Encyclopédie anarchiste/Loïsme - Lyrisme

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1329-1344).


LOÏSME (et Loïstes). Toute l’histoire du moyen-âge et nous reviendrons sur la question lorsque nous étudierons la Réforme et ses précurseurs, est caractérisée par l’existence de sociétés ou mouvements communistes, plus ou moins anarchisants, prétendant pratiquer le christianisme primitif en interprétant à leur façon l’enseignement évangélique. C’est surtout de ceux qui se développèrent dans les Flandres que nous connaissons le mieux les faits et gestes : hérésie de Tanchelin, « vauderie », hommes de l’intelligence, turlupins (qui se dénommaient entre eux : la fraternité ou la société des pauvres), adamites, etc. Ces ébauches finirent par constituer un mouvement révolutionnaire des plus importants à l’époque de Luther, qui ébranlera jusqu’en ses fondements l’Allemagne du Nord ; je fais allusion ici aux Anabaptistes, dont la révolte fut étouffée dans le sang par les princes luthériens et dont le chef, Jean de Leyde, périt dans d’inconcevables supplices, après la prise de Munster.

La chute du boulevard de l’Anabaptisme fut le signal d’une persécution générale des anabaptistes, qui ne les fit pas disparaître. Ils se cachèrent avec plus de soin. C’est chez ceux qui restaient que durent se recruter les Loïstes, hérésiarques connus aussi sous le nom de « Libertins d’Anvers » auxquels un écrivain belge renommé, Georges Eekhoud, a consacré de vivantes pages (dans les Libertins à Anvers, édité par Le Mercure de France, ouvrage épuisé).

Le prophète des Loïstes fut un couvreur du nom d’Eloi ou Loïet Pruystinck, connu sous le nom de Loïs le Couvreur. Tout illettré qu’il fût — il ne savait pas lire — Loïs possédait une telle mémoire qu’il retenait et récitait par cœur ce qui avait été lu une seule fois devant lui. Il composait de petits traités fleuris comme des poèmes qu’il dictait à Dominique d’Uccle, l’un de ses partisans, qui les imprimait pour les besoins de sa cause. L’influence qu’il exerçait sur les siens est presque inimaginable. A Anvers — et où ailleurs qu’en la ville des enfants de Priape le Loïsme aurait-il pu prospérer ? — quand il sortait, la foule se prosternait sur son passage et lui faisait une escorte, renouvelant ce qui s’était passé du temps de Tanchelin. Sa bonne mine, sa voix musicale, sa parole enjolivée lui attiraient d’innombrables prosélytes. De beaux enfants lui servaient de pages, les fillettes jonchaient de fleurs la voie que foulaient ses pieds, ses « gardes du corps » étaient recrutés parmi les portefaix, les Kraankinders (débardeurs), les porteurs de tourbe, les abatteurs et les bateliers les plus décoratifs.

Pruystinck avait gardé la coupe dégagée et gaillarde de son costume de maçon, jusqu’aux nuances et aux cassures incluses, mais l’étoffe en était aussi précieuse que celle des habits de grand seigneur. Dans ces brocarts et ces velours mordorés, de savantes déchirures, d’ostensibles rapiéçages simulaient l’usure, la trace des accidents, les cicatrices et les stigmates de rigueur sur les sayons et les braies des va-nu-pieds ; tel des costumes de parade de Loïs était calqué, mais avec des draps d’or et des pierreries, sur d’authentiques guenilles… C’était sa façon de tourner en dérision le luxe et la richesse égoïstes. A vrai dire, une pensée profonde se cachait sous cette pratique biscornue… Aujourd’hui Lois portait de vrais haillons et le lendemain, il endossait leur reproduction en matières plus coûteuses que celles d’un manteau impérial… Un jour, le prophète était réellement maculé de boue, de sang, d’écume, de bave ; le surlendemain, cette friperie sordide ne représentait qu’un trompe-l’œil et ces prétendues guenilles eussent payé un trône. C’était son disciple, un certain bijoutier parisien du nom de Christophe Hérault qui lui confectionnait ces vêtements dont les frais étaient supportés par les Loïstes riches, lesquels, en s’affiliant au loïsme, versaient, à en croire la légende, leur fortune entre les mains du prophète.

Mais, au fait, en quoi consistait donc la doctrine loïste ? Sans nul doute, au point de vue économique, mise en commun des richesses. Parmi les Loïstes se rencontraient, en effet, et des gueux et des richards.

Loïs s’appliquait à nouer des liens d’amitié fraternelle entre vagabonds et gentilshommes, ribauds et clercs. D’un côté, d’opulents facteurs Anversois, de riches directeurs de factoreries, de comptoirs étrangers — lombards, florentins, hanséatiques — s’empressaient de répudier ce que leur avaient enseigné leurs prêtres ou leurs « dominés » et de se rallier à ses maximes épicuriennes. De l’autre côté, ces mêmes maximes lui attiraient la soi-disant lie de la population, tout ce monde amphibie des barques et des bouges de l’Escaut, plus ou moins pillard d’épaves, garçons d’étuves, coureurs de grèves, ramasseurs de moules, naufrageurs professionnels furtifs et prolifiques. Pour réunir les uns et les autres, il avait inventé des rites bizarres, mais touchants, somme toute. Au cours de la cérémonie d’initiation, il appariait le gentilhomme et le manant, l’opulent et le gueux, substituant les haillons de l’un à la somptueuse défroque de l’autre. Les nobles troquaient leurs noms historiques et vénérés contre les sobriquets des enfants trouvés.

Au point de vue éthique et religieux « Pruystinck prêchait l’amour libre, la polygamie, la polyandrie, les rapprochements sexuels sans entraves, ce qu’il appelait l’affranchissement complet des âmes et des corps : ni pénitences, ni jeûnes, ni mortifications. A chacun de réaliser de son mieux son paradis sur la terre, sous la seule réserve de ne pas empiéter sur la liberté du prochain. »

…« Loïet prêchait encore que l’être entier, impérissable, retourne à la nature, au grand Tout, que les religions bibliques appellent Dieu et dont émane chaque créature. La mort nous replonge dans l’éternel creuset d’où sortent toutes les formes et toutes les pensées. Une seule chose importe : vivre avec gratitude, avec ardeur, mais avec lucidité, se réjouir en la plus extrême bonté de la beauté et de l’excellence de la Création ; jouir de la chair et des fleurs, des livres et des fruits, de l’art et de la lumière, de l’esprit et du soleil, de Tout… »

On comprend que l’hérésie de Lois, qui se confondit d’abord avec la réformation luthérienne, s’en soit bientôt disjointe. Rien de commun, d’ailleurs entre la doctrine froide, dogmatique, compassée, du solitaire bourru de Wittenberg et les aspirations vers la vie — la vie ample, intense, ardente — qui formaient le credo des amis du Couvreur.

« Religion de volupté. Oui, certes, mais d’autant plus belle. La volupté n’est-elle pas l’amour intelligent, l’enfant de l’Amour et de Psyché, la l’encontre sublime de la Chair et de l’Âme, la fille de cette union merveilleusement chantée et célébrée par tant de poètes, de peintres, de musiciens, depuis les Mystères orphiques, les Fables milésiennes et Aulée jusqu’à Prud’hon et César Franck en passant par Le Corrège et le divin Raphaël ? »

Des bruits calomnieux se répandirent bientôt sur Loïet et ses disciples. Des femmes abandonnées par leurs maris à cause de leur jalousie, des époux répudiés par leurs femmes pour le même motif, des parents tyranniques reniés par leurs enfants : tous imbéciles, méchants, dépités, colportèrent des rumeurs fantaisistes et attribuèrent à Loïet et aux Loïstes les pires extravagances. S’il comptait autant de pauvres que de riches dans sa communauté, il y eut autant de pauvres que de riches pour le diffamer et conspirer contre lui.

Quelle pire accusation porter contre lui que celle de magie ? Ne fallait-il pas être un sorcier pour amener de jeunes gentilshommes, des fils de famille, des héritiers d’opulents facteurs à fraterniser avec des loqueteux dont ils se seraient autrement détournés avec dégoût ? C’était à ne pas y croire. Comment expliquer cette fraternité entre des hommes que séparaient des abîmes d’incompatibilité morale, de préjugés sacro-saints, politiques, sociaux, religieux ? Il fallait bien qu’ils fussent la proie d’un charme.

Ce ne fut pas tout. On accusa les Loïstes de se livrer toutes les nuits à des sabbats où, préparés par des prêches, des danses, des hymnes, ils exaltaient la guenille humaine dans tous ces détails, finissant par l’exposer dans ce qu’ils appelaient tous sa triomphale et radieuse nudité. Les armes qui avaient servi contre les Templiers, les Vaudois, les Hommes de l’Intelligence n’étaient point émoussées. Tout ce que peut inventer la malveillance d’une populace grossière, dépourvue de goût et de culture fut attribuée à ces précurseurs : viols, abus de mineurs, infanticides. On trouva des voisins qui affirmèrent que les Loïstes s’employaient jusqu’au matin à chanter, à boire, à des pratiques abominables dont la moindre consistait dans le sacrifice des enfants. Ils étaient couronnés de fleurs, nus comme les mauvais anges et les faux dieux. On les avait vus, au cours de cérémonies luxurieuses, s’agenouiller devant une statuette de Priape.

Doctrine à part, il aurait suffi de moindres accusations pour les conduire au bûcher. Eussent-ils échappé à Marie de Hongrie, la vice-reine des Pays-Bas, que les hommes de Luther, eux, n’auraient pas laissé glisser entre leurs mains ces hommes dont le rêve avait été « d’affranchir la Volupté, l’enfant sublime de l’Âme et de l’Amour ».

Deux incidents de l’histoire des Loïstes nous arrêteront quelques instants.

Le premier est l’abjuration d’Eloi Pruystinck et de neuf de ses compagnons, alors que poursuivis une première fois par l’Inquisition. Georges Eeckoud explique cette attitude en nous dépeignant son héros comme une âme bonne et généreuse, mais nullement héroïque ou stoïque. « Comme les païens, comme les Grecs, Loïet — écrit-il — estimait l’existence terrestre, le bien le plus rare et le plus précieux. Il pensait devoir le défendre et le prolonger coûte que coûte, fût-ce au prix d’une apparente palinodie et d’une attitude humiliante… Il voulait vivre et jouir le plus longtemps possible. Pareille conduite s’accorde avec tout ce qu’il prêcha. Il fut parfaitement logique. Cet apôtre de la joie charnelle n’avait pas les nerfs grossiers qui conviennent aux martyrs, et s’il finit par subir le supplice, la mort lui fut d’autant plus cruelle qu’il n’avait jamais rêvé d’autre ciel que le paradis terrestre »… « Les puritains de toutes confessions sont donc mal venus de jeter la pierre à cet épicurien, parce qu’il céda avant tout à l’instinct de la conservation ».

On peut dire à sa décharge que les peines effroyables dont étaient alors passibles les hérétiques justifiaient l’emploi de la ruse. Son attitude, d’ailleurs, ne porta préjudice à aucun des siens. Une fois la tourmente quelque peu calmée, tous reprirent leur propagande.

Le second incident a trait à l’application même de la doctrine prêchée par Le Couvreur. Il aurait bien admis la polygamie en ce qui le concernait, mais n’aurait pu supposer que son amante préférée, Dillette, entretînt commerce avec d’autres que lui. Eeckhoud, en son livre, établit une distinction entre un point de vue qu’il voudrait être celui de Loïet (lequel, fidèle à sa nature exigeante, avait entretenu un commerce amoureux avec nombre des affiliées au loïsme), soit donc : l’amour libre facultatif, la communion amoureuse réciproque — et celui de Cousinet (présenté comme le mauvais disciple, le traître) et de son parti, proclamant le communisme charnel obligatoire, général et réciproque, sans que nul ne puisse se refuser au désir qu’il ou elle inspire. On sent le vieil homme se réveiller chez Eloi lorsque Cousinet — son point de vue ayant triomphé — réclame Dillette pour sa compagne d’une nuit. Après une scène déchirante avec son amant bien aimé, la malheureuse se livre, se sacrifiant pour Loïet et le loïsme, puis s’empoisonne.

Sa mort ne sauva ni l’un ni l’autre.

Ce drame est une légende ou se rapporte à un fait démesurément grandi, sans doute. Ce qu’il y a d’établi, ce sont les divisions intestines qui perdirent la secte, à la suite de rivalités personnelles. Le bûcher consuma les plus en vue des Loïstes — dont Eloi Pruystinck (voir note) et Christophe Hérault — les autres s’en allèrent en Hollande, en Angleterre, en Allemagne, plus loin encore, conservant en leur esprit la vision d’un Paradis tangible, palpable, où il leur avait été donné d’habiter quelque temps et d’où ils avaient été chassés non par le glaive de l’Ange exterminateur, mais par les dissensions et l’intolérance orthodoxe et politique. — E. Armand.

Note. — Le 25 octobre 1544. La tradition veut que ses bourreaux se soient acharnés sur lui et que — à l’exemple de Jacques de Molay — au moment de succomber, Loïet ait prédit au chef de ses tourmenteurs, Gislain Géry, que non seulement il mourrait vingt ans plus tard, torturé et mutilé comme lui, de la main de son confrère de Bruxelles, mais que son fils, obligé de lui succéder dans son abominable office, agoniserait plus affreusement encore que lui. La tradition veut que les deux prophéties se soient littéralement accomplies. L’hérésie avait pris un tel développement que les prisons ne suffisaient pas à contenir les « coupables » dont les principaux n’étaient pas toujours brûlés ; c’est ainsi que Davion, Brousseraille, van Hove furent décapités ; enfin, beaucoup furent bannis.


LONGÉVITÉ n. f. (latin longœvitas). C’est là un mot du langage courant qui désigne le fait de vivre vieux, mais la relativité de cette définition saute aux yeux. Si les mots utilisés font illusion, la plupart du temps, il s’en faut de beaucoup que les objets qu’ils désignent soient précis.

Il faudrait pour que longévité ne fût pas un terme de convention, que l’on fût fixé, physiologiquement, sur la durée normale de la vie, tant des animaux et de l’homme, que des végétaux. Or, de même que la vie est un processus inconnu dans son essence et dans son évolution, de même la date de la mort, autrement dit la longévité, est inconnue.

Nous dissertons sur un terrain de pure approximation. On est toujours le longévite de quelqu’un comme on est le brévivite de quelque autre. Il serait vain, du reste, d’attendre plus de précisions. Pourquoi ?

Parce que le processus vital relève dans sa marche de causes multiples dont la variété est infinie et livrée à tous les hasards. Ces causes sont intrinsèques et extrinsèques.

Causes intrinsèques. — Elles sont telles quand elles visent l’élan vital dont l’individu est possesseur en arrivant au monde et qu’il tient de deux autres facteurs : l’hérédité immédiate (la sienne) et l’hérédité éloignée (celle de la race). Longévité est dans un rapport étroit avec le processus de la dégénérescence qui a raison des races les plus vigoureuses, mais dont la fatalité s’étend sur un nombre indéfini de générations selon le déplacement intercurrent des forces de résistance que l’espèce sait ou peut mettre en œuvre. Faire l’histoire de la décadence d’une race, d’une nation, d’une famille, c’est faire indirectement le procès de la longévité puisque tout processus de régression aboutit obligatoirement à la stérilité, c’est-à-dire à zéro, en passant par une période de longévité progressivement diminuée.

Causes extrinsèques. — Voici maintenant les causes extrinsèques qui finissent, grâce à une accumulation prolongée par modifier l’espèce et par se confondre avec les causes intrinsèques ci-dessus mentionnées.

Les influences extérieures subies par l’individu sont inhérentes aux milieux. L’individu ne naît que pour mourir et sa vie se passe à lutter contre la mort. La vie n’est qu’une lutte constante du point de vue psychologique et social et du point de vue organique.

La vie, dans sa plénitude, comme la longévité, ne sera qu’une résultante de facteurs qui s’entremêlent, s’entrechoquent, s’excitent mutuellement ou se contrarient au détriment de la victime qui est l’Homme. Il n’y a guère d’exemple que l’homme ait jamais triomphé des causes de destruction, ce qui prouve que la vie de l’espèce ne sera qu’une perpétuelle défense ; les conquêtes ne sont que temporaires et toujours fertiles en déceptions. Si l’individu s’insurge parfois et attaque au lieu de subir passivement, s’il parvient à jeter de la poudre aux yeux en modifiant les milieux grâce à son industrieuse intelligence, on ne saurait dire, historiquement parlant, qu’il ait jamais vaincu. Le Væ Victis a toujours pesé sur l’individu, et l’on comprend les velléités d’indépendance qui se manifestent chez les hommes conscients qui s’efforcent de diminuer les causes de misère auxquelles on a succombé à travers les temps. C’est une sorte de sauve-qui-peut, qui seul produira une sélection, laquelle se traduira par une plus grande résistance et par suite par une plus grande longévité.

C’est en vain que l’on objectera que les progrès humains s’échelonnent sur un nombre énorme de générations et que c’est le résultat final qu’il faut envisager pour nos descendants lointains. Là encore, les faits contredisent : car il advient que les progrès allégués ont toujours comporté jusqu’ici de tels abus que ces progrès sont douteux en fait et qu’ils n’ont procuré la longévité qu’à une toute petite exception. Le reste, c’est-à-dire les hommes dans leur ensemble ont toujours marché au gouffre.

L’idée de sélection jaillit tout de même de cet exposé, et c’est toujours à la loi de Darwin qu’il en faut revenir pour comprendre cet important problème de biologie. Elle s’exprime par l’élimination progressive des moins aptes au profit des forts et des habiles. La longévité, comme la dégénérescence, s’entendra donc toujours par rapport aux générations les plus prochaines.

Si, dans une famille on constate qu’un bon nombre de sujets ont vécu plus longtemps que les précédents, on en conclura leur longévité et on la déduira des preuves, faciles à découvrir, des efforts qu’ils ont su réaliser pour surnager dans la dérive,

Si, dans une nation l’on constate que l’âge moyen de la vie a augmenté, on en conclura qu’elle est mieux organisée pour la lutte que les précédentes générations et qu’elle a une plus grande longévité comme rançon de son habile résistance. Les facteurs peuvent du reste s’inverser aussi bien chez l’individu que dans l’espèce. A une période de prospérité relative peut succéder une période de déclin. Telle est la loi du rythme.

Il faudrait des volumes pour rappeler les causes extérieures de diminution de la durée de la vie. Elles sont d’ordre économique, moral, social, politique et pathologique,

La misère engendre des souffrances, physiques et morales, qui s’expriment par une grosse mortalité. Les époques de disette et de famine sont célèbres. C’est par millions que nos frères en humanité, dans les Indes et ailleurs, ont été décimés par la cupidité des conquérants. L’Inde est tristement célèbre, l’opium y a remplacé le blé. Cette mortalité, le plus souvent précoce abaisse la moyenne de la durée de la vie. Et ce n’est pas la multinatalité qui est capable de relever ce niveau. Cette multiplicité des naissances ne fait que grossir le bloc des victimes de la vie.

Dans les pays d’apparence plus libre et plus civilisée, le résultat n’est pas moins frappant. La pseudo-aisance que le capital est censé distribuer aux forçats du travail, et dont ils acceptent trop souvent les chaînes n’empêche point le taux de la vie chère de monter effroyablement et de baisser le ressort physique et moral. Personne n’ignore que la France se dépeuple surtout parce qu’on y meurt trop. Trop mourir, c’est abaisser la moyenne générale de la vie et par suite diminuer la longévité.

Les points de vue moral, social et politique se confondent en somme, parce qu’ils y aboutissent fatalement, avec le point de vue économique. Tout ce qui diminue la puissance intellectuelle et morale d’un sujet le dispose à mourir prématurément. Les chagrins minent jusqu’aux sources de la résistance.

Mais je ne saurais passer sous silence le grand facteur de brévivité que sont les guerres, les immondes hécatombes que l’or et l’instinct de possessivité provoquent périodiquement, sans que les candidats à la boucherie aient été capables jusqu’ici de les détourner. La guerre de cent ans a anéanti des millions d’hommes. Les guerres de l’Empire dont tant de sadiques politiciens affichent pompeusement l’admiration, a saigné le pays et l’Europe aux quatre veines. La race ne s’en est jamais relevée et le niveau moyen de la durée de la vie n’a fait que décliner depuis lors. Comment en serait-il autrement quand on sème sur les champs de bataille les meilleurs étalons et que la sélection ne peut plus être l’œuvre que des résidus échappés à l’holocauste pour raison primordiale de faiblesse ?

Mais que dire du massacre de millions d’hommes qui pourrissent encore autour de nous depuis 1914 et de l’état moral collectif qui en fut la conséquence ? Il faut être voué à la cécité pour n’y pas voir la cause la plus puissante de notre désorganisation sociale, de notre affaiblissement organique et de notre dépression morale.

Un dernier mot sur les causes pathologiques de la brévivité. Les maladies contagieuses, endémiques, constitutionnelles, qui s’abattent sur les individus, comme la tuberculose, la syphilis et l’alcoolisme, qui provoquent la mort prématurée et inutile d’un demi-million de nos compatriotes chaque année, précipitent la décadence. Quelles que soient les améliorations, plus apparentes que réelles, plus incohérentes que logiques, dont les discours politiques font chaque jour étalage pour éblouir la masse moutonnière.

Rien ne montre mieux la relativité trompeuse de la longévité que la répétition inlassable des mêmes statistiques mortuaires, si décourageantes que puissent paraître les courbes (la tuberculose par exemple). Car il faut saigner la nation, c’est-à-dire le travailleur, de ses plus chers deniers pour maintenir l’apparence de tels résultats ! Et il en sera de même jusqu’au jour où l’on consentira à classer les causes pathogènes par ordre d’importance et à porter l’effort régénérateur là où l’égoïsme humain s’est réfugié.

On voit que le problème de la longévité est tout un monde. Seul, le philosophe peut l’envisager sous son angle véritable. Il est clair qu’il se résume en ces mots : On ne meurt pas, on se tue ou l’on est tué. « L’homme qui ne meurt pas de maladie accidentelle, dit Buffon, vit partout 90 ou 100 ans ». Metchnikoff a démontré que la vieillesse est une maladie. Ce n’est pas cent années que l’homme devrait vivre (car bien qu’il lui appartienne en bonne partie de conduire sa vie beaucoup plus loin, il ne saurait pourtant résister indéfiniment aux causes accumulées de décadence), mais beaucoup plus que cent ans. L’hygiène générale devrait et pourrait enseigner à bien vivre et à mourir noblement. C’est un art en même temps qu’une science.

Chacun est l’artisan de sa vie comme il l’est de son bonheur, de sorte que le dernier mot du problème de la longévité s’appelle l’Hygiène, qu’il faut entendre du point de vue moral comme du point de vue physique.

Toutes les fautes d’hygiène sont une prime à la maladie et par suite à la mort. Mais il est curieux de constater qu’il semblerait y avoir une contradiction dans les faits envisagés de ce point de vue : l’Hygiène est une science moderne, elle est loin à coup sûr d’avoir dit son dernier mot. Elle est née de façon sérieuse depuis un siècle, depuis Claude Bernard avec ses vues hautes sur la biologie générale et depuis Pasteur avec les lumières qu’il a projetées sur l’origine des maladies parasitaires. Le xixe siècle aura vu la première œuvre de l’hygiène individuelle sérieuse, mais aussi et surtout celle de l’Hygiène dite sociale.

L’idée de faire supporter au milieu ambiant l’énorme part de responsabilité qui lui revient dans la genèse et l’entretien des maux humains devait jeter un jour frappant sur l’avenir et faire germer de grands espoirs dans l’esprit des hommes pour qui vivre vieux est un postulat intéressant.

Or, peut-on dire que ce grand mouvement des idées se soit traduit par des résultats palpables ? Il y a comme une malice dans les événements qui se chargent cyniquement de détruire les plus belles chimères. Jamais l’Homme considéré dans sa masse n’a pratiqué, semble-t-il, plus qu’aujourd’hui, les moyens de se détruire. L’homme succombe moins qu’avant à la tuberculose, mais l’aviation, l’automobilisme, multiplient les causes de décès. Aujourd’hui la mortalité par accident occupe une rubrique de première grandeur parmi les autres causes de mort. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a signalé l’illusion du progrès et la relativité encore de ce processus. Ce qu’on dénomme ainsi un peu abusivement n’est parfois qu’une cause intense de régression, de sorte que l’on se demande parfois s’il y a quelque avantage à se porter en avant si l’on ne veut pas ajouter aux causes banales de découragement celles que l’on doit à son propre effort.

Comme tout se tient dans l’histoire de l’Humanité ! Et ce que j’ai dit du mal physique est vrai aussi du mal moral. L’Hygiène dite morale qui balbutie ses premières règles, qui réalise pour l’individu une facile découverte capable d’enrichir sa pensée, d’élever son idéal n’a-t-elle pas aussi pour effet de multiplier ses besoins, de lui imposer par ricochet de nouvelles épreuves s’il se heurte à un milieu mal disposé à favoriser l’évolution de l’Individu.

L’Hygiène mentale, branche de l’Hygiène morale est aussi à ses débuts. Ouvrant des jours nouveaux sur les causes d’amoindrissement cérébral, offrira-t-elle à l’Individu des moyens sérieux de défendre sa vie et par suite d’accroître sa longévité ?

Autant de problèmes qui s’accrochent les uns aux autres et qui montrent tout un monde d’idées se cachant derrière ce petit mot de longévité.

La longévité est-elle du reste une question bien posée sur le terrain de l’Individu ? Est-il intéressant du point de vue de l’Unité de vivre vieux ? J’entends surtout que la question n’est intéressante que par la diminution de la douleur qu’elle fait entrevoir à quiconque a des lueurs en matière d’Hygiène. C’est beaucoup, à coup sûr, mais ne convient-il pas d’élever le problème à des hauteurs où il devient plus large, plus séduisant, plus poétique, sans cesser d’être réaliste et pragmatique ?

N’oublions pas que la vie et la mort sont deux phénomènes étroitement liés. L’homme qui ne voit que sa propre mort, et par suite sa propre vie n’a que des vues étroites.

Je partage la pensée du philosophe pour qui la vie n’est autre chose que l’art de bien mourir, parce que bien mourir c’est préparer la vie heureuse de nos survivants, c’est-à-dire de nous-mêmes réapparaissant dans la race.

L’individualiste à outrance n’a que des vues bornées s’il n’attend de son effort que des jouissances limitées à sa personne et s’il ne conçoit pas que les disciplines qu’il sait s’imposer, si elles limitent sa liberté, peuvent accroître celle des camarades qui naîtront plus tard, et à qui seront attachées de terribles fatalités.

Diminuer leurs chances de souffrir n’est-ce pas augmenter notre propre élan vital ? Tout s’harmonise, considéré sous cet angle.

On le voit donc :

A l’abri du bourreau social, l’individu peut encore faire œuvre de conservation utile et intéressante, à condition qu’il connaisse les bonnes règles de la vie. Concourir au suicide collectif par négligence ou désintérêt est une absurdité, car l’abandon de soi-même n’est productif que de misères et de souffrances, sans compter qu’il n’est point digne de l’Homme doué d’un cerveau pensant et d’un bras qui travaille. — Dr  Legrain.


LOTISSEMENT n. m. Dans la société générale, le lotissement, qui est l’action de lotir, revêt une importance sociale de premier plan et constitue une opération d’économie politique.

Ainsi, dans une liquidation ou succession, attribuer à certains, en accord avec lui, un objet, un meuble, une terre, une maison, etc., c’est faire du lotissement. Et les lots, suivant l’espèce d’organisation sociale sous laquelle on vit, sont déterminés : soit par les moyens dont disposent les classes possédantes, soit par les moyens de tous qui sont d’une égalité relative.

A notre époque de domination du capital et du développement des intelligences en rapport de la fortune, il est impossible à la généralité des travailleurs de pouvoir déterminer le lot auquel ils ont droit par le travail et le mérite.

La naissance assigne, en général, la part de facilités ou d’obstacles que chacun doit rencontrer dans la vie. C’est sous un régime de privilèges et de monopoles que se font les lotissements.

En résumé, dans notre société bourgeoise et d’exploitation des masses, le lotissement dessert toujours le travail à l’avantage du capital. — E. S.


LOUP n. m. (du latin : lupus), fém. louve. Espèce animale du genre chien, qui peuplait il n’y a pas encore bien longtemps, les grandes forêts de l’Europe, mais qui en a à peu près disparu aujourd’hui. On en rencontre beaucoup en Russie, en Sibérie, et dans le nord de l’Asie, ainsi qu’en Amérique septentrionale.

Le pelage du loup est d’un fauve grisâtre, mais varie selon les climats, en roux ou blanchâtre. Plus grand, plus robuste que le chien, cet animal n’en diffère pas cependant très sensiblement et d’ailleurs des accouplements peuvent avoir lieu et les hybrides obtenus restent indéfiniment féconds, ce qui prouve un voisinage de race assez intime. En deux ouvrages absolument remarquables de vie et d’observation : L’appel de la forêt et Croc Blanc, l’écrivain américain Jack London, présente : là un chien de trait, retournant auprès des loups, ses ancêtres, à l’appel de la forêt ; et ici le fils du chien, redevenu loup, se faisant chien par nostalgie de la société des hommes.

Les loups vivent solitaires, dans les steppes, les fourrées des grandes forêts, les ravins. Ils se reposent le jour, et la nuit entrent en chasse ; l’hiver, ils se réunissent en bandes et, pressés par la faim, s’attaquent aux bêtes les plus robustes, aux bœufs, aux chevaux, aux moutons, et aussi, aux hommes ; mais « une fois le besoin ou le danger passé, ils se séparent et retournent en silence à leur solitude. C’est en hiver que les louves deviennent en chaleur ; plusieurs mâles suivent la même femelle et se la disputent cruellement : ils grondent, ils frémissent, ils se battent, ils se déchirent, et il arrive souvent qu’ils mettent en pièces celui d’entre eux qu’elle a préféré. Ordinairement, elle fuit longtemps, lasse tous ses aspirant, et se dérobe pendant qu’ils dorment, avec le plus alerte ou le préféré. Le loup n’aboie pas, il hurle ; il a l’ouïe très bonne, la vue perçante et l’odorat exquis ; il chasse, portant partout le nez au vent, avec plus d’avantage que le chien. Toujours en garde contre les surprises, l’expérience lui a appris à se défier des hommes, et si l’on ne prend des précautions pour lui dérober le sentiment des pièges, si la moindre odeur d’homme ou de fer vient frapper son odorat, il évite les embûches. Fort et vorace, il attaque les animaux plus gros que lui. Naturellement poltron, il ne brave le danger que lorsqu’il est pressé par la faim. Il emploie la ruse pour approcher des troupeaux, saisir des moutons, des chèvres, des vaches, des chevaux. Le loup a beaucoup de force, surtout dans les parties antérieures du corps, dans les muscles du cou et de la mâchoire. » (Buffon).

Le loup fossile existe dans le diluvium des trois continents où il vit encore aujourd’hui, avec des formes variables mais suffisamment rapprochées de celles des espèces actuelles.

Outre le loup ordinaire, les naturalistes distinguent un assez grand nombre d’autres espèces : le loup noir, le loup odorant, le loup des prairies, le loup rouge, le loup du Mexique, le loup de Java, le culpeu, le Koupara ou chien crabier, le petit Koupara, le corsac, le Karagan et le Kenlic.

Nombreux dans les forêts du centre de la France et de l’Est, les loups, destructeurs des troupeaux, furent combattus comme un véritable fléau. Sous la royauté, leur destruction était confiée à l’un des grands officiers de la couronne, qui prenait le nom de Grand-louvetier. Cette charge disparut avec la monarchie et des primes importantes furent attribuées aux chasseurs pour chaque tête de loup. Le Dictionnaire universel de Lachâtre nous donne les prix suivants : 18 francs pour une louve pleine, 15 francs pour une louve non pleine, 12 pour un loup, 6 pour un louveteau. Il est à noter que c’est là à peu à peu près le seul profit que les chasseurs retiraient de leur travail, car la chair du loup est immangeable et dégage une odeur insupportable. Seule, la peau peut être utilisée pour faire des fourrures chaudes et durables, mais grossières.

« Le loup joue un grand rôle dans la fable et les traditions des peuples. Chez les Égyptiens, il était particulièrement adoré à Lycopolis (vile du loup), ce qui n’empêchait pas d’employer la figure de cet animal dans les hiéroglyphes comme le signe du voleur. Les Grecs voyaient dans le loup Lycaon, transformé par Jupiter en bête féroce. Chez eux, cet animal était consacré à Apollon ; chez les Romains, il l’était au dieu Mars ; Romulus et Remus, fils de ce Dieu, avaient été allaités par une louve. Il y a, au musée du Capitole, un groupe dit : louve de Romulus, représentant selon la légende, une louve allaitant Romulus et Remus exposés au pied du Palatin. Ce groupe avait été placé sur le Palatin, en 296 av. J.-C.

Le loup est le personnage le plus sympathique d’une des meilleures fables de La Fontaine, Le loup et le chien, où le grand fabuliste (voir fable), oppose l’amour de la liberté, même dans l’incertitude du lendemain, à la sécurité et l’abondance dans la servitude :

« Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? — Pas toujours : mais qu’importe ?
— Il importe si bien que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encore.

Le puissant écrivain, poète et philosophe : A. de Vigny, a consacré un de ses plus beaux morceaux à La mort du loup, et l’on connaît la fermeté hautaine et l’ultime fierté de l’apostrophe qui le clôture :

« Gémir, pleurer, prier est également lâche
Accomplis jusqu’au bout ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler ».

Loup, est employé métaphysiquement dans nombre de locutions familières : Il fait un froid de loup : un froid très rigoureux. Marcher à pas de loup : silencieusement, et à dessein pour surprendre. Connu comme le loup gris, ou blanc : être bien connu de tout le monde. Entre chien et loup : sur le soir, au moment du crépuscule, pendant lequel on entrevoit encore les objets sans pouvoir les distinguer. Se jeter dans la gueule du loup : s’exposer, de soi-même, à un péril évident, qu’on pouvait éviter. Enfermer le loup dans la bergerie : mettre, laisser quelqu’un dans un lieu, dans un poste où il peut faire beaucoup de mal. Signifie aussi : laisser se refermer une plaie avant qu’il en soit temps, ou faire rentrer un mal qu’il fallait faire sortir au dehors. La faim fait sortir le loup du bois : la nécessité contraint à faire bien des choses pour se procurer de quoi vivre. La lune est à l’abri des loups : dans les rangs élevés de la société on n’a rien à craindre des personnes de « basse condition ». A chair de loup, sauce de chien : il faut traiter les gens selon leur mérite. Quand le loup est pris, tous les chiens lui lardent les fesses : symbole de la lâcheté générale ; quand un homme fort, ou redouté est tombé, tous ceux qui s’aplatissaient bassement à ses genoux et encensaient sa puissance sonnent l’hallali et se précipitent sur lui comme des chiens à la curée. Les hommes indépendants frappés par le pouvoir, les victimes des erreurs judiciaires connaissent cette lapidation morale et parfois physique de la foule avilie. Le loup mourra dans sa peau : il ne faut pas s’attendre à voir les méchants s’amender. Hurler avec les loups : s’accommoder aux manières, aux mœurs, aux opinions de ceux avec lesquels on vit on avec lesquels on se trouve, quoiqu’on ne les approuve pas entièrement et faire chorus avec eux. Les loups ne se mangent pas entre eux : les méchants ne font pas de mal aux méchants cette locution trouve sa justification dans l’état social actuel, où les maîtres évitent de se dévorer les uns les autres, même lorsque d’idées opposées, ils paraissent le plus se combattre. Quand il s’agit de duper ou d’exploiter le peuple, tous les politiciens se mettent d’accord.

L’homme est un loup pour l’homme : (Homo homini lupus) pensée de Plaute (250-184 av. J.-C. ; Asinaria, II, 4, 88) reprise et illustrée par Bacon et Hobbes, et qui revient à dire que l’homme fait beaucoup de mal à son semblable. Avec l’organisation actuelle de la propriété et l’État qui en est la conséquence nécessaire, l’homme est, en effet, un loup pour l’homme. La Fraternité est un mot vain, quand les produits du travail des multitudes peuvent être appropriés par quelques-uns ; car les possédants doivent pour conserver leurs privilèges, sans cesse lutter contre la tendance révolutionnaire des non possédants ; ceux-ci, pour pouvoir seulement subsister, doivent lutter aussi sans un instant de répit contre les exigences du maître toujours et nécessairement insatiable, d’où un état d’instabilité permanent, de drames affreux, de douleurs sans cesse renouvelées, où succombe le plus faible, souvent le meilleur. L’homme est un loup pour l’homme ! Pour que l’homme s’élève à son expression véritable d’homme, il faut qu’il renonce à dominer ses pareils et qu’au lieu de chercher à les assujettir à son autorité, il leur tende une main solidaire.

Loup : demi-masque de velours ou satin noir, que mettaient autrefois les dames lorsqu’elles sortaient et qu’on met encore aujourd’hui au bal masqué, en temps de carnaval. — Faute, erreur dans un travail. Agglomération de matière mal fondue qui se forme dans le minerai en fusion. — Constellation australe, comprenant 51 étoiles ; certaines se voient à l’ouest et au-dessous du Scorpion. — A. Lapeyre.


LOYAUTÉ n. f. Franchise, bonne foi, fidélité à ce que l’on a librement promis, voilà les éléments dont est faite la loyauté. C’est assez dire qu’elle tient peu de place dans notre société où le mensonge, la fourberie, le faux-semblant règnent en maîtres. Masque trompeur qui, sous une illusoire bienveillance cache souvent de très noirs desseins, la politesse n’est qu’un ensemble de formules consacrées, de gestes rituels vides de tout sens profond. A la sympathie qu’affirment les lèvres, le cœur ne souscrit pas ; la fraternité des attitudes contredit la froideur des sentiments. Le système pédagogique, en usage dans nos écoles, incite d’ailleurs l’enfant à tromper les autres avec impudence ; car distancer les concurrents, voilà l’essentiel, bien faire reste accessoire. Aussi de quelles fourberies l’élève devient-il capable, lorsqu’il s’agit d’être premier ou dans un bon rang : copiage discret sur des notes microscopiques, faux renseignements glissés au voisin, insidieuses démarches pour connaître d’avance les sujets de composition. Savants, artistes, écrivains donnent l’exemple. Certaines sommités secrètent la jalousie comme l’abeille distille le miel ; seules leurs idées sont bonnes et malheur au téméraire qui se permet d’en douter. On prodiguera les insinuations malveillantes, quand il s’agira d’un égal, et l’on n’hésitera pas à briser sa carrière si l’on est en présence d’un inférieur ; puis tous les détenteurs de prébendes officielles se dresseront sournoisement contre le jeune dont ils devinent le talent. Dans les salons mondains, potins, cancans, intrigues sont monnaie courante ; devant la personne, on multiplie politesses et mots flatteurs, à peine s’éloigne-t-elle que chacun daube férocement sur son dos. Alors pleuvent les allusions perfides, les coups sournois ; dans ces luttes au poignard certaines femmes excellent. « Cérémonies religieuses, soirées de bienfaisance servent de prétexte à des rendez-vous galants ; et les quêtes charitables concèdent aux demoiselles le droit de mettre en relief nichons et mollets. Aux jeunes mâles liberté totale de faire la noce en lutinant les femmes ; mais des vieux l’on exige que, en bons soutiens de l’ordre, ils cachent leurs débordements, car le peuple trop simpliste ne comprendrait pas. Pour jouer un rôle politique, il suffira qu’à leurs anciens vices ils joignent l’hypocrisie ; presse, église, haute administration, dont leur caste s’assure la complicité, se chargeront de les travestir en vertueux citoyens. » (Le Règne de l’Envie). La franchise brutale du peuple est préférable. Chez lui disparaît ce vernis des convenances qui, sous des apparences honnêtes, dissimule les pires dépravations. Pour cacher ses amours aux regards indiscrets, il ne dispose ni d’hôtels confortables ni de jardins soigneusement clos ; et ses ribotes, tapageuses comme l’auberge où elles s’étalent, ne peuvent prétendre au silence tarifé des boites où le champagne coule à flots. Par la crudité d’un langage étranger à l’art de feindre, il offense la pudeur de belles dames, indignées dès qu’on veut traduire en paroles ce qu’elles accomplissent si volontiers en action. Du moins les humbles ne connaissent pas les calculs hypocrites de la dévote ou de l’homme politique ; dans l’ensemble, il y a chez eux plus de loyauté vraie que chez les riches ; les intellectuels et les gens d’église. Cependant qui ne déplore de rencontrer parfois dans les milieux d’avant-garde, une discordance fâcheuse entre les déclarations doctrinales et la façon de se comporter pratiquement ? Quelle force obtiendrait le mouvement de libération, entrepris par ceux qui l’acceptent et être « ni maîtres, ni esclaves », s’ils joignaient toujours l’exemple à l’enseignement ! C’est à leurs procédés charitables, autant qu’à leurs croyances, que les premiers chrétiens durent de triompher des persécutions de la Rome impériale. N’avons-nous pas, comme eux, à lutter contre toutes les puissances humaines coalisées ? Aux buissons épineux du chemin, aux durs cailloux de la route, ne laissons-nous pas des lambeaux de notre chair ? N’est-ce pas à des traces sanglantes, que se reconnaît le passage des meilleurs de nos frères ? Hélas ! Pourquoi faut-il que les embûches soient tendues, parfois, par ceux-là mêmes qui se disent nos amis ; pourquoi faut-il qu’aucune main ne s’offre pour soutenir le voyageur qui tombe épuisé ? Alors surtout que nos doctrines ont cet avantage sur beaucoup d’autres de n’exiger aucune révolution générale, aucune transformation de la société actuelle pour pouvoir être vécues, du moins par quelques-uns, ceux, encore rares, qui les comprennent. « Lorsqu’elles s’accompagnent de sincérité, les plus graves divergences d’idées s’harmonisent aisément dans une mutuelle et respectueuse estime ». Pour une doctrine, pour un mouvement, l’absence de discussions serait, non un signe de vitalité, mais la preuve d’un dangereux arrêt. Toute marche en avant demande que l’on secoue le poids des conceptions qui paralysent, que l’on brise la chaîne des traditions qui rivent au passé. Mais pourquoi supposer que recherches et discussions sont exclusives de l’esprit de fraternité ? « L’humble savoir de la raison a définitivement vaincu l’orgueilleuse prétention des dogmes immuables : énoncer des vérités définitives n’est qu’une preuve de vanité ou d’ignorance ». Le jour où les milieux d’avant-garde opposeraient l’exemple de leur loyauté à la fourberie ambiante, où pratiquement ils réaliseraient, autant qu’il est possible à l’époque actuelle des foyers de libre fraternité humaine, ce jour-là le triomphe de leur idéal n’apparaîtrait plus aussi lointain. Par contre, quel mal font à l’idée ceux qui ne la soutiennent théoriquement que pour la contredire en fait ! — L. Barbedette.


LUCIDITÉ n. f. (de lucidus, lucide). Que la claire vue de l’esprit soit troublée, qu’un nuage l’obnubile, qu’un prisme déformant s’interpose entre ses yeux et le réel, voilà qui arrive aux cerveaux les plus sains. Dans un essai que je viens d’écrire, Par delà l’intérêt, j’ai voulu mettre en lumière combien nous sommes aveugles lorsqu’il s’agit de nous-mêmes, combien perspicaces à l’égard des vices ou travers d’autrui. Dupe de lui-même, de ses craintes, de ses désirs, l’homme se joue la comédie et par des raisonnements fallacieux, arrive à croire vrai ce qui est manifeste erreur. Vous supposez sans prétention à la beauté, cette malitorne bancale, rouge et borgne ? Dix fois par jour elle demande au miroir de la renseigner sur des charmes, jalousés fortement, elle le soupçonne du moins. Qui, dans son entourage n’a rencontré de ces éternels grincheux, dogues toujours prêts à mordre tyrans dans leurs maisons, sans cesse en dispute avec les voisins ? Ils s’indignent en observant qu’on les fuit, mais impossible de leur faire comprendre qu’ils sont cause de cet éloignement. Mille bonnes raisons légitiment leur fureur continuelle : négligence du laitier, ton hautain de la concierge, impolitesse du locataire d’en face qui ne les ayant pas vus n’a pu les saluer, audace d’un chien qui les regarde sans sourciller, et la pluie quand ils voudraient du soleil, et la gaieté des passants lorsqu’ils broient du noir. En semblable occurrence, avouez qu’un accès de colère est tout indiqué : on n’est pas femmelette que diable ! Chacun doit apprendre qu’on se pique en vous touchant. N’insinuez pas qu’une telle attitude engendre l’isolement, ni qu’on a tort d’avoir perpétuellement raison ; vous seriez jugé, de suite, tête sans cervelle ou faux ami. Car l’homme reste de bonne foi en s’illusionnant avec des arguments frelatés ; dans son for intérieur, il s’attribue d’éclatants mérites, insoupçonnés même de ses intimes et, pour se disculper d’évidents méfaits, sa conscience a la subtile adresse du plus retors des avocats. Juge sans bienveillance lorsqu’il s’agit des autres, nous devenons, quand nous sommes en cause, celui qui plaide éternellement non-coupable. L’égoïsme s’avère créateur d’illusions plus profondes ; les prêtres le savent qui promettent l’immortalité bienheureuse au fidèle qui les sert. Et leurs dupes sont nombreuses tant leur vaine assurance répond aux désirs secrets de beaucoup. Notre moi chéri disparaître, se fondre dans l’ensemble, devenir un impersonnel élément du tout ! Volonté de vivre, instinct de conservation se révoltent contre pareille éventualité ; notre amour de nous-mêmes ne peut s’y résigner. Que les personnages anciens dont partent les livres, que les indifférents de notre entourage soient morts définitivement, nous le croirions sans peine ; nous croyons ainsi l’animal à jamais disparu. Mais que parents, amis, que notre moi s’éparpillent anonymes dans l’immense univers, voilà qui contredit trop notre égoïsme foncier. Aussi, comme il avait fait de dieu le résumé de nos ignorances, le théologien prévoyant concrétisa notre infini besoin de vivre dans la notion d’immortalité. Et la raison chercha des arguments pour légitimer nos désirs : le résultat posé d’abord, une logique illusoire imagina de prétendues démonstrations.

Par contre notre esprit devient d’une lucidité incroyable s’il s’agit de découvrir les faiblesses d’autrui. Sur ce point les enfants mêmes sont extrêmement adroits ; rapidement ils savent ce qui, chez leurs parents, provoque colère ou sourire et, avec une candeur qui n’exclut pas la rouerie, ils évitent les points douloureux ou jouent de la corde sentimentale. L’homme diffère de l’enfant par une méchanceté accrue, ainsi que par un plus large emploi du mensonge, mais les méthodes restent identiques au fond. Ces graves messieurs, vautours de la finance, de la politique ou de l’académie, crâne chauve et l’œil cerclé d’un monocle d’or, épient sans douceur les faiblesses de leurs partenaires : celui-ci n’est qu’une outre gonflée de vent, celui-là sert de caniche à une maîtresse acariâtre, ce troisième d’intelligence redoutable est à vendre au plus offrant. Et, tandis que les bouches n’ont que miel à répandre, quand de partout s’élèvent des congratulations mutuelles et générales, chacun songe au meilleur moyen de frapper celui qu’il encense. Avec les attitudes différentes exigées par le milieu, paysans madrés ou maquignons apoplectiques cherchent, eux aussi, les faiblesses de l’adversaire. Ils savent le pouvoir de l’alcool ou du vin sur les têtes légères, l’importance d’un cadeau fait à point, comment on gagne les bonnes grâces de la fermière, comment on amadoue les vieux. Pour capter l’héritage d’un oncle resté garçon, le neveu de campagne n’est pas inférieur à celui de la ville ; et l’accorte soubrette, pourvu qu’il soit généreux, a vite fait de savoir où le bât blesse chez le galant soit rustre, soit policé. Ce gandin qui donne du « cher maître » aux badernes falotes de Sorbonne ou de l’Institut, attend le succès de leur vanité satisfaite, non de ses mérites personnels ; ce mignon lieutenant, qui fait la roue dans le boudoir de la générale, sait que les galons, souvent, s’acquièrent dans d’amoureux combats. Par les dames, ses ouailles de prédilection, l’Église est quasi toute-puissante, même dans les États catalogués anticléricaux : l’une d’elles, épouse, cousine ou maîtresse, extorquant sans peine au ministre nominations et décrets conformes aux vœux de leurs chers curés. Elles devinent ce qu’on cache, entendent ce qu’on ne dit pas et dament le pion au plus rusé diplomate ; le prêtre aura des triomphes faciles tant qu’elles resteront ses alliées.

La passion, l’intérêt, voilà les causes ordinaires qui font perdre à l’homme normal sa lucidité. Tout contrôle rationnel est alors écarté. « Logique et clairvoyance s’en vont, comme j’écrivais dans A la recherche du bonheur ; chez l’être aimé tout devient adorable : s’il est prodigue c’est générosité, s’il est avare c’est prudence. Le raisonnement se subordonne au but fixé d’avance, l’idée n’est qu’un prétexte, la critique un complément d’illusion. Un travail de même genre, quoique moins profond, s’observe dès que s’interpose l’intérêt. Quelle ingéniosité déploie la mère pour se tromper sur son enfant, le malade sur sa situation ! Certains littérateurs trouvent moyen de légitimer les pires injustices actuelles ; Aristote fit de même pour l’esclavage antique… Des contes de nourrices se muent ainsi en histoires authentiques, des lampions font figure de soleils ; l’athée devient clérical, le possédant réacteur. Doctrine commode pour harmoniser croyances et intérêts, mais philosophie de snobs et de petits maîtres, aussi absurde que superficielle. Prendre ses désirs pour la réalité, fermer les yeux en folâtrant sur le bord d’un gouffre, danser sur un navire qui coule, n’épargne ni ne retarde un malheur. Amour et lumière résument le bonheur ; la raison en est l’indispensable artisan conjointement avec le cœur ». La partialité dont les historiens font habituellement preuve, les incroyables erreurs dont fidèles et politiciens se gargarisent, les coutumières aberrations de l’esprit de parti, ont également leur source dans un intérêt souvent mal compris.



Chez le dément, chez l’individu atteint de troubles mentaux graves ou légers, la lucidité devient sujette à des éclipses passagères ou définitives. Quand l’esprit est malade, idées, sentiments, volitions n’obéissent plus aux lois normales de la pensée. Sans paralysie des cordes vocales, et malgré ses efforts, le patient ne pourra dire un mot dans l’aphasie ; dans la surdité verbale, il lira, écrira, mais ne comprendra plus le sens des paroles entendues ; dans l’agraphie sa main refusera d’écrire ; au contraire il parlera, écrira, sans pouvoir se relire ni comprendre la signification des lettres, dans la cécité verbale. D’après Charcot le malade conserverait parfois un jugement intact dans les diverses formes d’aphasie ; on admet aujourd’hui qu’elles s’accompagnent toujours d’une démence plus ou moins profonde et qu’elles répondent à des lésions temporales et pariétales du cerveau. Certains aliénés sont incapables soit de former, soit de remémorer un souvenir. Rarement l’oubli s’avère total dès le début : en premier lieu il atteint les souvenirs récents et les noms propres, pour s’étendre graduellement aux anciens souvenirs et aux noms communs. Le vieillard qui radote narre avec précision les récits de son enfance, mais il répète indéfiniment la même chose parce qu’il oublie de suite ce qu’il vient de dire. Parfois l’amnésie porte simplement sur un système de souvenirs : une veuve ne sait plus rien de son mari défunt, un ouvrier de son métier, un musicien de son art, un savant de ses études. Elle peut englober toute une période : à l’état de veille, le sujet ignore ce qu’il fait et dit pendant les crises de somnambulisme ou d’hypnose. Résultat de chutes, de blessures, de peurs, elle rétrograde sur un temps plus ou moins long, proportionnel à l’importance du choc perturbateur : un officier tombé de cheval perd les souvenirs des trois dernières journées et ne les recouvre que graduellement. Un trouble profond peut même supprimer la remémoration des souvenirs récents : pendant plus de quatre ans une dame ne garde pas trace, dans son esprit, des plus graves événements qui surviennent en sa présence ou l’affectent personnellement. Nombreuses aussi les maladies de la personnalité, parfois bénignes, mais qui d’ordinaire aboutissent à la désagrégation de l’esprit. Unité, identité, pouvoir d’initiative ne sont pas des propriétés primitives de la vie mentale ; ce sont des résultats acquis et toujours fragiles, que la maladie a vite fait de détruire. Alors que certains ignorent, même dans un âge avancé, la vieillesse psychologique, les débiles mentaux gardent toujours une personnalité infantile ; le grand nombre s’arrête au stade du moi égoïste et menteur. Dans les démences séniles ou la dégradation de la personnalité, on constate un retour des formes supérieures aux formes inférieures. La médiumnité, si prisée des amateurs de sciences occultes, consiste dans une altération de l’activité psychologique, faible dans le cas des tables tournantes, déjà forte s’il s’agit d’écriture automatique, très anormale et dangereuse quand elle va jusqu’à l’altération ou au dédoublement de la personnalité. Chez l’homme ordinaire, le contrôle rationnel intervient dès qu’une action implique des conséquences sérieuses ; chez le médium, comme chez le somnambule, l’activité inconsciente, ou du moins subconsciente, prend un développement exceptionnel. Certaines personnes sont sincères en affirmant qu’elles n’ont pas remué la table, qu’elles n’ont rien écrit ; pourtant c’est leur main qui a fait mouvoir la table, qui a tracé les lettres, mais inconsciemment en dehors de toute intervention volontaire et réfléchie. Les messages reçus ne viennent pas d’une mystérieuse entité, ils ne doivent rien aux morts, même en l’absence de supercherie ; ils dérivent de l’activité subconsciente d’individus vivants. Et, dans ses manifestations les plus extraordinaires, je m’en suis convaincu par une enquête approfondie, la fameuse lucidité médiumnimique requiert seulement des forces humaines, absolument dépourvues de tout caractère surnaturel. Sans parler des jongleries, monnaie courante dans le monde du spiritisme, de l’occultisme et de la théosophie. Pas plus qu’au christianisme je n’ai trouvé de base sérieuse à ces religions, dont les adeptes sont parfois sympathiques.

Parmi les altérations graves de l’activité mentale, citons : l’asthénie, trouble des sensations musculaires et viscérales ; la dépersonnalisation qui fait dire au patient : « j’ai perdu mon individualité, ce n’est plus moi qui parle, ce n’est plus moi qui marche, je suis mort » ; les transformations de la personnalité : une femme se croit changée en lionne, un jeune homme se figure être général, roi, dieu. Dans l’égotisme le malade étale inlassablement sa personnalité, ne parle que de lui, du rôle qu’il prétend jouer : le résultat est identique qu’il s’agisse de la folie des grandeurs ou des délires d’humilité. Le trouble psychique peut aller jusqu’à une division de la personnalité. Mary Reynolds a son existence partagée en deux états distincts sans communication entre eux : dans l’état un, elle est triste et lente, dans l’état deux vive et joyeuse ; dans le premier état elle ignore tout du second, dans le second tout du premier. Une personne ou un objet doit lui être présenté dans les deux états successifs pour qu’elle en garde une notion continue. Chez Félida, observée par le docteur Azam, de Bordeaux, la division entre les deux personnalités successives est moins profonde : dans les états premiers elle se rappelle toute sa vie antérieure. Au lieu d’être successives, les personnalités peuvent être simultanées, se manifester en même temps : les prétendues possessions démoniaques rentrent dans cette catégorie. Ce sont des soins médicaux, non de l’eau bénite, qu’il faut pour ces malades.

L’hallucination, perception sans objet, qu’il ne faut confondre ni avec l’erreur ni avec l’illusion des sens, est l’indice d’un état pathologique permanent ou passager. Chez les hommes sains d’ordinaire, les hallucinations de la vue sont les plus fréquentes ; chez les déséquilibrés celles de l’ouïe occupent le premier plan, dans bien des cas. Quand elles se multiplient et que le malade devient incapable de distinguer entre eux : perceptions, souvenirs, conceptions imaginaires, il y a folie. Désordre partiel ou total des facultés, la folie présente des formes extrêmement nombreuses qui peuvent être classées de bien des manières. Il paraît impossible d’établir une ligne de démarcation nette entre l’esprit lucide et celui qui ne l’est pas, lorsque les troubles mentaux sont légers. Beaucoup de familles en profitent pour faire interner, avec la complicité d’un médecin, des hommes excentriques mais dont le cerveau reste parfaitement sain.

A l’heure des dissolutions finales, quand la mort arrive, la lucidité mentale disparaît chez beaucoup ; la raison perd tout contrôle, habitudes et croyances enfantines reviennent à la surface. L’Église en profite, aidée par les parents, les femmes, ou une autre personne aimée du moribond, pour arracher des rétractations dont elle devrait rougir, puisqu’elles émanent d’un cerveau en décomposition. Et, sur le cadavre de son ennemi terrassé, elle multiplie signes de croix et bénédictions. Comment imaginer spectacle plus écœurant, lorsqu’on réfléchit ! — L. Barbedette.

LUCIDITÉ (pathologie). C’est en psychiatrie que le problème de la lucidité trouve sa place.

Il est sous la plume du neuropsychiatre à tout instant, car la pathologie a délimité des états où l’aliénation mentale n’est pas incompatible avec la lucidité. La contradiction n’est qu’apparente si l’on conçoit que l’unité de l’âme n’est qu’une billevesée de scolastique et qu’il en est des multiples fonctions de la personnalité, ce qu’il en est d’autres fonctions complexes.

Le cerveau est pour l’observateur moniste sur le même plan que le foie ou les reins. On peut donc concevoir l’automatisme de certains centres nerveux tels que d’autres centres, préposés au contrôle, y assistent, de façon lucide, mais impuissants.

Tous les aliénistes connaissent des fous lucides qui apparaissent comme psychiquement dédoublés. Prenons pour exemple le kleptomane qu’il ne faut pas confondre avec le voleur. Cet obsédé qu’un appétit formidable entraîne vers la possession urgente et immédiate d’un objet qui n’est pas son bien propre, a la parfaite notion qu’il n’a point le droit de prendre, que son appétit est parfaitement déplacé, qu’en prenant, il va risquer sa réputation, et encourir des sanctions légales. Il le sait, il le déplore, il veut et ne veut pas simultanément. La lutte qui s’engage en lui témoigne de sa lucidité. Il cherche à apaiser une impulsion qu’il sait immotivée, car l’appétit qui l’étreint ne rime à aucun besoin réel.

Et pourtant il sent qu’il va succomber. Il succombe et aussitôt, malgré le regret qui le hante, il éprouve une satisfaction organique qui n’a aucun rapport logique avec la possession d’un objet sans intérêt.

Au lieu du kleptomane prenons le dipsomane qu’il ne faut pas confondre avec le buveur. Ce dipsomane est pris d’une soif morbide qui le pousse à absorber des boissons qu’il sait dangereuses et dont au fond il ne veut point. Il jouit d’une parfaite lucidité, se gourmande, supplie même qu’on lui lie les mains. Et pourtant il succombe et il succombera de nouveau tant que durera l’accès.

En pathologie mentale, lucidité ne marche pas de pair forcément avec conscience. On peut être conscient d’un état sans porter sur cet état un jugement conforme à la vérité. Voici un aliéné qui s’expose avec tout le comportement d’un potentat ou d’un grand de la terre. Il a une conscience tellement nette de son cas qu’il en discute avec une puissance curieuse de raisonnement. Il accumulera toutes les raisons, bonnes et surtout mauvaises, de vous convaincre qu’il est milliardaire quand il n’a pas un sou ; il étalera sa puissance à l’aide de mille signes extérieurs. Il est conscient mais il n’est pas lucide, car il se trompe et vous seul le savez.

Sur le terrain de la psychologie normale les deux vocables conscience et lucidité sont du reste en parfaite concurrence. Car personne n’est en possession de la vérité qui est toujours relative, et le signe de la certitude est toujours introuvable.

Il y a chance seulement d’effleurer un peu plus de vérité, si l’on se soumet à la discipline très dure qui consiste à objectiver ses jugements. Le malheur est que la plupart des hommes qui tout naturellement naissent subjectifs, restent fidèles à la méthode subjective et s’en rapportent à eux comme étalons de vérité. C’est burlesque et cette façon de raisonner entraine chaque jour les plus étranges conflits.

Pour être lucide, ou tout au moins, pour être sur la voie d’un peu plus de lucidité, il faut rechercher une commune mesure si conventionnelle qu’elle puisse être un type étalon, auquel on rapporte ses jugements Où sont les critères, où est la collection de critères qui permettront à l’homme de se rapprocher de l’absolu ? Il y a encore du travail pour les psychologues. — Dr  Legrain.


LUMIÈRE n. f. (du latin lumen, rad. lux, même sens, ou bas latin luminaria). Agent qui produit chez les animaux pourvus d’yeux, la sensation de la vision ; cause de la visibilité et de la coloration des corps. Eclat particulier des corps incandescents qui permet de distinguer les objets placés dans leur rayonnement ; la lumière des astres, de l’électricité, etc. Flambeau, jour (expression métaphorique qui prend ici la cause pour l’effet). Désigne aussi, poétiquement, la vie « Pourquoi, a écrie Châteaubriand, la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur ? »

Au figuré, il caractérise l’éclat physique ou moral, et surtout : intelligence, clarté, savoir, connaissance, et, en général, tout ce qui éclaire ou dirige l’esprit. « On distingue les lumières naturelles et les lumières acquises ». Il n’y a que deux choses dit Bastiat, qui puissent sauver la société : « la justice et la lumière ». L’ignorance est le milieu familier de la servitude. Éclairer les esprits, c’est surtout en préparer la conscience, en rythmer intelligemment les élans… Aux ténèbres de la foi, qui paralysent l’essor de l’homme, le maintiennent dans la peur et l’obéissance doivent succéder les lumières de la raison, qui l’émancipent et agrandissent son domaine.

On dira, pour marquer que sa personnalité a brillé sur son temps par quelque qualité rare, par son éloquence, par ses connaissances ou son génie, qu’un écrivain, un savant fut une lumière du siècle, un avocat, une lumière du barreau, etc. Pour caractériser leur aisance, leur beauté, leur compréhension spontanée, on qualifie de lumineux tel esprit, idée, pensée ou discours…

LUMIÈRE n. f. (bas latin luminaria). Newton admit que les corps lumineux émettaient des particules matérielles, animées d’une grande vitesse, dont le choc sur la rétine produisait l’impression visuelle ; et il tenta d’expliquer tous les phénomènes optiques par le mouvement de ces particules, que l’on supposait pointues par un bout, arrondies à l’autre et douées d’un mouvement de rotation sur elles-mêmes. Quand elles rencontraient un obstacle par leur partie arrondie, il y avait retour en arrière ou réflexion ; si la rencontre avait lieu par la pointe, il y avait pénétration et réfraction ; ce dernier phénomène s’expliquait par une différence de vitesse dans les divers milieux. Les expériences de Foucault démentirent la théorie de l’émission ; Young mit en relief les analogies qui existaient entre le son et la lumière, analogies confirmées ensuite par les travaux de Fresnel. Aussi croit-on présentement que la lumière résulte du mouvement vibratoire d’un milieu infiniment élastique et répandu partout, l’éther : c’est la théorie des ondulations. Un écueil a surgi depuis qu’Einstein a développé sa doctrine de la relativité. Selon ce dernier, et contrairement aux conclusions des adeptes, à la fois, de Newton et de Fresnel, la lumière ne se propage pas en ligne droite. Sur ce point trois faits expérimentaux confirmeraient la doctrine du grand théoricien : le déplacement du périhélie de Mercure, la déviation de la lumière des étoiles par le Soleil et le déplacement des raies solaires vers le rouge. L’anomalie constatée dans le mouvement de Mercure s’explique, dans la thèse classique, en donnant au Soleil une forme très peu différente d’une sphère ; dans la thèse d’Einstein le déplacement de 43 » par siècle, dans le sens voulu, est normal et n’exige aucune explication complémentaire. Selon Einstein, il y aurait déviation du rayon lumineux qui passe au voisinage d’un corps de grande masse ; déviation qui l’incurverait, tel la trajectoire d’un projectile lancé au voisinage de la terre. Une expérience tentée lors d’une éclipse totale du Soleil aurait donné des résultats presque d’accord avec la théorie einsteinienne. Enfin les mesures effectuées auraient vérifié dans l’ensemble le déplacement des raies spectrales solaires vers le rouge, par rapport aux raies produites sur la terre, comme le veut la même théorie.

D’autre part l’éther, agent de transmission des ondes lumineuses, subit-il un entraînement comme il arrive dans le milieu propagateur des ondes sonores ? D’après Fizeau l’éther éprouverait un entraînement total ; d’après Fresnel un entraînement partiel seulement. Et, contrairement à Newton qui supposait implicitement des actions instantanées, ce dernier physicien tenait compte de la durée de transmission des ondulations qui se propagent de proche en proche dans un milieu adéquat ; il appliquait les idées de Newton à la théorie de Huygens. Lorsqu’il s’agit de déplacement, il faut introduire une nouvelle variable : le temps. Or les calculs tout théoriques de la doctrine relativiste concorderaient aussi avec les résultats expérimentaux ; de plus l’interprétation relativiste présenterait l’avantage d’être purement cinématique et de n’exiger aucune hypothèse sur la constitution de l’éther. Appliquée à l’étude de l’influence du déplacement de la terre par rapport à l’éther supposé immobile, la doctrine einsteinienne a fait l’objet d’une confrontation expérimentale basée sur les phénomènes interférentiels, à l’aide du dispositif de Michelson et Morley. Les résultats furent négatifs. Est-ce parce qu’il s’agit de grandeurs de l’ordre du cent millionième, non mesurables expérimentalement, ou parce que la source lumineuse, le dispositif optique et l’observateur sont entraînés dans le mouvement de la terre ? Les partisans d’Einstein le prétendent, mais ses adversaires ne le croient pas.

A côté de la lumière visible des sept couleurs de l’arc-en-ciel qui par leur superposition donnent la lumière blanche et dont chacune répond à une longueur d’onde différente, il existe des radiations obscures qui n’impressionnent pas du tout la rétine. Les plus connues sont les rayons infrarouges, c’est-à-dire en deçà du rouge dans le spectre solaire, et les l’avons ultraviolets c’est-à-dire au-delà du violet. Les premiers ont une grande action calorique, mais une action chimique négligeable ; les seconds, au contraire, provoquent de multiples actions chimiques mais ne déterminent pas d’élévation thermométrique sensible. Maxwell, dont les vues théoriques, furent confirmées par les expériences d’Hertz, a fait rentrer la lumière dans la série des ondes électromagnétiques. On sait que les ondes lumineuses vont d’une fréquence de 400 billions par seconde et d’une longueur d’onde de 0,75 micron, dans le rouge, à une fréquence de 800 billions et à une longueur d’onde de 0,35 micron, dans le violet. Elles constituent la partie perceptible par l’œil de la gomme électromagnétique, qui se continue, d’un côté, par l’infrarouge et les ondes hertziennes, pouvant atteindre des kilomètres d’amplitude, et, d’un autre côté, par l’ultra-violet, suivi d’ondes de plus en plus courtes mais de plus en plus rapides, puisque ces deux éléments sont toujours inversement proportionnels. Les ondes des rayons X et Y sont les plus courtes que nous connaissions à l’heure actuelle. Toutes les ondes électromagnétiques comportent d’ailleurs un spectre, se réfractent et se dispersent ; comme la lumière, elles résultent de sources vibrantes, les électrons, dont les effets sont comparables à ceux du diapason dans le monde sonore. Par l’étude des séries de lignes qui suivent au-delà de l’ultraviolet on arrive à connaître la structure de l’atome ; optique, électromagnétisme, étude des rayons cathodiques et de la radioactivité aboutissent, pris séparément, aux formules mathématiques de la thèse ondulatoire.

Descartes croyait à la propagation instantanée de la lumière ; mais Rœmer en 1676 reconnut l’erreur à la suite d’observations sur les satellites de Jupiter. Fizeau avec la méthode de la roue dentée. Foucault avec celle du miroir tournant ont permis de préciser la vitesse de cette propagation ; elle est de 300.000 kilomètres par seconde environ, Ce problème a conduit Einstein à transformer les anciennes conceptions de l’espace et du temps. Vitesse limite, celle de la lumière ne pourrait être dépassée, ni même atteinte par aucun corps matériel. D’après la relativité, la durée du battement d’une horloge, animée d’une vitesse égale à celle de la lumière, serait infinie parce qu’elle serait proportionnelle à cette vitesse. En fait, on constate que les particules émises par les corps radioactifs n’atteignent jamais la vitesse de la lumière bien qu’elles en approchent beaucoup. En astronomie, les distances sont si énormes qu’on les calcule souvent en années-lumière : l’année-lumière représentant la distance franchie par la lumière au cours d’une année. Ainsi, Centaure, l’une des étoiles les plus proches, est à 4, 3 années-lumière ; la plupart ont une distance au moins égale à 100 années-lumière ; il en est dont les années-lumière se comptent par centaines ou par milliers.

On a beaucoup étudié ces derniers temps, l’action chimique des radiations ultraviolettes et suivantes. Action variable avec les longueurs d’onde ; c’est ainsi que l’ozone, généré de l’oxygène sous telle longueur d’onde, sera détruit sous telle autre. Certaines radiations sont destructives de la matière vivante ; elles tuent promptement champignons, microbes et spores, d’où l’action bienfaisante de la lumière solaire. Les rayons ultraviolets peuvent déterminer des conjonctivites très douloureuses et les rayons X ont causé trop de victimes pour qu’il soit nécessaire d’insister. Phénomènes de fluorescence, de résonance optique et d’ionisation dans certains gaz, sont actuellement l’objet de nombreuses recherches. Grumbach a découvert récemment que ces radiations modifiaient la tension superficielle des liquides fluorescents. A Luxeuil, grâce à M. Royet, qui poursuit des expériences approfondies sur ce sujet, j’ai pu apprécier la valeur de ce nouveau domaine ouvert aux physiciens. Ce dernier a montré que les liquides les plus sensibles présentent une fluorescence marquée et que la tension superficielle était d’autant plus modifiée que la longueur d’onde des radiations employées était plus courte, ouvrant ainsi la voie à des recherches nouvelles sur les rayons X. L’optique n’est certes pas la partie la moins avancée de la physique ; mais beaucoup reste à faire, car la science ne prétend pas nous donner, du premier coup, des vérités définitives ; plus modeste que le dogme, parce que moins imaginaire, elle est heureuse dès qu’une découverte lui permet d’abandonner de vieilles erreurs et d’avancer d’un pas dans la connaissance de l’univers. — L. B.


LUNE n. f. (latin luna). La lune qui réfléchit la 618.000e partie de la lumière solaire n’est qu’à 384.436 kilomètres, distance franchie par le rayon lumineux en une seconde un quart. Elle marche à raison de 1 kil. 17 mètres par seconde sur son orbite longue de 2.400.000 kilomètres et tourne autour de la terre en 27 jours 7 heures 43’11 » en lui montrant toujours la même face, la force centripète tendant à l’emporter sur la centrifuge à la petite distance qui nous sépare d’elle. Mais comme, pendant l’accomplissement de sa révolution sidérale, la terre a continué son mouvement de translation autour du soleil, la lunaison, intervalle entre deux nouvelles lunes, se trouve être de 29 jours 12 heures 44’3 ».

Le volume de la lune est 49 fois plus petit et son poids 81 fois plus léger et se calcule par la part qui lui revient dans l’action qu’elle exerce avec le soleil sur les marées qui lèvent l’eau de l’Océan deux fois par jour. Le diamètre de la lune vaut moins que le quart de celui de la terre et sa surface qui est à peine la 14e partie de celle de la terre est de 38 millions de kilomètres carrés. Mais comme l’astre qui éclaire nos nuits nous montre constamment le même côté, nous ne connaissons que 21.833.000 kilomètres carrés de sa superficie totale.

Les phases de la lune sont déterminées par sa position relativement au soleil. Lorsqu’elle passe entre lui et nous, nous ne la voyons pas, parce que son hémisphère non éclairé est tourné vers la terre : c’est la nouvelle lune. Lorsqu’elle forme un angle droit avec le soleil, nous voyons la moitié de son hémisphère éclairé ; c’est le premier ou le dernier quartier et lorsqu’elle est à l’opposé du soleil, c’est la pleine lune et nous voyons toute sa surface éclairée.

La superficie de l’hémisphère de notre satellite que nous voyons au moment d’une pleine lune est constituée aux trois-quarts par des montagnes et pour l’autre quart par des plaines, anciennes mers desséchées.

Parmi les montagnes les plus rayonnantes nous citons Tycho, Copernic, Kepler, Aristarque et parmi les sommets les plus élevés ce sont les monts Leibniz et Dœrfel qui atteignent 7.600 mètres. Pour établir ici une comparaison entre ces altitudes et celles des plus hautes montagnes de la terre, ces dernières doivent être mesurées, non du niveau de la mer, mais des plus grands creux de l’Océan ce qui, au lieu de 8.800 mètres donnerait environ 18.000 pour les plus hautes cimes de l’Himalaya.

A toutes ces curiosités la topographie lunaire s’ajoute un phénomène bien extraordinaire dans ces régions polaires, où les sommets des montagnes restent perpétuellement éclairés par le soleil. Ce caractère physique, surprenant, s’explique par ce fait que, par suite de la position de la lune dans l’espace, le soleil ne descend jamais que de 10, 5° au-dessous de l’horizon de l’un ou l’autre pôle lunaire et qu’en raison de la petitesse de la lune une élévation de 600 mètres suffit pour voir au-dessousde l’horizon vrai. Or, il y a, juste à la place du pôle boréal et austral, des montagnes de 2.800 à 4.000 mètres.

Citons encore avant de quitter notre satellite ses éclipses qui se produisent au même moment physique, c’est-à-dire, par exemple, à minuit à Paris et à 7 heures du soir, à New-York, quand il entre, en partie (éclipse partielle) ou complètement (éclipse totale) dans le cône d’ombre de la terre. Ce cône d’ombre se termine en pointe à une distance de 108 fois et demie la longueur du diamètre de la terre.

A la distance moyenne de la lune, l’ombre de la terre est encore 2, 2 fois plus large que la lune, ce qui fait que la plus longue durée d’une éclipse totale de la lune peut être de 2 heures. L’éclipse de lune a toujours lieu au moment de la pleine lune et est visible au même instant dans tous les pays, où la lune se trouve au-dessus de l’horizon. Mais, grâce à la réfraction des rayons solaires, la lune ne disparaît presque jamais complètement dans les éclipses totales. Elle n’est absolument devenue invisible que pendant les éclipses de 1642, 1761, 1816 et celle du 12 avril 1903.

Mais ce qui différencie le plus la lune de notre terre et des planètes de notre système solaire, c’est son absence totale d’air qui ressort de la constatation qu’il n’y a pas de crépuscule sur la lune et qu’on trouve une égalité parfaite entre le calcul et l’observation lorsqu’une étoile disparaît derrière le disque.

Ce manque d’atmosphère entraîne l’absence du son, du crépuscule et des aurores et seule la lumière zodiacale annonce sur ce monde lugubre l’arrivée du soleil, qui met une heure au lieu de deux minutes un quart comme chez nous, à se lever.

La lumière cendrée que nous voyons n’émane pas de la lune, elle n’est que de la lumière terrestre, c’est-à-dire le reflet d’un reflet qui va frapper la lune. C’est grâce à elle, qui reflète parfois les contours du continent australien, que Castelli, l’ami de Galilée, a pu deviner en 1637, l’existence de l’Australie longtemps avant sa découverte.

Vue de la lune, où le manque d’atmosphère permet aux étoiles de continuer à briller le jour comme la nuit dans un ciel noir et profond au milieu de l’éternel silence, notre terre présente un premier croissant pendant le jour, un premier quartier au couchant du soleil, la pleine terre au milieu de la nuit, son dernier quartier au lever du soleil et son dernier croissant le matin. Lorsque nous avons nouvelle lune il fait pleine terre sur la lune et les parages de notre satellite sont alors éclairés d’une intensité égale à 14 fois notre pleine lune…

… Darwin a dit quelque part qu’il y a 54 millions d’années que la lune était née des entrailles alors ignées de la terre, d’où il s’ensuivrait que notre planète aurait environ 200 millions d’années et le soleil 22 milliards. Nos connaissances actuelles nous permettent d’affirmer que ces chiffres sont bien au-dessous de la vérité et que quelques milliards d’années ont dû s’écouler depuis que le soleil a accouché de ce qui est devenu notre incohérente planète sublunaire.

Quoiqu’il en soit, il est certain qu’actuellement la lune est inhabitée dans le sens que nous donnons à ce mot, parce que l’analyse spectrale atteste que l’eau et l’air font absolument défaut sur notre satellite. Si maintenant nous envisageons ce qui se passe sur la planète Mars, notre sosie dans l’espace, mais où la vie organique paraît à son déclin, nous tirons de l’unité constitutive de l’univers, la conclusion, ou plus modestement l’hypothèse présente, que toutes les planètes qui peuplent l’infini des mondes solaires sont, ont été ou seront habitées, mais que la vie simultanée sur les planètes d’un même système solaire doit être assez rare.

La lune plus jeune, plus petite et plus vite refroidie que notre terre, est aujourd’hui un cadavre. Elle était animée et à son apogée quand notre terre était un petit soleil, mais maintenant, privée de feu, d’eau et d’atmosphère, elle est le pays au sol ravagé de crevasses, rides de vieillesse, de désagrégation et de silence sans fin et où des nuits glaciales, longues de plus de 300 heures terrestres, alternent avec des jours brûlants, au-dessus duquel les étoiles brillent nuit et jour, sans scintiller, dans un ciel sombre de velours noir.

La lune est aujourd’hui ce que notre terre apparaît devoir être elle-même dans un lointain futur… avant de se dissoudre pour retourner à l’éther et renaître sans doute quelque jour, comme le phénix de la légende égyptienne, à une vie analogue, renouvelée et rajeunie… — Frédéric Stackelberg.


LUTTE n. f. (du latin lucta, dérivé de luere, pris dans le sens de solvere, laxare, parce que, dans la lutte, il est question de relâcher les liens dont les membres de l’antagoniste enveloppent le lutteur). Combat corps à corps et sans armes, de deux hommes qui cherchent à se renverser. C’était un des principaux exercices des anciens et leur spectacle favori. Ils connaissaient trois sortes de luttes : la lutte perpendiculaire (érecta), la lutte horizontale et l’acrochisme. Dans la première, la plus pratiquée, on se proposait de renverser l’adversaire et de le terrasser. « Pour arriver à ce résultat, la ruse et la force étaient également employées par les athlètes, qui s’empoignaient réciproquement les bras, se tiraient en avant, se poussaient et se renversaient en arrière, s’enlaçaient les membres, se prenaient au col, se serraient la gorge jusqu’à s’ôter la respiration, se pliaient obliquement sur les côtés, se soulevaient en l’air, se heurtaient le front comme des béliers. Le croc-en-jambe était admis. Enfin l’un d’eux se laissait renverser ; alors commençait la lutte horizontale (volutatis lucta : la roulée sur le sable). Dans cette seconde phase de lutte, les deux adversaires combattaient courbés sur la terre, roulant l’un sur l’autre et s’entrelaçant de mille façons, jusqu’à ce que l’un des deux prît le dessus et forçât l’autre à crier merci. Dans l’acrochisme, les athlètes ne se prenaient que par l’extrémité de la main et par les poignets, se les tordaient et tâchaient de se renverser ainsi. »

Avant la lutte, les athlètes se faisaient frotter le corps d’huile, ce qui contribuait à donner de la souplesse aux membres. Mais comme ces onctions, en rendant la peau trop glissante, leur ôtaient la facilité de se prendre au corps avec succès, ils remédiaient à cet inconvénient, tantôt en se roulant sur la poussière du palestre, tantôt en se couvrant réciproquement d’un sable très fin, réservé pour cet usage dans les xystes, ou portiques des gymnases. Les combats de la lutte remontent à la plus haute antiquité ». Chez les Grecs, les vainqueurs étaient chantés par les poètes et représentés par les sculpteurs. (A Rome, la lutte fut beaucoup moins pratiquée et ne figure dans les jeux que par exception). Homère a célébré, dans l’Iliade, la lutte d’Ajax et d’Achille ; Ovide celle d’Hercule et d’Achéloüs dans ses métamorphoses ; Lucain, celle d’Hercule et d’Antée ; Itare, celle de Tydée et d’Agilée… Les Lutteurs, groupe statuaire que l’on voit à Florence, au palais des Offices, attribués Céphissodote, sont parmi les plus belles des sculptures antiques qui exaltent la lutte et sa plastique…

Parmi les jeux qui font appel à la force physique, la lutte, confrontant des athlètes aux puissantes musculatures, conserve quelques indéniables beautés d’attitude et de rythme. Mais elle a vu, depuis quelques décades surtout, sa vogue décroître rapidement. Pratiquée encore un peu partout, mais sans conviction, elle est regardée comme un sport trop « mou », mièvrement courtois et désespérément inoffensif, par les spectateurs modernes, revenus au goût des émotions violentes et au « sport » de domination. Le public a cessé de se passionner pour un Constant le Boucher ou un Laurent le Beaucairois. Il ne trépide plus qu’aux carnages du ring, lorsque des brutes échangent ces coups d’assommoir qui tuméfient les chairs et font, en quelques rounds « palpitants » s’écrouler les corps comme des masses anéanties. Les Carpentier, les Dempsey, les Tunney, encensés d’ailleurs par les trompettes « littéraires » de la démagogie journalistique sont — selon la réussite du droit ou de l’uppercut — ses idoles du jour. Et la boxe, autrement bestial, est parée pour lui du nom d’ « art » !…

Le jiu-jitsu est un système particulier de lutte importé du Japon, qui permet le triomphe de l’adresse et de l’agilité sur la force brutale. Le lutteur s’emploie à atteindre, avec plus ou moins de violence, certaines parties du corps plus particulièrement sensibles, dans le but de mettre l’adversaire hors de combat : coups du tranchant de la main à la tête, au cou, à l’avant-bras ; coups de coude à la figure, à l’estomac ; coups de genou au bas-ventre ; pressions douloureuses de la carotide ; torsion des jambes, des avant-bras, des poignets, des doigts, etc.

Par extension : Rixe dans laquelle on se prend corps à corps.

Figuré : Combat, guerre, dispute, controverse, conflit : sa vie entière fut une lutte et il fut infatigable. La douleur me tuerait ; il y a trop de lutte en moi contre elle (Mme  de Staël). La doctrine de Luther occasionna une lutte violente entre les théologiens (Besch). La lutte du bon et du mauvais principe : Ormusd et Ahriman, dans le Zend-Avesta de Zoroastre…

Faire quelque chose de bonne lutte : la faire honnêtement, franchement. Emporter quelque chose de haute lutte : Venir à bout de quelque chose par force, par autorité. La lutte amoureuse : ébats et plaisirs de l’amour.

Lutte de classes : v. classe.

Lutte universelle : Titre d’un ouvrage très intéressant, de Félix le Dantec, qui porte en exergue : « Être c’est lutter, vivre c’est vaincre », et qui établit d’une manière remarquable que la vie universelle n’est qu’une façon de traduire la lutte universelle, et vice-versa.

« C’est, en effet, dans des phénomènes qui peuvent être ramenés à des luttes, à des « corps à corps » que se rencontrent toutes les particularités auxquelles on s’est adressé pour déclarer que les corps bruts sont vivants ; pour raconter ces « corps à corps », il faut naturellement douer de personnalité tous les objets qui nous entourent. Ce n’est là, sans doute, qu’un artifice de langage, mais qu’est-ce qu’un système philosophique sinon une manière de s’exprimer ?

« L’idée de lutte est tirée de l’observation des hommes, ou, tout au moins, des animaux ; quand deux hommes ou deux animaux luttent ensemble, c’est pour conquérir un certain avantage ; la notion de lutte est inséparable de la notion d’avantage, de bénéfice, notion qui ne saurait elle-même se passer de l’idée d’individu, de personne. Si donc l’on veut étendre à tous les corps de la nature une manière de parler primitivement réservée aux animaux, il faut douer de personnalité, d’individualité, les corps bruts aussi bien que les corps vivants. »

« L’idée de lutte résultant de l’observation des animaux, c’est chez les êtres vivants que nous devons essayer d’abord d’en préciser la signification. Il faudra d’ailleurs dès le début, faire intervenir des corps bruts dans la question, car le phénomène immédiat de la lutte se passe entre l’individu et son ambiance, bien plus souvent qu’entre l’individu et un autre individu. On peut même définir la vie : « l’envahissement du milieu par l’être vivant » ou tout au moins « la résistance de l’être vivant aux actions destructives du milieu ». C’est là une lutte au sens rigoureux du mot. »

« Surtout dans les espèces dépourvues de squelette, la vie apparaît nettement comme une lutte de tous les instants entre l’hérédité gardienne des formes ou des propriétés individuelles et les actions extérieures destructives. La conservation de la vie établit le triomphe de l’hérédité, mais ce triomphe n’est jamais complet ; l’être vivant évolue. La vie est un compromis entre la tradition conservatrice et les influences révolutionnaires ; c’est ce compromis que l’on désigne d’un mot : « l’habitude » ; vivre c’est s’habituer.

« Si l’on passe de la vie individuelle à la vie spécifique, l’évolution, la transformation de l’espèce, empêchent également de considérer comme complet le triomphe des corps vivants sur les corps bruts ; l’hérédité rigide est corrigée par la transmission des caractères acquis. Il y a toujours lutte, il y a toujours victoire, tant que la lignée n’est pas interrompue, mais cette victoire ne s’obtient qu’au prix de concessions inévitables.

« Ainsi, l’étude des êtres vivants, si elle fait naître immédiatement en nous l’idée de lutte, nous montre aussi que cette lutte n’entraîne jamais un triomphe absolu. L’évolution enlève fatalement à l’hérédité ce que celle-ci a de trop précis ; l’hérédité n’est qu’une loi approchée. »

Alors que les autres animaux, hormis des circonstances exceptionnelles, pratiquent le respect de l’espèce, la lutte, au sein de l’humanité, jette les uns contre les autres individus et peuples, parfois pour le besoin, le plus souvent par convoitise avide et passion de lucre. Au lieu de diriger hors de l’espèce, pour garantir leur existence, des efforts conjugués et intelligents, les hommes s’entredéchirent, se ravissent entre eux jusqu’aux biens vitaux, accumulent et thésaurisent sans but, poussent l’illogisme imbécile et criminel jusqu’à laisser périr de famine des provinces entières, alors que les denrées salutaires pourrissent, amoncelées, dans les docks des accapareurs.

A la « lutte pour la vie » (pour la non-disparition), naturelle et normale, qui met aux prises les espèces, est venue s’ajouter, chez les humains, (la déformant et l’exacerbant, en décuplant la violence, sournoise ou brutale) la lutte pour le privilège et la prépondérance, pour la mainmise sur les richesses et le pouvoir sur les hommes. Dans cette lutte, les anarchistes ont leur place marquée sous le signe d’une logique équité. Ils sont avec le faible contre le fort, avec le pauvre contre le riche : ils sont contre les institutions et les mœurs qui consacrent un antagonisme absurde, douloureux et tenace. Ils s’efforcent de développer dans la conscience des opprimés la notion d’un droit primordial identique et de hausser leur volonté à une attitude en accord avec ces convictions intimes. A la lutte interhumaine, ils tendent à substituer une entraide avisée, une lutte commune pour le développement et le bonheur des hommes.

Dans l’Initiation individualiste anarchiste, E. Armand, considère ainsi le problème :

« La réaction au sein du milieu ou la rupture d’équilibre en un milieu donné constitue très probablement la forme élémentaire de la vie, dans tous les cas sa manifestation incontestable. Dans un milieu donné, répétons-nous, que nous supposons idéalement uniforme, apparaît un bouillonnement, une agitation, une fermentation. C’est un signe de réaction, le symptôme d’une forme de vie autre que celle du milieu : il y a rupture d’équilibre. Or, cette vie s’affirmera dans et par la lutte qui va désormais se livrer entre l’ambiance réfractaire, apathique, et cette activité nouvelle. Ne l’oublions pas, en effet, vivre c’est combattre, c’est batailler, c’est s’affirmer et là où la lutte cesse, la vie et le mouvement cessent aussi. »

Et enfin, voici pour conclure, du même ouvrage, une page qui vaut pour tous les anarchistes :

« Leur lutte, c’est celle d’une poignée d’hommes — car les individualistes anarchistes ne sont qu’un petit nombre — contre le reste des hommes.C’est à la lutte que s’expose quiconque fait profession d’idées individualistes, quiconque s’efforce un tant soit peu de les mettre en pratique.

« L’individualiste se tient autant à distance des discoureurs édulcorants et des orateurs miel-et-sucre que des agents provocateurs ; les uns et les autres font œuvre d’émasculation et de superficialité, quand ils n’émargent pas aux mêmes fonds secrets.

« L’individualiste, pour commencer, est combattu au sain de sa propre famille ; il n’est pas toujours compris de ses camarades ; il est mal vu de son patron, de ses voisins ; il jouit de la déconsidération générale. Il en prendra son parti, voilà tout.

« La prison le guette à tous les pas. Il est toujours plus ou moins sous la surveillance de la police. Les mouchards le font souvent jeter à la porte de l’emploi qu’il occupe. S’avise-t-il de faire un peu de propagande agressive : poursuites et années d’isolement.

« Et la rébellion contre les préjugés moraux ? A commencer par la jeune fille que, de son plein gré d’ailleurs, l’individualiste initiera aux premières caresses, acte naturel entre tous et qui l’exposera à de ridicules poursuites pour détournement de mineure. A continuer par la menace constante d’être jeté sur le pavé s’il affecte ou se contente de mener silencieusement une vie qui jure plus ou moins avec les idées reçues en matière de respectabilité, s’il se permet de porter des vêtements peu à la mode ou de fréquenter des gens qui déplaisent à sa concierge. A finir par être renié de tous, considéré comme l’opprobre du monde, comme le rebut de ce qui respire.

« Point de possibilité de conciliation entre l’individualiste et une forme quelconque de société reposant sur l’autorité, qu’elle émane d’un autocrate, d’une aristocratie, d’une démocratie, d’une dictature de classe. Point de terrain d’entente entre l’anarchiste et tout milieu réglementé par les décisions d’une majorité ou les vœux d’une élite.

« Contre lui se dresse la société tout entière. Lutte pour la liberté d’exposer son opinion, lutte pour la liberté de la vivre, lutte pour le pain, lutte pour le savoir ; une lutte, certes, qui ne se poursuivra pas sans joies profondes et au cours de laquelle il aura l’inappréciable satisfaction de voir tomber quelque pierre angulaire et peut être vaciller l’édifice social, mais lutte quand même.

On voudrait que l’individualiste conclue une trêve, qu’il concède quelques points, se montre moins intraitable, moins acharné, moins intransigeant dans son œuvre de critique, qu’il ait pitié de ceux qui détiennent en leurs mains la puissance administrative, ou intellectuelle, ou monétaire. On lui propose de jouer un rôle de dupe et, en échange de sa tranquillité relative, de se faire le complice de gens intéressés au maintien de la société actuelle.

« L’individualiste n’accepte pas. Sa vie sera une lutte, soit. Sa grande préoccupation désormais, c’est de la faire durer le plus long temps possible. » — A. Lapeyre.


LUXE (du latin : luxus). Le luxe est caractérisé par la surabondance et la somptuosité dans les biens. Il représente l’extrême opposé du dénuement, qui implique la privation totale. On emploie fréquemment le mot luxe comme synonyme de superflu, qui représente ce qui est au-delà du nécessaire. Cependant, entre les deux termes, existe une légère différence de signification, qui mérite d’être signalée : le superflu n’est pas forcément coûteux, le luxe n’est pas forcément inutile. Un bibelot encombrant, qui n’est même pas beau, et dont on ne se servira jamais dans un intérieur, parce qu’il déparerait la pièce est du superflu, même s’il fut acheté à bas prix. Mais un manteau de coupe impeccable et d’étoffe précieuse, pour être un article de luxe, n’en demeure pas moins fort utile lorsqu’il s’agit de se préserver du froid.

La limite entre ce que l’on désigne couramment par ces mots : « l’utile » et « le superflu » n’est pas très aisée à établir de manière satisfaisante pour tout le monde. Elle varie selon les individus, leurs habitudes, leur éducation. Ordinairement chacun décrète qu’est utile ce qui satisfait ses besoins, et superflu ce qui ne lui convient point, sans tenir compte de l’extrême variété des goûts chez ses contemporains. J’ai vu, une fois, un ouvrier morigéner sa fille parce qu’elle s’était permis de coudre après sa pauvre robe quelques menus ornements. Mais lui ne jugeait pas superflu de bourrer une pipe après les repas. Pour nous-mêmes il arrive que le point de vue change avec les années. Certaines satisfactions, dont nous ne faisons pas état, parce que nous n’avions guère eu l’occasion de les apprécier, deviennent par la suite, avec l’accoutumance, des éléments non négligeables de notre félicité, alors que d’autres, jugées plus grossières, perdent notre estime.

Le seul moyen de nous mettre d’accord serait de reconnaître cette vérité : est, sinon du superflu, du moins un luxe, tout ce qui n’est pas indispensable à la conservation de notre existence. Nos ancêtres les plus éloignés, qui logeaient dans des cavernes, buvaient l’eau des sources, se nourrissaient d’aliments crus, et ignoraient la vêture, ne possédaient certainement aucun luxe. Celui-ci a été une conséquence de la recherche du beau et de l’agréable. Il est né lorsque les femmes ont commencé à parer de fleurs et de coquilles leurs chevelure, lorsque les hommes ont pris souci d’agrémenter le gîte familial d’images gravées dans la pierre ; lorsque l’on a connu la douceur du vêtement, le réconfort du feu, la saveur de quelques apprêts culinaires.

Grâce au progrès scientifique et industriel, tout ceci s’est considérablement développé au cours des âges, et pas seulement pour le profit de quelques privilégiés, mais aussi pour l’ensemble de la population, quoique avec des inégalités choquantes, et de scandaleuses injustices dans la répartition. Non seulement pour la classe riche et la classe moyenne, mais encore pour quantité de travailleurs manuels et d’ouvrières aux ressources modestes les parures, les spectacles, l’esthétique du vêtement et un certain confort dans l’ameublement, représentent des avantages acquis dont ils ne pourraient plus aisément se passer, parce qu’ils contribuent, dans une notable proportion, à rendre la vie digne d’être vécue.

Le goût du luxe — tout au moins d’un luxe relatif et non malsain — est trop ancré dans les mœurs, et depuis trop longtemps, pour que l’on puisse songer à le faire disparaître. A part un très petit nombre d’ascètes naturistes — dont il n’y a d’ailleurs pas lieu de se moquer, et qui ne dédaignent pas totalement les bienfaits de la civilisation — personne n’éprouve le désir de revenir à la vie primitive. Rien n’est plus de nature à éloigner les foules modernes d’un idéal collectiviste ou communiste que cette sorte de monasticisme laïque dont ont fait preuve tant d’auteurs, influencés sans doute par les enseignements religieux ne leur enfance. Présenter, comme tableau du futur, l’existence d’une famille nombreuse de travailleurs dans ce qu’elle a de plus parcimonieux ; jeter l’anathème sur toute fantaisie, presque toute distraction n’ayant pas un but sociologique ; attendre des femmes qu’elles renoncent aux jolies toilettes et aux bijoux, et des hommes qu’ils jettent à terre leurs dernières cigarettes, c’est se condamner à prêcher indéfiniment l’absolu de sa doctrine devant l’absolue indifférence du grand nombre.

Le peuple n’aspire aucunement, en plein xxe siècle, à vivre dans des phalanstères prolétariens, à réminiscences de casernes ou de couvents, une existence terne de petit fonctionnaire à retraite assurée. Ce qui le séduit comme perspective, c’est l’aisance moyenne actuelle, dans un home convenable, en échange d’une tâche modérée ; et les superbes monuments, les vastes avenues, les grandioses réjouissances publiques, ne lui déplaisent point. Avec une organisation plus rationnelle que la nôtre, il pourrait, dans un proche avenir, bénéficier de tout ceci, et il n’y aurait pas à lui en faire grief. Le luxe n’est à proscrire que lorsqu’il comporte d’avilissantes débauches. Il n’est blâmable que lorsqu’il s’alimente de la misère des faibles. Il n’y a pas lieu de rééditer à son égard les hypocrites imprécations de l’Église, mais d’en généraliser, dans toute la mesure du possible, les agréments, en même temps que l’on en modifiera, dans un sens plus intellectuel et plus social, le caractère et l’inspiration. — Jean Marestan.


LYNCHAGE (du mot anglais Lynch). Ce que l’on nomme aux États-Unis « la loi de Lynch », d’où le terme français « lynchage », est une forme de justice sommaire et primitive, non reconnue par la législation officielle, mais qui est demeurée jusqu’à présent dans les mœurs populaires de la grande république américaine. La foule saisit le coupable — ou présumé tel — le juge, le condamne, et l’exécute séance tenante, ordinairement par pendaison, à moins qu’elle ne le fasse brûler vif, lorsqu’il s’agit d’hommes de couleur accusés de meurtre, ou de cet attentat particulièrement grave qu’est le viol d’une femme blanche. Voici quelques exemples de lynchage tels qu’ils ont été rapportés dans la presse :

Le 1er décembre 1927, une centaine d’automobiles, bondées d’hommes armés, s’arrêtent devant la prison de Whitesburg, dans le Kentucky, où se trouvait incarcéré le noir Léonard Woods, accusé d’avoir assassiné un blanc. Les portes de la prison sont enfoncées ; le noir, tiré de son cachot, est ligoté et traîné sur la place publique. Là, il est arrosé de pétrole et transformé en torche vivante, devant une foule énorme « qui couvrait de ses vivats les hurlements du supplicié ».

Le 30 juillet 1928, à Brookhaven, dans l’État de Mississipi, la foule se rue à l’intérieur de la prison, dans laquelle se trouvaient deux nègres, deux frères, qui avaient blessé à coups de revolver un créancier blanc. L’un d’eux est attaché par le cou derrière une automobile, et traîné jusque dans la banlieue, où il est pendu à un arbre, tandis que son frère était pendu à un ponceau des environs.

Le 2 janvier 1929, à Clarksdale, dans l’État de Mississipi également, un nègre nommé Shepherd, ayant enlevé une jeune fille blanche, sous menace de mort, après avoir tué d’une balle le père de cette jeune fille, qui tentait de la défendre, la foule s’empare du meurtrier, le lie à un poteau, au sommet d’un énorme bûcher, et s’exerce, tout d’abord, à tirer sur lui, en prenant grand soin de ne pas le tuer. Puis il est arrosé de pétrole, et le feu est mis au bûcher, mais de telle manière que la mort ne vînt qu’avec lenteur. Deux mille personnes assistaient à ce spectacle.

Les États-Unis se sont fait, de nos jours, une triste spécialité de ce genre d’exécutions, perpétrées avec des raffinements de révoltante cruauté, et la complicité, ou presque, des forces de police. Mais les scènes de violence, dans des conditions analogues, sont de tous les temps et de tous les pays. En France même où, à l’ordinaire, les mœurs sont relativement douces, il est des circonstances où la foule exaspérée lynche, ou tente de lyncher des coupables, alors même qu’ils sont déjà entre les mains de l’autorité judiciaire.

Le 16 novembre 1927, l’égorgeuse de Saint-Thégonnec, Marie-Jeanne Pouliguen, transférée à Brest sous escorte de gendarmerie, fut, dans toutes les gares, l’objet de manifestations hostiles, auxquelles ses gardiens eurent beaucoup de peine à la soustraire. À Landerneau, notamment, la foule essaya de s’emparer d’elle pour la lancer, vivante, dans le foyer de la locomotive !

Le 9 juin 1929, à Paris, un soldat déserteur nommé Imbard, étant entré, en plein jour, dans un café de la rue Cadet, pour obliger, sous la menace du revolver, le propriétaire de l’établissement à lui remettre le contenu de son tiroir-caisse, la foule mit en lamentable état ce malheureux, qui n’avait même pas osé faire usage de son arme, et elle l’aurait probablement tué sans l’arrivée des agents.

Ces faits ne sont malheureusement pas très rares, surtout dans les périodes de surexcitation publique et de fièvre. Au début de la guerre furent commis, un peu partout, à l’égard des étrangers et des suspects, des actes immondes, et cela de la part d’individus appartenant à toutes les classes de la société.

Ces quelques exemples suffisent à montrer que l’autorité, dans ce qu’elle présente d’injuste et de barbare, n’est pas seulement en fonction de l’existence du policier, du juge et du bourreau. Avec leur suppression peut coïncider la, mort d’une certaine forme d’autorité jusque là consacrée. Mais, si subsistent entre les hommes des motifs de compétition, elle persiste sous l’influence déterminante des événements, quoique dans des conditions qui peuvent être différentes de celles du passé. Pour ne point se présenter avec l’appareil classique de Thémis, la tyrannie n’en conserve pas moins force et vigueur là où se substitue à un pouvoir judiciaire défaillant le régime de l’arbitraire individuel et de la violence anonyme.

Aux excès qui résultent de ceux-ci, il est un remède : l’éducation. On devrait enseigner, principalement à l’enfance, en y insistant, qu’il ne faut jamais se hâter de porter sur autrui des jugements téméraires et que, s’il est légitime de se défendre, il est honteux, par contre, d’infliger à l’ennemi vaincu d’inutiles souffrances. — Jean Marestan.


LYRISME Le mot lyrisme vient de lyre. La lyre dont la fable attribue l’invention à Orphée est encore de nos jours, malgré l’invasion du jazz-band, l’emblème commun de la poésie et de la musique, ces deux sœurs qui vont si rarement de pair. La poésie fléchit quand elle est accompagnée de la musique, et la musique quand elle veut régler son vol sur celui de la poésie. La lyre symbolique élevée par un génie vers le ciel, domine le faîte de notre Opéra.

Les poétesses sentimentales qui se recrutent encore sous les charmilles des jardins ou des parcs en province se montrent à nous, les doigts sur leur lyre et les yeux tournés vers leur Muse. Avec cet indispensable instrument, et sous l’aile de cette inspiratrice, souvent rebelle et parfois bossue, elles sont de la phalange. La lyre n’en est pas moins démodée, de même que sa variante : le luth. Le lyrisme reste le plus noble et le plus beau record de l’inspiration. Il est rare, car il est difficile.

Une foule, accourue de toutes parts sur le passage d’un héros, attend son grand homme qui tarde à se montrer. Elle frémit, elle acclame et l’acclamation ne lui suffisant plus, elle chante.

Un avion roule sur le terrain de l’aéroport, la vitesse de sa course, la puissance vibrante de son moteur font qu’il s’enlève. A cet instant précis où le sol est quitté, où le terre-à-terre finit, où l’attraction du normal est vaincue, le lyrisme commence. Son essor assure un libre champ à ses ébats. Factice, le lyrisme est odieux. Qu’il soit ivre de sa liberté, mais fou et titubant dans les airs, il est ivrogne, et combien de fois, incapable d’un vol soutenu, il tombe en vrille et s’écrase sur le terrain plat. Boileau a écrit ce vers didactique et qui ne casse rien :

« Souvent un beau désordre est un effet de l’art ».

Retenons de ce précepte indirect que le poète, même lyrique, ne doit pas perdre le contrôle de son altimètre, ni jouer imprudemment avec son gouvernail de profondeur.

Le mot lyrisme n’a pas exactement le même sens dans la musique et dans la poésie. L’œuvre musicale est dite lyrique quand elle est descriptive de sentiments qui agitent l’âme, et ne se modèle pas sur le thème d’une action. Ainsi l’hymne, la cantate. L’expression : théâtre lyrique, plus éloignée encore de la source dont elle dérive, désigne un théâtre qui joue des pièces revêtues de musique.

La prose même a son lyrisme : témoin Chateaubriand. Ce lyrisme tient à l’enthousiasme de l’auteur quand son style bout, ou lorsque, sur la surface d’une eau tranquille il porte comme un fleuve des idées généreuses ou des idées générales ; il n’est pas un cours d’eau de plaisance ; j’oserai dire qu’il irrigue avec une véhémence tranquille et sûre d’elle-même le domaine qui est le patrimoine de l’humanité. Le diminutif de ce lyrisme est l’éloquence : son écueil est l’emphase. Émile Zola atteint au lyrisme quand il décrit dans Germinal l’émeute de la grève et le déchaînement des travailleurs courroucés.

Séparant les poètes des musiciens, nous placerons ici, dans des médaillons trop étroits, les bustes des poètes lyriques les plus justement célèbres.

tyrtée. Il était né en Grèce, dans la petite ville d’Aphide, au viie siècle avant notre ère. Les Lacédémoniens, en guerre pour la seconde fois avec les Messéniens, avaient interrogé l’oracle pour le succès de leurs armes. « Demandez un général aux Athéniens », répondit le Dieu. Athènes, par dérision, offrit à Lacédémone Tyrtée. Mais les oracles sont infaillibles, pourvu qu’on interprète avec astuce leur sens caché ou qu’on s’en remette aveuglément à leur sagesse qui prend le masque de la folie.

Ce boiteux, cet homme de petite taille, disgracié et contrefait — il louchait par surcroît — fut un Esope d’une autre trempe. Il enflamma les combattants par ses harangues ; il les éleva au-dessus d’eux-mêmes par ses chants. Il arracha du ciel la Victoire. Il fallut Epaminondas, il fallut les batailles sanglantes de Leuctres et de Mantinée pour briser le joug de l’hégémonie spartiate.

Tyrtée n’est pas mort tout entier, il reste de lui quelques fragments que les hellénistes ont recueillis. Horace le cite et le place aux côtés d’Homère. Le nom de Tyrtée est resté populaire, il est classique. Il est tant d’auteurs célèbres dont la gloire est d’autant plus solide qu’on ne les lit plus !

pindare. Pindare, né à Cynocéphales en 521 av. J.-C., domine toute la série des poètes lyriques. Le xviie siècle était à genoux devant lui. Pourtant, nous ne pouvons lire de son œuvre que le recueil le plus spécial, celui qui s’intitule : Epinicia. Les Epinicia sont des Odes qui célèbrent les athlètes vainqueurs dans les Jeux. L’antiquité classique fut sportive, comme nous dirions aujourd’hui. C’est presque un miracle de la justice immanente que le poète soit illustre, et que la renommée triomphale des champions victorieux se soit fanée comme se sont desséchés leurs lauriers.

Toute l’histoire atteste le sublime génie de Pindare, la beauté de ses évocations, l’audace heureuse de ses fictions et de ses images, la richesse, la pompe même et l’ordonnance de la composition et de son décor.

horace. Horace a le privilège d’attirer à lui tous ceux qui sont versés dans les lettres latines et tous ceux qui, pour aimer les charmes de la grâce, pour se plaire à l’étincellement de l’esprit, ne se croient pas obligés de savoir le latin. Mais pour ceux qui peuvent aborder dans son texte une œuvre immortelle et délicieuse, pour ceux qui pénètrent facilement le mécanisme agencé de ces vers dont chaque mot est le mot juste avec sa nuance exacte, d’un coloris inimitable, quelle joie ajoutée à l’agrément de la lecture !

Horace ne s’attarde pas : pour employer une expression de Victor Hugo, sa flèche jouterait avec l’éclair. Sa malice sourit, sa philosophie s’illumine, sa rhétorique s’affine et son élégance patricienne s’affirme sous la plénitude du bon sens et sous le couvert d’une santé morale, toute romaine. Qu’il regimbe devant Mécène, qu’il défende son indépendance, qu’il revendique son droit de descendre vers la mer si les champs albins se poudrent de neige, qu’il flâne sur ce boulevard de son temps qu’était la voie sacrée, qu’il se laisse faire la leçon par son pendard de valet, je veux dire par son esclave, il se révèle à nous comme le plus brillant et le plus aimable des parisiens avant la lettre,

Ses odes sont sages, mais étincelantes, non pas à jet continu, mais par de soudaines émissions radieuses, elles sont grandioses, souvent, quoiqu’elles semblent faites avec rien d’une main négligente. Elles empruntent leur grandeur à la majesté des traditions de Rome, à sa légende sacrée, à son histoire primitive, à la mythologie qui entoure ses dieux. Elles commémorent et surtout quand il s’agit de Mécène, dont les ancêtres étaient des rois, elles répondent au désir ou à la nécessité d’une délicate flatterie. La Fontaine qui s’était teinté d’Horace, mais dont le naturel avait survécu à ce traitement pédagogique, avait cependant retenu la manière de tourner la fable en allégorie et d’honorer l’Olympe pour exalter les grands.

A l’Horace des Odes, la postérité préfère, à juste titre, l’Horace des Epîtres et des Satires.

Le Romantisme est né des audaces de la Révolution et des platitudes de la Restauration. La grande rénovation mondiale a suscité, tant en Allemagne qu’en France, les plus grands poètes modernes, et à la fois ou presque ensemble dans un espace de cent ans.

S’il est difficile de considérer Goethe et Schiller comme des poètes lyriques, à proprement parler, on ne peut traiter du lyrisme sans s’incliner devant Faust, et des poèmes qui ne sont pas des odes : le Chant de la Cloche, par exemple, sont des œuvres lyriques de grande beauté.

victor hugo. Est-il un poète lyrique ? Par les odes des Odes et Ballades, il réclame ce titre, mais on peut dire que son lyrisme est ailleurs ou, pour parler plus exactement, qu’en lui il est partout. Lorsque l’auteur des Contemplations et des Feuilles d’Automne célèbre les premiers jours du monde :

    « Des avalanches d’or s’écroulaient dans l’azur. »

Lorsqu’il s’adresse à son cœur :

« Que t’importe, mon cœur, ces naissances des rois ?… »

Lorsqu’il nous montre les cloches et les canons éclatants à la fois en volées et « la nuit, dans le ciel des villes en éveil » fait monter les gerbes étoilées, quel poète lyrique a porté plus haut le lyrisme ?

N’a-t-il pas, dans les Orientales, fait s’écrouler devant nos yeux les cités impures si voluptueusement étendues dans leur mollesse avant que ne passât la nuée aux flancs noirs :

« Et le vent, soupirant sous le frais sycomore,
Allait, tout parfumé, de Sodome à Gomorrhe. »

La gloire de Victor Hugo ne saurait s’obscurcir, et pour comprendre la grandeur du monde de poésie qu’il a créée, il faut se rappeler ce qu’était la poésie avant lui. Elle en était à Delille, à ses exploits de virtuosité sur les cordes d’un violon ronronnant et phtisique, à la traduction des Géorgiques au poème des Jardins. Elle en était aux poètes académiciens que Rostand a raillés dans Cyrano.

Il est évident toutefois que cette gloire du « Maître » du « Dire », n’ensoleille plus notre siècle comme le sien. Le nom d’Hugo resplendit au firmament, mais son œuvre semble se détacher de son nom et glisser dans la constellation des vieilles lunes. Ce qui la démode comme l’intérieur d’un palais ancien, cette œuvre, c’est son ameublement : ces draperies opulentes aux fenêtres monumentales, ces ors sur les colonnes, ces peintures dans les caissons qui plafonnent les moindres pièces, tandis que, dans leurs âtres, brûlent, jetant des flammes vives, les arbres entiers fournis par la forêt profonde.

Nous avons le goût des appartements clairs, un peu nus, sans ornements, des meubles en bois précieux mais terminés par des arêtes vives, des vitres claires et sans rideaux à long plis.

La Muse d’Hugo (ancien style) a pour cheveux tous les rayons de l’aurore du jour et du crépuscule. Depuis Sarah, « belle d’indolence » la chevelure des femmes et même celle des Fiérides s’est raccourcie.

Il n’en est pas moins vrai que, passent les soleils et meurent les étoiles, Hugo demeure :

« Entre les plus beaux noms son nom est le plus beau. »


henri-auguste barbier. Que la plus large place lui soit donnée parmi les poètes inspirés ! L’indignation a fait son vers, la Liberté l’a pris dans ses bras, une liberté qui n’était pas une duchesse du noble faubourg Saint-Germain, mais une prolétaire aux fortes mamelles : le jour où le soleil chauffait les grandes dalles, il a chanté

la grande populace et la sainte canaille.

Il les a vues « se ruer à l’immortalité ».

Il exhale en imprécations, fougueuses et en cris de triomphe cette pitié, cette tendresse humaine, ces « pensers nouveaux » qu’andré chénier a répandus en vers antiques d’une admirable douceur et d’une adorable pureté. Mais Chénier, de par ses Élégies et ses Idylles n’est pas un lyrique. Est-il bien certain cependant qu’à ce point spontané et jaillissant sous les coups du malheur, le sentiment n’atteigne pas aux sphères extra-terrestres du lyrisme ?

lamartine. Le cygne de Mantoue, c’est Virgile. Je ne sais quel mauvais épigraphiste affubla de ce surnom le poète magnifique salué par ses contemporains d’un autre nom : les délices du peuple. L’épigraphiste bel esprit aurait pu appeler Lamartine le Cygne du Lac, car le Lac de Lamartine et la Tristesse d’Olympia, le poème d’Hugo, sont deux sommets dans la chaîne ininterrompue et sans fin de la production poétique, depuis qu’il y a des hommes et qui souffrent, et qui chantent nos douleurs. L’amour est la floraison de ces montagnes altières, une floraison si vite recouverte par des neiges éternelles. On ne dira pas la défroque de Lamartine comme on a dit la défroque d’Hugo ; Lamartine est plus proche de l’Harmonie sans fioritures, et ses Méditations, plus que les Contemplations s’agenouillent, sans coussin de velours, sur le prie-dieu devant la fragilité de l’homme et l’infini de l’Univers.

Lamartine est un cygne, mais qui de ses ailes puissantes et cadencées, loin de s’attarder aux barcarolles, franchit des espaces d’azur, à travers les mélodies éoliennes.

Le lyrisme, comme les grandes pensées, ne doit pas venir du cerveau mais du cœur. — Paul Morel.