation à mort, c’est la vérité croissante dans tous les domaines scientifiques ou philosophiques, elle peut s’amplifier mais jamais se diminuer ; c’est la loi naturelle du progrès dans l’évolution.
Dans le champ philosophique, la vérité anarchiste évolutive, destructrice du mensonge et du mal, constructrice du bien-être pour tous, résiste aux critiques des doctrines de toutes les sectes qui ont pour base l’autorité et l’État.
Jusqu’ici, aucun officiel des corps législatifs, savants professeurs des grands collèges, n’ont infirmé irrévocablement le communisme-anarchiste.
On a condamné, persécuté, torturé, pendu, guillotiné, mais on n’a pas donné un argument irréfutable contre l’Anarchie.
Aussi, malgré les condamnations que prononcent partout les castes au pouvoir, au service des religions, des banquiers, à la solde des États dont les piliers sont le mensonge, l’égoïsme, l’argent, on n’arrive jamais à lasser, ni à soumettre les véritables apôtres, pionniers de l’Anarchie. Parce que ces derniers savent qu’ils sont sur le chemin de la vérité, comme l’a écrit Zola : rien ne l’arrêtera. Elle luira demain et sera une réalité.
L’Idée Anarchiste traversera — nous en avons l’espoir — les obstacles et, soutenue par nos volontés, demeurera invincible. — L. G.
INVIOLABILITÉ n. f. (de inviolabilis, inviolable). Qualité des personnes et des choses auxquelles on ne doit pas attenter. L’inviolabilité de la couronne — notamment dans la conception de la royauté de droit divin — mettait les monarques à l’abri de toute recherche pour les actes de leur gouvernement. Certaines personnalités (et parfois leurs correspondances et leurs archives) sont inviolables en raison de leur fonction : les ambassadeurs par exemple, les diplomates, les députés jusqu’à la levée de l’immunité parlementaire. L’inviolabilité met en principe les bénéficiaires au-dessus des poursuites et des responsabilités. Des souverains, tels Charles Ier d’Angleterre et en France Louis XVI n’ont pas cependant évité le dernier supplice, à l’heure où les événements, plus forts que les édits, rejettent les rois eux-mêmes dans le droit commun.
Le droit des gens est un de ces principes d’inviolabilité, reconnu et continuellement méprisé par la force. Et les « règles » même de la guerre, qui comportent des réserves de ce genre et un minimum d’inviolabilité sont, les nations aux prises, caduques à l’heure critique et brutalement violées… L’inviolabilité de certains asiles ne les a pas toujours sauvés non plus des incursions de violence…
Aux termes du droit civil, l’inviolabilité du domicile est, depuis 1791, une des garanties de la liberté individuelle, et le Code pénal (art. 184) en punit sévèrement la méconnaissance. Mais, pour atteindre leurs ennemis politiques, les gouvernements ont depuis longtemps repris l’habitude de fouler aux pieds, avec tant d’autres garanties de « l’homme et du citoyen », les protections légales édictées par les Assemblées de la Révolution française. Et la police force la demeure des militants et des suspects, rudoie et maltraite les occupants, emporte les documents (auxquels elle substitue sans scrupule, pour ses desseins de répression, ceux qu’ont préparés ses services), garde par devers elle le fruit des rapts opérés au préjudice des adversaires du régime.
Comme on le verra plus loin, au chapitre de la liberté individuelle, la loi n’est plus qu’une charte dérisoire quand les tenants d’un règne sentent leurs privilèges menacés. Hypocritement dans les périodes de calme cyniquement aux heures de crise, l’inviolabilité de la retraite et des personnes est d’une singulière fragilité… C’est cependant vers cette inviolabilité de l’être humain d’abord, vers l’inviolabilité même de la personnalité que devront s’orienter, et notre effort y porte, les institutions et les mœurs. Il faudra vaincre pour cela la tyrannie des régimes et des États, en même temps qu’élever la conscience et la volonté des hommes. — L.
IRONIE n. f. (du grec eirôneia, qui signifie interrogation). Par extension : raillerie, sorte de sarcasme qui consiste à dire le contraire de ce que l’on veut faire entendre : « Une amère ironie ». « Une fine ironie ». « Une cruelle ironie ». Ex. : « Plus d’un grand procès a été gagné par l’ironie qui eùt été perdu par la colère. » (Horace) « Je doute fort qu’on puisse allier un excellent cœur à la mauvaise habitude de lancer l’ironie. » (Descuret)
Au figuré : Opposition, contraste pénible, réunion de circonstances qui ressemble à une moquerie insultante. « Le secours arrive quand le malheur est complet et irréparable ; telle est l’ironie du sort. Quelle ironie sanglante qu’un palais en face d’une cabans. » (Th. Gauthier).
En philos. « Ironie socratique », méthode de Socrate qui, feignant l’ignorance, questionnait ses disciples, et, par ses questions mêmes, les amenait à reconnaître leur erreur.
L’ironie, justement maniée, à bon escient, est une arme puissante dont usent auteurs graves et badins, orateurs sacrés ou non, et dont les uns et les autres peuvent tirer des effets terribles ou magnifiques. Elle se montre dans le poème épique et dans la tragédie comme dans la comédie ; mais elle prend, dans le pamphlet, une place de tout premier ordre, entre les mains des premiers parmi nos meilleurs auteurs.
Par sa souplesse elle échappe aux contraintes sociales : mœurs ou politique. Par sa vigueur elle renverse les sophismes créateurs de fausses richesses morales ou matérielles. Quand, dans les sociétés, le libre-examen est impossible, quand l’inquisition religieuse ou politique peut empêcher toute manifestation écrite ou verbale, susceptible de porter atteinte à l’ordre social, l’ironie est la seule arme du penseur, de l’écrivain, de l’orateur.
« Dans les écrits où l’ironie vient se mêler à des pensées graves, elle garde un ton qui s’harmonise avec le reste de l’œuvre et ne lui enlève rien de sa gravité. Dans les écrits plus légers, elle peut être simplement enjouée et badine, ou devenir aigre et mordante. Quand Sedaine fait la satire de la société sous la forme d’une épître à son habit, il reste dans le ton de l’ironie badine. Voltaire, qui a manié l’ironie avec tant de finesse, lui a donné surtout une tournure satirique et mordante. » (Larousse).
Socrate, subversif, pauvre, laid, sut admirablement manier cette arme si subtile et terrible contre les sophistes d’Athènes ; contre Prodicus, ce sophiste à l’éloquence pompeuse, renommé pour la distinction et la science de son verbe ; contre Protagoras, que sa réputation et son âge respectable plaçaient au-dessus de tous les autres sophistes ; contre Hippias, que la République envoyait à l’étranger comme ambassadeur aux moments difficiles : contre Gorgias, même, qui avait sa statue au temple de Delphes.
Au Lycée, à l’Académie, chez Gallias, chez Eudicus, partout où le peuple assemblé venait entendre ses idoles, Socrate s’introduisait. Il avait une apparence lourde, voire même stupide, aussi, jamais, le sophiste n’était-il en garde contre ses questions insidieuses. Car c’est par la méthode interrogative que Sucrate déboulonnait ces idoles. mais pour parvenir à se faire entendre, « pour mettre en œuvre son procédé familier, il avait recours à des préliminaires captieux, à des louanges exagérées qui faisaient tomber dans le piège son interlocuteur sans défiance. De là l’extension toute naturelle du sens du mot ironie. Les préambules des discussions de Socrate avec les sophistes sont des modèles d’ironie, dans le sens actuel du mot ». Après qu’il avait placé sa petitesse, sa laideur, son ignorance, auprès de leur grandeur, leur noblesse, leur science, s’excusant de son audace, Socrate pesait une simple question, très claire, très nette, et le sophiste, sans voir le piège, de se lancer dans un long discours… Mais Socrate, interrompait, et, toujours humble, disait : « Un bon coureur, un homme léger et vigoureux peut, par complaisance, marcher lentement et proportionner la vitesse de sa marche à la faiblesse de celui qui ne saurait aller vite ; mais un homme faible n’égalera jamais la vitesse d’un excellent coureur. Il en est de même ici. Vous êtes sans doute capable de faire des discours longs et magnifiques, mais je ne suis pas capable, moi, de vous suivre. Mon esprit ébloui ne sait à quoi s’arrêter, et ma mémoire ne suffit pas pour retenir tant de belles choses. Vous pouvez bien accommoder vos paroles à mon intelligence ; vous pouvez d’un seul mot satisfaire à mes questions, ou procéder par interrogations comme on fait avec les enfants ; car de mon côté, tout ce que je puis, se réduit à interroger ou à répondre. »
Le peuple, riait de la leçon, et des jeunes gens venaient grossir les rangs des disciples de Socrate.
Notre littérature est riche en morceaux d’ironie. On ne peut passer sous silence ce monument des lettres que constitue l’œuvre de Rabelais et que L. Barré présente ainsi dans une édition de Garnier :
« Toute reconstruction présuppose démolition. De hardis pionniers, précédant le gros des travailleurs, ont pour mission de déblayer le terrain et de frayer les voies. Rabelais remplit ce rôle à la tête de l’armée intellectuelle de son époque. Il osa le premier attaquer tout ce que les temps antérieurs avaient légué au sien de germes avortés et corrompus. Vieilles idées, vieilles coutumes, antiques préjugés, croyances absurdes, respects usurpés, il sapa hardiment tout ce qui s’opposait à l’établissement d’un ordre nouveau fondé sur le développement autonomique de la raison et de la science.
« Mais dans l’accomplissement de cette mission, il lui fallut souvent, comme les soldats d’avant-garde auxquels nous l’avons comparé, recourir au stratagème pour cacher sa marche et ses desseins. La classe de ses contemporains sur laquelle il voulait agir, celle dont l’appui matériel lui était nécessaire, c’était la France officielle de cette époque. Or cette classe, bien qu’ayant le sentiment assez vif d’un certain raffinement artistique et l’instinct plus confus de la science, était grossière, obscène dans ses mœurs et son langage, et se montrait préoccupée avant tout de l’étalage du luxe et des jouissances sensuelles. Rabelais ne pouvait, sous peine d’insuccès, se poser en frondeur universel et tirer sur les siens ; car c’est là ce qui fait la perte et le discrédit de tout moraliste intraitable.
« Il affecta donc le côté frivole de la vie sociale, et s’en fit un voile pour le sérieux de sa pensée. En face de la profusion des cours, il peignit un luxe colossal de festins et de parures ; aux passions belliqueuses de son temps, il fournit, non sans une ironie bien sensible, mainte description de batailles entre géants ; le libertinage grossier trouva chez lui tout son vocabulaire effronté et ses railleuses anecdotes. Enfin un autre genre de prodigalité fut également redressé par l’excès qu’il en étala, à savoir le luxe de l’érudition grecque, latine, hébraïque, historique, médicale et juridique : brillant défaut qu’il est donné à peu d’esprits de pousser aussi loin.
« Mais tout cela n’était que la forme ou l’enveloppe, la coque de l’amande, l’os qui recèle la moelle. L’exagération même révélait aux esprits qui commençaient à s’exercer, le sens caché de ces paraboles. Les lieues carrées de velours et de satin, levées pour l’habillement d’un enfant, laissaient percer les haillons des misérables écrasés par l’impôt ; les océans de vin, les montagnes de victuailles, criaient la soif et la faim du peuple ; la vigueur indomptable du colosse réduisait à néant la gloire des Picrocholes ; et l’étalage scientifique prouvait aux sorbonistes qu’il était facile de les dépasser dans ce qu’ils avaient de moins contestable, leurs efforts de mémoire et leur science rétrospective.
« L’obscénité triviale, outrée, jusqu’à provoquer aujourd’hui un dégoût légitime, cette obscénité qui était alors dans les mœurs, les habitudes, le langage, non point des tavernes et des antichambres, mais des boudoirs, des salons, des palais et de la salle du trône, cette obscénité même, il serait facile de prouver que chez Rabelais elle n’est la plupart du temps que factice. En l’étalant comme à plaisir, l’auteur jouait le rôle de l’esclave ivre de Lacédémone. »
Rabelais lutta avec la seule arme possible : l’ironie. « L’estrapade et le bûcher, ou tout au moins la misère dans l’exil, ne savent point avoir tort, Parmi les contemporains de Rabelais, voyez Dolet, brûlé à Paris en 1546 ; les Etienne, morts dans l’exil et à l’hôpital ; Clément Marot, fugitif et vagabond ; Morus, décapité ; Érasme, inquiété malgré son extrême réserve ; Ramus, victime de haines mesquines dont la Saint-Barthélemy fut le couvert ; Servet, jeté au feu par son ami Calvin ; Zwingle, tué dans la guerre de Cappel ; Vésale, mort de faim à Zante ; Jean Hus, livré au bûcher clérical en violation de l’impérial sauf-conduit ; Bonaventure des Périers, poussé à se donner la mort ; Camoëns, expiant de misère et de désespoir, etc. »
Cependant que Rabelais réussissait à publier la dernière partie de son œuvre, naissait à Alcala de Henares (Espagne), un autre écrivain de grand talent dont l’œuvre maîtresse était pétrie d’ironie, Miguel Cervantès. Son Don Quichotte n’est pas sans rapport avec l’œuvre de Rabelais. Obligé de tenir compte du clergé tout-puissant, Cervantès, comme Rabelais, voile sa pensée, ses critiques, sous un grand air de foi et de naïveté. L’ironie, seule arme possible quand l’examen est si férocement comprimé, passe de mains en mains, sensible seulement aux esprits exercés.
Mais, en même temps que la pensée se dégage du vieux carcan religieux, l’ironie s’affine, porte de plus rudes coups et sape toute autorité, tant dans les hautes que les basses classes. L’esprit se complaît en ces luttes, où la victoire ne va jamais ni au prêtre, ni au juge, ni au soldat, mais à l’écrivain.
Racine avec ses Plaideurs ; tout Molière, dans toute son œuvre ; Voltaire, le maître incontesté du genre ; Beaumarchais, avec ses Mémoires ; Pigault-Lebrun, avec son inoubliable Le Citateur ; Paul Louis-Courier, dans ses vigoureux Pamphlets, relient Rabelais aux pamphlétaires du siècle dernier, tous armés d’ironie, dressés vaillamment contre l’oppression.
Peut-on s’étonner de trouver au premier rang les anarchistes, dont l’ironie amère parfois, sarcastique, féroce aussi, a su fouailler la tourbe impayable de ridicule, de laideur, de ladrerie, des bourgeois des xixe et xxe siècle ?
Qui jamais atteignit à la somptuosité corrosive des « discours civiques » d’un Laurent Tailhade ? À la mordante et aristocratique verve d’un Zo d’Axa ? À celle plus ample d’un Octave Mirbeau ?
D’ailleurs, qui peut, mieux que les anarchistes, user de cette arme à double tranchant, forts qu’ils sont de l’irréfutable logique de leur philosophie, riche de tous les enseignements du passé, de tous les vouloirs du présent et de tous les espoirs de l’avenir ? L’ironie du bourgeois est macabre et n’atteint que lui ; l’ironie de l’anarchiste porte à tout coup et prétend réapprendre le rire à l’humanité. — A. Lapeyre.
IRRÉDUCTIBLE adj. Qui a été ramené à la forme, à l’expression la plus simple que nous pouvons concevoir : l’atome est irréductible. Pour Giraud, « la conscience est un fait primordial, insaisissable, irréductible ». En chimie, un oxyde métallique qu’on ne peut faire revenir à l’état de métal est irréductible : « les corps simples ne sont peut-être que des composés irréductibles ». La physique se préoccupe de phénomènes irréductibles. En arithmétique, des fractions sont dites irréductibles dont les deux termes sont premiers entre eux, c’est-à-dire sans commun diviseur. En algèbre, les équations à coefficients entiers ou rationnels sont appelées irréductibles quand le premier nombre n’en peut être décomposé en facteurs algébriques à coefficients de même nature que les équations initiales. En chirurgie, fractures, luxations, hernies irréductibles quand persiste la déformation de l’os, des tissus, des organes, et que l’art est impuissant à rétablir la normale, à moins de faire appel à des procédés opératoires spéciaux, etc.
Au figuré, le terme d’irréductible désigne souvent l’état intellectuel de celui dont les opinions se refusent à la compression ou à la désagrégation et qui se tient résolument sur le terrain de ses convictions. Une telle irréductibilité n’est jamais absolue ni définitive, à moins d’épouser l’esprit du dogme et de se dérober arbitrairement à l’examen. Il convient d’éviter cet absurde et dangereux cantonnement, mais une irréductibilité relative, lorsqu’elle est consciente et réfléchie, est la marque d’un caractère volontaire. Il y a d’ailleurs des vérités que nous pouvons regarder — provisoirement — comme irréductibles.
IRRÉGULIER adj. et nom m. Qui ne répond pas aux traits fixés par certaines règles, qui s’écarte de la symétrie, du type convenu, brise la ligne uniformiste : mouvements, marche, physionomie, attitude, conduite, existence, etc., peuvent être ainsi irréguliers. Au point de vue esthétique, l’irrégularité n’est qu’accidentellement (et parfois conventionnellement) un facteur d’inharmonie ; l’accoutumance aux modes disgracieuses et ridicules nous montre combien certaines « lignes » sont dépendantes de l’adaptation… Irrégulier souligne, autant que des écarts de structure et des incompatibités de mœurs ou de moralité, l’indépendance qui dit l’originalité créatrice, la forte personnalité : esprit irrégulier, génie irrégulier. Être dans la norme, se rapporter aux règles implique à quelque titre un assujettissement, et il y a, la plupart du temps, plus de beauté et de promesses dans l’irrégularité.
Les anarchistes, audacieux, chercheurs, expérimentateurs et, par essence, en réaction permanente contre les formes établies, les milieux hostiles, les modes de pensée moutonniers, se situent, face aux acceptants de l’ambiance et de la foule, en irréguliers. Ils ne composent avec les régularités qui les dominent ou les écrasent qu’à leur corps, à leur esprit défendant et avec toutes les réserves qu’implique la contrainte qu’ils subissent. Les voies individuelles et sociales, aujourd’hui irrégulières, et traquées souvent comme attentatoires à l’ordre, risquent en général, quelques décades passées, d’être élevées à la dignité régulière et de devenir le chemin glorifié des multitudes…
En grammaire, les verbes irréguliers sont ceux dont la conjugaison s’écarte de celle du verbe modèle auquel ils s’apparentent. En musique, on appelle tons irréguliers, dans le plain-chant, un morceau dont le chant participe de plusieurs tons à la fois. En botanique, se dit de toute partie dont les divisions sont inégales et dissemblables (fleurs, corolles, calices irréguliers). La pathologie désigne comme irrégulier le pouls dont les pulsations ne sont ni égales entre elles, ni régulières dans leurs inégalités. Dans le droit canon, l’irrégulier est celui qui, ayant encouru (pour folie, surdité, divorce, etc.) l’irrégularité, est devenu incapable de recevoir 1es ordres — ou, s’il les a reçus, d’en exercer les fonctions — ou d’exercer un bénéfice… Les partisans non encadrés dans les formations normales et qui agissent en marge des corps réguliers sont dits irréguliers (tels les francs-tireurs, en 1870). Irréguliers aussi les soldats soumis à des règlements spéciaux (certains volontaires de groupes d’attaque, catégories indigènes dans les colonies). Les armées modernes, aux cadres disciplinés et aux campagnes plus méthodiques, répudient en général les irréguliers que ne protègent d’ailleurs « les lois de la guerre », et qui échappent au contrôle du commandement… L’astronomie note des saisons irrégulières, l’irrégularité du mouvement de certains astres ou planètes, telle la lune sollicitée par l’attraction solaire, etc. — L.
IRRÉGULIER (l’) (et l’Anarchiste). Comment peut-on supposer un instant qu’entre le régulier et l’irrégulier, la sympathie de l’anarchiste hésite ? Le régulier implique conservation, cristallisation, statisme — l’irrégulier signifie désagrégation, décentralisation, dynamisme. Les puissances répressives, elles, ne s’y trompent pas. Elles mettent toutes les forces dont elles disposent au service de la régularité : régularité dans les mœurs, dans les usages, dans les coutumes, dans l’allure, dans le port du vêtement, dans les moyens de gagner sa vie. L’État et l’Église n’ignorent pas la valeur anti émancipatrice, antirévolutionnaire de la régularité. Tout gouvernement, fût-ce celui de la dictature du prolétariat, tout enseignement officiel fût-ce celui des bolchevistes, traque ou dénonce l’irrégularité dans le geste ou l’écrit. Ils savent que l’irrégulier accomplit une action corrosive, anti stabilisatrice, démantelante.
Les légendes qui nous restent des temps antéhistoriques montrent que l’Age d’Or connut des irréguliers et que toute l’ambroisie de l’Olympe ne suffit pas à endormir un Prométhée.
Et, dans tous les temps, il se trouva quelqu’un pour réagir contre la médiocrité ou la tyrannie des réguliers.
Jamais le règne de la régularité ne s’étendra sur la terre, étouffant, monotone, mortel.
C’est la plus consolante des pensées qui nous demeure, alors qu’ont fait défaut toutes les ressources sur lesquelles nous étions plus ou moins en droit de compter, alors que se sont évanouis nos illusions ou nos enthousiasmes, alors que nous restons seuls ou à peu près sur la route.
Il y aura toujours des hors-société, des « outlaws », des récalcitrants, des critiques, des non-conformistes, des perturbateurs, des protestataires.
L’Individu réagira toujours contre le Dictateur. L’Unique n’acceptera jamais la domination de la Multitude. Et l’Homme Seul ne se laissera pas dominer par l’Ensemble.
L’Artiste ne prostituera jamais sa vision individuelle aux goûts de la foule, aux traditions de l’école ; le Poète ne sacrifiera pas son inspiration à la mentalité du Milieu ; le Savant ne se laissera pas imposer silence par les préjugés scientifiques.
Ceux qui placent la liberté avant le bien-être ne feront jamais route avec ceux qui sont toujours disposés à aliéner un peu ou beaucoup de leur indépendance pour un plat de lentilles ou une écuelle de soupe.
Il y aura toujours des irréguliers. Il y aura toujours des antiautoritaires.
Et les bohêmes, les hétérodoxes, les en-dehors, les irréguliers de tout poil et de tout acabit sont susceptibles — bien mieux que les réguliers, très souvent — de s’associer et, au sein de l’association, d’agir selon une règle de conduite adoptée volontairement hors de toute intervention étatiste, gouvernementale, de tout contrôle extérieur.
Pour les individualistes anarchistes, il n’y a pas incompatibilité entre les mots « irrégulier » et « associationnisme ».
Si ta porte est ouverte et ton sourire accueillant, ô camarade, l’Irrégulier qui passe s’arrêtera et entrera chez toi. Il prendra place sur le siège que tu lui offriras, à moins qu’il ne préfère prendre place sur le sol, devant la cheminée. Il te parlera de choses autres, il t’apportera des nouvelles d’ailleurs ; sa voix pourra couler sur un ton plaisant ou déplaisant, mais elle ne sera pas semblable à celle des autres hommes, les réguliers. Et ta maison — ta maison intérieure — ton cerveau et tes sens — se trouvera tout illuminée à l’ouïe de cette parole. Des horizons insoupçonnés se lèveront sur le terne écran de ta vie quotidienne. Mais qu’elles soient douces comme l’accent du ruisseau qui murmure au fond de la vallée ou âpres comme le sifflement de la bise sur les étangs glacés, ses paroles te troubleront, t’enivreront, te transporteront dans un monde différent de celui où tu vis, car l’Irrégulier ne tient pas compte des situations acquises ou des liens sociaux. Il t’appelle à vivre une vie neuve, une vie de hardiesse qui tranche avec la vie de traîne et de routine qui est la tienne, une ample vie d’aujourd’hui qui rompe avec la misère de ton existence d’hier, de tous les hiers passés.
Mais voici que l’appel se fait si pressant que tu te refuses à en entendre davantage, que tu recules devant l’expérience à tenter. Tu congédies l’Irrégulier et tu verrouilles ton huis. Pauvre de toi ! Resplendissante tout à l’heure, ta Demeure intérieure n’est plus éclairée qu’à la lueur fumeuse de l’inoriginalité et de la monotonie. Tu n’es qu’un régulier qui t’ignores. — E. Armand.
IRRÉSOLUTION n. f. Incertitude, flottement, mais surtout impuissance à la décision qui affecte le caractère même plus encore que les événements et lui imprime sa marque. L’irrésolution traduit une propension naturelle à ne pouvoir faire son choix et mettre en jeu sa volonté. Elle ne se confond pas avec l’indécision, toute accidentelle et circonstanciée, qui marque, à certaines heures, l’hésitation du doute et la prudence d’un esprit circonspect. On dit parfois, mais la distinction est subtile et sans rigueur pratique, qu’on est « irrésolu dans les matières où l’on se détermine par goût, par sentiment, et indécis dans celles où l’on se décide par raison ou par discussion »…
Aveugle est la volonté qui s’élance sans faire la balance des arguments et sans peser les aléas, mais inconsistante et sans valeur active est celle qui oscille dans une perpétuelle incapacité et s’épuise en tergiversations. L’homme fort doit, à un moment donné, trouver dans les thèses et les situations en présence des motifs puissants pour donner le branle à son action… Les Spartiates, qui attachaient un grand prix à la formation du caractère, punissaient sévèrement l’irrésolution. « Il est difficile, remarquait La Bruyère, de décider si l’irrésolution rend l’homme plus malheureux que méprisable ». Elle le rend neutre, amorphe, et c’est la négation de sa vitalité. L’irrésolu est un sable mouvant sur lequel nous ne pouvons fonder rien de sûr. Les sympathies qu’il nous témoigne iront, notre influence cessant, aux autres courants qui les sollicitent sans que rien de viril ne trouble un désespérant platonisme. Il nous échappera toujours aux minutes décisives et ses apports courants seront timides et souvent sans portée.
IRRESPONSABILITÉ n. f. Nous ne soulèverons pas ici les arguments qui, par le déterminisme, se rattachent aux problèmes de la liberté ou de la morale (voir ces mots), ni les conditions dans lesquelles la justice établit la culpabilité et fait jouer le châtiment (voir justice, jugement, pénalité, sanction, etc.). On trouvera d’ailleurs à responsabilité, plus amplement développés, la plupart des aspects généraux de cette importante question qui touche à la nature humaine, au milieu, aux époques, aux formes changeantes de la vie elle-même…
Nous marquerons seulement, en passant, l’irresponsabilité, en politique, de ceux qui administrent les affaires des nations, décident de l’emploi des impôts prélevés sur l’activité publique, font régner l’arbitraire dans les événements quotidiens, tranchent du sort des masses aux heures de crises internationales…
Souverains constitutionnels, ministres élus, dictateurs improvisés, tous les détenteurs de la puissance des États, sont, en fait, couverts par l’irresponsabilité. Ils ne relèvent que des sursauts — assez lointains pour ne pas être inquiétants — dans lesquels le « lion populaire », excédé, lance, dans un rugissement, ses griffes sur les occupants du jour, assez malchanceux pour jouer les Louis XVI ou les Nicolas II, mais non toujours, quand on songe au règne introublé d’un Roi Soleil ou d’un Napoléon, les plus représentatifs de la tyrannie. Ce qui donne aux chefs d’État — il ne s’agit pas ici des fantoches représentatifs, mais des maîtres effectifs — la sérénité dans la gabegie, l’incohérence et le crime, c’est le sentiment que, — les institutions comportassent-elles des contrôles de gestion — leur tâche néfaste accomplie (et couverte par les Assemblées), ils prendront leur retraite entourés d’honneurs et de richesses, environnés de la considération générale…
Il ne vient même pas à l’idée des populations bernées (nous savons ce qu’en vaudrait l’aune nous qui ayons pesé combien l’irresponsabilité des dirigeants est liée à l’inconscience et à la veulerie des masses et qui avons vu, en même temps que la lenteur à mettre en jugement les Poincaré ou les Clemenceau par exemple, la Haute-Cour parlementaire plus disposée aux lâches services qu’aux arrêts justiciers), il ne vient pas à l’idée du « peuple souverain » de rendre les tenants des hautes fonctions nationales — si glorieuses et lucratives ! — personnellement et civilement responsables des actes de leur gestion ; et cela non devant leurs pairs indulgents ou complices, mais devant les tribunaux populaires. Et de leur faire savoir qu’ils auront à payer de leur liberté et de leurs biens — à défaut d’une visite à la démocratique lanterne — leurs négligences coupables et leur désinvolture criminelle. Allons donc !… Puissances anonymes, unités régnantes resteront longtemps encore marquées du sceau rassurant de l’irresponsabilité, et les mises en jugement… de l’histoire sont l’unique et bouffonne terreur promise à ceux qui jonglent, au faîte des nations, avec la vie de leurs contemporains. — L.
ISRAÉLITE Quand on étudie le caractère général du peuple juif, on voit que les noms de Jacob et d’Israël ne sont pas de simples hasards, celui de Jacob signifiant ruse, habileté à se tirer d’affaire, et celui d’Israël indiquant l’idéalisme le plus élevé ; ces deux dénominations sont, au contraire, de très heureuses caractéristiques de Jacob, de ses idées, de ses principes qu’il a transmis aux Hébreux qu’on appelle, non sans raison, les fils d’Israël.
Dès son adolescence, Jacob obtient la suprématie intellectuelle surtout par la ruse, par la tromperie, en achetant le droit d’aînesse de son frère Esaü (Assaf, en hébreu), chasseur grossier et ignorant.
Il sacrifie quatorze ans de sa vie au travail et à l’humiliation chez Laban, dur exploiteur et riche propriétaire, pour épouser la fille de son maître et, par amour, il a recours à toutes sortes de moyens louches.
Ainsi, d’un côté nous voyons l’idéal de l’amour, du dévouement à une idée et, d’un autre, le mensonge et les combinaisons intéressées.
C’est ce dualisme qui se fait voir aussi dans l’énorme diversité de la littérature religieuse du peuple hébreu.
L’aurore de la culture hébraïque commence à partir de l’apparition de la Bible (le Pentateuque), que les Juifs regardent comme des livres saints, sources de la morale humaine, livres qui, à côté d’innombrables absurdités, de grossier fanatisme, contiennent des idées généreuses d’une immense importance pour l’époque, ainsi le dixième commandement, la réforme agraire en faveur des sans-terres, le mépris de l’esclavage, etc.
Les Rois et les Prophètes nous racontent la lutte de la lumière contre les ténèbres, de l’amour de la liberté contre l’esclavage, de la libre pensée contre le fanatisme. Ces livres ont une grande valeur, non seulement pour l’époque où ils ont été écrits, mais aussi pour les temps subséquents jusqu’à nous. Cette lutte ne le cède guère au mouvement actuel du socialisme, elle contient bien des idées anarchistes, antiétatistes.
Le prophète Samuel montre bien au peuple qui souffrait sous l’influence des riches propriétaires, du clergé, qui réclamait un roi, toutes les funestes conséquences de l’État. Il dit au peuple que l’État l’asservira, enrôlera les fils comme soldats, fera des filles des servantes ; les chevaux, les chariots seront employés pour des guerres.
Les prophètes Esaü et Jérémie montrent au peuple l’ambition, l’avarice de l’autorité étatiste et cléricale qui le conduit à sa perte, ils lui parlent de toutes les horreurs de la guerre, ils lui conseillent de transformer les armes en socs de charrue. Ils attaquent violemment le pouvoir des possédants qui réussissent à étouffer la conscience populaire mais qui n’arrivent pas à étouffer, supprimer la voix de ces lutteurs pour la vérité.
On pourrait s’étonner que ces livres aient eu si peu d’influence sur la vie subséquente du peuple juif, mais cela s’explique surtout par le fait que les livres des prophètes, représentant un danger pour ceux qui ambitionnaient le pouvoir ainsi que la domination économique, étaient mis à l’index de l’enseignement. De plus, le caractère compliqué et inquiet des Hébreux, leur vie errante, contribuaient à leur faire adopter des idées pas trop claires, des assomptions sans fondement, à les laisser indifférents à la simple beauté, à la vérité facilement saisie. C’est pourquoi le peuple israélite a donné tant de Marxistes et si peu de Tolstoïens.
Le Talmud a eu aussi une très grande influence sur les idées des Hébreux.
Le Talmud consiste en un nombre énorme de volumes divisés d’après l’étude indépendante de diverses questions et d’après les commentaires de la Bible.
On peut dire qu’il n’y a pas de questions que le Talmud n’ait élaborées : philosophie, hygiène, questions sexuelles, économie, médecine, jurisprudence, etc.
La plus importante partie du Talmud est occupée par la dialectique. On y trouve des réponses à toutes sortes de questions, souvent contradictoires, réponses si peu définitives en réalité qu’on pourrait se demander si les discuteurs avaient pour but d’éclaircir une question ou de l’obscurcir, de mêler, de compliquer ce qu’il y a de simple et de compréhensible. Malgré une pareille gymnastique de l’esprit il y a pourtant dans le Talmud des points de vue intéressants sur la vie et sa signification, mais ils se perdent dans un chaos de contradictions et de spéculations.
On ne peut pas ne pas penser que s’il n’y avait pas eu de Talmud, il n’y aurait pas eu de Capital de K. Marx, et que cette œuvre a fait que, parmi le peuple juif, il y a eu tant de Trotski et si peu de Max Nettlau.
Il y a chez tous les peuples, dans toutes les couches de ces peuples, non seulement dans les couches ignorantes et arriérées, mais même dans les rangs des intellectuels et des démocrates le préjugé, le mauvais préjugé, que les Israélites sont assoiffés d’argent, qu’ils n’aiment que le commerce, qu’ils détestent le travail physique. Cette opinion n’a aucune base solide, elle ne montre pas le désir de les guérir d’une faiblesse spirituelle, de les rendre plus capables socialement ; elle vient d’un côté de la jalousie de ce qu’ils sont malins et savent se sortir des conditions sociales les plus dures ; d’un autre côté de l’intolérance religieuse dont ne peuvent se débarrasser même des esprits bien développés et des cœurs bons ; c’est une maladie héréditaire qui se retrouve dans toutes les couches de la société.
Il n’est pas douteux que cette opinion est née dans l’Église et qu’elle a été reprise par les gouvernements comme une arme de salut pour servir toutes les fois que les trônes commençaient à chanceler. Si les gouvernements n’avaient pas eu besoin des Juifs comme parafoudre dans les moments de fureurs populaires, si l’habileté des Juifs à développer l’industrie et le commerce n’avait pas été utile aux puissances, il y a longtemps qu’elles les auraient fait disparaître de la face de la terre. Quand le peuple commence à perdre patience, quand ses épaules courbées par le dur labeur et la souffrance commencent à se redresser menaçantes, le gouvernement lui montre les Juifs et lui dit : « Tiens, voilà la cause de ta misère », le peuple, tenu exprès dans les ténèbres, se lance furieusement sur les Juifs avec tout son courroux accumulé.
Et trouverait-on beaucoup d’hommes, chez les autres peuples, qui reconnaissant l’immoralité du commerce, s’asserviraient dans les fabriques, les usines, les ateliers, où le régime de caserne, le travail excessif, les salaires misérables ébranlent la vie humaine ?
Si le Juif, plus malin que d’autres, parvient à se soustraire à cette galère, en tout cas, en cela il n’est pas pire que les autres.
Si l’on ajoute que dans beaucoup de pays, l’entrée des professions libérales, du service municipal ou officiel lui est absolument interdite, il n’est pas étonnant qu’il adopte la seule voie qui lui reste : le commerce. Si nous admettons que le Juif attribue à l’argent plus d’importance que qui que ce soit, ce n’est pas que son or sonne plus agréablement à son oreille, c’est parce que cet or le sauve fréquemment des persécutions et des mauvais traitements.
Dans tous les cas, les Juifs évoluent rapidement sous ce rapport, et une majorité de ce peuple se livre actuellement au travail physique et n’en a pas honte comme anciennement, mais s’en fait gloire. Quant à la religion, l’on peut dire qu’aucun autre peuple n’est si près de la libre pensée que le juif, et cela s’explique par le fait qu’il n’y a pas de gouvernement qui lui impose une religion, et par sa tendance à s’assimiler. Cette inclination pourrait avoir une étendue beaucoup plus grande et plus bienfaisante n’étaient les persécutions dont ils ont souffert dans tous les pays en général, mais surtout dans les contrées plus arriérées, plus cléricales. Ces persécutions ont resserré les liens entre les Juifs et développé l’idée de nationalité juive.
Quand on pense aux affreuses persécutions auxquelles ce peuple a été exposé dans sa vie historique, on ne peut que s’étonner qu’il n’ait pas perdu son aspect humain. Nous ne rappellerons pas les atrocités du passé éloigné, parlons seulement des pogromes en Russie pendant les soulèvements populaires de 1818-1819. Ces événements sanglants éveillent en nous l’horreur de ces actions infernales, de ceux dont les ambitions politiques, les intérêts économiques, la soif du pouvoir, ont armé des bandes sauvages et les ont lancé comme des chiens affamés contre les paisibles populations juives. Ils nous forcent à mépriser ceux qui, pendant ce temps, continuaient à s’occuper de leurs propres affaires, à dormir, à manger, à se promener, à danser même sans remords de conscience.
Bien des révolutionnaires disent que les Israélites font trop de bruit, qu’ils se plaignent trop, que d’autres peuples aussi ont souffert des guerres et des révolutions. Mais ces révolutionnaires ont-ils pensé, même une fois, à l’énorme différence qu’il y a entre la guerre, les révolutions et les pogromes ? Dans la guerre, les soldats sont armés, animés par une sorte de sentiment (même artificiel) de leur supériorité sur l’ennemi, ils ont confiance en leur cohésion, ils sont enivrés d’une croyance fanatique qu’ils mourront pour une cause sacrée, et enfin ils se nourrissent de l’espérance que ce seront les autres soldats qui seront tués, pas eux.
Un révolutionnaire meurt avec la foi enthousiaste qu’il donne sa vie pour la sainte cause de l’affranchissement de l’humanité.
Dans les pogromes, des foules de bandits sanguinaires envahissent des villages paisibles, désarmés, attaquent de faibles vieillards, les femmes, les enfants, violent les femmes en face de leurs maris, les petites filles sous les yeux de leurs mères, éventrent les malheureux, leur remplissent le ventre de paille et font encore mille autres épouvantables actions qui font dresser les cheveux quand on les a vues.
Ils se trompent fort les Israélites qui, sous l’influence de la bourgeoisie juive, croient se sauver de leur situation en organisant un État à eux, c’est-à-dire en établissant ce dont ils souffrent eux-mêmes. Pour tourner la vérité, ces « amis du peuple » parlent de la « question juive », mais en dépit de la situation particulière des Juifs, en réalité il n’existe pas de question juive, pas plus qu’il n’y a de question française, anglaise ou allemande. Il n’y a qu’une question pour toute l’humanité, et cette question consiste à extirper de la conscience et du cœur de l’homme ces fanatismes sauvages et dangereux qui s’appellent : religion, nationalisme, patriotisme. Il faut que la domination d’un homme sur un homme soit impossible. Il faut que ceux qui se gorgent de nourriture et s’adonnent aux plaisirs à côté de ceux qui souffrent de la faim et du malheur soient considérés comme des criminels.
Il faut que la vie et la liberté personnelle soient plus précieuses que tout. Il faut que chacun se considère comme responsable de tout ce qui se passe autour de lui. Il faut que les gens comprennent qu’ils sont comme deux fleurs croissant sur le même sol et qui ont également besoin de soleil et de pluie, qu’eux ont également besoin d’amour et de solidarité, le bonheur pour tous. — Ryskine. (Trad. de G. Brocher).
ISRAÉLITE. Les Juifs se nomment eux-mêmes Israélites et souvent se fâchent si on les désigne sous le nom de Juifs. J’ai offensé gravement une doctoresse russe en employant devant elle le mot Jid (juif russe), sans que je susse qu’elle était d’origine juive, car elle était femme d’un révolutionnaire et incrédule elle-même, mais elle avait cru que j’exprimais du mépris pour sa race. L’origine du mot Israélite est curieuse. Voici ce que la Bible nous apprend au chapitre 32 de la Genèse : Jacob, craignant la vengeance de son frère Esaü, avait envoyé au-devant de celui-ci une partie de ses vastes troupeaux, et lui-même avait fait passer la rivière Jabok à ses femmes et au reste de son bétail. Lui voulut passer le dernier, à la nuit tombante.
« Jacob étant demeuré seul quelqu’un lutta avec lui jusqu’à ce que l’aube fût levée. » (Verset 24).
« Quand ce quelqu’un vit qu’il ne pouvait le vaincre, il toucha l’endroit de l’emboîture de l’os de la hanche, de sorte que cette emboîture fut démise pendant que l’homme luttait avec lui. » (Verset 25).
« Et ce quelqu’un lui dit : Laisse-moi car l’aube du jour est levée. Mais il dit : Je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni. » (Verset 26).
« 27. « Et il lui dit : Quel est ton nom ? Et il répondit : Jacob. »
« 28. « Alors il dit : Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël, car tu as été le plus fort en luttant avec Dieu et les hommes. »
« 29. « Et Jacob l’interrogea, disant : Je te prie, apprends-moi ton nom, et il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit. »
« 30. « Et Jacob nomma ce lieu Péniel, car il dit : J’ai vu Dieu face à face et mon âme a été délivrée. »
« 31. « Et le soleil se leva aussitôt qu’il eut passé Péniel, et il était boiteux d’une hanche. »
« 32. « C’est pourquoi jusqu’à ce jour les enfants d’Israël ne mangent point du muscle qui est à l’endroit qui est à l’emboîture de la hanche, parce qu’Il toucha l’endroit de l’emboîture de la hanche de Jacob à l’endroit du muscle retirant. »
Dans le prophète Osée, chapitre 12 (versets 3-4.), nous lisons :
« Dès sa naissance il supplanta son frère et, par sa force, il fut le maître en luttant avec Dieu. »
Dans la Genèse, 35, v. 10 :
« Dieu apparut encore à Jacob et Il lui dit : Ton nom ne sera plus Jacob, car ton nom sera Israël. Et il s’appela Israël. »
Ainsi Israël signifie vainqueur de Dieu.
Ce Dieu promit à son vainqueur une postérité innombrable, comme le sable des plages des mers.
Cette légende absurde d’un homme plus puissant que son Dieu qui est obligé d’avoir recours à un coup interdit dans la lutte, est encore en honneur parmi les Juifs qui se font gloire de cette origine abracadabrante.
La postérité de Jacob n’est pas innombrable comme l’avait annoncé Dieu de sa propre bouche, mais malgré les persécutions et la misère indescriptible qui fut le lot des Hébreux pendant des siècles, on compte une trentaine de millions de Juifs sur la terre. Ce peuple est toujours resté attaché à sa race, même lorsque presque toute la jeunesse instruite a renoncé à la religion de ses pères et se proclame hardiment athée. Cette jeunesse, surtout dans l’Europe orientale, a un ardent amour pour la terre d’Israël (Eretz Israël) et voudrait rassembler les membres de la dispersion dans l’antique Palestine, pays aride, qui n’a jamais pu nourrir plus d’un million d’habitants et qui, à présent, malgré les millions sacrifiés par les Rothschild, les Hême, les Furtado et autres riches Juifs, ne pourra jamais nourrir 3 millions d’habitants.
Le mouvement sioniste, fondé par Herzt, et auquel tant d’hommes remarquables se sont dévoués, restera une des curiosités du xxe siècle, bien qu’il ait été protégé par Sir Herbert Samuel, haut-commissaire anglais en Palestine. Jamais on ne persuadera aux Israélites de quitter leur situation en Europe et en Amérique, leurs occupations, leur commerce, leurs banques, pour aller s’enterrer dans un misérable petit pays d’Asie, tandis qu’ils peuvent être heureux en Europe, se sentir citoyens des pays où ils sont nés. Depuis la Révolution Française les Israélites se sont distingués dans toutes les carrières, même dans celles que la religion mosaïque interdit à ses partisans, comme la sculpture, la peinture, etc. Les sciences, dans toutes les branches, ont été cultivées par des Israélites. Leurs noms pullulent parmi les musiciens (Mendelssohn, Auber, Halévy, Joachim, Moszkovsk, etc.), les peintres (Pissarro et des centaines d’autres), les sculpteurs (Aaron), les professeurs d’Universités (Lévy-Bruhl, Lenvrusaut, etc.), les philosophes (Büchner, Bergson, Freud, etc.), les hommes d’Etat (Disraeli, Isaac, etc.), les parlementaires et révolutionnaires (Karl Marx, Liebknecht, Trotski, Zinoviev, Radek, Hasenlauer, etc.).
On voit des Israélites éminents jusque dans les armées, quoique le préjugé populaire refuse aux Israélites le courage militaire, mais, entre autres, le nom du général Foy, prouve que dans cette carrière aussi les Juifs se sont distingués.
Les romanciers, comme Mauroy, Suerbach, Spielhagen, etc., les poètes juifs sont nombreux dans la littérature polonaise, hébraïque et yiddish, etc. — G. Brocher.
Nota. — Un Dieu qui ne sait pas le nom de celui avec qui il lutte est une de ces absurdités si communes dans la Bible. Le Dieu lutteur ne veut pas dire son nom El (ou Elolim) ou Jahvé (Jéhovah), parce que la Bible défend, sous peine de mort subite, de prononcer le nom de Jéhovah, dieu étranger emprunté aux tribus du désert du Sinaï et dont la prononciation exacte était inconnue. Chaque fois que les lettres du nom de Jéhovah apparaissent, les Juifs lisent Elolim, le dieu des dieux, ou Adonaï.
IVRESSE n. f. (du latin ebrius, ivre). Toute atteinte aiguë, fortuite et passagère, portée à l’équilibre mental par un poison psychique, est qualifiée d’ivresse. Par extension et par assimilation aux symptômes cardinaux de l’ivresse toxique, le langage courant a appliqué le même terme à certains états de l’esprit, caractérisés par une grande exaltation avec déséquilibre, trouble du jugement, déterminations généralement impulsives, en marge de la simple logique et parfois du bon sens. Ce trouble de l’honneur et du sentiment, cette passion de l’âme, atteint parfois des proportions où il n’est pas excessif de parler de morbidité : on est ivre de gloire, de vanité, de patriotisme, d’amour, etc. Dans ces états, on perd le contrôle de ses actes et c’est ce déraillement aigu où le jugement est émoussé qui justifie un rapprochement avec les ivresses toxiques.
Avant de dire quelques mots de ces états d’âme (d’un intérêt psychologique énorme) il sera question ici des ivresses toxiques.
A. — Ivresse toxique. — L’ébriété, quelle qu’en soit la cause, a pour caractéristique d’être un état de folie transitoire, survenue brusquement, à la suite de l’absorption d’une dose quelconque d’un toxique dont l’effet immédiat est de stupéfier l’écorce cérébrale. Je dis une dose quelconque intentionnellement pour atteindre, sans hésitation, la conception tolérante de ceux qui croient que l’ivresse n’est la conséquence que d’un excès. Il n’y a point d’excès d’alcool, de vin, de tabac ou d’opium parce que l’usage même, ne répondant à aucun besoin normal, est déjà un excès ; ensuite parce qu’il est impossible de délimiter à quel moment finit l’usage et commence l’excès ; enfin parce qu’il est funeste de croire qu’une demi-ébriété est mieux portée et plus excusable qu’une ébriété complète. L’homme sage doit savoir que dès l’instant où il a permis à un toxique de franchir la porte de son organisme il est, quoi qu’il fasse, peu ou beaucoup, sous l’empire de ce toxique. Ceux qui attendent les manifestations vulgaires de l’ivresse pour en porter le diagnostic s’exposent à des erreurs lamentables. Quand l’ivresse, au sens mondain du mot, se manifeste, il y a longtemps que l’intelligence est plongée dans le désordre.
Ce désordre ne peut faire illusion qu’aux snobs et aux ignorants, ou aux faibles, dont la tension psychologique a diminué à ce point qu’ils se croient dans l’obligation de recourir à des artifices du reste trompeurs, pour la rétablir ou l’élever.
Deux souvenirs suffiront à objectiver le problème : celui d’une beuverie quelconque, populaire ou bourgeoise, où les convives, plus ou moins saturés d’alcool et de tabac, projettent autour d’eux les propos les plus burlesques, font preuve d’un niveau mental au-dessous de la moyenne sans pourtant chavirer sur leur base.
Et cet autre exemple d’un conducteur d’auto qui vient de faire un repas arrosé de vin, qui se croit alerte et sain d’esprit, mais qui, sans s’en douter, ayant perdu le contrôle parfait de ses mouvements, va causer un accident sur la route.
Il y a de petits et de grands effets des stupéfiants. Mais, petits et grands, ils sont toujours du même ordre.
Nous diviserons l’ivresse en quatre périodes, dont la superposition, toujours la même, prouve la propriété narcotique de tous les poisons dits de l’intelligence. Cela dit pour ruiner la fausse réputation à laquelle prétendent la plupart de ces poisons d’être des excitants. C’est en vertu de cette réputation surfaite que le vin, l’alcool et même l’opium sont entrés dans la consommation alimentaire de tant de citoyens. Le travailleur manuel qui croit subir un coup de fouet de son verre de vin profite tout simplement, à son insu, d’un état de paralysie (stupéfaction) de sa sensibilité musculaire (d’où atténuation de la sensation de fatigue, ce précieux baromètre). Il n’est pire illusionné que celui qui, en pleine possession de ses moyens, n’agit qu’au détriment de sa propre substance.
La première phase (phase intellectuelle) de l’ivresse est marquée par des troubles de l’entendement. C’est le propre des narcotiques de frapper directivement, électivement et immédiatement à la tête. C’est cette spécialisation qui fait le danger insoupçonné des stupéfiants. C’est tout de suite du côté du jugement et du contrôle de soi que portent les atteintes du poison. Le déséquilibre des facultés supérieures de l’esprit en dérive aussitôt et se traduit par l’incohérence de pensées, des paroles et des actions. Le premier état de l’ébrieux est le désordre et la perte de la notion du réel. Le plus souvent le comportement euphorique du sujet, conséquence de la notion précise de son propre Moi, le porte vers l’exubérance, la confiance, la joie. Le tumulte des idées fait illusion et fait croire à leur surabondance comme à leur richesse. L’observateur de sang-froid en note au contraire l’infériorité.
C’est donc l’intelligence, la dernière venue dans l’ordre des acquisitions humaines, qui est le plus gravement altérée.
Mais presque aussitôt, et comme corollaire, la sentimentalité déborde. Tenue en laisse en temps normal, par l’intelligence et le jugement en éveil, elle tend à occuper le premier rôle. L’ébrieux fait du sentiment et trahit son être intime. Ses dispositions prédominantes sont livrées en pâture à la galerie. Il n’a plus rien de secret ; il se livre au premier venu. Dans cette seconde phase (phase sentimentale), l’ébrieux est de moins en moins son maître ; c’est le moment où il accumule les sottises irrémédiables. Il continue du reste à faire illusion ; s’il est poète, il éjecte les productions les plus clinquantes ; s’il est matériel, il se fait hardi dans ses épanchements. L’ébrieux vit comme dans un rêve, et, en fait, l’ivresse est un rêve éveillé. Ce qui fait que certains sujets s’y complaisent, c’est qu’ils s’y reconnaissent dans leur état véritable. Le vernis intellectuel une fois disparu, le frein du contrôle une fois brisé, le sujet se sent tout à fait à l’aise en présence de son moi profond où il vit passionnément, sans gêne, sans responsabilité, où il se voit plus libre. Le vrai moyen de croire à la liberté et de se donner l’illusion qu’on est libre est de s’enivrer. Or c’est justement le temps où l’on est le moins libre.
Bien près du sentiment est la sensation pure et simple. Elle gît à un étage inférieur et voisine avec l’instinct. C’est la phase purement sensorielle et instinctive de l’ivresse. Le sujet y devient avide de joies purement matérielles et bestiales. La déchéance est donc plus profonde. La sentimentalité, quoique déséquilibrée, peut s’épanouir encore en des régions plus élevées ; mais la sensation ne saurait viser bien haut. C’est une période où le simple réflexe en est le grand maître. L’acte est la conséquence d’un court-circuit, il est très vite la conséquence du désir.
Et enfin, de déchéance en déchéance, voici la paralysie complète qui s’installe. Progressivement la vie a quitté le cerveau pour se réfugier du côté du bulbe et de la moelle. Le vertige ne permet plus au sujet la station verticale ; l’équilibre physique est rompu ; la stupéfaction va jusqu’à la somnolence, jusqu’à l’hypnose complète. Le sujet, frappé d’un sommeil invincible, s’écroule anéanti, sans conscience, comme sans souvenir. Des signes physiques sont aussi survenus : phénomènes congestifs, vomissement, stertor, troubles respiratoires et circulatoires. Cet état de mort apparente peut durer quelques heures. En certains cas on a vu la mort survenir.
Telles sont les phases essentielles de ce redoutable état morbide que les marchands de poisons ont encore le courage de célébrer et que nombre d’humains ont encore la faiblesse de se procurer.
Tous les poisons de l’intelligence, à quelques symptômes près qui leur sont propres, engendrent la même ivresse. C’est une règle clinique. L’opiomane, le morphinique, le cocaïnique ne diffèrent pas de l’alcoolique.
Certains observateurs se sont plu à décrire des ivresses toxiques. Singulier abus des mots. Ne dirait-on point qu’il peut y avoir des ivresses qui ne sont pas toxiques ? En fait, ils ont été frappés par la proéminence de certains symptômes, plus accentués chez certains sujets que chez d’autres : telles que l’agitation incohérente (ivresse maniaque), l’impulsivité (troisième période) ou ivresse impulsive, ou la floraison imaginative (ivresse délirante). L’amour de la description analytique peut aller très loin, étant donné qu’il n’y a point deux ivrognes qui se ressemblent tout à fait. Chacun met sa propre estampille sur sa folie momentanée.
La notion d’ivresse seule est sortie très pure de toutes les descriptions. Et c’est là qu’il convient de se tenir si l’on veut apprécier ce grand danger à sa vraie valeur et s’en affranchir par la prudente abstention volontaire de tout ce qui peut faire déchoir l’Homme du poste de vedette où sa raison l’a justement placé.
B. — Ivresse passionnelle. — Les passions atteignent des paroxysmes dont l’acuité se traduit par un dérèglement formel de l’entendement et qui confine à la folie. Le terme d’ivresse qu’on leur applique aussi est préférable, car du point de vue de l’analyse psychologique on y retrouve les mêmes éléments que dans les ivresses toxiques.
Tous les états passionnels, sentimentaux, instinctifs qui bouleversent et déséquilibrent les facultés au point de devenir dominateurs au détriment de la saine raison, obnubilant la conscience et déréglant les actes, sont des ivresses. La passion ne se confond pas avec l’ivresse, mais elle est sujette facilement à des états suraigus dont il faut se méfier. De même le terme d’ivresse n’a rien de péjoratif fatalement ; elle peut être méliorative. Il y a des ivresses généreuses comme il en est de hideuses. L’amour du prochain porté jusqu’au sacrifice de la vie, est une beauté, mais l’ivresse de la gloire portée jusqu’à la soif du sang des autres est une laideur. Mais ces deux ivresses sont pourtant un profond dérèglement. Admirées ou flétries, elles sont en opposition avec ce que la raison et même le simple bon sens commandent. Faut-il les condamner ? C’est un autre problème.
Une analyse psychologique des ivresses passionnelles ne peut être ici que sommaire. Bornons-nous à dégager les traits de quelques-unes d’entre elles pour unifier le tableau morbide tracé plus haut.
L’amour semble produire la plus toxique des ivresses passionnelles car, dussé-je dépoétiser ce sentiment qui n’en reste pas moins adorable, il me faut le ravaler, physiologiquement parlant, à l’action de toxiques endocriniens dont les glandes sexuelles sont le réservoir normal. L’amour est une maladie, a-t-on dit quelquefois ; c’est exagéré, mais il reste vrai qu’il est fort souvent morbide. Inspiré dans ses éléments premiers par la maturité des éléments reproducteurs et exprimé par des paroxysmes périodiques, ou uniques et transitoires, suivant les espèces animales, il produit, comme l’accomplissement de toutes les fonctions physiologiques, une volupté énorme. Par un dédoublement logique, mais anormal, il arrive que cette volupté est seule recherchée, à l’exclusion de la finalité de l’acte, et c’est dès lors, humainement parlant, que la porte est ouverte à tous ces excès passionnels que la chronique quotidienne qualifie de drames de l’amour.
Lors des paroxysmes, le sujet subit l’influence de sécrétions endocriniennes qui ont pour effet d’inhiber plus ou moins complètement le pouvoir de contrôle et la volonté. Le sujet est vite accaparé par ses désirs, il s’abandonne et s’exhibe à l’état d’esclave. Le symbole d’Hercule filant aux pieds d’Omphale est caractéristique. Le mâle a inventé le mot de maîtresse, également très caractéristique, pour qualifier son état de servitude. Les plus forts s’y laissent prendre et abdiquent toute indépendance. Ils se croient l’esclave de la comparse quand ils ne sont victimes que de leurs sécrétions internes. Antoine fut aux pieds de Cléopâtre comme Enée le fut aux pieds de Didon, comme le plus modeste de nos camarades peut l’être aux pieds de son amie. L’ivresse est complète ; la déraison de l’amoureux transi est trop connue pour qu’il soit besoin d’insister.
Le mystère de la fascination exercée par la femelle n’est pas encore éclairci complètement. Il est pourtant certain qu’il y a fascination réciproque, que cette action nerveuse (fluidique, disent certains) exercée par le regard est exaltée à certains moments qui coïncident avec la maturité complète de l’agent reproducteur, pour diminuer et s’éteindre dans l’intervalle.
Toujours est-il que le sujet perd totalement son équilibre et est incité à des actes que la conscience, la raison des autres réprouvent. Ce mal est à la portée de tout le monde, mais les frontières de l’ivresse folle ne sont pas toujours franchies. Dans ce cas l’amour est raisonnable, s’il n’est pas déraisonnable d’accoupler ces deux mots.
Le culte de l’art produit des ivresses incomparables auxquelles les sujets s’abandonnent parfois jusqu’à la déraison. L’inspiration, tout ce que la folle du logis peut créer, a tôt fait de faire sortir l’artiste des limites où il reste son maître. Il faut de ces ivresses où l’on est porté sur l’aile du génie pour produire des œuvres fortes. Le parfait équilibre n’inspire guère que des platitudes. Il n’en reste pas moins que de telles ivresses, pour séduisantes qu’elles soient, dérèglent toujours le comportement normal, troublent le jugement et induisent les sujets à des excès dont ils n’ont plus conscience. Archimède s’évadant de son bain et parcourant la ville dans un état de nudité complète en criant « eurêka », est le symbole de l’état auquel je fais allusion.
Que dire de l’ivresse mystique, dont l’histoire est remplie ? Quoi de plus fou, de plus déraisonnable que ces extases où s’exhibèrent les prétendus saints de toutes les religions, que ces accès de démence où tant de pauvres hères acceptèrent le martyre pour confesser leur foi, et dont le transport était assez intense pour supprimer jusqu’à la sensation de la douleur physique ? L’ivrogne d’alcool présente la même anesthésie. Similitude d’états. Il est du reste un lien plus serré qu’on ne croit entre ces paroxysmes d’états mystiques et la sexualité et, par suite, avec la vie des glandes endocrines. La sainte Thérèse, Marie Alacoque et d’autres illuminées moins réputées sont des types morbides de la passion au degré de paroxysme ébrieux.
Faut-il parler longuement sur l’ivresse du sang, l’amour du carnage qui caractérise tant de patriotes de métier et dont l’aberration paroxystique suscite des crises de folie collective, décorée du nom de guerre, où la démence est telle qu’on exalte et magnifie les actes destructeurs les plus hideux ? Le retour à une plus juste compréhension des faits peut seule faire mesurer l’énormité d’une telle ivresse. Le mécanisme secret d’une telle maladie est maintenant bien connu.
Et j’en dirais autant de tous les états passionnels dont le propre est de dérégler l’homme, de le ramener à l’état instinctif, où il abdique ses belles qualités pour redevenir la brute initiale. Ivre de jalousie, ivre de colère, etc., sont des locutions dont la langue courante est pleine ; graves et dangereux, ces états sont heureusement compensés par des états inverses d’heureuse folie, tels que l’ivresse de la joie. Les sottises que l’une commet y sont pourtant, pour le psychologue qui analyse froidement, de la même essence. — Dr Legrain.