Encyclopédie anarchiste/Liberté politique

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1231-1243).


LIBERTÉ POLITIQUE (et Autorité). « Deux faits antagonistes dominent la politique humaine et la résument tout entière : les nécessités sociales et les droits individuels ou, en termes plus précis, l’autorité et la liberté. » (Larousse)

Inexacte est ainsi une définition qui enferme les nécessités sociales dans une autorité nécessaire et paraît les identifier. Des deux écoles qui, aux pôles opposés, se disputent l’influence en matière politique, l’une, l’anarchie, négatrice de l’autorité — voir ce mot — ne répudie pas la discipline sociale consentie et n’a jamais fait résider l’harmonie de la société dans l’entrechoquement de fantaisies individuelles qui sont, elle le sait, le chemin familier de la tyrannie. Elle reconnaît au contraire les bienfaits de l’entente entre les hommes et l’utilité du renoncement à des « libertés » excessives pour garantir une liberté individuelle équitable et qui dure ; elle fait appel à l’entraide pour réduire l’empire des nécessités inéluctables qui, chaotiquement ou autoritairement assurées, briment, pour le seul profit de quelques-uns, la majorité des individus et empêchent leur liberté de s’épanouir. C’est en cherchant, hors de la contrainte autoritaire et de son cortège d’abus, la satisfaction des nécessités sociales qu’elle espère délivrer pour chacun la plus grande somme d’effective liberté. L’autre, le despotisme, doctrine paradoxale de la force, entend opérer la délivrance par la compression et confond le silence des peuples jugulés avec la paix heureuse des multitudes satisfaites. Il entend réduire l’homme à la passivité des choses et regarde comme un péril social — disons un trouble-règne — toute aspiration vers la liberté. Il n’a besoin que d’acceptation et prétend faire, contre elles-mêmes, le bonheur des masses… Aussi est-ce aujourd’hui dans les forces du peuple, demain dans les énergies conjuguées de l’humanité tout entière et dans leur jeu à la fois libre et sagace que nous cherchons les ressources propres à l’accomplissement des « nécessités sociales ». Comme nous y cherchons le rempart contre une autorité séculaire, toujours à l’affût de formes rajeunies d’oppression, plus que jamais parées des dehors de la générosité. Et que notre vigilance s’exerce à mettre sur pied des institutions de nature à en écarter l’emprise et à en prévenir le retour…

Larousse, esprit perspicace et passionné d’exactitude, reconnaît d’ailleurs que dans la lutte qui met aux prises les deux principes, l’autorité, jusque-là victorieuse, a toujours fait peser sur les hommes son fardeau malfaisant et il oriente ses espérances vers la liberté. Si son attention avait été davantage portée vers les maux qui découlent du despotisme social, il aurait constaté que les nécessités inhérentes à la vie en société et qui, plus encore dans les temps modernes, avec les besoins accrus, exigent la tâche concertée de tous, n’ont jamais été, sous le signe d’un privilège qui n’a pas désarmé, intelligemment satisfaites. Il apercevrait qu’une coordination logique des efforts en réduirait pour l’humanité l’assujettissement, en même temps qu’une juste distribution de ses avantages procurerait à tous les hommes, admis enfin, avec des droits égaux, au « banquet de la vie », une jouissance à la fois libre et méritée. Et ce scrupuleux publiciste eût cessé, nous le pensons, de demander la vérité à un compromis et de partager à titre égal entre la liberté et l’autorité, sa sollicitude. Il eût laissé ce soin aux États, qui ne font semblant de s’intéresser sympathiquement à la liberté — danger pour qui commande — que pour mieux masquer leurs entreprises de domination et, l’étouffant sous leurs embrassades hypocrites, s’emploient à anéantir dans l’œuf toute velléité d’indépendance…

« La liberté, qui n’a pour elle que le droit, est presque toujours victime sur la terre de l’autorité, qui dispose ordinairement de la force et qui possède la ruse. La liberté, reconnue par tous les politiques modernes dignes de ce nom comme un droit primordial de l’espèce humaine, n’a presque jamais existé ici-bas. Limite naturelle de l’autorité, elle s’est toujours offerte aux gouvernements comme un obstacle à leur ambition, une gêne intolérable à leur action… Il est donc naturel à tout gouvernement d’écarter de son chemin la liberté. » Mais, après ce clair aveu et cette dénonciation, il ne voit encore dans la liberté qu’ « une digue contre les abus du pouvoir » (cette autorité pour lui « représentative de l’intérêt public » ), non le milieu propre à en rendre l’appareil inutile, à débarrasser les individus de ses interventions paralysantes, habilement baptisées protectrices. Il n’aperçoit de l’anarchie que ses revendications utopiques, non les principes d’une organisation rationnelle de la liberté, partie enfin de la cellule jusque-là méprisée, apte à élever enfin les hommes vers la vie. D’une société avant tout économique, il n’a pas entrevu (la doctrine est trop jeune à l’époque) les groupements humains associés sur la base de leurs besoins et fédérant leurs efforts, affranchissant l’édifice social de ce dôme superfétatoire, l’État (voir ce mot), regardé jusque-là comme la clef de voûte de la société (voir les autres articles sur liberté et les mots anarchie, communisme, organisation, société, etc. où cet aspect de la question est plus particulièrement traité). Mais il sent confusément que c’est du côté de la liberté que viendra la solution attendue et que c’est elle qu’il convient de « défendre courageusement ». L’autorité, toujours portée à l’exagération, « saura bien, dit-il, se défendre elle-même, car elle n’est nullement habituée à jouer le rôle de victime ». Et déjà il s’oppose aux libéraux, indifférents à la forme d’un gouvernement qu’ils espèrent un jour dominer, attaque le pouvoir monarchique, lequel « préoccupé de sa durée éternelle, a pour tendance forcée d’assurer l’avenir et de faciliter le présent en étouffant toute opposition, c’est-à-dire la liberté ». Puis il s’aperçoit — et il n’est pas fort de notre expérience de cinquante ans de ploutocratisme « républicain », il n’a qu’entrevu, à peine échappée des mains de l’Empire et toute enluminée d’espérances, la belle fille que devaient pétrir les aventuriers de la politique alliés aux magnats de l’industrie et aux flibustiers de la banque — il pressent qu’un gouvernement, même démocratique, pourra être tyrannique, mais à un moindre degré et croit-il, sur un plus petit nombre de gens. La démocratie, malgré ses fautes passagères, ses lenteurs, ses traîtrises possibles, lui paraît renfermer le germe impérissable de la liberté naissante. Il n’a pas vu à l’œuvre le despotisme aux appétits multiples, ramassant, en quelques têtes souveraines, une autorité capable, en tenant les foules sous le charme d’habiles promesses, en les abusant par le mirage d’un « contrôle » et d’une « participation » appelée « suffrage universel » — voir ce mot — il n’a pas vu l’hydre vivace renaissant de ses cendres. Et il n’a pu, dégageant de constatations séculaires la leçon décisive, faire remonter jusqu’à l’État — incarnation politique de l’autorité — la cause d’un mal toujours renouvelé. Cette « liberté nécessaire » dont il admet enfin qu’elle est « la vraie base de l’ordre social » il ne sait pas que, dans le même cadre hiérarchisé, elle demeure, aujourd’hui comme hier, à la merci des ambitieux qui la faussent et des grands qui la déchirent…

Mais tournons-nous avec lui vers le passé, interrogeant les formules « absolues ou insuffisantes » qui, donnant à la liberté des caractères contradictoires, n’ont pu ni pénétrer ses vertus profondes, ni la faire sagement aimer, ni assurer son accès dans les mœurs, ni la défendre contre ses ravisseurs aux aguets… « Il y a un millier d’années, dit-il, Alcuin croyait avoir défini la liberté par ces deux mots : innocentia vitæ. Mais Alcuin enseignait plutôt la morale que la politique et son illustre élève, tout entier, comme tant d’autres monarques, au soin de satisfaire son ambition et d’asseoir sa dynastie, n’avait guère le temps de se préoccuper de liberté. Cependant l’innocente devise métaphysique du précepteur de Charlemagne a traversé les siècles ; on la retrouve en substance, chez les puritains de la Nouvelle-Angleterre, qui, dans la loi de l’État de Massachusetts — le même qui vient de rencontrer une « justice » pour martyriser d’abord, pour assassiner ensuite deux innocents magnifiques de grandeur morale, et une constitution pour couvrir ce crime de peur, de caste et d’État — donnent cette autre définition de la liberté : « Le droit de faire sans crainte tout ce qui est juste et bon. » Pour mieux faire ressortir l’esprit de cette maxime, nous y ajouterons un court passage de Vinthrop, l’un des législateurs gouverneurs de cet État. « Ne nous trompons pas sur ce que nous devons entendre par notre indépendance. Il y a, en effet, une sorte de liberté corrompue, dont l’usage est commun aux animaux comme à l’homme et qui consiste à faire tout ce qui plaît. Cette liberté est ennemie de toute autorité. Elle souffre impatiemment toutes les règles, et, par elle, nous devenons inférieurs à nous-mêmes. Elle est l’ennemie de la vérité et de la paix et Dieu a cru devoir s’élever contre elle. Mais il est une liberté civile et morale qui trouve sa force dans l’union et que la mission du pouvoir lui-même est de protéger : c’est la liberté de faire sans crainte tout ce qui est juste et bon. Cette sainte liberté, nous devons la défendre dans tous les hasards et exposer pour elle notre vie, s’il le faut. » Évidemment, les lois qui vont découler d’un pareil préambule pencheront plutôt vers l’intolérance que vers la liberté. Cette distinction de la liberté corrompue et de la liberté sainte ne serait pas désavouée par les docteurs de l’Église catholique qui, de leur côté, proclament la liberté de la vérité et proscrivent la liberté de l’erreur. Il va sans dire que, selon eux, la vérité est exclusivement dans leurs prédications et qu’eux seuls doivent être libres. Ils réclament, eux aussi, la liberté du bien, et comme ils se réservent le droit de définir le bien, ils ne demandent et n’approuvent que leur propre liberté. C’est ainsi que Rome a toujours compris la liberté. Personne n’a oublié, en France, l’ardeur que mirent autrefois les catholiques à réclamer la liberté de l’enseignement, ce qui voulait dire, dans leur bouche, le droit exclusif d’enseigner réservé aux évêques et aux frères ignorantins. Veuillot n’écrivait-il pas : « Je vous réclame la liberté au nom de vos principes et je vous la refuse au nom des miens », révélant dans cette apostrophe cynique l’insatiable autorité de l’Église. « Non, nous ne saurions nous accommoder d’une prétendue liberté, sainte ou non, qui punirait de peines sévères le blasphème et défendrait même, au besoin, de voyager le dimanche… Si le mal n’est que la violation des droits légitimes, nous ne reconnaissons à personne la liberté de le commettre ; si c’est une atteinte aux lois de l’Église ou d’un décalogue, nous refusons à tout le monde le droit de l’empêcher. C’est ce droit de définir et de prescrire le bien moral et religieux qui, usurpé par l’État, a conduit Socrate à la ciguë et Jésus sur la croix. » Et c’est le même « droit » à définir le bien politique, à incorporer le bien humain dans le bien national qui, tourné vers le maintien de superstitions favorables au régime, conduit aujourd’hui les bénéficiaires de l’État à hisser devant les peuples des déités tabou, à créer des crimes de lèse-patrie, de lèse-armée, demain de lèse-autorité, contre ceux qui contestent leur prestige usurpé à un appareil monstrueux, à des entités néfastes à point magnifiés pour anéantir en leur nom, les libertés et les vies… « La liberté dit encore Larousse, a nécessairement deux termes, en supprimer un, c’est tomber dans la niaiserie. » Et c’est nier en fait la liberté elle-même. « Affirmer la liberté du bien et refuser la liberté du mal, c’est dire qu’on a la liberté de faire et non pas celle de s’abstenir ; par exemple, la liberté d’aller à la messe, mais non pas celle de rester chez soi pendant l’office. » C’est en réalité l’injonction déguisée, c’est l’apparence du « libre choix » derrière lequel les Églises et les rois, les tenants de la démocratie ou les dictateurs du prolétariat — l’État en un mot — abritent une suprématie inamovible, c’est la « liberté » du citoyen abusé par l’éducation, prisonnier de l’économie, qui « choisit » les candidats que la presse et les maîtres lui désignent.

« Presque partout l’antiquité était régie par le principe de l’autorité à outrance, incarné soit dans un homme, soit dans une caste privilégiée. L’Asie tout entière était livrée aux caprices du despotisme et la volonté du prince y tenait lieu de législation. » Les institutions monarchiques de l’Égypte, quoique plus savantes, étaient non moins absolutistes. Dans les sociétés du temps, même les plus glorieuses, « l’esclavage civil et domestique faisait partie nécessaire de la constitution même ». Un des beaux génies de la Grèce, Platon, méconnaît le caractère sacré de la femme et son égalité naturelle avec l’homme ; Aristote admet la légitimité de l’esclavage. « Nous ne parlerons pas de Sparte où personne n’était libre, où la raison d’État écrasait tellement les volontés individuelles que les citoyens les plus fiers n’auraient pas plus réussi à s’y soustraire que les ilotes esclaves. Qu’est-ce que les lois de Minos, sinon la volonté divine ou plutôt la fatalité en action ? Sur une population de deux cent mille âmes, Athènes comptait de quinze à vingt mille citoyens qui se disaient libres et qui l’étaient en effet », mais à qui il manquait une notion claire et logique de la liberté. A Rome, enfin, la liberté n’a jamais existé, ni dans les lois, ni dans les mœurs », les institutions qui consacrent « l’existence d’une classe privilégiée étant incompatibles avec la liberté »…

« Pouvaient seuls se dire libres, au moyen âge, et l’étaient » si l’on veut — de cette « liberté » assise sur la misère et l’accablement — « les possesseurs de fiefs qui ne relevaient d’autrui ni de personne et écrasaient toutes les volontés au-dessous d’eux. Mais, à part ce petit nombre de privilégiés, la masse des populations ne possédait aucun droit sérieux et subissait le joug d’un demi esclavage ». L’affranchissement des serfs, dont aucune législation ne garantissait la condition nouvelle demeurait quasi-nominal parmi des droits précaires dont rien ne garantissait l’exercice ni la durée. « Une sorte de liberté relative apparaît au xiie siècle, lors de l’émancipation des communes. C’est à cette époque que commence à se dégager la double notion de la liberté individuelle et de la souveraineté collective. Mais l’affranchissement partiel du peuple et de la bourgeoisie, qui fut, pour une monarchie en voie d’affermissement, un simple moyen de gouvernement, fut pour la nation une semence de liberté qui devait germer plus tard et donner des fruits inattendus. Les empires s’écroulent et les principes demeurent. A l’état latent ou virtuel, ils sont encore assez puissants pour effrayer les despotes sur leur trône et charger la mine des révolutions… » Principes ou besoins, mais soif impérieuse et croissante, nous les voyons, en effet, menacer encore de nos jours l’encerclement des défenses…

Alors que les pères de la démocratie — philosophes, hommes d’action — qui jetèrent dans l’enthousiasme les premiers jalons d’une « république de progrès et d’évolution » croyaient avoir confié à une solide et définitive armature le dépôt précieux de « la liberté du monde née en 1789 » ; tandis qu’un à un, ces esprits généreux mouraient dans la foi d’une montée pacifique des idées de libération et des institutions de liberté, le dur étau des contraintes sociales, à peine adouci d’illusions politiques, se resserrait autour des masses déshéritées de la nation. Et « ces classes privilégiées dont l’existence est incompatible avec la liberté » réassujettissaient, dans les matérialités de la vie, un royaume que n’avaient point extirpé les proclamations. La souveraineté de la richesse, dont le char de l’État véhiculait la « légitimité », affermissait sa griffe dans la chair séculairement meurtrie du prolétaire et présidait à une nouvelle étape de la souffrance invétérée du peuple et de sa faim inapaisée. Le désaccord entre la jouissance et l’effort s’accusait dans les facilités d’une production industrialisée qui tire, au maximum, des bienfaits pour une couche unilatérale… D’un côté, la reconstitution patente, grosse de menaces, sur les ruines de la féodalité, d’une caste dont la propriété individuelle, inconsidérément départie, avait servi le développement. Et l’accaparement, foncier d’abord, puis industriel et financier (conséquence d’une capacité d’achat qu’amplifient encore l’héritage et les gains démesurés, le jeu parasitaire d’actions favorisées, de dividendes princiers, d’intérêts frôlant l’usure), qui porte toujours plus les biens entre des mains puissantes. De l’autre, un prolétariat réduit à la portion vitale et canalisé dans l’impasse du salariat, malgré quelques échappées abusantes, qui voit arracher de ses mains besogneuses des avantages normaux et se l’amener à des affirmations ces droits que la Révolution de 1789 avait posé devant son activité courageuse. Une classe qui sent confusément, lorsqu’elle ne le comprend encore, qu’elle est frustrée des bénéfices du travail au profit d’une autre omnipotente. Et de nouveau, pour une croisade moins superficielle et qui vise à déraciner le mal, des penseurs, des sociologues, s’apercevant de la mainmise, sur l’État, des forces détentrices de la fortune, soulignent la dépendance constante de cet organisme et montrent l’inanité des efforts de redressement social qui laissent se reformer, sous les auspices d’une autorité invaincue, des groupes de favorisés dirigeants…

L’école libérale, qui proclamait, dans les vertus d’un laisser-faire où les faibles ne pouvaient qu’avoir le dessous, la toute-puissance de l’individu et ne voulait confier à l’État qu’une fonction arbitrale, a battu, de ce bélier, la monarchie de droit divin. Mais, installée au pouvoir, maîtresse de l’État, elle a, sinon effacé de la Constitution, au moins altéré le sens de cette liberté dont elle prétendait, la veille, faire un instrument de libération. Elle a pratiqué, comme avant et après elle toutes les écoles autoritaires, le monopole de la liberté. Elle a consolidé les prérogatives des détenteurs de la force, inscrivant dans sa Charte une « égalité devant la loi », dont les législateurs du siècle ont prodigué l’affirmation mensongère. Les lois issues des Assemblées de consultation restreinte, comme de celles qui déclarent tenir leurs mandats d’un suffrage « libre et général » ne cessent jamais d’être à l’égard de l’individu, « un contrat léonin dans ses clauses et vicié dans sa source » entaché de « condition potestative », Elles sont restrictives de la liberté nécessaire. Avec elles, au lieu d’être dans le bon plaisir d’un homme, l’arbitraire est dans la loi même, et le sort de l’individu peut devenir pire qu’auparavant, en ce sens qu’on aura légalisé la servitude et qu’on l’aura rendue plus durable en lui donnant les apparences du droit…

N’oublions pas que « toutes les libertés sont solidaires et qu’elles ont, toutes ensemble, pour support l’égalité ; car toute liberté qui n’est pas dévolue également à l’universalité des hommes doit s’appeler, de son véritable nom, le privilège ». N’est pas la liberté, celle qui demeure l’apanage d’un petit nombre, la liberté que les institutions et les mœurs ne rendent pas, pour tous effective. N’est pas la liberté celle de la République patricienne, malgré le dévouement des Brutus et des Caton, le plaidoyer des Tacite et des Cicéron, ni celle de l’Église malgré ses protestations, ni de la France consulaire malgré ses prétentions au libéralisme, ni celle des démocraties prometteuses, en dépit de la sincérité de ses protagonistes, ni celle des fausses républiques modernes que régentent les ploutocraties, ni celle des « républiques sociales » que façonnent les dictatures. Il n’y aura pas de liberté — politique ou sociale : libertés connexes — tant que la bourgeoisie « légataire universelle de la Révolution » n’aura pas restitué au peuple — dépossédé des instruments de travail (sol, outils, capitaux), éloigné en fait des affaires publiques et de l’organisation de la société — le lot et la place qui lui appartiennent. Mais il n’y aura pas non plus de liberté tant que le peuple, par son abdication et son ignorance, laissera se reformer, sur lui, sous l’égide de l’État, la coalition du césarisme politique ou économique, tant qu’il ne trouvera pas en lui-même, au lieu de les demander aux gouvernements, inévitablement agents des forts, les garanties de la liberté, tant qu’il ne s’opposera pas à ce qu’on l’emprisonne dans les lois positives. Il n’y aura pas de liberté réelle, tant que les individus prodigueront l’encens à un droit abstrait, « à une idole mutilée », il n’y aura pas de liberté vivante sans la conscience et la vigilance des intéressés… « La liberté n’est en somme que l’essor des facultés humaines, et l’amour qu’on lui porte est en raison directe de l’élévation de l’esprit et du cœur. » Avec leurs lumières s’élève le degré de liberté des hommes ; elle monte avec leur savoir et leur raison en pénètre le sens, l’équilibre et la marche. Leur volonté l’empêche de redescendre… — Stephen Mac Say.

Outre ceux cités plus haut, voir aussi les mots fédéralisme, production, gouvernement, individualisme, socialisme, etc.

LIBERTÉ (point de vue social). Léon Gambetta qui, s’il fut un tribun fameux, ne fut qu’un penseur médiocre et un piètre philosophe, n’a pas craint de dire un jour : « Il y a des questions sociales ; il n’y a pas une question sociale. » Il voulait certainement dire que l’étude de ce que de nombreux sociologues appelaient, dès cette époque, « le problème social » ne se posait pas sous une forme synthétique. Il voulait évidemment dire que, d’une part, chacune des questions se rattachant au problème social doit être étudiée séparément et aboutir à une solution isolée et que, d’autre part, il ne faut pas tenter d’établir entre ces multiples questions un lien d’interdépendance et de solidarité qui n’existe pas, dans le but d’apporter à celle-ci une solution d’ensemble, une solution unique. A l’exception des disciples — peu nombreux — que comptaient les diverses Écoles socialistes et libertaires, tout le monde partageait, quand elle fut émise, l’opinion de Gambetta. L’Idée socialiste commençait son travail de pénétration dans l’opinion publique et, privée de tous moyens de diffusion, la propagande anarchiste n’avançait que lentement et péniblement. Depuis, la sociologie a fait de remarquables progrès ; elle a précisé les termes du problème à résoudre ; remontant des effets aux causes, puis groupant et sériant les effets et les causes, les différentes écoles sont parvenues à rassembler tous les effets et à les faire remonter, de cause en cause, à une cause essentielle, fondamentale, unique. Actuellement, chaque école se flatte de posséder une doctrine ayant la vertu de contenir la solution de la question sociale toute entière et ce premier point est désormais acquis : « Il n’y a pas des questions sociales, mais une question sociale. Le problème social doit être étudié d’une façon synthétique ; il comporte une solution d’ensemble, une solution qui découle d’un principe fondamental déterminant les conditions d’existence des collectivités et des individus, une solution qui s’applique à tous les cas d’espèce. »

Je répète que ce point est définitivement acquis. Mais, ici, la pensée parvient à une sorte de carrefour au delà duquel elle s’engage dans des voies différentes. Dans cet article qui, ne le perdons pas de vue a trait à la Liberté, l’exposé, même en raccourci, de la doctrine propagée par les diverses écoles ne serait pas à sa place (Voir Sociologie).

Je dois me borner présentement à faire observer que ces Écoles se séparent et se différencient profondément : les unes proclamant intangible le contrat social actuel ; les autres, consentant à le conserver mais en y introduisant de sérieuses et multiples modifications ; les autres déclarant carrément que rien ne peut être accompli, — rien de positif, rien d’essentiel — sans que soit déchiré ce contrat social, son principe constitutif et ses articles fondamentaux étant la cause même qui donne naissance aux inégalités et aux antagonismes qu’il faut avant tout et à tout prix supprimer.

Les écoles qui prétendent nécessaire le maintien du contrat social actuel, tel quel ou modifié, sont conservatrices ; celles qui tendent à sa suppression sont révolutionnaires. On comprendra que je ne m’occupe, ici, que de ces dernières. Depuis le commencement de ce siècle, celles-ci ont rallié un nombre considérable d’adhérents ; dans plusieurs nations importantes, elles ont groupé des effectifs qui contrebalancent ceux des écoles de conservatisme social et il n’est pas déraisonnable d’avancer que le nombre des personnes conscientes de la nécessité d’une transformation vaste et profonde serait, d’ores et déjà, suffisant pour mettre à exécution leurs desseins si l’entente existait entre elles. Mais cette entente n’existe pas et j’ajoute qu’elle ne peut pas exister.

Quand des hommes se proposent le même but et que les divergences n’éclatent entre eux que sur la question des voies et moyens, l’accord est souvent long et difficile à se faire ; mais il reste toujours possible et, à la faveur de certaines circonstances, recherchées ou imprévues, il se réalise parfois. Mais lorsque cette opposition de tactique provient de l’opposition du point de départ et du but à atteindre, l’entente ne peut se produire ; car, sur quelle base reposerait-elle ?

Imaginez une troupe d’individus devant effectuer le même voyage, c’est-à-dire partant du même lieu et se proposant d’arriver au même endroit ; il pourra surgir des discussions sur l’heure du départ, l’itinéraire à suivre, le moyen de transport à employer, mais il est à espérer qu’ils finiront par se mettre d’accord sur ces diverses questions et faire route ensemble.

Tandis que, si vous supposez des personnes ayant à effectuer non seulement des voyages différents, c’est-à-dire n’ayant ni le même point de départ, ni le même point d’arrivée, mais encore des voyages en sens inverse — les unes se dirigeant vers le nord et les autres vers le sud — il est de toute évidence qu’elles n’arriveront jamais à suivre la même voie.

Or, dans le grand mouvement social qui caractérise notre époque, les divergences de vue sont nombreuses ; quelques-unes sont de minime importance, mais d’autres tout à fait fondamentales. Ces dernières ont créé deux groupements bien distincts, absolument opposés l’un à l’autre, n’ayant pas la moindre affinité réelle et stable, malgré des extériorités qui, pendant quelques années, les ont fait se ressembler beaucoup et, même aujourd’hui, les font parfois confondre. Ces deux groupements correspondent à deux courants symétriquement opposés : le courant libertaire ou anarchiste et le courant autoritaire ou étatiste, entre lesquels toute conciliation est parfaitement irréalisable. Les divergences de détail ont amené, au sein du parti autoritaire, des querelles, — querelles de personnalités qui, se disputant l’avantage de diriger le dit parti, et de faire peser sur lui comme une dictature, ont fondé plusieurs chapelles dans lesquelles chacun de ces grands Prêtres officie à son aise, — mais disputes qui n’empêchent pas parfois une entente momentanée, petite guerre qui comporte de fréquents armistices et qui peut — quand l’orgueil des leaders déposera — se terminer par un bon traité de paix. Par contre, entre les socialistes (collectivistes ou communistes) et les libertaires, toute conciliation est impossible. Les hostilités ne peuvent aller qu’en s’intensifiant et ne prendront fin que par la victoire complète et définitive des uns sur les autres.

C’est sur la véritable, l’unique cause de tous les maux relevant de l’organisation sociale que s’opposent les deux conceptions : socialiste et anarchiste. La lutte vient de là. Libertaires-anarchistes et Autoritaires socialistes et communistes déclarent volontiers, les uns et les autres, que cette cause, c’est l’organisation sociale ; toutefois cette expression : « l’organisation sociale » est extrêmement vague ; son sens exact demande à être précisé ; il y a plusieurs façons — parfois contradictoires — de comprendre ce terme et c’est lorsqu’on tente de le définir clairement et sans ambiguïté que le désaccord naît soudain. Qu’on me permette une comparaison : quand, afin de mieux étudier le corps d’un animal, le naturaliste en examine une à une chaque partie isolément, — comme si elle pouvait se séparer de l’ensemble — le fait ne peut se produire qu’à l’aide d’une abstraction qui n’existe que dans la pensée de l’opérateur mais que dément la réalité des choses. C’est par un procédé du même genre qu’on peut analyser successivement nos diverses institutions sociales ; mais il est bien certain que, en fait, les unes et les autres font partie d’un tout compact et homogène, dont il est impossible, autrement que par la pensée, de détacher les multiples éléments. Si les institutions économiques pèsent principalement et directement sur les besoins matériels de l’individu ; si les politiques atteignent plus spécialement ses besoins intellectuels ; si les morales frappent plus particulièrement ses besoins psychiques, affectifs et sexuels, l’indissoluble lien qui unit tous ces besoins chez l’être social, se retrouve dans ces diverses institutions. C’est que, au fond, et malgré ces adjectifs de distinction : économique, politique, morale, l’iniquité sociale est une comme l’individu est un. L’agencement des Sociétés contemporaines est extrêmement complexe ; il comporte un outillage et des proportions gigantesques : il peut être comparé à un colossal chantier comprenant les machines les plus diverses et les produits les plus variés. Ici, l’on travaille le fer ; là, le bois ; ailleurs, les tissus, etc. De formidables arbres de couche, reliés par des milliers de courroies, de tubes, d’axes, de cylindres, d’engrenages, à une multitude de mécanismes, communiquent le mouvement à ces derniers. Chaque appareil semble distinct, séparé, et pourtant tout se tient, se commande, s’enchaîne. La force motrice est une ; c’est elle qui distribue la vie à tous ces ouvriers métalliques. Que le moteur éclate et le silence se refera, le repos se produira.

Assourdi par le vacarme, distrait par la variété du spectacle qui s’offre à sa vue, perdu dans le nuage de poussière et de fumée qui l’enveloppe, le visiteur oublie facilement, dans cette inquiétante complexité, que tous ces appareils obéissent à la même force. Mais qu’il sorte de cette fournaise, qu’il gravisse la montagne voisine et là, dominant toute la région travailleuse, il sera frappé par cette admirable unité au sein d’une diversité dont les merveilles l’auront, une à une ébloui. De même, pour bien envisager l’immense laboratoire où s’élabore la souffrance humaine, il faut que le penseur fasse l’ascension ; qu’il s’éloigne du fracas, s’isole, et se recueille après avoir vu et examiné. Ainsi regardées de haut et se présentant d’ensemble, les choses se simplifient étrangement. Le philosophe, alors, acquiert la certitude que l’organisation d’une société n’est que le développement nécessaire d’un principe primogéniteur ; qu’elle est la réalisation, dans le domaine des faits sociaux, d’une idée-mère ; que les diverses institutions reposent sur cette base unique ; qu’elles en dépendent en tout et pour tout ; que ce premier principe est aux institutions sociales ce que la force motrice est aux divers ateliers d’une usine, ce que le principe vital est aux organes d’un animal ; qu’en un mot c’est lui et lui seul qui les anime, les développe, les mouvemente, les met en action ; qu’il en est la raison d’être ; que, sans lui, elles se pulvériseraient.

Observateur et doué d’une logique pénétrante, le monde socialiste a compris cette vérité ; il a constaté qu’ainsi, les institutions de toute nature : économiques, politiques, morales, ne sont en réalité, par rapport à la souffrance universelle, que des causes dérivées ; qu’il faut chercher, au-dessus, la cause première de cette organisation ; que, celle-ci maintenue, toute la structure sociale garderait l’empreinte des mêmes vices ; que le seul moyen de remédier au mal, c’est d’en dénoncer l’origine et d’attaquer résolument celle-ci.

L’élément socialiste autoritaire voit cette origine dans le principe de « propriété individuelle » ; l’élément libertaire la découvre dans le principe d’ « autorité ». Ma conviction est que cette dernière opinion est fondée.

Je vais donc indiquer d’abord ou gît l’erreur ; je justifierai ensuite mon appréciation. Cette question est de premier ordre, car c’est de sa solution que dépend tout le problème. Je répète les termes de celui-ci : l’humanité souffre, elle est accablée par la douleur. Quelle est la source de ce fleuve d’infortune ? C’est la Propriété individuelle, parce qu’elle fait « les uns riches et les autres pauvres », disent les socialistes autoritaires, et les libertaires de répondre : « C’est l’Autorité, parce que faisant des uns des maîtres et des autres des serviteurs elle engendre toutes les oppressions, inégalités et compétitions, parce qu’elle s’oppose à la libre satisfaction de tous les besoins : physiques, intellectuels et moraux, satisfaction qui constitue, pour chaque individu, le bonheur, tout le bonheur ! » Telles sont les deux réponses ; voyons quelle est la bonne ; examinons qui a tort, qui a raison.

Malgré les obscurités dont on semble s’être plu à envelopper cette question (comme si l’on appréhendait d’être fatalement poussé jusqu’aux conséquences révolutionnaires qu’entraîne un tel examen), il est assez simple d’y apporter la lumière. La cause réelle, première, unique de la mondiale adversité le reconnaît au caractère « d’universalité » qu’elle doit nécessairement revêtir. Toute cause qui ne portera pas ce trait distinctif devra être repoussée ; seule devra être acceptée pour telle, celle qui présentera ce « signe de reconnaissance ».

Mais comment distinguer ce cachet « d’universalité ? »

En soumettant la cause présumée aux deux épreuves suivantes : 1° examiner si les souffrances humaines se rattachent toutes à cette cause et multiplier les expériences dans le domaine physique, intellectuel et moral pour arriver à une certitude en remontant de l’effet à la cause ; 2° contrôler le résultat de cette première constatation par la preuve inverse, c’est-à-dire en descendant de la cause à l’effet pour savoir si, en l’absence de la première, le second disparaît. On voit que rien n’est plus simple ni plus concluant. Ce critérium admis — et il me semble impossible de le contester — expérimentons-le en premier lieu sur la Propriété individuelle.

L’observation établit que la forme actuelle de la propriété — ce que j’appellerai l’iniquité économique — donne naissance aux inégalités les plus choquantes, à des compétitions sans nombre, à un épouvantable paupérisme. J’ai énuméré et décrit trop complaisamment (voir Anarchie, Anarchisme et la plupart des articles publiés dans cet ouvragé sous ma signature) ces plaies sociales pour que vienne à l’esprit du lecteur la pensée de me reprocher d’avoir celé quoi que ce soit de ces tortures. J’ai déjà eu l’occasion de dire, et je ne saurais trop le répéter, qu’étant donné la chaîne que forment les diverses institutions sociales, il est facile de trouver en chacune d’elles le stigmate de toutes les autres. Aussi n’éprouvai-je aucune difficulté à convenir que notre système du « tout appartient à quelques-uns » pèse tant directement qu’indirectement, d’un poids énorme sur les conditions d’existence et les destinées de l’individu. Mais peut-on, quelle que soit la souffrance examinée et quel qu’en soit le sujet, soutenir que c’est l’application de cette unique formule qui la détermine ? Si l’individu n’avait que des besoins économiques à satisfaire si, pour être et se sentir heureux, il suffisait de posséder bonne table, bon gîte, bon vêtement, si la joie de vivre se bornait aux jouissances dites matérielles, on pourrait hardiment répondre par l’affirmative. Sans doute, tout cela, c’est du bonheur ; c’est une partie du bonheur, je ne le nie pas ; mais ce n’est pas tout le bonheur. L’homme n’est-il qu’un ventre ? N’est-il donc qu’un estomac qui digère ? N’est-il qu’un composé de sens qui jouissent ou souffrent ? Est-il heureux par le fait seul qu’il mange lorsqu’il a faim, boit quand il a soif se repose lorsqu’il est fatigué, dort quand il a sommeil et… aime quand il est en rut ? L’être social du xixe siècle ressent parallèlement à ces besoins de nutrition, de vêtement, d’habitat, de reproduction, toute la gamme des besoins cérébraux et affectifs. Il pense, il sait, il veut, il aspire, il sympathise, il affectionne.

Si la suppression du travail excessif, de l’excessive privation et de l’insécurité du lendemain suffit à la joie de vivre, ainsi que semblent le croire les socialistes anti-propriétaires, comment se fait-il qu’ils ne soient pas complètement heureux, ceux qui, vivant dans l’opulence et à l’abri des coups de la fortune, peuvent ne rien refuser à leur tube digestif, à leurs sens, à leur amour du bien-être, du confortable, du luxe ? Pourtant ces privilégiés connaissent, eux aussi, la douleur. Ils ignorent les angoisses des estomacs affamés, des membres grelottant de froid, des bras tombant de harassement, c’est vrai ; mais ils sont en proie aux affres de la jalousie, aux déceptions de l’ambition, aux inquiétudes de la conscience, aux morsures de la vanité, aux tyrannies du « qu’en dira-t-on », aux sujétions du convenu, aux obligations familiales, aux exigences mondaines ; ils se débattent au sein des écœurements, des dégoûts, des indignations, des révoltes.

Ceux-là ne souffrent point, n’est-ce pas, de la forme d’appropriation individuelle consacrée par le régime capitaliste, puisqu’ils en accaparent personnellement tous les avantages ? Et, cependant, ils sont malheureux, eux aussi, par le fait d’une organisation sociale, d’une éducation, des us et coutumes, des rivalités, des ambitions qui fréquemment leur interdisent de penser, d’aimer, d’agir comme ils le voudraient et les obligent à se conduire autrement qu’ils le désireraient. Voilà donc que sur ce premier point, nous trouvons en défaut la propriété individuelle considérée comme cause première et unique.

Il est vrai que les dialecticiens anticapitalistes ne sont pas embarrassés pour si peu. Ils répondent que ceux dont je viens de parler ne souffrent pas directement de l’organisation économique, que, tout au contraire, ils en bénéficient : mais qu’ils en pâtissent indirectement parce que c’est la susdite organisation qui a fait naître et qui nécessite les institutions politiques et morales dont ils ont à se plaindre et qui jettent tant d’ombre dans la clarté de leur existence. Eh bien ! Si l’on admet cette hypothèse — je me sers du mot hypothèse parce que cette opinion, même historiquement, n’est nullement démontrée — il suffit d’examiner si la transformation de la seule organisation économique suffirait à faire disparaître les tourments dont il est question. Si oui, c’est que la propriété individuelle est bien réellement la cause première et unique de tous les maux, puisque celle-ci supprimée, la souffrance universelle est conjurée. Si non, c’est que cette cause est ailleurs.

C’est précisément le second point de ma démonstration. Or, les socialistes qui dénoncent la propriété individuelle comme l’unique cause de la douleur sociale, sont partisans de l’autorité. Ils n’entendent en aucune façon briser toutes les entraves, toutes les contraintes. Croyant la réglementation nécessaire, ils se proposent, le pouvoir conquis, de le faire servir à l’application de leur système et de rétablir, sous l’euphémisme d’ « administration des choses », un système étatiste — le quatrième État, l’État socialiste, l’État ouvrier — dont le rôle sera de gérer la richesse sociale, et, pour cela, d’élaborer des lois, de prendre des décisions d’ordre général et, conséquemment, de les faire respecter. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, cette conception particulière d’une société socialiste est la continuation de notre système gouvernemental. Car, pour être en mesure d’assurer l’exécution d’une décision quelconque et a fortiori d’un ensemble de décisions simultanées et successives embrassant la totalité des manifestations de la vie individuelle et collective, il est indispensable d’employer la contrainte, de recourir à la force. C’est donc le maintien fatal de ce formidable appareil répressif qui nécessite police, tribunaux et prisons ; c’est l’obligatoire perpétuation de cette écrasante hiérarchie qui va du pouvoir suprême au plus humble représentant du fonctionnarisme ; c’est enfin non moins forcément la compression douloureuse de tous les besoins matériels, intellectuels et psychiques, pour que les individus ne soient pas tentés d’enfreindre la nouvelle réglementation établie par les nouveaux législateurs.

Seraient-ils heureux, ceux qui comparaîtraient devant ces tribunaux et seraient plus ou moins longtemps détenus dans les nouvelles bastilles ; ou encore condamnés par la magistrature socialiste aux plus durs travaux ? Les rivalités s’exerceraient-elles moins violemment qu’aujourd’hui, entraînant à leur suite leur hideux cortège de haine, de rancune, d’envie, de calomnie, de bassesse, de flatterie, lorsque, le champ commercial, industriel et financier leur étant fermé elles se livreraient bataille, pour les premières places dans la hiérarchie administrative ? Aurait-il plus que de nos jours, la possibilité de satisfaire tous ses besoins, c’est-à-dire de goûter le bonheur, l’individu dont tous les appétits seraient, comme aujourd’hui, plus qu’aujourd’hui peut-être, incessamment prévus, réglementés et mesurés ? Il est facile de concevoir une société dans laquelle n’existerait plus la propriété individuelle et survivraient pourtant, avec toutes leurs conséquences, les institutions politiques et morales de notre époque.

La transformation de l’organisation propriétaire n’amènerait pas le moins du monde la suppression des iniquités politiques et morales. Ceux qui sont victimes du « tous obéissent à quelques-uns » continueraient à être sacrifiés. Donc, les socialistes autoritaires, une fois de plus, ont tort.

Dans une œuvre admirablement documentée, Émile de Laveleye — une de leurs autorités — en étudiant « La propriété et ses formes primitives » démontre que l’appropriation privée est de date relativement récente et que, en tous cas, elle a été, dans tous les pays, précédée d’une appropriation plus ou moins commune. S’il était exact que le malheur social provînt du seul « Tout est à quelques-uns », il faudrait conclure que les peuples primitifs durent connaître la vie heureuse. Or, l’histoire, la tradition et la science établissent qu’il n’en fut rien. L’erreur des socialistes autoritaires gît dans ce fait que, exaspérés par l’iniquité qui accable le plus grand nombre et opprime les besoins les plus universels et les plus urgents à satisfaire ; l’iniquité économique, ils n’ont vu que celle-là et, étudiant ses rapports avec les deux autres, constatant son évidente ingérence dans le domaine politique et moral, ils l’ont prise — à la légère — pour le point de départ de tous les crucifiements. Ce qui a contribué, plus que toute autre chose, à les faire verser dans cette ornière, c’est l’influence décisive de l’école socialiste allemande et des écrits de Karl Marx considérés comme l’Évangile du Parti, bien que sur mille membres de celui-ci, il n’y en ait pas cinquante qui les aient lus, pas cinq qui les aient compris. Je conclus en disant que les socialistes autoritaires se trompent ; en prenant la propriété individuelle pour la cause unique de la douleur universelle, ils ont simplement pris la partie pour le tout.

Examinons maintenant la réponse des libertaires qui accusent l’Autorité de tout le mal, et procédons comme pour la propriété privée. Ici, j’ouvre une large parenthèse, car il me semble nécessaire de dire comme Voltaire : « Définissons ! » afin de bien préciser de quoi nous parlons. L’Autorité, considérée comme principe de l’organisation sociale, ne correspond pas seulement à l’idée de gouvernement. Il est évident qu’elle doit être envisagée ici dans son acception la plus large, et comme conséquence, dans ses résultats les plus variés. Le système gouvernemental n’est qu’une modalité particulière de l’Autorité, comme la propriété privée en est une autre, comme aussi la morale obligatoire. Propriété, gouvernement, morale, telles sont, au point de vue social, les trois grandes manifestations du principe d’Autorité. Celui-ci s’exerce : plus particulièrement sur les besoins matériels sous la forme « propriété individuelle » ; plus spécialement sur les besoins intellectuels sous la forme « État » et plus directement sur les besoins psychiques sous la forme « Morale ». Ce sont comme les doigts de fer d’une seule et même main ; tantôt c’est l’un, tantôt c’est l’autre qui pénètre plus avant dans les chairs meurtries de la pauvre humanité, attaquant tour à tour l’estomac, la tête et le cœur. La propriété tyrannise le ventre ; le gouvernement opprime le cerveau ; la morale broie la conscience.

L’Autorité, c’est la servitude, la contrainte pour tous les membres de la Société ; non pas la servitude partielle comme celle qui peut résulter de l’iniquité économique seulement, mais totale, absolue, permanente ; celle qui saisit l’être tout entier, l’empoigne au berceau. Il suit partout sans jamais lui laisser un instant de répit, substituant à sa volonté une volonté étrangère, faisant qu’il ne s’appartient plus et lui enlevant tout espoir d’émancipation possible. C’est la manie et — il faut bien le reconnaître — la nécessité, une fois le principe admis, de tout réglementer, d’indiquer en toutes choses ce qui est permis et ce qui est défendu ; de protéger ce qui est autorisé, de poursuivre et de condamner ce qui est interdit, d’exiger ce qui est prescrit. La propriété n’est pas autre chose, en fait, que l’autorité sur les objets, c’est-à-dire le pouvoir d’en disposer (jus utendi et abutendi) le gouvernement et l’éthique obligatoire ne sont pas autre chose, en réalité, que l’autorité sur les personnes, c’est-à-dire le pouvoir d’en disposer souverainement, d’en user et d’en abuser. Ne dispose-t-il pas souverainement de l’individu, l’État qui en fait simultanément ou successivement un citoyen, un contribuable, un soldat ? Ne dispose-t-elle pas arbitrairement de la conscience, cette Morale qui dicte à chacun ce qu’il doit faire ou éviter, séduisant les cupides par le miroitement de ses promesses, épouvantant les lâches par la crainte de ses menaces ?

Et qu’on m’entende bien : l’Autorité, ainsi conçue, est un principe absolument indépendant — au point de vue qui nous occupe — des personnalités qui le représentent ; que celles-ci soient religieuses ou athées, républicaines ou monarchistes, opportunistes, radicales ou socialistes, l’Autorité peut changer de mains constamment ; mais elle reste identique à elle-même. Elle est ce qu’elle est, ses conséquences sont ce qu’elles sont, toujours et quand même. La grosse erreur de notre démocratie consiste à croire qu’il suffit de changer les hommes pour transformer les institutions ou en supprimer les duretés. Il n’en est rien. Les procédés de l’Autorité sont fatalement les mêmes. Les régimes autoritaires se suivent et se ressemblent forcément et il en sera obligatoirement ainsi aussi longtemps que, en application nécessaire du principe d’Autorité il y aura : d’une part, des gens qui gouvernent et, d’autre part, des personnes qui doivent se soumettre, quelles que soient, au demeurant, celles-ci et celles-là.

On peut maintenant porter ses regards sur n’importe quel point de l’enfer social, on peut examiner le cas de n’importe quelle victime, il est certain que partout et chez toutes on retrouve l’estampille de l’autorité : Propriété, État ou Morale. D’où vient toute souffrance ? D’un besoin privé de satisfaction ! D’où vient cette privation ? D’une loi, d’un règlement, d’une menace, d’une contrainte matérielle ou morale ! D’où vient cette pression morale ou matérielle ? De l’Autorité. C’est simple comme deux et deux font quatre ; mais, dit Grove, « la conception la plus simple d’une chose est souvent celle qui s’impose la dernière à la raison ».

Un être a faim : des fruits pendent aux arbres de la campagne ; des montagnes de denrées encombrent les magasins de la ville. Pourtant, il ne mange pas. Pourquoi ? Parce que sa conscience lui représente que ces fruits et ces denrées ne lui appartiennent pas et qu’il serait mal de se les approprier : contrainte morale ; ou bien parce que la crainte de l’agent de police, du magistrat, de la prison l’emporte sur le besoin de se nourrir : contrainte matérielle. Un jeune homme sent toute la dureté de la loi qui l’enferme à la caserne, néanmoins, il fait son service militaire. Pourquoi ? Parce qu’on lui a enseigné que tout homme valide doit apprendre le métier des armes pour contribuer à la sécurité ou à la grandeur de ce qu’on nomme Patrie : contrainte morale ; ou bien parce que des conseils de guerre appliquent un code d’une sévérité féroce à tout coupable d’insoumission ou de désertion : contrainte matérielle. Deux jeunes gens sont pris d’un désir fou de se donner l’un à l’autre et ils se refusent ce bonheur. Pourquoi ? Parce que, malgré les éloquents appels de la nature en feu, ils s’imaginent qu’il serait contraire à l’honneur de passer outre au mariage : contrainte morale ; ou bien parce que, le consentement des parents leur étant refusé, on ne veut pas les unir : contrainte matérielle. Pourquoi la prostitution ? Parce que de pauvres créatures sont poussées par l’intérêt ou la nécessité à trafiquer de leur corps. Pourquoi la jalousie ? Parce que nous introduisons dans les choses de l’amour l’idée de durée, d’obligation, de propriété, de contrat, d’exclusivisme. Pourquoi l’hypocrisie ? Parce que nous sommes poussés à dissimuler ceux de nos actes et de nos sentiments qui sont en contradiction avec la règle établie ou jugés sévèrement par l’opinion publique. Pourquoi la cupidité ? Parce qu’il est besoin d’argent pour se procurer l’objet le plus indispensable aussi bien que le plus superflu ; parce que la richesse confère tous les mérites et que la pauvreté les enlève tous. Pourquoi la guerre ? Parce que les peuples sont élevés dans la haine les uns des autres, qu’ils obéissent à leurs dirigeants qui les contraignent à s’égorger mutuellement. Pourquoi les prisons ? Parce qu’il y a des lois, que celles-ci sont perpétuellement violées et que toute infraction à ces lois nécessite une répression. Pourquoi le crime ? Parce que la passion trop et trop longtemps comprimée se satisfait à tout prix, même par le meurtre, même par l’assassinat. C’est la revanche de la nature outragée ou violentée. Pourquoi l’aplatissement de tout un peuple devant un tyran couronné ou un aventurier de la politique ou de l’armée ? Parce qu’on a tellement infusé dans nos veines le respect stupide de la force, que nous la subissons quand elle se montre dans la personne d’un gendarme ou d’un commissaire de police, et que nous l’acclamons lorsqu’elle se manifeste sous la forme d’un monarque, d’un ministre ou d’un général.

Je pourrais multiplier les points d’interrogation à l’infini, évoquer tous les morts, interroger tous les vivants, à tous demander le pourquoi de ce qu’ils ont souffert ; tous feraient entendre un « parce que » qui aboutirait à un scrupule, à un devoir, à une obligation, à une nécessité, à une servitude. Je défie qui que ce soit de découvrir une seule douleur d’ordre social qui ne découle pas d’une loi ou d’un préjugé, qui ne se rapporte pas à une tyrannie quelconque, qui ne corresponde pas à une contrainte, en un mot, qui ne puisse, en fin de compte, se résumer comme suit : « Je ne fais pas ce qui me plaît » ; « je suis contraint de faire ce qui ne me convient pas ». La société ressemble à un immense bagne ; les individus n’y circulent que les membres brisés par les chaînes, alourdis par les entraves. Ils sont comme emprisonnés dans un de ces instruments de torture qu’on utilisait au temps de la question. Le corps y est étreint tout entier, les pièces diverses de l’appareil se rapprochant alternativement, serrant tantôt la tête, tantôt les pieds. Quel que soit le tourment subi, il vient de l’instrument de torture. Celui-ci n’est-il pas l’image de l’Autorité ?

Aussi, quand je vois des populations entières n’interrompre leurs gémissements que pour demander de nouvelles lois, il me semble que ce sont des condamnés à la question qui supplient le bourreau de se montrer doux et compatissant ou encore le conjurent d’écraser un peu moins l’estomac, dût-il se rattraper sur les jambes et le crâne. Insensés ! Vous réclamez des lois ? Prenez toutes celles qui sont comme les pierres de ce monument colossal : le Code. Compulsez-les toutes, prenez-les une à une et vous n’en trouverez pas une seule qui n’afflige un certain nombre d’entre vous. Le sort d’une loi, quelle qu’elle soit, est de porter la douleur avec elle et si la souffrance est partout, c’est que la législation a tout envahi, tout réglementé, tout codifié. Elle a donné à toutes choses une allure méthodique et obligatoire qui leur enlève tout attrait quand elles en ont, et ajoute à leur désagrément lorsque, par avance, elles sont pénibles. Ignorez-vous donc que, comme le dit Rousseau, « toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d’instruments à la violence et d’armes à l’iniquité ? »

Vous revendiquez plus de bonne foi, plus d’équité dans le contrat social ? Mais il y a plus d’un siècle que Condorcet a écrit : « Quelle est l’habitude vicieuse, l’usage contraire à la bonne foi, quel est même le crime dont on ne puisse montrer l’origine, la cause première, dans la législation, dans les institutions, dans les préjugés ? » De nouvelles lois ? Mais, malheureux, ne vous rendez-vous pas compte que ces nouvelles lois engendreront de nouvelles infractions, et celles-ci de nouvelles incarcérations ? Or, dit Esquires dans son ouvrage remarquable ayant pour titre : « Les Martyrs de la Liberté », la liberté n’est pas conquise et elle ne le sera pas « tant que les prisons seront debout. Il faudra les renverser et en jeter la clef dans l’abîme, quand on voudra qu’elles ne s’emplissent plus des douleurs du peuple ». Surtout ne dites pas : « tant pis pour ceux qui ne respectent pas la loi et s’attirent les sévérités de la magistrature ! » Les prisons sont une menace pour tous. Nul ne peut affirmer qu’il ne se produira jamais de circonstances qui l’y fassent entrer. Elles s’emplissaient naguère de républicains ; ceux-ci se chargent aujourd’hui d’y envoyer leurs adversaires. Je plains celui qui peut regarder ces édifices en se disant : « Je ne serai jamais enfermé dans ces murs ! » Celui-là ne peut avoir ni dignité, ni passion, ni courage, ni conviction. Il est le plat valet des oppresseurs, prêt à se faire oppresseur lui-même.

Donc, dans l’ordre économique comme dans le politique et le moral, il n’est pas une affliction qui ne découle directement d’une servitude ou d’une contrainte, qui ne soit, par conséquent, le fait du principe d’Autorité. Voilà pour le premier point. L’examen est concluant si l’on va des effets à la cause. Il nous reste à tenter l’épreuve en sens inverse, c’est-à-dire en allant de la cause aux effets. Cette épreuve n’est, à la vérité, que le contrôle de la précédente. Lorsque, un peu plus haut, nous avons eu constaté que la propriété individuelle n’est pas la cause unique de toutes les adversités, nous n’avons eu aucune difficulté à reconnaître que la disparition de cette seule iniquité n’entraînerait pas celle de toutes les autres. En ce qui concerne l’Autorité, s’il est admis que tous les tourments de la vie individuelle et sociale se greffent sur ce tronc unique, il va de soi que, celui-ci sapé, il ne restera rien de l’arbre néfaste, rien de ses feuilles, rien de ses fruits, qu’un amas de matières putrides bien vite dispersées par le souffle libertaire. Que disparaisse le principe autoritaire et aussitôt s’effondrent toutes les lois, conventions, règlements et préjugés qui, dans la société moderne, meurtrissent la personnalité humaine. Les besoins cessent d’être contrariés et trouvent ouvert devant eux l’horizon infini des saines satisfactions ; les appétences se donnent libre cours ; les facultés, rationnellement cultivées, se développent normalement ; les aspirations trouvent dans le grand Tout matériel, intellectuel et affectif, les assouvissements désirables ; les attractions et les répulsions se classent, se sérient, circulent à l’aise, associant ici, désagrégeant là.

Les groupements se forment, se multiplient, se fédèrent, sans autre lien que l’intérêt général étroitement et indissolublement réconciliés avec les intérêts particuliers ; l’humanité prend sa place dans la nature, combinant harmoniquement hommes et choses, suivant les seuls principes de la force et du mouvement, sans autres entraves que celles afférentes à chaque être, à chaque état, à chaque âge.

Un individu a faim et il mange ; pourquoi ? Parce qu’il a conscience que le droit de se nourrir ne peut lui être contesté : plus de contrainte morale ! Et, parce que l’arbitraire du tien et du mien n’existant plus, il n’a plus à redouter la sentence d’un magistrat : plus de contrainte matérielle ! Deux jeunes gens s’aiment et ils cèdent, sans scrupule, aux désirs qui les jettent dans les spasmes enivrants ; pourquoi ? Parce qu’ils n’ont à appréhender ni les reproches d’une conscience bêtement timorée, ni la déconsidération publique, ni les conséquences éventuelles d’une heure de volupté, parce qu’ils savent au contraire que le plaisir est bon par lui-même et qu’il devient vertu lorsque, en s’en procurant, on en donne à un autre : plus de contrainte morale ! Et parce que, n’ayant à subir l’autorité de personne ni d’aucune loi, il leur semblera on ne peut plus naturel et équitable de disposer d’eux-mêmes comme il leur plaît : plus de contrainte matérielle !

Il est impossible d’imaginer qu’une seule des infortunes d’ordre social signalées au cours de cet ouvrage puisse survivre à la suppression du principe d’Autorité. Dans une société privée des lois qui attribuent la richesse aux uns et laissent la misère aux autres, dépouillée de la force qui sanctionne l’accaparement des premiers et la détresse des seconds, peut-on concevoir des hommes manquant du nécessaire à côté d’êtres gorgés de luxe ? Je ne le pense pas ! Dans une humanité débarrassée de l’outillage tyrannique des monarchies, des républiques parlementaires, des États, conséquemment des tribunaux, des prisons, des casernes, peut-on imaginer des maîtres qui commandent et des esclaves qui obéissent ? Pas davantage ! Peut-on enfin supposer, dans une société qui n’a pour toute règle de morale que le « fais ce que veux » de l’immortel Rabelais, des individus dépensant leur énergie, à châtier leurs plus naturelles et plus nobles passions, à vivre dans les transes d’une conscience terrorisée, à résister aux propulsions de la chair, aux turbulences inquiètes de la pensée, au désir de rechercher et de savoir ? Évidemment non !

Et la prostitution ? Et le vol ? Et la violence ? Et la guerre ? Et l’hypocrisie ? Et la cupidité ? Et la soif de domination ? Ces fléaux de notre époque mercantile et hiérarchique, n’est-il pas certain qu’ils disparaitront plus ou moins rapidement quand ils ne trouveront plus à s’alimenter ?

Pourquoi la femme se prostituerait-elle, si elle ne trouvait aucun intérêt à se vendre et si rien : ni loi, ni famille, ni opinion publique, ni éducation, ni morale, ne lui reprochait de se donner ? Pourquoi volerait-il, celui qui n’aurait qu’à prendre au tas tout ce dont il aurait besoin ? Et si, atteint de kleptomanie, quelqu’un dérobait un objet à l’usage d’un autre, quel tort ferait-il à ce dernier qui pourrait remplacer l’objet soustrait, avec beaucoup moins de peine et d’ennui qu’il n’en prend aujourd’hui pour saisir d’une plainte le commissaire de police, déposer devant le juge d’Instruction et témoigner en justice ? Pourquoi la guerre, en l’absence de patries, c’est-à-dire d’agglomérations plus ou moins étendues vivant sous le même gouvernement et les mêmes lois, gouvernants et législateurs ayant été emportés avec l’Autorité qui les crée ? Il n’y aurait plus alors qu’une seule patrie : l’univers, et France, Allemagne, Angleterre, Russie, États-Unis, seraient de simples expressions géographiques représentant une partie de la planète, comme Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux sont aujourd’hui des expressions géographiques servant à désigner, en France, des points spéciaux. Pourquoi l’hypocrisie, lorsque la vérité n’aurait rien à perdre, la fourberie rien à gagner ? Qui donc consentirait à se souiller sans profit du mensonge ? Qui donc s’affublerait d’un masque pour le seul plaisir d’en être incommodé ? Pourquoi la rapacité, alors que billets de banque, actions et obligations ne seraient que de vulgaires chiffons de papier, et que, le commerce n’ayant plus sa raison d’être, point ne serait besoin, pour se procurer les choses utiles ou agréables, de posséder de l’or ou de l’argent ? Que deviendrait la soif de domination, parmi des hommes libres dont nul ne consentirait à obéir et dans une société dont seraient brisés à jamais tous les rouages hiérarchiques ? Faute d’aliment, l’ambition de commander mourrait.

Je pourrais remplir des pages et des pages de points d’interrogations de ce genre ? A tous la réponse serait identique. Par elle-même la propriété individuelle n’est rien autre chose qu’une fiction, Elle ne devient réalité — et hélas réalité douloureuse ! — qu’en s’appuyant sur la Législation qui stipule les conditions dans lesquelles il est permis d’accaparer une part de l’avoir commun, d’en tirer profit, et sur la force armée, mise au service de cette législation tout en faveur des riches. Intrinsèquement, la morale n’est qu’un mythe et, malgré dogmes religieux, famille, éducation, bien faible serait son pouvoir sur les consciences, si toute dérogation au « Devoir » n’était punie par le législateur et sévèrement jugée par l’opinion publique. Il n’y a de réel, de tangible, de redoutable dans ces expressions : capital, gouvernement, morale, que le principe qui les anime et les fortifie : le principe d’autorité, lequel se traduit par des obligations et des entraves qui mettent les individus et les groupes dans la nécessité de renoncer à faire ce qui leur convient et à subir toutes les contraintes,

Ainsi, les deux épreuves auxquelles nous avons soumis le principe d’autorité se corroborent pleinement. De la première, il découle que toutes les afflictions humaines se rattachent directement à une quelconque des applications sociales du principe d’Autorité. De la seconde, il résulte que, ce principe abandonné, toutes les contraintes disparaissent et, avec elles, la douleur universelle.

J’insiste : je reprends et résume cette démonstration, car elle est d’une importance capitale :

A. — Des effets à la cause : l’homme est un composé de besoins extrêmement variés. La compression de ces besoins, voilà la douleur. J’aperçois clairement que la cause immédiate de cette compression — atteignant une partie quelconque de l’individu : ventre, cerveau ou cœur, organes correspondant à l’une quelconque des catégories de besoins : matériels, intellectuels ou moraux — est une quelconque de nos institutions sociales. Or, malgré la complexité de ses organes, l’individu est un. J’en infère que, en dépit de la variété corrélative de ses institutions, le superorganisme social pourrait bien être un également. Je cherche où peut se trouver cette unité et je la découvre dans un principe, un fait, une base : l’Autorité.

B. — De la cause aux effets. J’intervertis la marche de mes observations. Je constate que « le principe d’Autorité » comporte des organismes « manifestations », que ceux-ci, causes dérivées, s’affirment par des sous-organismes qui agissent enfin directement sur le patient : l’individu.

Induction d’abord, déduction ensuite : les deux méthodes aboutissent au même résultat concluant, décisif, inattaquable : « Dans le domaine social, l’Autorité est la cause unique de la douleur universelle ! »

Le principe d’Autorité ! Voilà donc le virus qui empoisonne toutes les institutions, tous les rapports humains, toutes les relations sociales !

Voilà, pour employer le langage du jour, le microbe qui engendre toutes les maladies dont agonise l’espèce humaine.

On a pu trouver trop longue cette démonstration et estimer trop touffus les développements qui précèdent. Je ne veux pas m’excuser de ces longueurs : elles m’ont paru nécessaires et, en vérité, je pense qu’elles étaient indispensables. Car, si je suis parvenu à établir que le Principe d’Autorité et ses inéluctables conséquences sont, sur le terrain social, la cause profonde, essentielle, fondamentale, unique des misères, des servitudes, des iniquités, des antagonismes, des vices et des crimes dont souffre le corps social, j’aurai, ipso facto, j’aurai du même coup, j’aurai de plano — j’insiste et me répète de propos délibéré — prouvé irréfutablement que le remède si laborieusement et si passionnément cherché par les philosophes sociologues se trouve dans le principe de Liberté.

Toutes ces choses, je les considère, depuis plus de quarante ans, comme des certitudes indiscutables, et, j’en ai administré la preuve il y a déjà trente-cinq ans dans mon livre : « La Douleur universelle ». Ces certitudes qu’on peut logiquement condenser dans cette formule limpide : « Le principe d’Autorité, voilà le Mal, Le principe de Liberté, voilà le remède ! » résumant admirablement toute la Doctrine anarchiste. Les anarchistes tiennent l’Autorité pour la source empoisonnée d’où jaillissent toutes les iniquités sociales et la Liberté pour le seul contrepoison qui soit de nature à purifier l’eau de cette source. Ils sont les ennemis irréductibles de l’Autorité et les amants passionnés de la Liberté : c’est pourquoi ils se proclament libertaires.

Seuls, ils ont la courageuse franchise de s’affirmer libertaires et de se déclarer loyalement pour la liberté contre l’Autorité. Et, cependant, le masque jeté, instinctivement et au fond d’eux-mêmes, tous les hommes sont, sinon théoriquement, du moins pratiquement épris de liberté. Étant donné que, depuis des temps immémoriaux, l’humanité a adopté cette forme sociétaire qui consacre la domination d’une collectivité ou d’une classe, et la servitude de l’autre, il advient que, par la force même des choses, chacun tend à faire partie de la classe dominante, car il semble et il est en réalité plus avantageux et plus agréable de faire partie du groupe des maîtres que de se perdre dans la multitude des esclaves. Cette tendance à diriger, régenter, donner des ordres et gouverner répond en outre à une accoutumance héréditaire qui, se développant, en sens opposé, de génération en génération, a donné infailliblement naissance à deux races d’hommes : celle qui paraît faite pour porter la tête haute et ordonner et celle qui est appelle à courber l’échine et à obéir. L’observateur superficiel s’appuyant sur cette constatation, conclut à la légère que, les uns étant destinés à exercer l’Autorité et les autres à la subir, celle-ci est le principe rationnel et la condition même de l’Ordre dans toute société. Cet observateur se laisse abuser ; il prend l’Effet pour la Cause et il attribue faussement à celle-ci ce qui appartient à celui-là. Sans avoir besoin de recourir à une argumentation subtile qui exigerait de délicats et longs développements, je puis aisément dissiper l’erreur qu’il commet. Ce n’est pas la Nature qui a institué d’office, et par anticipation, en raison de la différence des constitutions et des tempéraments, des maîtres et des esclaves ; c’est la Société. La Nature, elle, à des époques si éloignées de nous que nul encore n’est parvenu à en fixer le commencement, a ajouté un anneau à la chaîne innombrable des espèces animales : cet anneau, c’est l’homme. Je laisse aux spécialistes de cette branche particulière de la Science, le soin et l’honneur de nous enseigner tout ce qu’ils savent de l’existence précaire et misérable de l’animal « homme » en ces temps préhistoriques. Je ne sais, moi-même, sur ces temps obscurs, que ce que peut en savoir toute personne qui s’est quelque peu intéressée à cette partie spéciale des connaissances humaines. Ce que nul ne peut ignorer, c’est que l’homme primitif vécut très probablement dans l’état d’isolement, sans autre guides que l’instinct de conservation et le besoin de reproduction : le premier le poussant à chercher ses moyens d’existence et le second à se procurer l’accouplement indispensable à la satisfaction de ses besoins génésiques. C’est ainsi qu’à la première molécule humaine : l’individu, succéda peu à peu le premier noyau : la famille. Lorsque, beaucoup plus tard vraisemblablement, plusieurs familles se formèrent et se rencontrèrent, il paraît probable qu’elles luttèrent tout d’abord entre elles et que les tués servirent de pâture aux survivants. Mais innombrables étaient, alors, les forces ennemies contre lesquelles nos lointains ancêtres avaient à se défendre et elles étaient de toutes sortes. Les familles furent insensiblement amenées à cesser de se faire la guerre et à se rapprocher, dans le but de se protéger mutuellement et d’être en état de se procurer moins difficilement et plus abondamment ce qui était nécessaire à leur vie. De la réunion de ces familles sortit la tribu. Nomades à l’origine, vivant de la chasse et de la pêche, ces tribus se fixèrent dans la contrée qui, au cours de leurs pérégrinations, leur offraient le plus de ressources et devinrent sédentaires. C’est alors, alors seulement, que ces tribus se multipliant, il est permis de dire que les individus qui les composaient vécurent en société et c’est alors, alors seulement, que l’Autorité fit son apparition dans la personne des chasseurs les plus adroits, des pêcheurs les plus heureux, des vieillards les plus expérimentés et les guerriers les plus redoutables.

Ce petit aperçu historique suffit à démontrer que ce n’est pas la Nature qui a engendré l’Autorité, mais la vie sociétaire, et que, conséquemment (la cause devant être nécessairement antérieure à l’effet) c’est à tort que certains prétendent que le principe d’Autorité est le principe primordial et la condition même de l’Ordre dans toute société. La vérité est exactement le contraire de cette assertion. La réalité historique est que, choisis pour la défense et la protection des plus faibles, les plus forts, devenus des Chefs, ne tardèrent pas à devenir des despotes ; qu’ils forgèrent peu à peu des coutumes et des règles ayant pour but de légitimer leur domination et qu’ils s’entourèrent graduellement d’un rempart de sanctions et de violences destinées à réprimer toute tentative de révolte. En sorte que, loin d’être, depuis la formation des sociétés humaines, un facteur d’ordre, un régulateur d’équilibre, d’entente, de justice et d’harmonie, l’Autorité fut, dès le commencement, une cause de désordre et d’iniquité dont les brigandages et les crimes se sont, de siècle en siècle, aggravés et multipliés.

« L’existence de l’Autorité se perd dans la nuit des temps », disent la plupart des historiens. C’est exact. Mais on est en droit d’affirmer avec la même véracité que l’existence de la révolte, remonte à la même époque. Il y a concomitance entre celle-ci et celle-là ; car, du jour ou les chefs s’avisèrent de confisquer l’Autorité à leur profit, l’esprit de révolte prit naissance et la puissance des Maîtres ne parvint jamais à l’étouffer totalement ; à telle enseigne que l’histoire de tous les temps et de tous les peuples, fourmille de gestes d’insoumission, de complots, de conspirations, d’émeutes, d’insurrections, de soulèvements populaires ; elle démontre, éloquemment et jusqu’à l’évidence, que la haine de l’Autorité et l’amour de la Liberté ont jeté dans la conscience humaine des racines si profondes que ni persécutions, ni massacres ne réussirent à les en extirper.

Quand, à l’instar des libertaires, on envisage l’histoire sous cet angle déterminé, on est conduit à constater que le processus humain se déroule, dans le temps et l’espace, sur le plan du conflit incessant entre l’esclavage et l’indépendance, de la bataille permanente livrée par les individus, les nations et les races contre tous les éléments : naturels et sociaux, qui les réduisaient à la servitude et entendaient les y maintenir. Ce processus historique n’est plus, alors, autre chose qu’une épopée gigantesque, un duel à mort dressant tragiquement l’un contre l’autre ces deux principes contradictoires, ces deux forces fatalement opposées : l’Autorité et la Liberté.

Je sais que des esprits généreux, des cœurs pavés — comme l’Enfer — d’excellentes intentions conçoivent l’irréalisable rêve de concilier ces deux forces ennemies, et d’amalgamer dans un dosage savant, ces deux principes irréductiblement contraires. Eh bien ! Supposez deux personnes dans une même salle. L’une veut absolument que la porte soit fermée ; l’autre veut non moins énergiquement que la porte soit ouverte. La discussion menace de s’éterniser et des paroles on va venir aux coups, lorsque s’introduit un troisième personnage qui, doucereusement, ne voulant se mettre à dos personne, ami de la chèvre et protecteur du chou, s’efforce d’amener la conciliation en proposant que la porte soit fermée, tout en restant ouverte, ou qu’elle soit ouverte tout en restant fermée. Le premier, l’autoritaire, veut que la porte soit fermée, c’est-à-dire que l’Autorité règne : le second, l’anarchiste, exige que ! a porte soit ouverte, c’est-à-dire que la Liberté soit. Et le troisième, ne voulant ni de l’autorité qui va jusqu’à l’oppression, ni de la liberté qui va jusqu’à la licence, propose un système mixte, un régime qui assurerait la compatibilité dans la pratique de ces deux choses qui, en droit comme en fait, s’excluent absolument. Car l’autorité ne se fractionne pas plus que ne se morcelle la liberté. Elle est toute entière avec ses conséquences, ou elle n’est pas du tout.

Impossible de concevoir une société basée sur l’autorité, sans que la dite autorité ne se manifeste par un système gouvernemental quelconque, lequel système entraîne logiquement une hiérarchie, des fonctionnaires, des assemblées légiférantes et fatalement une police, une magistrature et des prisons. Au sein d’une pareille organisation sociale, les uns ont le pouvoir de commander et les autres le devoir d’obéir. Enclins, les premiers à abuser de leurs pouvoirs, les derniers sont incités à la désobéissance. Et pour étouffer la révolte, deux freins sont nécessairement mis en usage : 1° Les préjugés, soigneusement entretenus par les classe-dirigeants dans le cerveau des masses dirigées ; gouvernement, lois, patrie, famille, suffrage universel, morale, etc., c’est le frein moral ; 2° Magistrats, policiers, gendarmes, soldats, garde-chiourmes, c’est le frein matériel.

Toute autorité qui ne s’appuierait pas sur cette double force, la seconde venant sanctionner la première, n’aurait plus sa raison d’être, puisqu’on pourrait, sans inconvénient comme sans danger, ne s’y pas soumettre. La liberté, elle aussi, est intégrale ou n’existe pas. Elle ne supporte ni lois, ni gouvernements, ni contrainte. Elle ne s’accommode ni de policiers, ni de magistrats, ni de gardiens de prisons. L’homme qui ne fait pas ce qu’il veut, rien que ce qui lui plaît et tout ce qui lui convient, n’est pas libre. Cela ne se discute même pas. En conséquence, on peut affirmer que, en droit comme en fait, il est impossible d’admettre un système bâtard qui tiendrait à la fois du principe d’autorité et du principe de liberté. On peut, à son gré, se prononcer pour l’Autorité contre la Liberté ou pour la Liberté contre l’Autorité ; mais on ne peut être pour l’une et pour l’autre. Il faut opter. Les anarchistes se sont prononcés ; leur choix est fait ; ils sont contre l’Autorité, pour la Liberté. Et ils ne craignent pas d’affirmer que l’Humanité, elle aussi, implicitement tout au moins, s’est prononcée évolutionnellement — en faveur de l’indépendance contre la servitude c’est-à-dire pour la Liberté contre l’Autorité.

On comprend que les premiers échantillons de la race humaine qui parurent sur le globe durent être soumis à toutes sortes de servitudes. A peine sorti de l’animalité, faible et grossière ébauche de l’homme des civilisations avancées, l’être primitif se trouva sous la dépendance absolue de la nature. Exposés aux intempéries, à la fureur et aux caprices des éléments, incapables de s’orienter au travers des inextricables fourrés des régions vierges, arrêtés à tout instant par des cours d’eaux, les montagnes, des ravins, luttant parfois corps à corps avec les animaux féroces, sans autre nourriture que celle qu’ils réussissaient à se procurer par une chasse et une pêche souvent dangereuses et toujours exténuantes, victimes des maladies et des fléaux, nos premiers ancêtres durent connaître toutes les horreurs d’une existence passée à se défendre contre des forces aveugles, irrésistibles, mystérieuses. Terreur perpétuelle, déchirement de la faim, brûlure de la soif, morsure du froid, ignorance complète, tel fut le lot de l’humanité dans l’enfance. Ce qu’on a appelé « l’état de nature », la liberté primitive, fut donc en réalité une épouvantable servitude. Servitude matérielle à l’égard de la nature, servitude intellectuelle à l’égard de la science, l’être tout entier fut dans un état de complet esclavage. Mais peu à peu, avec des lenteurs et des arrêts dont notre siècle de rapidité ne peut se faire une idée précise, les liens se relâchèrent. Avec une opiniâtreté incroyable, l’homme mesura ses forces contre la nature. Enhardi par quelques succès et en possession de quelques outils rudimentaires, le genre humain s’appliqua à utiliser les produits naturels et chercha à en assurer la régulière production. La vie cessa d’être une perpétuelle et douloureuse pérégrination à travers les espaces stériles et encore inexplorés. Des groupements se formèrent, un langage se fonda, des idées s’échangèrent, des relations s’établirent. Le cerveau se dégagea peu à peu des originelles épaisseurs ; il y entra quelques lueurs indécises qui contenaient en puissance les clartés futures. Sans plan préconçu, sans méthode préméditée, par la seule force des choses, par le seul jeu des organes de mieux en mieux exercés, les facultés se développèrent.

Mais pendant que l’homme se soustrayait insensiblement à la tyrannie de la nature, le despotisme de l’homme sur l’homme faisait son apparition. Ce ne fut plus seulement la guerre de l’individu contre les forces coalisées de l’univers ; ce fut encore la lutte des individus entre eux, des collectivités entre elles.

Des populations entières furent condamnées à l’esclavage. Des castes et des classes divisèrent l’humanité, les unes dépouillant et opprimant les autres. La servitude sociale vint s’ajouter aux servitudes antérieures et il serait difficile de dire si les avantages que l’humanité remporta sur le globe et les progrès qu’elle réalisa dans le domaine scientifique compensèrent les inconvénients de ce nouvel état de choses. Je n’ai pas à relater longuement les efforts faits, les conquêtes obtenues, les admirables développements de l’esprit humain. D’autres ont raconté, mieux que je ne saurais le faire et avec une compétence qui me fait défaut, les étonnantes péripéties de cette lutte séculaire de l’homme contre tous les écrasements antiques. Aujourd’hui, les conditions respectives de l’humanité et de la planète sont interverties. Ce n’est plus celle-ci qui domine celle-là, c’est le contraire. Le sol est cultivé, le sous-sol livre ses richesses, les forces naturelles sont utilisées, la plupart des maladies vaincues, les ravages épidémiques atténués, les fléaux en partie conjurés, les éléments domestiqués, la matière asservie, l’homme n’est plus le jouet de l’Univers. Il a posé sur le globe terraqué qu’il peuple un pied vainqueur et s’y est assuré désormais la première et la meilleure place : la servitude matérielle ou pauvreté sociale n’existe donc plus et tous les maux qu’elle faisait naître sont ou peuvent être supprimés.

L’homme n’est plus cet être grossier, craintif et ignorant que le moindre phénomène étonnait. Il ne sait pas tout sans doute, mais il est mille choses qu’il n’ignore plus. Et les connaissances dont son cerveau s’est enrichi sont assez étendues, sûres et variées, pour que non seulement il échappe aux tourments de l’ignorance, mais encore goûte les joies du savoir ; donc, la servitude intellectuelle ou ignorance sociale n’est plus qu’un triste souvenir et les douleurs qu’enfanta l’ignorance ancestrale font désormais partie de l’histoire du passé.

Reste la servitude sociale.

Après la double victoire que je viens de rappeler, sera-t-il dit que l’homme ne voudra pas ou ne saura pas s’affranchir de l’homme ? Et qu’après avoir brisé les chaînes que la nature avait forgées contre lui, il ne pourra pas se débarrasser des entraves artificielles que lui imposa la force ou que consentit son ignorance ? Que de luttes pourtant, que d’héroïsmes, que de sang versé, que d’existences sacrifiées pour ce seul mot « Liberté » ! Tendance instinctive d’abord, aspiration vague par la suite, poussée nette, précise et formidable de nos jours, l’amour de la Liberté a, depuis des siècles, fait battre des milliards de cœurs et armé des milliards de bras. Il semble, tant est grande la force d’expansion et de résistance de cet esprit de liberté, que celui-ci se soit accru de toutes les oppressions et que cette soif d’indépendance ait augmenté chez les asservis dans la même proportion que l’amour de la domination chez les maîtres.

L’histoire — non pas cette comédie dans laquelle monarques, ministres et grands capitaines sont seuls acteurs, mais ce drame d’un intérêt palpitant qui raconte la vie des peuples, les souffrances des déshérités, leurs aspirations et leurs révoltes — l’histoire n’est que l’écran sur lequel se développent les émouvantes péripéties de la lutte millénaire du principe de Liberté contre le principe d’Autorité. Il est dans la nature de l’Autorité de chercher constamment non seulement à conserver les positions acquises, mais encore à en conquérir de nouvelles ; cette tendance n’est pas moins dans la nature de la Liberté et comme le domaine de l’un ne peut s’étendre qu’au détriment de l’autre, l’essence même de ces deux principes diamétralement opposés est, je tiens à le redire, de se livrer un perpétuel combat. Or, toute la vie humaine depuis l’antiquité jusqu’à notre siècle est contenue dans les deux termes que voici : élimination progressive du principe d’autorité, affirmation graduelle et correspondante du principe de liberté. Chaque conquête de celle-ci est une défaite pour celle-là. L’immense cri de : « Liberté ! Liberté ! » retentit à travers les âges. Toutes les révoltes, toutes les revendications, toutes les révolutions ont ce mot d’ordre. Lisez la profession de foi de tous les candidats, parcourez le programme de tous les partis politiques : vous ne trouverez pas un manifeste qui ne revendique plus de liberté, pas un politicien qui ne se réclame de celle-ci. C’est que tout le monde sent et sait que sans liberté, il n’y a pas de bonheur, que, comme le dit L’Hôpital : « Perdre la liberté ! Après elle que reste-t-il à perdre ? La Liberté, c’est la vie ; la servitude, c’est la mort ! » que, suivant la belle parole de Proudhon : « La perfection économique est dans l’indépendance absolue des travailleurs, de même que la perfection politique est dans l’indépendance absolue du citoyen ». Pour être complet, Proudhon aurait dû ajouter que la perfection morale est dans l’indépendance absolue des consciences dégagées de tous préjugés de tous dogmes. Emile de Girardin n’a-t-il pas écrit : « Dans l’avenir, le progrès sera de rétrécir de plus en plus le cercle des lois positives et, au contraire, d’élargir de plus en plus le cercle des lois naturelles. Toute loi naturelle est un principe qui se vérifie par la justesse de ses conséquences. Toute loi positive est un expédient qui se trahit par ses complications. » « On n’élève pas les âmes sans les affranchir », dit Guizot dans un accès de franchise. En un langage d’une suave poésie, Marc Guyau prédit le prochain triomphe de la liberté : « Dans l’avenir, l’homme prendra de plus en plus l’horreur des abris construits d’avance et des cages bien closes. Si quelqu’un de nous éprouve le besoin d’un nid où poser son espérance, il le construira lui-même brin par brin, dans la liberté de l’air, le quittant quand il en est las, pour le refaire à chaque printemps, à chaque renouveau de sa pensée ». Guillaume de Greef s’exprime ainsi : « Le principe, aujourd’hui, n’est plus contestable : la société n’a que des organes et des fonctions ; elle ne doit plus avoir de maîtres. » « La tendance pratique du matérialisme, dit l’éminent auteur de l’homme selon la science, Louis Büchner, est aussi simple, aussi unitaire, aussi claire et nette que sa théorie ; et tout son programme pour l’avenir de l’homme et de l’humanité, peut s’exprimer en quelques mots contenant tout ce que l’on peut et doit, théoriquement et pratiquement, revendiquer pour et avenir. Les voici : Liberté, instruction et bien-être pour tous ! ». « Ni Dieu, ni Maître ! » a dit Blanqui. Il est étrange de trouver les lignes que voici sous la signature d’un écrivain qui fut député, c’est-à-dire « fabri'cant de lois » ; mais les politiciens, comme la politique, sont pleins de ces contradictions. « nulle dépendance, écrit M. Barrès, une vie aisée, l’entière harmonie avec les éléments, avec les autres hommes et avec notre propre rêve ; voilà quel besoin m’agite et le satisfaire c’est toute ma conviction ». Voici enfin comment s’exprime un des savants les plus estimés, M, Letourneau, dans « L’Évolution politique » : « Au point de vue sociologique, ce qui est particulièrement intéressant dans les républiques des fourmis et des abeilles, c’est le parfait maintien de l’ordre social avec une anarchie complète. Nul gouvernement ; personne n’obéit à personne et cependant tout le monde s’acquitte de ses devoirs civiques avec un zèle infatigable ; l’égoïsme semble inconnu ; il est remplacé par un large amour social. »

Assez de citations. Ce qu’il faut retenir de ces extraits, c’est que, de l’avis d’une foule de penseurs non moins que de la constatation des faits, il ressort que c’est dans le sens de la liberté que l’évolution se produit. C’est là une vérité en quelque sorte banale, tant elle est évidente par elle-même ; car nul ne peut supposer que l’humanité puisse se mouvoir dans le sens de la servitude. Je n’ai insisté sur ce point que pour montrer l’accord existant entre la théorie et les faits, et prouver que, si une étude impartiale et minutieuse de l’organisme social nous conduit à reconnaître que le principe d’autorité est la cause unique de la souffrance qui nous étreint, l’humanité a, depuis longtemps, compris — inconsciemment, souvent même sans qu’il y paraisse — que le mal vient de là, puisque, depuis des milliers d’années, elle cherche à s’affranchir et ne cesse de combattre les esclavages multiformes qui la brisent.

Dans le domaine biologique et cosmique, l’élimination de la servitude ne sera jamais complète ; à ce point de vue, donc, la liberté humaine n’existera jamais à l’état absolu, il s’agit simplement de restreindre à son minimum l’asservissement et de pousser l’émancipation à son maximum.

Mais la domination de l’homme sur l’homme, l’exploitation de l’homme par l’homme, en un mot, l’esclavage social, d’ordre entièrement artificiel et transitoire, peut et doit être entièrement aboli. Pas de bonheur espérable sans cette porte brisée d’abord et s’ouvrant ensuite sur les perspectives heureuses de l’avenir. En dehors de la liberté sociale conquise par l’abolition de l’Autorité sociale, c’est la misère, l’oppression, la contrainte, la douleur, sans qu’il puisse y être porté remède. A ce point de vue, l’élimination complète du principe d’Autorité, d’une part, l’affirmation intégrale du principe de Liberté d’autre part, voilà l’idéal ! Voilà, en même temps, le terme fatal de l’évolution à laquelle nous assistons.

L’esprit d’indépendance n’est plus aujourd’hui une aspiration nuageuse vers un Droit platonique ; il se pénètre de la conviction que l’exercice de la liberté est incompatible avec celui de l’Autorité. Tandis que les assoiffés de pouvoir, les inconscients et les peureux qu’affolent les symptômes du prochain bouleversement social rêvent de remettre à l’État la clef de toutes choses, celle des intérêts économiques comme celle des affaires politiques, il se forme, avec une vigueur qui fait présager les succès futurs, une humanité de plus en plus nombreuse, écoutée, résolue et consciente, bien décidée à laisser à l’État le moins de clefs possibles et même à le supprimer pour ne point lui en laisser du tout. Ceux que les vicissitudes présentes plongent dans l’admiration du passé ne cessent de répéter que la propriété privée, le gouvernement, la religion, la famille, la patrie, ont rendu à l’humanité les plus grands services ; à les entendre, ce sont ces principes et ces institutions qui firent naître et assurèrent tous les progrès réalisés. Peu importe !

L’observation établit que tout évolue. Propriété, gouvernement, patrie, religion, famille et toutes les institutions qui en découlent ont eu leur heure dans l’histoire. Adaptées aux développements de jadis, elles l’ont été, elles ont dû l’être nécessairement. Est-ce une raison pour qu’elles soient conformes aux développements d’aujourd’hui ? Le vêtement qui habille un enfant ne saurait être porté par un adulte. L’humanité fut cet enfant : elle vagissait intuitivement vers la liberté. Aujourd’hui elle est adulte. Faudrait-il donc qu’elle supportât encore et toujours le maillot et les langes, sous prétexte que ceux-ci lui furent « utiles » autrefois ? Ses chairs sont fermes, ses membres robustes, ses muscles solides ; elle veut marcher seule, aller où bon lui semble, circuler selon sa fantaisie. Elle ne veut plus de maître, plus de tyran.

Elle commence à se rendre compte que toute société repose et ne peut reposer que sur la Force ou la Raison. Elle a subi la force brutale du guerrier, celle du sorcier, du prêtre et du monarque incarnant la Force mystérieuse de la croyance en la Divinité, celle de la Force anonyme et ondoyante du Nombre représentant la Force aveugle des Majorités ; elle fait présentement la douloureuse expérience de la Force personnifiant la Dictature d’une classe. Le jour approche ou, ayant parcouru tout le cycle, épuisé toutes les formes sociales reposant sur la Force, elle finira par concevoir que c’est sur la Raison, c’est-à-dire sur la Liberté que la Société doit être bâtie pour la félicité de tous et de chacun.

A travers les obstacles et les embûches que les détenteurs de l’Autorité et leurs soutiens — j’allais écrire « souteneurs » — multiplient sous ses pas, elle s’achemine vers la Liberté. Les résistances désespérées qu’on lui oppose ne décourageront pas les libertaires. Ceux que terrorise le pressentiment d’un bouleversement social plus ou moins prochain peuvent redoubler d’acharnement dans les mesures d’étouffement et de répression par lesquelles ils tentent de briser l’élan. Celui-ci est désormais irrésistible. Menaces et persécutions ne parviendront pas à abattre la foi de ceux qui ont — enfin ! — compris que l’Autorité c’est le Mal et que la Liberté, c’est le Bien. Derrière les générations qui montent, c’est l’Autorité vieille et chancelante, avec son escorte de brigandages de détresses matérielles et morales, d’ignorances et de guerres ; devant ces générations, c’est la Liberté resplendissante de jeunesse et de vigueur, avec ses horizons illimités de paix, de savoir, d’abondance, de joie et d’harmonie. C’est l’Anarchie apportant à tous les humains débarrassés à jamais de tous les Dieux et de tous les Maîtres, la possession de ces deux trésors qui les contiennent tous ; le Bien-Être et la Liberté. — Sébastien Faure.