Encyclopédie anarchiste/Naissance - Naturalisme

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1759-1772).


NAISSANCE n. f. (du latin nascientia : Sortie de l’enfant du sein de sa mère). — Par naissance, on comprend l’entrée dans l’existence d’un nouvel individu, Cet individu peut n’être que le résultat d’une division d’un autre, comme c’est le cas pour beaucoup d’êtres, qui se trouvent au plus bas de l’échelle du règne animal et il s’agit, alors, de propagation asexuelle. De tels êtres, qui ont, sans doute, constitué les premiers habitants de notre globe, naissent toujours d’autres possédant exactement les mêmes caractères héréditaires, mais qui peuvent se différencier, comme développement, par l’influence des conditions plus ou moins favorables de l’ambiance, (température, lumière, nourriture) et, par conséquent, être plus ou moins grands. Mais si un individu, pour peu développé qu’il soit, à cause d’une ambiance défavorable, se trouve dans un milieu favorable, ses descendants prendront un développement conforme.

Les caractères produits par l’influence qu’exerce le milieu sur le développement de l’individu ne sont donc pas héréditaires et on les appelle Paravariations. Mais, par suite de causes encore peu connues, il arrive quelquefois qu’un individu naisse, qui possède un ou plusieurs caractères nouveaux et qui ne sont pas seulement des Paravariations parce que héréditaires et ces caractères sont appelés Idiovariations (Mutations).

On sait, par la géologie que les êtres vivants présentent, d’une façon générale, une évolution progressive vers des formes moins primitives, plus compliquées, et cette évolution est due aux Idiovariations. Si telle Idiovariation s’est trouvée être favorable à l’existence de l’individu en question, celui-ci a pu se multiplier plus que les autres moins favorisés. Mais souvent l’Idiovariation n’a pas eu un caractère favorable et, si elle a eu un caractère défavorable, elle a contribué à faire disparaître les individus en question.

La question de savoir si on peut, artificiellement, provoquer des idiovariations a beaucoup préoccupé les génétistes et on conçoit facilement pourquoi. Si on pouvait arriver à déterminer des idiovariations favorables, il est évident qu’on aurait ainsi le moyen de hâter l’évolution vers le mieux Mais jusqu’à présent il n’existe pas de cas d’expérimentation le prouvant. Pourtant, quelques expériences pratiquées sur des êtres les plus simples, semblent prouver que des facteurs comme des températures très hautes, certaines substances chimiques, des rayons de Rœntgen, des rayons de Radium, etc., ont pu provoquer des idiovariations, c’est-à-dire influencer à tel point l’Idioplasme, que de nouveaux caractères héréditaires en sont sortis. Par Idioplasme on comprend la matière constituant dans la cellule ce qui caractérise l’espèce vis-à-vis de toute autre espèce, mais on ne connaît pas encore les éléments, qu’ils soient liés à la structure ou au chimisme, qui constituent ces caractères.

À part les Paravariations et les Idiovariations, on emploie encore le terme Mixovariations ; mais ces variations ne peuvent avoir lieu que chez les êtres sexués, où il existe des mâles et des femelles, De telles variations proviennent du fait que les parents sont Hétérozygotes, c’est-à-dire possédant des caractères héréditaires différents, ce qui rend possible l’apparition de formes différentes, ressemblant à des degrés presque illimités plus ou moins aux parents.

On nomme Homozygotes les êtres qui proviennent des parents possédant les mêmes caractères héréditaires et ces homozygotes n’existent que chez les animaux hermaphrodites et chez les plantes qui sont fécondées par les éléments provenant du même individu, par exemple où les fleurs ne laissent pas le pollen d’autres fleurs arriver au stigma. Chez de tels êtres les Mixovariations ne se produisent pas.

On a beaucoup, étudié la transmission des qualités héréditaires, et cette science : la Génétique, qui est la plus jeune et qui ne date que d’environ trente ans (quand on a retrouvé, dans un petit périodique de province, la publication des observations du moine autrichien Gregor Mendel), sera sans doute la plus importante de toutes les sciences.

Le fait que les qualités physiques et mentales se transmettent par hérédité, avait, naturellement, été reconnu de tout temps ; mais on n’avait pas trouvé le moyen de l’étudier par l’expérimentation, qui est la seule manière de procéder en science.

Les lois découvertes par Mendel, vers le milieu du siècle passé, mais restées inaperçues par les hommes de science, constituent la hase de la science génétique, science très compliquée et qui n’est encore que dans son stade initial et nous ne nous en occuperons pas ici.

Ce qui importe surtout, c’est la lumière toute nouvelle que la science génétique jette sur l’étude de la sociologie.

Car, qui n’a pas constaté l’immense importance que, pour les rapports entre les hommes, ont leurs qualités morales ? Ces qualités, si elles sont bonnes, rendent leur fréquentation agréable et créent du bonheur, et si elles sont mauvaises, c’est le contraire qui a lieu. Eh bien ! Les qualités morales, comme toutes les autres qualités mentales et physiques sont héréditaires, On a dit qu’une société vaut ce que valent les individus qui la composent et c’est en grande partie vrai. Certainement une société, commue notre société capitaliste actuelle, où règne la lutte pour la vie matérielle et où l’idéal consiste à trouver le moyen de vivre en parasite, non seulement favorise le développement de toutes les tares morales, mais encore les encourage. Pourtant, même dans une société, où, par la collectivité, la vie matérielle serait assurée à tous (nombreuses sont les doctrines émises et j’en ai moi-même émis une que j’aie appelée « Le Socialisme Individualiste » et dont un bref résumé a été publié en espéranto par Félix Lazelaure), la valeur morale des individus composant une telle société aurait une grande importance. Personne n’a jamais mis en doute les grandes différences intellectuelles entre les individus ni les différences comme talents artistiques et autres. Les différences physiques sont aussi de toute évidence,

L’idée de pouvoir arriver à constituer peu à peu une humanité possédant de plus en plus des qualités et des valeurs de tout ordre est tout naturellement sortie de la connaissance, encore très rudimentaire, mais toujours en progression, des lois héréditaires, et c’est ainsi qu’est née la science, appelée Eugénisme. Du reste, depuis les temps les plus reculés, l’homme avait pratiqué à son avantage une sorte d’eugénisme parmi les animaux et les plantes qui lui étaient utiles, et c’est par la sélection des parents que l’homme a pu créer toutes les races d’animaux domestiques, possédant les qualités recherchées et dont il avait découvert l’ébauche chez un animal sauvage. De même il a agi en sélectionnant comme parents les plantes qui, individuellement, possédaient des caractères qui lui étaient utiles. Mais, comme je viens de le dire, cette sélection fut naturellement toujours faite par l’homme à son avantage exclusif, jamais il l’avantage de l’animal ou de la plante.

Mais, ceci dit, on conçoit que le fait que l’homme a pu créer par la sélection des animaux domestiques et des plantes de culture si différentes des types sauvages, fournit une preuve indiscutable qu’il peut faire la même chose pour sa propre espèce, donc pour l’avantage de l’espèce humaine, c’est-à-dire pratiquer l’Eugénisme. Ce raisonnement était si simple que de tout temps l’homme, non entravé par les influences néfastes de sociétés mal organisées, a pratiqué plus ou moins l’eugénisme et cela souvent inconsciemment ; car, lorsque rien ne s’y oppose et quand des intérêts matériels n’entrent pas en jeu, l’être humain est attiré sexuellement vers l’individu de sexe opposé qui, par ses bonnes qualités, de n’importe quel ordre, lui plaît. Une telle sélection s’est donc faite tant que l’homme vivait dans l’état où il ne pouvait se faire valoir que par son mérite personnel. Mais du jour où la possibilité de devenir riche constitua l’idéal et où cette richesse influença le choix dans les rapports sexuels, tout a changé. Il y a de longues années, que j’ai publié ce que je crois être la réponse logique à cette question si importante : pourquoi, depuis les temps les plus reculés, on ne trouve pas que l’homme ait gagné en qualités mentales. Je pense que c’est depuis que la sélection, basée sur le mérite personnel, a été remplacée par la sélection basée sur la richesse ou le pouvoir, que l évolution mentale de l’homme s’est arrêtée. Qu’on arrive à fonder une société où la vie matérielle sera garantie à tous, et la sélection sexuelle reprendra de nouveau sa voie naturelle et amènera une évolution progressive des qualités mentales de l’homme. On pourrait se contenter de l’Eugénisme ainsi compris et comme il semble devoir se pratiquer de nouveau, comme sans doute il s’est réalisé à une époque très reculée. Mais quand on parle de l’eugénisme, on comprend généralement, par là, ce qu’il est possible de faire actuellement pour améliorer l’humanité et toutes les propositions peuvent être ramenées aux deux catégories suivantes : l’eugénisme par mesures qui restreignent la procréation d’êtres humains de qualité indésirable et l’eugénisme qui cherche des mesures pour augmenter la procréation d’êtres humains désirables. Jusqu’à présent, ce n’est que la première catégorie, qu’on appelle l’Eugénisme restrictif ou éliminatoire, qui a été réalisée et seulement en Californie, où un mouvement important existe pour la mise en pratique de l’Eugénisme. Ce mouvement est dirigé par le docteur Paul Popenoe, qui est à l’heure actuelle, la plus haute autorité sur ces questions et qui, en association avec M. E. Gosney, lequel a donné beaucoup de sa fortune pour cette cause, dirige la Fondation pour l’Amélioration Humaine, et l’Institut pour l’étude des Hérédités de Famille.

M. le Docteur Popenoe, que je connais personnellement, m’envoie ses nombreuses publications, j’ai donc pu me tenir au courant de ce que l’Eugénisme en pratique a réalisé et ce qu’on cherche encore à réaliser.

En Californie, on a légalement le droit de stériliser les personnes, hommes et femmes, qui souffrent de maladies mentales héréditaires et qui sont à la charge de l’État ; mais on cherche aussi à stériliser les personnes qui, sans souffrir de telles maladies, sont, par leur manque d’intelligence, incapables de gagner leur vie ou de se conduire seuls dans la vie et qui sont à la charge de l’État. On cherche, en outre, à stériliser, par persuasion, les personnes qui, sans être à la charge de l’État, se trouvent dans les mêmes conditions mentales. On a stérilisé, depuis une vingtaine d’années, en Californie, 6255 personnes. Cette stérilisation qui n’altère pas la puissance sexuelle ni diminue le désir de rapports sexuels, mais rends inféconds les individus opérés, se fait sans aucun danger et très facilement chez l’homme par la vasectomie et se fait par salpingectomie chez la femme, opération plus délicate, mais qui, faite par un opérateur expérimenté, n’est pas dangereuse. Que faut-il penser de cela ?

A mon avis, il faut suspendre un jugement, qui serait déplacé et prématuré, ne serait-ce qu’à cause de la mentalité américaine, si différente de celle de la plupart des autres nations, même des Anglais, qui s’en approchent le plus.

Pour avoir habité les États-Unis et y avoir pratiqué la médecine, je parle d’expérience personnelle.

Je veux croire que l’immense majorité des stérilisations effectuées fut à l’avantage de l’humanité ; mais quand on pense à ce qui se passe aux États-Unis, qui est le pays de la terre où règne de la façon la plus absolue la ploutocratie et où se trouve répandu au plus haut degré l’idéal de pouvoir vivre en parasite une fois gagné la richesse, on hésite à donner son approbation sans restriction. Il est toujours question, dans cette littérature sur l’Eugénisme restrictif, des personnes qui mènent une vie non-civilisée (uncivilised life) et qui ne veulent pas s’adapter à la civilisation américaine. Sans doute bien des personnes qui seraient jugées aux États-Unis comme menant des vies non-civilisées, ne sont pas jugées ainsi dans la plupart des autres pays et cela surtout quand il s’agit de la vie sexuelle. Qu’on pense seulement à l’énormité que, aux États-Unis, le simple fait d’avoir des rapports sexuels en dehors du mariage est punissable par la loi ! Qu’on pense à la persécution féroce qui s’exerce aux États-Unis contre les personnes qui luttent pour le renversement de l’abominable société capitaliste qui, justement, dans ce pays trouve son expression la plus nette et où tout est vénal peut-être plus que dans aucun, autre pays, même les plus arriérés, seulement dans une forme plus hypocrite et retenant jusqu’à un certain point l’esprit. de la légalité, à moins que, comme dans lynchages, on passe outre cyniquement ! Qu’on pense encore à la mentalité d’un pays, où l’enseignement de la doctrine de l’évolution, acceptée par tous les hommes de science, est défendu du moins dans quelques États ! Où est la garantie que des personnes, même d’une haute intelligence — et peut-être justement en raison de cela, — réfractaires à la civilisation américaine, ne seraient pas peu à peu assimilées à la catégorie de celles dont la stérilisation serait obligatoire ?

La ploutocratie, qui gouverne absolument les États-Unis et qui, sans doute, redoute et traque beaucoup plus les réformateurs sociaux que les fous ou les malfaiteurs de droit commun, ne pourrait que regarder d’un œil satisfait l’élimination de ces personnes à mentalité opposée à la leur ! Donc, pour en finir, rien de plus raisonnable que de restreindre la procréation des individus qui, dans n’importe quelles conditions sociales, ne seraient qu’un obstacle au bonheur des autres et souvent peu heureux eux-mêmes, tout en se trouvant eu état de dépendre, pour leur existence, du travail d’autrui. Mais seule une société où règne l’équité et où la vie matérielle est garantie par la collectivité est en mesure de juger les cas où la stérilisation obligatoire s’imposerait.

Quant à l’eugénisme qui cherche à augmenter les naissances d’individus de valeur au-dessus de la moyenne, l’Eugénisme positif (ou éclectif), on a beaucoup écrit sur ce sujet ; mais, ici encore, faut-il qu’on sache que la mesure de supériorité souvent appliquée et qui se rapporte au succès dans la société capitaliste ne correspond sans doute pas aux qualités mentales qui constitueraient la supériorité dans une société où le bas idéal de parasitisme serait remplacé par l’idéal du mérite personnel, l’idéal d’être utile au progrès humain, Il n’est donc pas à propos de s’étendre ici sur toutes les propositions faites, afin que les classes dites « supérieures » de notre société capitaliste, et qui justement, malgré leurs moyens financiers, ont le moins d’enfant, en aient en plus grand nombre.

Mais, certainement, il est désirable que les personnes qui réellement sont supérieures à la moyenne aient plus d’enfants que les autres. Dans diverses publications, j’ai déjà traité cette question, dont je ne donnerai, ici, que les grandes lignes. Toute qualité, physique ou mentale, peut être propagée par la sélection humaine, comme on a pu le faire pour les animaux domestiques, et il est certain qu’on pourrait créer des races douées des qualités voulues, même une race de génies. Mais pour ce faire, il faudrait procéder comme on l’a fait pour les animaux domestiques et comme le plus grand bien de l’homme est la liberté, tel procédé est exclu. Il faudra se contenter de laisser la nature pratiquer de nouveau la sélection vers le mieux comme ceci eut lieu dans une période reculée, et qui fut plus tard plus ou moins remplacée par une sélection à rebours. Mais si nous voulons laisser jouer notre imagination et si nous songeons à ce que l’avenir pourrait être on peut raisonnablement prévoir que, par la femme choisissant librement l’homme dont elle aurait apprécié les qualités qu’elle voudrait retrouver dans son enfant, s’ouvrirait une perspective de progressive amélioration dont nous pouvons à peine concevoir l’importance.

Toute femme a l’ambition d’être mère d’un enfant de valeur et nul homme ne refuserait l’honneur d’être choisi comme père. Si la vie la plus heureuse est celle de vie en commun de l’homme et de la femme qui s’aiment d’un grand amour, complet, durable, on ne peut pas nier que de telles unions constituent une rare exception dans la société actuelle et ne seront peut-être pas la règle dans une société rationnelle.

On peut alors s’imaginer que la femme ayant ce grand désir d’être mère d’enfants supérieurement doués, n’en voudrait pas avec un homme qui ne posséderait pas les qualités requises, mais qui lui donnerait tout de même toutes satisfactions sous d’autres rapports. Il pourrait même entrer dans les mœurs que les femmes refuseraient d’être mères autrement qu’en des conditions eugéniques ; et, alors, se ferait, de par la volonté de la femme, cette sélection que l’homme a faite pour créer les meilleures races d’animaux domestiques. Comme pour les animaux, ce serait la faculté du mâle de pouvoir procréer un nombre presque illimité d’enfants et tel homme de génie serait peut-être choisi comme père de centaines d’enfants.

Mais pour la femme, à laquelle déplairait l’idée de rapports sexuels avec un homme qu’elle n’aimerait pas et qu’elle considérerait uniquement comme le moyen nécessaire d’avoir des enfants d’une très grande valeur, il y aurait tout de même le moyen d’en avoir avec lui par la fertilisation artificielle, comme elle est pratiquée couramment dans la sélection, par exemple, de chevaux de course et dans d’autres cas. Donc une femme pourrait avoir des enfants avec un homme qu’elle n’aurait jamais vu et même qui ignorerait qu’elle l’a choisi comme père. Alors tout sentiment de délicatesse serait respecté.

Des rêves ! Oui ! Mais tant de rêves sont devenus des réalités ! — Docteur Axel A. R. Proschowsky.


NATALITÉ n. f. Rapport entre le nombre des naissances et le chiffre de la population totale. En France, la natalité va en diminuant depuis cent cinquante ans. Elle diminue aussi dans tous les pays de civilisation avancée.

Certaines gens déplorent la baisse de la natalité ; ce sont des esprits rétrogrades et des âmes égoïstes. Ils voudraient beaucoup d’enfants pour pouvoir faire la guerre et aussi pour abaisser le salaire des ouvriers ; car, ainsi qu’on l’a dit avec raison, quand deux patrons courent après un ouvrier, les salaires montent ; mais quand deux ouvriers courent après un patron, les salaires baissent. Les plus notoires propagandistes de la repopulation ont très peu d’enfants ou même n’en ont pas du tout.

Ce sont les pays arriérés qui ont la plus forte natalité : la Russie tsariste, l’Italie, l’Espagne. L’ignorance est profonde, la malpropreté extrême ; dans les pays du Nord, il faut ajouter l’ivrognerie permanente. L’homme ne réfrène pas ses instincts sexuels ; la femme n’est pour lui qu’un objet de fornication. Il la prend alors qu’elle est près d’accoucher et aussi lorsqu’elle vient d’être délivrée. Naturellement il ne prend aucune précaution ; il est à cet égard semblable aux animaux.

La femme est passive ; elle se livre à l’homme alors qu’elle n’en a nul désir, alors qu’elle est malade, que ses chairs sont encore dolentes de l’enfantement récent. C’est une esclave et d’ailleurs si elle avait la velléité de se refuser, l’homme la prendrait par la violence et la frapperait par surcroît.

La femme a donc dans ces pays arriérés tous les enfants qu’elle peut avoir et quand elle n’en a pas, c’est qu’elle, ou son homme, sont atteints de stérilité pathologique. Elle comprend très mal la relation qu’il y a entre les rapports sexuels et la conception. Elle croit que c’est Dieu qui envoie les enfants et qu’il faut l’en remercier. On sait que

« Dieu bénit les grandes familles ».

Ces familles cependant ne sont pas aussi grandes qu’on pourrait le penser, car les enfants meurent aussi facilement qu’ils naissent. Le nouveau-né est très fragile:un peu de froid et c’est la broncho-pneumonie ; un lait altéré par un mauvais état de la mère et c’est la diarrhée verte. Les petits cercueils se suivent an cimetière. La mère a peu de chagrin ; sa vie est trop rude pour qu’elle ait le cœur sensible ; et puis, elle a trop d’enfants, sans compter celui qui pousse dans son ventre.

La religion vient encore augmenter la servitude. Au confessionnal, le prêtre s’enquiert des rapports sexuels; il menace la pénitente de l’enfer en cas de fraude.

Si l’on se limite à la France, la même loi se vérifie. Les pays les plus arriérés ont la plus forte natalité:l’Auvergne, pays montagneux, où la civilisation pénétrait peu, avant l’automobile; la Bretagne, pays dont on a poétisé les légendes, mais qui est très arriéré et, par suite, très croyant.

Jusqu’à ces derniers temps, il y avait encore une forte natalité dans les centres industriels. L’ouvrier est plus instruit que le paysan, mais il reste encore très ignorant. L’alcoolisme l’obnubile et accentue son insouciance naturelle. Il prend tout son plaisir sans se soucier de ce qui adviendra.

Cependant dans l’ensemble de la France la natalité décroît et les propagandistes de la fécondité sont impuissants. On a compris depuis longtemps que les enfants ne viennent pas de Dieu et que, lorsqu’on le veut, on peut très bien restreindre sa fécondité, même la supprimer tout à fait.

Chez le paysan, l’enfant a été longtemps considéré comme un rapport. La nourriture était peu chère, l’habillement était réduit à sa plus simple expression. Dès que l’enfant tenait sur ses jambes, on l’envoyait garder les bêtes.

Mais la loi de partage des biens entre les enfants après la mort des parents a endigué la natalité paysanne. Le paysan a l’orgueil de son bien ; il ne veut pas qu’il soit diminué, même après sa mort. Il s’efforce donc de n’avoir que peu d’enfants, même un seul si c’est possible.

Les classes dirigeantes restreignent depuis très longtemps leur natalité. Louis XIV et Louis XV semaient partout des bâtards ; mais, depuis, les princes et même les simples bourgeois ne commettent plus ces maladresses.

Les gens riches qui ont beaucoup d’enfants sont tout à fait exceptionnels. Ce sont des familles sincèrement catholiques ou des conservateurs qui croient devoir donner l’exemple ; mais nous le répétons : ces bourgeois prolifiques se comptent par unités. Les catholiques et les conservateurs se contentent de prêcher la fécondité ; ils ne la pratiquent plus.

Dans les quartiers riches de Paris, la natalité est très faible, plus faible qu’aux États-Unis qui ont la natalité la plus faible du monde. Les familles nombreuses dans les classes. dirigeantes sont méprisées ; on soupçonne une tare, une faiblesse intellectuelle et morale qui empêche de gouverner les instincts.

Les enfant coûtent cher et la femme veut pouvoir vivre de la vie mondaine. Elle veut, en outre se conserver jeune. et désirable le plus longtemps possible. Or rien ne vieillit une femme comme les nombreuses maternités. Le visage et le corps se flétrissent ; des infirmités multiples, varices, chute de l’utérus, etc… L’homme se détourne et cherche des maîtresses plus appétissantes.

Dans les classes moyennes, la question économique prime toutes les autres. L’enfant est très cher pour qui veut l’élever convenablement. La nourriture, le vêtement, le personnel, l’éducation, grèvent lourdement le budget. Quatre enfants obligeraient la famille à vivre à un niveau très inférieur. Appartement trop petit ; personnel réduit à une bonne ; la femme obligée de prendre une forte part aux travaux ménagers.

Dans la petite bourgeoisie, la femme travaille : professeur, carrières libérales, petite fonctionnaire, institutrice. Les enfants, même en petit. nombre, font à la femme une vie de surmenage. Elle court sans cesse du bureau à la maison ; on finit par confier les enfants aux soins des vieux parents.

Dans la classe ouvrière, la fécondité amène la misère. Le salaire de l’homme est insuffisant, la femme doit travailler. On met le bébé à la crèche. Plus tard, il va à l’école et y déjeune à midi, grâce aux cantines scolaires. Mais il est tout de même un embarras. Entre quatre heures et sept heures, on ne sait où le mettre ; il attend chez la concierge, dans l’escalier, dans la rue.

Depuis la guerre, la crise des logements dans les villes a amené une nouvelle baisse de la natalité. Comment tenir un bébé dans une chambre d’hôtel où il n’y a pas de place ? Il faut étendre les langes sur des cordes ; l’humidité rend la chambre malsaine ; les langes souillés dégagent une odeur écœurante. Et il faut se cacher pour laver, car l’hôtelier le défend. Souvent même il chasse le couple assez sans-gêne pour s’être permis d’avoir un enfant.

La propagande néo-malthusienne a pénétré dans la classe ouvrière et y a porté ses fruits. Maintenant, les familles ouvrières savent limiter leur fécondité. A vrai dire, toute la peine des restrictions retombe sur la femme. L’homme égoïste et insouciant ne fait rien pour limiter sa fécondité ; souvent, d’ailleurs, il est ivre. La femme est insouciante aussi ; la préservation sexuelle exige des soins minutieux auxquels elle ne peut se résoudre. Mais elle a recours à l’avortement qu’elle pratique le plus souvent elle-même ou avec le secours d’une amie.

Pour lutter contre la dénatalité, on donne aux familles nombreuses divers avantages : réduction dans les chemins de fer ; priorité pour l’obtention des emplois. On a construit pour elles, dans les villes, des maisons à bon marché. Des patrons distribuent des secours. Tout cela ne peut être qu’insuffisant ; une aide véritable écraserait le budget.

Le pays n’a pas un enfant de plus, car les familles nombreuses seraient encore telles sans aide ; c’est la partie la plus inférieure de la population.

Là fleurissent la sottise, la paresse, l’ivrognerie. L’enfant, au lieu d’être une charge, devient une industrie. On vit de secours : secours à la mairie, secours chez les prêtres. Une dame charitable paye le loyer, une encore habille les enfants. On touche du charbon, des haricots secs, des pommes de terre, du lard. Le Bureau de Bienfaisance donne une allocation.

La population n’a pas besoin d’augmenter et aujourd’hui la France doit une prospérité relative à sa faible population. L’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie qui ont une forte population ont des millions de chômeurs et leur état de misère économique est tel, que la guerre menace à nouveau.

Certes, la terre est loin d’être pleine. Mais les hommes se massent là où des milliers d’années ont organisé la civilisation et le bien être relatif. Pour rendre le Sahara habitable, combien faudrait-il de siècles ? Aux colonies, l’Européen contracte des maladies et meurt prématurément. Rares sont ceux qui peuvent y vivre et y fonder une famille ; l’ennui est terrible parce qu’il n’y a aucune vie intellectuelle, même réduite au théâtre et à la conversation. On noie son ennui dans l’alcool, dans les vices crapuleux.

Ceux qui veulent une forte population se placent au point de vue étroit de la France ; mais même à ce point de vue ils ont tort. Une forte population force à l’émigration, nous le voyons en Italie. Elle finit par amener la guerre ; alors la crise, de surpopulation se résout pour un temps par la suppression des adultes ; n’est-il pas moins cruel d’empêcher les enfants de venir ?

L’humanité étant maîtresse de sa fécondité, n’est-il pas à craindre qu’elle ne la supprime tout à fait ?

La famille va se disloquant. L’homme ne veut plus admettre d’être uni à une même femme pour toute sa vie. Lorsqu’il est las de l’épouse, ce qui arrive assez vite, il divorce ou se conduit de telle manière que la femme demande à divorcer. On peut prévoir que la femme, appréhendant l’éventualité d’être seule à élever ses enfants, refuse tout à fait d’en avoir.

La société préviendrait ce mal en prenant les enfants à sa charge et en indemnisant la femme qui prend la peine de lui donner un enfant.

On commence à voir que la famille ne réalise pas l’idéal pour l’éducation des enfants. La plupart du temps l’enfant, victime d’une autorité parentale despotique et tracassière, est malheureux. La plupart des parents n’entendent rien à l’éducation ; l’enfant est leur chose ; ils l’élèvent pour eux et non pour lui.

La société élèvera de manière rationnelle les enfants. Mais, bien entendu, cette société n’est pas la nôtre ; l’idée de bien général y est encore trop faible et elle est dominée de beaucoup par la lutte des individus les uns contre les autres. — Doctoresse Pelletier.


NATION n. f. (du latin natio). — Le Larousse définit ainsi la nation : « Réunion d’hommes habitant un même territoire et ayant une origine et une langue communs ou des intérêts longtemps communs. » Définition simpliste et inexacte. Lamartine disait plus justement : « Nations, mots pompeux pour dire barbarie… » En fait, nation est synonyme d’État. « L’État est la personnification juridique d’une nation : « c’est le sujet et le support. de l’autorité publique. Ce qui constitue en droit une nation, c’est l’existence, dans cette société d’hommes, d’une autorité supérieure aux volontés individuelles. Cette autorité, qui naturellement ne reconnaît point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu’elle régit, s’appelle la souveraineté… Le fondement même du droit public consiste en ce qu’il donne à la souveraineté, en dehors et au-dessus des personnes qui l’exercent à tel ou tel moment, un sujet ou titulaire idéal et permanent qui personnifie la nation entière ; cette personne morale c’est l’État, qui se confond ainsi avec la souveraineté, celle-ci étant sa qualité essentielle. » Esmein. — Elément de Droit constitutionnel comparé.

Autrement dit, hors du charabia des juristes : Nation : réunion d’hommes courbés sous le joug d’un appareil étatiste.

Supprimons l’État, et la nation s’évanouit : Pologne (époque du démembrement). Empire Austro-Hongrois (1918). Par contre, la Tchéco-Slovaquie, la Pologne, la Lithuanie, etc., sont devenues des nations dès que l’on a permis que se constituent, dans ces pays, des gouvernements propres. On ne conçoit pas une nation d’anarchistes ; mais les juifs, dispersés par le monde, qui obéissent à la Loi de Moïse, forment, aux yeux de beaucoup, la nation juive.

Par la volonté des trusts ou cartels mondiaux, après les périodes de crise, comme la dernière guerre, des nations surgissent comme des champignons, et d’autres disparaissent. L’Europe actuelle en est une preuve. Si les empires centraux eussent été vainqueurs, nul doute que les nations européennes se fussent réparties autrement. Peut-être connaîtrions-nous une nation Provençale, ou Bretonne, ou Algérienne. Il n’existerait probablement plus de nation belge, comme il n’existe plus de nation monténégrine. Les groupements d’intérêts font et défont les nations comme châteaux de cartes ; et tout ce qu’on peut dire ou tout ce qu’on a pu écrire pour justifier l’existence des nations ne sont que subtils arguments de sophistes.

a) D’aucuns ont confondu nation et race ; il y aurait par exemple une nation française parce qu’il y a une race française, une nation allemande parce qu’il y a une race germanique, etc… Or, « il n’y a pas de race pure, et faire reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère. » (Renan).

« Même à l’âge de Néanderthal, l’homme était déjà une chose très vieille et, depuis des centaines et des milliers de siècles, il y avait eu des millions d’hommes courant à travers la terre, et se mêlant il d’autres millions d’hommes.

… Cette vieillesse de l’homme, pensez-y lorsque vous serez tentés de croire qu’il est possible de retrouver dans le sous-sol des indices de races primitives. Songez, même en étudiant les débris du Moyen Age paléolithique… songez à tous les millénaires antérieurs dont il ne reste aucun vestige humain, et à tout ce que l’humanité, pourtant, a fait durant ces millénaires : chasses, batailles, marches, courses, conquêtes, alliances de tribus, unions sexuelles, et tout cela, en combinaisons innombrables. Même les temps moustériens, si reculés pour nous, et qui nous semblent des points de départ, ne sont que des termes d’un passé prodigieux et insaisissable. » Jullian — L’ancienneté de l’idée de nation.

Et comme pour corroborer ces dires voici qu’on vient de découvrir dans une caverne calcaire, proche de Pékin, dix squelettes humains pétrifiés remontant au commencement de l’époque glaciaire ! Ils vivaient, ces hommes, il y a 500.000 ou un million d’années !

Parler de la race française est une plaisanterie. « Le nom de la France, que tous les patriotes prononcent avec une vibrante fierté, une émotion filiale, ce nom commémore l’invasion des Francs qui, venus d’entre le Mein, l’Elbe et l’Elster, étaient de purs germains. Ce pays avait accueilli successivement des Gaulois, des Celtes, des Ibères, des Ligures, des Kymris, des Wisigoths, des Vandales. Il avait été envahi par des Latins venus de Rome, des Normands venus de Scandinavie, des Maures venus d’Afrique, des Huns venus de la Caspienne. » (Michel Corday). De même pour l’Allemagne dont le peuple est un mélange de Slaves, de Celtes, de Germains, de Scandinaves, de Finnois, d’Espagnols, etc… De même pour tout autre peuple.

b) On a prétendu que le climat, la constitution géographique d’un lieu sont facteurs déterminants de la formation des nations. L’existence de grandes nations comme la Russie, la Chine, les États-Unis, réuit à néant cette théorie. Il y a, dans ces pays, une infinité de climats, et une infinité de sols. Mais, en France même que de dissemblances entre la Provence et la Bretagne, l’Auvergne et les Landes ! On parle parfois de « frontières naturelles ». Quelle dérision, au siècle de l’auto, du chemin de fer et de l’avion ! Ni mers, ni montagnes, ni fleuves ne comptent plus ; et, s’ils existent, c’est pour unir, non pour diviser.

c) L’unité nationale est fondée sur la langue commune, dit-on encore. Or, en France, on parle, outre le Français de l’Académie (plus ou moins purement, bien entendu), le basque, l’allemand, les langues d’oc, le breton, le flamand. La Belgique a deux langues, la Suisse trois, etc…

Puisque les nations par elles-mêmes n’existent pas, on est à se demander comment il se fait qu’elles se soient créées. Et, en remontant aux origines, on trouve toujours l’abdication des individus devant l’autorité.

Dans la tribu primitive, le plus malin ou le plus fort s’impose ; on lui obéit. Par la suite, plusieurs tribus se fédèrent et se laissent imposer une hiérarchie de chefs, des lois laïques et religieuses, des juges. Que l’autorité se renforce encore un tout petit peu ; que la gent bêlante qui applaudit et qui paie clame son orgueil d’être battue, et le sentiment national s’épanouit, et la nation existe. Et cela peut aller jusqu’aux plus absurdes aberrations de l’esprit chez les nationalistes forcenés. C’est le sentiment national qui pétrit des Français prêts a se faire tuer pour la rive gauche du Rhin ou pour sauver la « civilisation » menacée, des Yankees qui se croient prédestinés à coloniser le monde, des Italiens qui se masturbent l’esprit pour essayer de se persuader qu’ils sont les héritiers de la Rome antique.

La nation est la résultante d’un long travail d’abrutissement des peuples auxquels on arrive à faire accepter jusqu’au délire les pires absurdités. Les peuples ont été triturés de mille manières avant d’accepter de vivre en nations « policées ». Ce sont tantôt les rois, empereurs ou républiques qui annexent ou fédèrent telles ou telles provinces (France, Italie, Prusse), tout cela dans les fleuves de sang de guerres sans nombre ; tantôt des groupes d’aventuriers qui s’emparent de pays dit « neufs » (États-Unis). Ce sont les religions qui, parallèlement à la force, proposent les bourreaux à l’adoration des victimes (Empereur romain, Louis XIV, Tsar) et prêchent la résignation aux malheurs du temps.

C’est le patriotisme, religion d’État, qui grandit d’autant plus que l’ancienne religion s’estompe dans les esprits. Et le patriotisme se cultive comme toute religion, par des sacrifices humains : guerres ou fusillades des incrédules. Et les bonzes : littérateurs, politiciens, arrivistes de tout poil, se sont fait les auxiliaires de tout ce long travail d’oppression.

C’est l’Académie qui a la prétention de fixer la langue. Ce sont les poètes et écrivains nationaux qui battent la grosse caisse pour saturer les cœurs de leur poison grossier : Déroulède, Barrès, d’Annunzio, Mickiewicz… Chaque nation a ses Botrel et sous-Botrel ; et cela descend jusqu’aux créateurs de chansons de café-concert, ranimateurs de la flamme pour citoyens conscients de base. Ce sont les rhéteurs du forum qui persuadent à l’individu, couvert de chaînes, qu’il a librement consenti au pacte social. C’est enfin l’école, toujours au service des maîtres, qui perpétue et renforce cet état d’esprit dans les générations nouvelles.

L’idée de nation ne repose donc sur rien de positif ; elle nous apparaît comme un colossal mensonge destiné à aider à mieux dominer, opprimer et exploiter ceux qui peinent et qui souffrent. Plus ou moins consciemment, la classe ouvrière l’a compris, qui essaie de s’organiser internationalement, Les groupements d’hommes, en effet, ne s’effectuent pas en cloisons étanches, par nations, où tous les membres auraient des intérêts communs ; ils se font par couches sociales. Et il y a seulement deux groupes : 1° Ceux qui dominent, qui pressurent : les maîtres ; 2° Ceux qui se courbent ou qu’on brise par la force : les esclaves.

L’idée de nation doit trouver, en tout anarchiste, un adversaire résolu. — CH. Boussinot.

NATION n. f. latin natio. — L’agglomération de personnes vivant sous les mêmes lois, dans un pays limité par des frontières, ayant des intérêts communs, une langue commune et des droits plus ou moins communs constitue une nation.

Il arrive qu’on emploie le mot peuple à la place de celui de nation, mais il paraît plus logique de réserver le nom de peuple (v. ce mot) aux multitudes unies par une communauté d’origines et d’idées, et de qualifier de nations les peuples régulièrement constitués en État politique et souverain.

Chaque nation a ses coutumes, ses mœurs et souvent des religions diverses. Des prérogatives qui s’attachent aux diverses branches de l’activité nationale se constituent un droit national qui coordonne l’action individuelle à l’action collective, pour l’intérêt général. Parmi les nations les unes sont belliqueuses, puissantes, civilisées ou barbares, sauvages, prospères, commerçantes, industrielles, agricoles, riches ou pauvres. Ainsi par les nations naissent les rivalités, la concurrence, les alliances et les guerres qui constituent les plus tristes fléaux qui puissent affliger l’Humanité.

En théorie, et en époque d’ignorance sociale sur la réalité du droit, tout le monde est peuple et souverain ; en pratique, sont seuls souverains dans la collectivité nationale ceux qui détiennent les richesses ; et ils le sont : soit directement, soit par interposition de mandataires défendant plus ou moins bien leurs intérêts. Rationnellement, la nation, à notre époque, représente une circonscription humanitaire déterminée par une certaine communauté d’idées sur le droit spécial de chacune d’elle. Aussi les mœurs, les coutumes, les institutions varient dans chaque nation, Ce qui est vérité dans l’une est erreur dans l’autre. Avec cette diversité de méthodes particulières et collectives, il est impossible d’obtenir une harmonie réelle dans les rapports sociaux.

C’est de l’ignorance du droit réel, du droit social que les nations sont faites. Quand l’idole qui résume les idées dominant la nation tombe, la nation déchoit et meurt plus ou moins rapidement.

Les nations sont en quelque sorte des incarnations du Dieu personnel et leurs mœurs s’inspirent des idées qui se rattachent au culte du Créateur. Elles s’évanouiront au fur et à mesure que le droit passera du domaine national à celui de l’Humanité. Quand la Société se substituera à la Divinité, le Droit aura une valeur morale réelle, c’est-à-dire commune pour tous et pour chacun et la vérité sera la même partout, aussi bien que l’erreur. C’est de ce moment, c’est-à-dire de la connaissance de la vérité, de l’application de la justice égale pour tous, que le droit aura une autorité incontestée parce qu’incontestable. Nous n’en sommes pas là, mais la nécessité sociale amènera les nations à ne former qu’une Société comprenant tous les peuples. À notre époque d’ignorance sociale, le besoin d’harmonie se fait empiriquement sentir ; cependant chaque nation se dit autonome, croit à son indépendance et s’attribue une souveraineté toute puissante dans la pratique de la justice spéciale qu’elle propose.

Il en est ainsi parce que toutes les attributions nationales reposent sur l’idée de droit que les classes dirigeantes et possédantes se font du pouvoir qu’elles disent détenir : soit de Dieu, soit du peuple souverain. Ces espèces de souveraineté ne reposent sur aucune preuve, mais simplement sur la foi et l’illusion ; toutes aboutissent au despotisme d’un seul ou de quelques-uns et nullement à l’application de la Justice.

Mais ces deux espèces de souverainetés qui ont nom théocratie et démocratie conduisent au désordre ; la seconde directement comme c’est le cas actuel, avec le despotisme de la finance et la première y conduit aussi en cédant le pas à la seconde.

Nous sommes loin de la justice, par l’application de ces souverainetés, que la nécessité sociale, le besoin d’ordre rationnel, obligeront de réaliser et qui donneront naissance à la souveraineté de la Raison, seule possible pour avoir un ordre durable.

Sans être à la veille de la fusion les souveraineté existantes, appliquées nationalement, chacun comprend, plus ou moins empiriquement, le besoin d’une rénovation sociale qui situerait les nations sous la dépendance du droit humanitaire.

La mission historique des nations, la grande prestation morale des peuples ont pour but de créer un ordre social nouveau où l’homme sera libre réellement. À la souveraineté de la force qui est la seule que l’Humanité ait connue et connaisse, (et par suite chaque nation) succédera nécessairement la souveraineté de la Raison. De nos jours il se produit pour les nations ce qui se produit pour les individus : chaque homme est nécessairement souverain par sa raison pendant toute l’époque de doute social, de même que les peuples l’ont été, le sont encore quant aux droits de chacun et le seront jusqu’à ce que la connaissance de la vérité du droit ait substitué l’Humanité aux nations, le droit réel et logique à la force individuelle.

En résumé, l’existence des nations implique celle de l’ignorance sociale et l’ignorance sociale de la vérité de la réalité du droit commun à tous a pour conséquence inévitable l’application nécessaire de la force au maintien de l’ordre, de sorte que les mandements et ordonnances, pour parler comme Proudhon, qui partent d’une nation n’offrent pas pour toutes la même garantie.

Hypocritement ou ouvertement deux nations souveraines en contact ne peuvent pas ne pas être, économiquement, en état de guerre déclarée ou sournoise tout comme le sont, dit Colins, deux familles qui vivent isolément tout en étant voisines. La fraternité la solidarité entre ces familles ne peut être qu’illusoire et non réelle. Sans la reconnaissance d’un droit supérieur à toutes les nations, il ne peut exister entre elles de paix véritable.

Nous approuvons l’idée d’une Société des Nations comme nous approuvons tous les pactes qui auront pour but de fusionner, ne serait-ce que sentimentalement, les intérêts particuliers avec l’intérêt général. Pour l’heure et tant que le Droit n’est que l’expression de la force, une nouvelle Tour de Babel pointe à l’horizon. C’est tout de même un heureux symptôme de voir les grands de la Terre aussi bien que les exploités du travail s’intéresser à l’interpénétration au sein des nations, d’un droit souverain.

Il saute aux yeux et au cerveau que : lorsqu’il n’y aura plus qu’un Droit pour tous les peuples, pour toutes les familles, pour tous les hommes ; du moment, enfin, que la nécessité de la justice en imposera l’application, le Droit réel qui en est l’expression obligera les nations à disparaître et à fusionner dans l’Humanité pour ne former qu’une seule société rationnelle. Les nations seront alors dans la Patrie universelle ce que sont, de nos jours, dans chaque nation, les départements et les provinces, où chacun jouira pareillement de la liberté, du bien-être par le travail et, enfin, de la justice réelle en conformité des actions autant individuelles que sociales. — Elie Soubeyran.


NATIONALISME n. m. Déformation, caricature de : patriotisme (voir ce mot). Esprit étroit de nationalité. « Ce n’est à vrai dire qu’un chauvinisme ridicule et qui mérite d’être bafoué. »

Aux premiers temps des sociétés humaines, le despotisme inhérent à cette époque, est basé uniquement sur la force du prince. Quand la religion, sous sa forme primitive, base l’autorité du prince sur la volonté d’un être supra-naturel : Dieu, elle donne aux hommes la règle de ses actions : une morale. L’ordre social repose tout entier sur cette règle des actions, soi-disant révélée par Dieu. Tant que cette morale échappe il l’examen, le peuple accepte la loi. « Toute autorité vient de Dieu, désobéir à l’autorité, c’est désobéir à Dieu. » (Saint Paul, Saint Thomas). Il suffit pour cela d’empêcher les développements de l’intelligence dans toute la mesure du possible, de comprimer l’examen par tous les moyens : « Il convient d’effacer du monde par la mort, et non seulement la mort de l’excommunication, mais la mort vraie, l’hérétique obstiné. » (Saint Thomas). « Si les hérétiques professent publiquement leur hérésie et excitent les autres par leurs exemples et par leurs raisons à embrasser les mêmes erreurs, personne ne peut douter qu’ils ne méritent d’être séparés de l’Église par l’excommunication et d’être enlevés par la mort du milieu des vivants ; en effet, un homme mauvais est pire qu’une bête féroce et nuit davantage, comme dit Aristote ; or, comme il faut tuer une bête sauvage, ainsi il faut tuer les hérétiques. » (P. Lépicier). L’inquisition n’est qu’un des moyens d’empêcher l’examen, il faut compter également : le maintien des nationalités séparées par des frontières et garanties par des douanes : diviser pour régner (Machiavel).

Longtemps les peuples sont divisés sur la question religieuse et s’entretuent pour la prédominance d’un culte sur l’autre. Les guerres religieuses sont nécessairement des guerres internationales : « Nulle cause plus puissante de séparation que la diversité des croyances ; rien qui rende l’homme plus étranger à l’homme, qui crée des défiances plus profondes, des inimitiés plus implacables. Cela est vrai, surtout pour les peuples. Quand la religion ne les unit pas, elle crée entre eux un abîme. » (Abbé de Lammenais).

Le maintien des peuples dans l’ignorance et leur division en nationalités a toujours été considéré comme l’art de la Politique.

Maintien des peuples dans l’ignorance : V. Bayle, Dict. Crit. Art. Belot : « Belot, avocat au Conseil privé du roi… entreprit de prouver qu’il ne fallait pas se servir de notre langue dans des ouvrages savants, et il allégua, entre autres raisons, qu’en communiquant au peuple les secrets des sciences, on a produit de grands maux… Les anciens Romains, à son compte, se trouvèrent mal d’avoir employé à tout la langue vulgaire. Ce sont là (continue Belot) les effets que les secrets des savants, mal à propos découverts au peuple, ont produit chez les Romains, et dont l’exemple serait aussi périlleux à notre monarchie qu’il a été dommageable à cet empire… On trouvera sujet d’étonnement et d’admiration, en examinant combien la connaissance qu’on a donné de la philosophie aux peuples a fait de brouillons et de sophistes, combien celle de la théologie a fait d’hérétiques et d’athées. »

Division en nationalités : J.J. Rousseau, de l’inégalité des conditions. « Les corps politiques restant entre eux dans l’état de nature (n’ayant que la force pour droit) se ressentirent bientôt des inconvénients qui avaient forcé les particuliers d’en sortir, et cet état devint encore plus funeste entre ces grands corps qu’il ne l’avait été auparavant entre les individus dont ils étaient composés. De là sortirent les guerres nationales, les batailles, les meurtres, ces représailles qui font frémir la nature et choquent la raison, et tous ces préjugés horribles qui placent au rang des vertus l’honneur de répandre le sang humain. Les plus honnêtes gens apprirent à compter parmi leurs devoirs celui d’égorger leurs semblables : on vit enfin les hommes se massacrer par milliers, sans savoir pourquoi ; et il se commettait plus de meurtres en un seul jour de combat, et plus d’horreurs à la seule prise d’une seule ville, qu’il ne s’en était commis dans l’état de nature durant des siècles entiers, sur toute la face de la terre. Tel sont les premiers effets qu’on entrevoit de la division du genre humain en différentes sociétés. »

Quand les développements nécessaires des connaissances humaines : la science, la découverte de l’imprimerie, les modifications économiques : production, commerce, etc…, reléguèrent la religion au second plan, l’État, représenté d’abord par le prince, puis par le gouvernement élu au suffrage des majorités : démocratie, obéissant aux mêmes nécessités : diviser pour régner, créa par l’éducation, par l’instruction, par la presse devenue un organe indestructible de la nouvelle vie des sociétés, une foi nouvelle, plus tangible plus conforme au positivisme ambiant : le nationalisme.

Diviser le monde en nations ; tout faire pour donner à chacune d’elles une physionomie particulière, un caractère spécifique ; lui donner une langue et une histoire ; des mœurs et une morale en opposition avec les expressions collectives des autres nations ; soutenir une presse et une littérature qui chantent les louanges des « qualités » de son pays, de sa nation, de sa race ; développer le sentiment de supériorité de domination, d’autorité ; tout cela pour aboutir à ce que chaque individu se sente une cellule du corps social, réel, positif, qu’est sa nation, la seule, l’unique, la divine Nation, celle que redoutent et envient toutes les autres nations. « Le patriotisme n’est pas seulement le dernier refuge des coquins ; c’est aussi le premier piédestal des naïfs et le reposoir favori des imbéciles. Je ne parle pas du patriotisme tel qu’il devrait être, ou tel qu’il pourrait être, mais du patriotisme que nous voyons en France et même partout, qui se manifeste dans toute son hypocrisie, toute son horreur et toute sa sottise depuis 30 ans. Et je dis que la constatation ci-dessus, dont on peut facilement, tous les jours, vérifier, l’exactitude, fait comprendre comment se recrutent les états-majors et les troupes qui constituent les légions du chauvinisme. Des naïfs et des imbéciles, je n’ai pas — grand chose à dire ; les premiers, dupes d’enthousiasmes irréfléchis et d’illusions juvéniles, arrivent souvent à se rendre compte, du caractère réel de la doctrine cocardière et sortent écœurés, de la chapelle où on la prêche ; les seconds : misérables êtres aux cerveaux boueux, forment un immense troupeau de serfs à la disposition d’un maître à forte poigne — ou à fort gosier — et porte leur patriotisme comme les crétins portent leur goitre. »

« Quant aux chefs, ce sont quelquefois des républicains, quelquefois des monarchistes, quelquefois les deux ensemble, ou bien ni l’un ni l’autre, Ce sont toujours des coquins. Le patriotisme n’est pour eux qu’une enseigne qui doit attirer la foule ; un décor derrière lequel ils pourront machiner à loisir les combinaisons de leur goût ». (G, Darien.)

Un de ces savoureux articles commis par G, de La Fouchardièrs, dans L’Œuvre, et rapporté dans son recueil « Au temps pour les Crosse », mérite ici, mieux qu’un rappel. « Le banquet annuel de la 139° section des médaillés militaires eut lieu dimanche dernier, à Orléans. À l’heure des discours, M. Misserey, président de la section, affirma, en termes excellents l’immense désir de paix qui anime les anciens combattants. Il ajouta que cette paix tant désirée ne pouvait être réalisée que par un seul moyen : le rapprochement franco-allemand et il opposa au principe de César : « Si vis pacem, para bellum », une autre formule, dont il n’est certes pas l’inventeur, mais qu’il y a toujours du mérite à répéter : « Si vis pacem, para pacem ». M. Misserey se rassit après avoir courtoisement porté la santé des invités de marque assis à la table d’honneur, et parmi lesquels se fit remarquer le général Rampont, commandant le 5e Corps. Le général Rampont se leva llorsque M. Misserey f u t assis. Il commença par affirmer qu’il n’était pas venu « pour « jeter de l’eau bénite de cour », puis prononça les paroles suivantes : « Je suis le premier à m’écrier : La paix soit avec nous ! Mais, en homme qui a vu et qui connaît, je dois le proclamer : Le peuple français possède une civilisation supérieure à toutes les autres ! L’Allemand est en retard d’un siècle sur nous, et le Russe de deux siècles ! N’oublions pas que nous avons des Barbares en face de nous : les Allemands et les Russes, sans oublier Mussolini, qui n’est pas notre plus grand ami ! Il faut prendre une assurance, comme les gendarmes contre les brigands : c’est notre année ! Soyez les collaborateurs de cette tâche difficile : le dressage du soldat ! Valeur et discipline ! Vive la France et vivent les morts qui sont morts pour nous ! » Après quoi, le brave général Rampont, pour achever l’infortuné M. Misserey, lui remit, au nom de la section, la croix du Nicham Iftikar (je vous jure que je n’invente rien : lisez la France du Centre du 13 novembre). Le général Rampont, commandant du 5e Corps, qui est un militaire selon mon cœur, un général tout d’une pièce comme Napoléon les faisait en série… Le général Rampont, en un langage bien français, a exposé une conception très romaine qui aboutit tout au moins à une simplification de la géographie. Rome, jadis, était le flambeau ou (pour reprendre l’expression du général Rampont) le gendarme de la civilisation… Autour de Rome, il y avait les brigands, les sauvages, les barbares, en un mot les autres… Rome s’occupa activement à dresser ses soldats pour civiliser les Barbares, qui furent amis, plus tard, à participer à l’apothéose de la civilisation, aux grands galas de la culture romaine, qui eurent lieu avec un éclatant succès dans les Cirques de la Rome impériale. Quand le général Rampont porte ses regards autour de lui, par-dessus les frontières, que voit-il ? Les Allemands, les Russes, les Italiens, c’est-à-dire les Barbares… Et encore, le général Rampont, respectueux d’une vieille consigne, est resté tourné vers l’Est, portant ses regards par-dessus les montagnes… Si, ayant fait demi-tour par principe, il s’était tourné vers l’Ouest, et avait porté ses regards par-dessus les mers, il eut découvert les Anglais, qui ne sont pas plus civilisés que les Allemands, et les Américains qui sont assurément moins cultivés que les Russes…

» Notre gendarmerie nationale aura-t-elle jamais assez de gendarmes pour mettre à la raison tant de brigands ? Et puis les paroles du général Rampont auront sans doute un écho au-delà des montagnes et des mers… Il se trouvera des généraux de la Grande Muette allemande, de la Grande Muette italienne, de la Grande Muette soviétique qui, pris d’émulation, se feront les porte-paroles de la civilisation et parleront de coloniser les Barbares de l’Ouest. Eh quoi ! direz-vous, tant d’émotion pour un discours prononcé chez un bistro d’Orléans ?

» Réfléchissez un peu… C’est toujours d’un coin paisible de province : d’Angers, de Sarajevo, de Bethléem, que sont parties toutes les grandes catastrophes du monde. »

En France, un quotidien porte en sous-titre « Organe du nationalisme intégral », et se dénomme L’Action Française. Rien ne rebute son nationalisme grassement payé par les partisans de l’ancien régime, en mal d’autorité à exercer, et les parvenus de la « Marianne » en mal de titres de noblesse. Ni le faux, ni le mensonge ne leur sont un obstacle. Aussi comme elle s’applique bien à eux cette page de « La Belle France », de G. Darien : « Vous avez assisté il leur comédie et écouté leurs boniments. Vous avez lu leurs journaux dans lesquels ils trouvent moyen d’entasser, chaque semaine plus de faux et de mensonges que n’en pourraient perpétrer les pontifes de l’État-Major dans une année bissextile… Mais, derrière ces histrions et ces pitres qui crient « vive la Patrie ! » derrière ces infâme ces fuyards, ces exemptés et ces pantouflards qui hurlent : « vive l’Armée » derrière ces Cottins frénétiques et ces Perrin-Dandin en ébullition, c’est toute la hideuse cohue de la réaction qui se dissimule, qui rampe. Derrière Coppée, c’est Esterhazy qui s’embusque, et le chaste Flamidien se cache derrière Lemaître. Toutes les bêtes féroces du Capitalisme, du Militarisme du Cléricalisme sont là, narines froncées sur leurs crocs, prêtes à sauter, griffes en avant, par-dessus les têtes des aigrefins dont les gesticulations les masquent. Ces bêtes fauves sont trop connues, trop haïes et trop méprisées pour oser se montre en personne, même sous une peau d’emprunt. Elles renonceraient même à se faire voir à chercher à ressaisir directement le pouvoir tyrannique, et se contenteraient de la puissance occulte que leur laisse la lâcheté publique, si elle ne trouvaient point une bande de coquins disposés à leur préparer les voies, s’offrant à leur frayer la route par des cabotinages de turlupins patriotiques. C’est simplement parce que ces coquins existent, parce qu’ils ont créé le nationalisme et s’en sont institués les chefs, que la réaction s’est résolue à rassembler ses forces et se tient prête à entrer en lutte ouverte avec les hommes qui veulent rester libres. Quand on aura endoctriné un nombre suffisant d’imbéciles, quand on sera parvenu à ramasser, par-delà la frontière, la carte blanche indispensable, les Boisdeffre, les Mercier et. les Esterhazv tireront leurs sabres, les Assomptionnistes empoigneront leurs crucifix plombés, et la Savoyarde du Sacré-Cœur commencera à sonner le tocsin de la nouvelle Saint-Barthélémy ; aussi, les Coppée et les Lemaître travaillent ferme à l’enrôlement des goitreux ; afin de se tenir en haleine, Coppée se fait donner de l’eau bénite par le père Du Lac, et Lemaître s’en fait jeter par Flamadien. Ce ne sont donc pas seulement des saltimbanques, complices plus ou moins conscients de criminels qu’ils ont pris à leurs gages ; ce ne sont pas seulement des paillasses qui jouent de l’orgue pour étouffer le grincement du surin qu’on aiguise ou les cris de la victime dont on scie le cou. Ce sont les racoleurs des assassins, ce sont ceux qui vont chercher les coupe-jarrets dans leurs repaires placés sous l’invocation de grands saints, comme saint Dominique, et leur mettent le couteau à la main. Ce ne sont pas les complices des meurtres qu’on prémédite ; ce sont ceux qui ont conçu le projet du crime, qui en ont préparé les éléments, qui en assurent le succès. Ce sont les vrais coupables, les plus vils, et ceux qu’il faut frapper d’abord. Ils savent ce qu’ils font ; sachons nous aussi, ce que nous avons à faire. Question de vie ou de mort. Ils rêvent de nous envoyer à Satory ou au Père-Lachaise. Envoyons-les à Clamart. »

Le Nationalisme, c’est cette stupidité, cette abjection et ce crime. Il a les porte-plumes, les porte-paroles et les porte-drapeaux qu’il mérite. Tout individu doué de bon sens et de dignité doit le dénoncer sans répit et sans trêve le combattre. La lutte est engagée entre le Nationalisme et l’Internationalisme. Ceci tuera cela. — A. Lapeyre.


NATURALISME n. m. du latin natura. Le naturalisme est, défini par Littré : « La qualité de ce qui est produit par une cause naturelle. » Bescherelle dit : « le caractère de ce qui est naturel, c’est-à-dire qui appartient à la nature. » Au sens philosophique, le naturalisme est « le système de ceux qui attribuent tout à la nature comme premier principe » (Littré), et qui repoussent l’idée de l’existence d’un autre principe en dehors d’elle. La nature est l’univers tout entier ; elle est matière et esprit indissolublement unis malgré toutes les arguties de la métaphysique qui prétend les séparer en s’appuyant sur la théologie, pour faire de l’esprit un principe distinct au-dessus de la nature. La science la plus récente déclare même que matière et esprit sont une seule chose, la matière étant esprit et l’esprit étant matière. La métaphysique voulant mettre l’esprit en dehors et au-dessus de la nature a imaginé le divin et a créé les mythes. Leur principal caractère est d’être inexplicable à la raison humaine ; mais, en même temps, la théologie prétend faire admettre à la raison ces choses qu’elle ne peut comprendre. C’est un véritable combat de nègres sous un tunnel.

Le naturalisme ne rejette pas le divin, mais il affirme, quand il l’adopte, qu’il ne peut exister que sous la forme panthéiste. Il ne peut être que dans la nature et l’occuper tout entière, dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand, dans le minéral et le végétal comme dans l’animal, dans la terre comme dans l’air et dans l’eau. Si le divin n’est pas ainsi et partout l’émanation de la nature, il n’existe nulle part. Le naturalisme n’est donc ni absolument athéiste, ni absolument panthéiste. Avec l’athéisme, il nie la divinité ; avec le panthéisme, il l’admet, mais ne la voit que dans la nature. Il est à la fois la philosophie et la religion de la nature, réunissant des systèmes d’apparences différentes et opposées, mais n’en acceptant aucun qui soit au-dessus du contrôle de la raison. Il est matérialiste ou spiritualiste suivant le point de vue qu’il adopte sur l’origine des êtres. Il est athéiste sans être matérialiste en niant Dieu sans nier l’esprit. Il est déiste sans être spiritualiste en reconnaissant Dieu dans la matière et, bien qu’il se confonde avec le réalisme, il peut être idéaliste s’il admet, ce qui est le cas dans la plupart des systèmes philosophiques, que l’esprit domine la matière. Lorsqu’il adjoint la Providence à la nature, il devient le surnaturalisme ou le supranaturalisme. Il passe alors dans le domaine des spéculations métaphysiques et théologiques qui échappent au contrôle expérimental. Enfin, il y a en théologie le naturalisme hérétique qui nie la nécessité de l’intervention divine dans les œuvres du salut et soutient que ce salut doit venir aux hommes de leur vertu et non de la grâce.

Depuis que, suivant le mot de Massillon, « la grâce supplée à la nature », la religion a rompu avec l’humain.

Toutes les variétés de formes du naturalisme se fondent dans l’immense creuset de la nature qui est son principe unique et exclusif, mais on comprend qu’elles lui donnent des aspects très divers qui multiplient son champ d’expérimentation. L’expérience naturaliste est la seule inattaquable en ce qu’elle s’appuie exclusivement sur des données positives. Tout ce qui porte l’étiquette du naturalisme est fondé sur le réalisme en qui est toute vie, toute vérité, toute beauté, pour qui a la sagesse de ne pas courir à la poursuite de béatitudes illusoires. « Il est rare que le rêve ait la beauté de la vie », a dit Élisée Reclus. Quand les hommes sauront le comprendre et ne plus chercher leur bonheur en dehors de la réalité, ils seront bien près de l’atteindre.

Naturalisme a pour synonyme Naturisme. Moins employé, ce second terme implique plus particulièrement l’idée de divinisation et de religion de la nature, C’est dans ce sens que nous considérerons le naturisme (voir ce mot) et verrons en lui le point de départ de toutes les religions humaines, même des plus spiritualisées.

C’est surtout dans la littérature et dans l’art, c’est-à-dire dans l’interprétation et la représentation des choses sensibles, que le naturalisme se confond avec le réalisme, par opposition à l’idéalisme qui perd la notion du réel ou ne le considère qu’à travers l’abstraction. Mais, même en littérature et en art, il ne faut pas voir, comme on le fait trop souvent, le naturalisme et le réalisme selon certaines formules ou certains procédés, étroits, limités, qui appartiennent à des écoles. Il en est du naturalisme comme de l’humanisme, du romantisme, du symbolisme, qui lui sont apparentés par tous les rapports qu’ils ont avec le réalisme. Chaque fois que des hommes s’emparent d’une idée pour en faire un système dans lequel certains s’installent pour en vivre comme un rat dans un fromage, ils l’émasculent, la pétrissent, jusqu’à ce qu’ils l’aient réduite à la mesure de leur médiocrité.

Le naturalisme est le foyer de toutes les connaissances positives ; il est le champ illimité de l’observation et de l’expérience. Le fameux mur devant lequel la science s’arrête et derrière lequel il y a Dieu, n’existe pas pour lui. Seul, il permet le contrôle qui fait de l’hypothèse une vérité démontrée. C’est ainsi que depuis des milliers d’années les théologiens, juchés sur leur mur hypothétique, cherchent vainement à vérifier l’hypothèse Dieu. Le naturalisme ne leur fournissant aucun moyen de vérification, ils demeurent dans l’hypothèse avec l’imposture de leurs affirmations métaphysiques. Le naturalisme est le seul terrain d’une science durable. Hors de lui, tout n’est que rhétorique, vanité, illusion, certitudes orgueilleuses et tyranniques qui sont sans base et s’écroulent un jour ou l’autre, ne laissant aux hommes que le souvenir d’erreurs trop souvent sanglantes et douloureuses. Le réalisme historique, dressé en face du plutarquisme, abonde en preuves de ce genre.

Le contact intime et profond des premiers hommes avec la nature fit inévitablement de leur premier art et de leur première littérature des manifestations naturalistes. On vit et on pense avec son milieu. Les premiers hommes vivaient dans la nature, leurs sentiments ne pouvaient qu’en être inspirés. C’est elle qui leur donna leur morale et leur esthétique. Lorsqu’après des siècles de spéculations de toutes sortes, la pensée humaine atteignit, dans le monde asiatique d’abord, dans le monde grec ensuite, ses plus magnifiques hauteurs, ce fut dans l’épanouissement le plus radieux d’un naturalisme qui proclamait la sagesse et la beauté en divinisant l’univers tout entier. La plus pure pensée, celle du stoïcisme, n’eut d’autre inspiration que celle de la nature. Ce fut la merveilleuse époque d’un humanisme qui, ne voulant que connaître l’homme, ne le cherchait qu’en lui-même, avec Socrate, et dans la nature, avec Lucrèce. L’humanisme avait alors tout son sens dans l’effort de l’homme pour « réaliser son idéal en force, en élégance, en charme personnel, ainsi qu’à se développer en valeur intellectuelle et en savoir… à se révéler dans toute la splendeur de sa personne. débarrassé des multiples entraves des coutumes et des lois. » (Élisée Reclus). L’humanisme n’était pas alors troublé par l’idée d’un Dieu « ombre de l’homme projetée dans l’infini » (R. de Gourmont), ni compliqué d’une casuistique rendant Platon et Aristote solidaires de tous les charlatans du surnaturel. Il était encore moins la doctrine vaseuse et sauvage par laquelle les Maurras, les Daudet et leurs disciples prétendent justifier leur nationalisme faussaire et décerveleur.

Il fallut le christianisme pour jeter une ombre maléfique sur le lumineux panthéisme antique, pour séparer le divin de l’humain, l’esprit de la matière, l’âme du corps, pour magnifier les creuses abstractions du surnaturel et légaliser leurs impostures, pour couvrir d’opprobre la nature, sa claire et vivante réalité, en déclarant que tout était mauvais en elle, que l’homme devait se laver de ses impuretés en pratiquant le culte de la mort, l’ascétisme, les mortifications, en renonçant à toute force créatrice et à toute personnalité. Malgré les contraintes de cette discipline étouffante, destructrice et criminelle, le naturalisme persista dans les formes vivantes de la pensée aussi bien que dans la vie populaire, en attendant que les révoltes de l’esprit lui ouvrissent le champ des sciences expérimentales. Dans la littérature et les arts du moyen âge, il tint en échec la scolastique qui voulait emmurer la vie, il l’obligea à recourir a cette symbolique abracadabrante qui prétend interpréter dans le sens des dogmes les manifestations d’une nature toujours triomphante.

La Renaissances marqua un triomphe éclatant du naturalisme sur cette scolastique. Elle brisa les barreaux de la cage médiévale, apporta l’air et la lumière dans cet in-pace ténébreux et donna son essor à la pensée moderne. Lentement, à travers les confusions créées par la multiplicité des courants spirituels, des interprétations métaphysiques et théologiques acharnées à faire l’union impossible de la raison et de la foi, de la liberté et de l’autorité, de la pensée et du dogme, parmi les embûches et les persécutions ecclésiastiques, malgré l’anathème et le bûcher, la science naturaliste imposa. ses expériences. Le naturalisme n’était plus sujet de sentiment, d’inclination, d’imitation esthétique ; il était dans l’étude scientifique, il offrait à l’expérimentation humaine le plus vaste et le plus riche des laboratoires, il allait la mener de plus en plus vers ce positivisme qui remplacerait, au xixe siècle, l’imagination pure et serait à la hase de la critique et de la science contemporaines.

La formation d’une aristocratie intellectuelle dévoyée, sortie de la Renaissance et dévouée au conservatisme social, créa un nouveau courant contre-naturaliste. Sous le couvert d’un humanisme édulcoré rallié au nominalisme contre le réalisme et qui allait se traduire par ce souci de « beau langage » dont Molière marquera si rudement l’hypocrisie dans des vers comme ceux-ci :

« Le moindre solécisme en parlant vous irrite,
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite. »


On aboutit aux conventions du classicisme. À l’anathème contre la nature, source du péché, s’ajouta le majestueux mépris du « bon goût » qui distingua les espèces nobles des roturières et trouva dans le cartésianisme la justification artificielle, et d’apparence scientifique, de la prétendue supériorité de l’homme pensant et sensible sur une nature mécanique dépourvue de pensée et de sensibilité.

Le « retour à la nature » du xviiie siècle fut conventionnellement sentimental. On mit une bonne volonté affectée à s’attendrir à la vue des bois, des fleurs, des animaux, quelquefois des hommes, quand il s’agissait des peuples primitifs d’Amérique, dont les récits des navigateurs vantaient les mœurs communistes. Ces attendrissements cachaient la plus complète sécheresse de cœur. C’est ainsi que le « bon roi » Louis XVI, et la cour, pleuraient sur le sort de Latude, mais tout ce monde le laissait « sur son fumier », à Bicêtre, mangé de poux, logé sous terre, et souvent hurlant la faim. (Michelet.) On attachait des rubans dans la laine des moutons, on allait en perruque poudrée et en robe à panier traire les vaches dans les étables de Trianon. Florian et d’autres poètes donnaient le ton de ces fadeurs sentimentales que Marie Antoinette appelait de la « soupe au lait ». Mais le jeu n’était pas toujours si innocent ; on raffolait dans les alcôves des Patagons ou des Marocains solides, capables de « prodiguer leurs embrassements vingt-deux fois dans une même nuit ». (Bachaumont.) Tout cela constituait le snobisme du temps. On était tellement convaincu de la supériorité des classes de droit divin qu’on confondait dans une même différence celles inférieures des paysans, des ouvriers et des animaux. On ne se rendait pas même compte de la portée révolutionnaire des Idées des Encyclopédistes qu’on répandait avec une complète inconscience. C’était le bal masqué sur un volcan, et tout le monde serait naïvement surpris quand le volcan ferait éruption en 1789.

Le mouvement romantique qui précéda et suivit la Révolution, continua le « retour à la nature ». Il fut à peine plus compréhensif devant le naturalisme. Les passions avaient emporté l’étiquette et le bon ton, comme il convenait en période révolutionnaire, mais les conventions romantiques étaient aussi loin de la réalité que celles du classicisme. Le romantisme qui réagit au nom de la liberté de l’art contre la littérature noble et contre ses règles, mit le drame bourgeois à la place de la tragédie ; il ne fit que changer de rhétorique et d’oripeaux comme la Révolution n’avait fait que changer la classe dominante. Le classicisme avait été l’expression de la puissance nobiliaire ; le romantisme fut celle de la bourgeoisie. (Voir Romantisme.)

Le Naturalisme, dont on a tout particulièrement donné le nom à une école littéraire de la seconde moitié du xixe siècle, a beaucoup plus que le romantisme rompu fil d’une idéologie périmée. Le romantisme avait eu des bases plus particulièrement littéraire ; celle du Naturalisme furent scientifiques et sociales. Les découvertes mécaniques avaient bouleversé les conditions économiques ; celles des laboratoires et de la critique ne modifièrent pas moins les connaissances et les idées. La vérité naturaliste s’imposa avec une force de plus en plus éclatante, malgré la résistance du vieil ordre conservateur et de la science empirique. Ses matériaux lui étaient apportés et ses étapes étaient marquées par les Auguste Comte, Darwin, Claude Bernard, en philosophie expérimental ; Hugo, Michelet, Quinet, Sainte Beuve, Taine, Renan, Fustel de Coulange, en critique et en histoire ; Cousin, Fourier, Proudhon, Marx, Bakounine, en sociologie. Son influence s’imposa de plus en plus en littérature et en art. En littérature, elle suivit une véritable gradation allant de Balzac à l’école naturaliste, dont Zola fut le principal représentant, en passant par Stendhal et Flaubert. Le naturalisme trouva dans le roman sa forme littéraire la plus caractéristique et la plus complète (voir roman). De même dans les arts, la peinture en particulier, il triompha en allant de Delacroix à Cézanne en passant par Courbet, Daumier, Corot, Manet et les impressionnistes (voir Peinture).

La poésie fut plus rebelle au naturalisme. Après avoir été particulièrement brillante dans la période romantique, elle s’attarda et se réduisit dans « l’art pour l’art » qui fut la forme des Parnassiens puis des Symbolistes. Le plus grand poète du siècle, Baudelaire, termina le romantisme et commença le naturalisme en dominant de très haut toutes les formules et toutes les écoles pour offrir leurs modèles à toutes. Mais si le Naturalisme n’a pas un Hugo, un Lamartine, un Musset, un Vigny, ni même un Béranger, sa poésie est dans sa prose où elle atteint les plus beaux vers.

Enfin, le théâtre résista longtemps au naturalisme. Il fallut une lutte très vive pour que celui-ci s’y implantât ; il ne l’a jamais complètement conquis, Il lui a cependant donné des Œuvres devant lesquelles le théâtre romantique s’efface de plus en plus. Par-dessus le romantisme, Becque, Courteline, Mirbeau, rejoignent Molière et Beaumarchais. Mais le panache reprend facilement sa place sur les tréteaux ; on l’a vu particulièrement dans le cas de M. Edmond Rostand, qui ne s’éleva pas au-dessus d’un Scarron et dont on a fait, par réaction anti-naturaliste et nationaliste, un Corneille et un Hugo ! L’hostilité demeure, au théâtre, contre un naturalisme qui ne se borne pas à d’enfantines révolutions de mise en scène, de costume, de diction, mais fouille les mœurs et déshabille l’hypocrisie conformiste de la société et des individus. L’Académie Française ne couronnera jamais l’œuvre d’un Henry Becque, et ce n’est pas la faute de la Comédie Française, dévouée aux Dumas fils, aux Sardou et à leurs coryphées actuels, si cette œuvre de Becque n’est pas, aujourd’hui, définitivement enterrée. Elle est, en tout cas, toujours suspecte, tenue pour amère, trop crue, par les gens qui ont su faire de leurs turpitudes une agréable saumure où ils évoluent et se sustentent socialement et sentimentalement avec l’aisance de poissons dans l’eau. Becque ne fut pas pour eux de ces auteurs complaisants qui acceptent de « sucrer leur moutarde ». (Voir Théâtre).

À propos de l’école naturaliste, nous n’entrerons pas dans la vaine dispute qui fait rechercher la part de naturalisme qu’il y a dans le romantisme de Balzac, chez Flaubert, ou en ce que Zola a conservé encore du romantisme. Seule la contribution à la vérité humaine et sociale qui est dans leur œuvres doit nous intéresser. Nous verrons alors combien un Hugo, une George Sand, un Mérimée, un Dumas, par exemple, ont été parfois plus véritablement naturalistes que maints réalistes actuels dont les élucubrations, systématiquement vicieuses, sont aussi fausses et aussi conventionnelles que celles systématiquement édifiantes de la littérature dite idéaliste. Car il ne suffit pas d’écrire dans vague argot, ni de dépeindre des ouvriers, des « apaches » ou des « gigolettes », pas plus qu’il ne suffit au théâtre de faire bouillir un vrai pot au feu sur un vrai poêle et de servir, dans des décors sinistres, des « tranches de vie » ou des « visions d’horreur », pour faire du naturalisme. Les ouvriers de Richebourg, Montépin, Decourcelles, sont faux, tout autant que les bourgeois des Feuillet et Ohnet, que les nobles des Sandeau, que les moralistes des Dumas fils, que les « gens bien pensants » dont les Bourget et Bordeaux racontent les pieuses cochonneries. Il y a une vérité humaine autrement puissante et émouvante, dans la pègre décrite romantiquement par Balzac et Hugo, que dans les « Jésus la Caille » et autres « Innocents » de M. Carco, figurants pour les « tournées des grand ducs » où des impresarios font les poches des provinciaux naïfs et des étrangers excités.

Mais même si le document est vrai, si le personnage est exact, il faut encore qu’il entre dans le cadre de l’art pour être digne d’être représenté même dans une pensée réaliste. Flaubert écrivait fort justement à Huysmans : « L’art n’est pas la réalité. Quoi qu’on fasse on est obligé de choisir dans les éléments qu’elle fournit. » Maupassant, en qui on a vu l’écrivain le plus caractéristique du Naturalisme, disait aussi : « Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision la plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. » Il ne disait pas : « Rien que la vérité et toute la vérité », car « raconter tout serait impossible, il faudrait alors un volume au moins par journée pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence ». Mais un choix s’impose, « ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité ». Et voici comment Maupassant voyait l’écrivain naturaliste : « Le romancier qui prétend nous donner une image exacte de la vie… prendra son ou ses personnages à une certaine époque de leur existence et les conduira par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera, de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques… Pour produire l’effet qu’il poursuit, c’est-à-dire l’émotion de la simple réalité, et pour dégager l’enseignement artistique qu’il en veut tirer, c’est-à-dire la révélation de ce qu’est véritablement l’homme contemporain devant ses yeux, il devra n’employer que des faits d’une vérité irrécusable et constante. » C’est ainsi que Maupassant opposait l’œuvre du romancier naturaliste à celle du romancier appelé « idéaliste » qui « transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante », et qui doit pour cela, « sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir… le conduire au dénouement par une série de combinaisons ingénieuses. » Ce dénouement « est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l’intérêt, et terminant si complètement l’histoire racontée qu’on ne désire plus savoir, ce que deviendront le lendemain les personnages les plus attachants. » Le naturalisme n’est pas plus dans le parti-pris d’exhibitionnisme qui fait choisir ce qui est le plus canaille, le plus monstrueux ; le plus malsain, qu’il n’est dans les contes à dormir debout dont la camomille procure aux personnes sensibles des nuits apaisées et des rêves roses.

Maupassant disait encore : « Les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des illusionnistes. Quel enfantillage de croire à la réalité, puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de vérités qu’il y a d’hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race. Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer. » (Préface à Pierre et Jean.)

Tous les grands créateurs des formes de la pensée humaine ont été des réalistes en ce qu’ils ont cherché la vérité dans la réalité, et ils ont été des idéalistes en ce qu’ils ont vu cette vérité dans sa beauté, sans souci d’aucun système. Qui fera la part du réalisme et de idéalisme dans l’œuvre de l’antiquité où tant de figures idéales se meuvent dans la plus ordinaire et parfois la plus basse réalité ? Qui fera aussi cette part chez un Rabelais, un Shakespeare, un Gœthe, un Hugo, un Delacroix, un Balzac, un Wagner, un Baudelaire, un Ibsen, un Tolstoï ? Dans les arts, quels sont les plus grands artistes de tous les temps, sinon ceux qui n’ont pas perdu le contact de la nature, ont puisé en elle leur génie et, même dans la figuration du divin, ont magnifié l’humain ? « Il est plus facile de dessiner un ange qu’une femme : les ailes cachent la bosse », disait Flaubert. Les plus grands peintres, depuis Giotto et ses disciples jusqu’à Cézanne, sont ceux qui, non seulement se sont inspirés de la nature, mais qui ont peint des femmes et non des anges, ont été des réalistes passionnés Espagnols Caravage, Velasquez, Goya. Delacroix, qui a été dans la peinture l’artiste le plus représentatif du romantisme, n’a-t-il pas été un précurseur de l’impressionnisme, lui qui disait : « Je considère l’impression transmise à l’artiste par la nature comme la chose la plus importante à traduire » ? Baudelaire, en citant cette phase, a remarqué : « C’est à cette préoccupation incessante de l’impression qu’il faut attribuer les recherches perpétuelles de Delacroix relatives à la couleur. » Bien avant Delacroix, de Vinci et d’autres avaient eu cette préoccupation de l’impression et de la couleur.

En littérature, Stendhal, ce « hors cadre », cet indépendant que rejetaient toutes les boutiques littéraires et qui s’écartait de toutes, déclarant, comme Berlioz en musique, qu’on ne le comprendrait que cent ans après, fut souvent d’un réalisme cruel, dépouillé de tout voile, dans sa haine de l’improbité sentimentale et intellectuelle de son « siècle menteur », Il écrivit notamment ces lignes comme épigraphe à sa Chartreuse de Panne : « Le roman est un miroir qu’on promène sur une grande route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa botte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir insulte, la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier et, plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. » Vingt ans avant l’école naturaliste, Stendhal répondait ainsi par avance, à ceux qui accuseraient Zola et ses amis d’être « scatologues ». D’autre part, quelle force de réalisme n’y a-t-il pas dans l’œuvre de Léon Cladel, le plus magnifiques des derniers romantiques ? Il a écrit la plus vivante épopée des pâtres, des « bouscassiés », de tous les hommes de la terre confrontés à la puissance et à la fureur des éléments. Mi-Diable, Kerkadec, Ompdrailles, Pierre Patient, Celui-de-la-Croix aux Bœufs, les Va-nu-Pieds, sont de simples hommes, et ce sont des héros d’Homère qui possèdent l’âme de Virgile. Ils sont comme R. Burns dont Carlyle à écrit qu’il « marchait derrière sa charrue dans un rayon de gloire. »

La réaction du réalisme contre le classicisme, commencée par le romantisme et soutenue scientifiquement et socialement par le positivisme, aboutit à partir de 1850 au Naturalisme proprement dit. Il se manifesta d’abord dans la peinture. Ce fut Courbet qui essuya les plâtres, lorsqu’en 1850 il exposa au Salon l’Enterrement d’Ornans, les Paysans de Flagey et les Casseurs de pierres. Ce fut un tollé, même chez les romantiques, contre le réalisme de Courbet. Un critique, M. Paul Mauz, écrivit entre autres : « L’Enterrement sera dans l’histoire de l’Art moderne, les colonnes d’Hercule du Réalisme. On n’ira plus au-delà, et ce tableau, leçon durable et aisément comprise, demeurera désormais pour ceux qui viendront, un avertissement. » Courbet accepta l’épithète de « réaliste » dont on prétendit l’accabler, mais sous réserve, en ce qui comportait les interprétations tendancieuses qu’on donnait déjà au réalisme. Il l’admettait comme reproduction exacte, sincère et sans idéal de la nature et du milieu social, pour réagir énergiquement contre l’idéalisme outrancier qui faisait fi de toute vérité, et même de toute vraisemblance. Ses Casseurs de pierres montraient sur la toile la condition ouvrière dans sa réalité nue et cruelle : l’homme réduit dès son enfance à l’état de machine et arrivant à la vieillesse exténué par le travail. On n’imaginait pas qu’un peintre s’appliquât à rendre la misère ouvrière aussi subversive ; cette toile soufflait la révolte. On reprocha encore plus à Courbet de « barboter dans les ruisseaux fangeux du réalisme » lorsqu’en 1857 il exposa les Demoiselles des bords de la Seine. On vit des « filles publiques » dans ces femmes qui reposaient tranquillement sur l’herbe, près de la rivière. Depuis, la Ville de Paris a acheté cette œuvre, et elle ne scandalise plus personne.

Courbet fut l’objet des critiques les plus injustes et les plus agressives. Tout ce qui était académique, tous les avortons et tous les tartufes intéressés à dissimuler leurs monstruosités et leurs vices, tous les impuissants et tous les charlatans furent pris, contre lui, d’une rage féroce excitée par sa persistance dans la voie où il s’était engagé, et surtout par son succès grandissant auprès du public et des nouveaux artistes. D’audace en audace, le réalisme soutenu par Courbet, Corot, Daumier, Manet et d’autres, arriva à l’impressionnisme dont les premiers maîtres furent Monet, Sisley, Degas et Renoir. Les « Colonnes d’Hercule du Réalisme » étaient déjà loin en arrière dans l’océan qu’elles avaient ouvert au lieu de le fermer. Qu’auraient dit M. Paul Mauz et les délicats qui ne barbotent que dans la fange parasitaire, parfumée et bien pensante, devant les gosses affamés, les femmes éreintées par le travail, les ouvriers farouches, les pauvres putains misérables de Steinlen, et devant son « trimardeur galiléen » mis à la porte des églises riches où paradent les Christ bien peignés, roses et souriants qui offrent leur « sacré cœur » comme un bouquet aux belles péchere-sses ?

La pensée positive de « l’évolution qui emporte le siècle et pousse peu à peu toutes les manifestations de l’intelligence humaine dans une même voie scientifique » (E. Zola), avait trouvé sa forme d’art. Taine et Proudhon lui apportèrent celle de la critique, et les théoriciens socialistes en proposèrent l’aboutissement social. Sous le titre du Naturalisme, cette révolution positiviste trouva son expression littéraire après qu’Émile Zola l’eût formulée en s’inspirant de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, de Claude Bernard.

La théorie de Zola, trop étroitement exprimée, serait dépassée magnifiquement dans son Œuvre, mais elle serait prise, au contraire, dans un sens encore plus étroit par la foule des gens perfides qui affecteraient d’y voir le parti-pris de la vulgarité et de l’ignoble choisis tout spécialement. Or, si l’on regarde les gens que le Naturalisme soulevait, les élégances de la cour impériale, véritable lupanar où s’exerçaient toutes les formes du proxénétisme, les imbéciles fêtards du Jockey-Club sifflant Tannhauser et Henriette Maréchal, mais applaudissant Thérésa, « cette Polymnie du ruisseau » (L. Tailhade), les Pinard qui requéraient contre Flaubert et Baudelaire, mais collectionnaient des cartes transparentes, on a une idée de l’espèce d’idéalisme qui pouvait inspirer cette tartuferie trop bien achalandée. Si Courbet fut poursuivi avec une rare violence, cela jusque dans l’exil, Zola ne le fut pas moins. Tous deux furent des artistes réformateurs et des citoyens en révolte ; leur histoire fut la même. Pendant que le communard Courbet était condamné à payer les frais de réédification de la colonne Vendôme, monument provocant d’idolâtrie nationaliste qu’il avait fait abattre, un Meissonnier — qui s’intéresse encore à ce bonze officiel ? — refusait ses tableaux au Salon par représailles patriotiques, et M. Sarcey faisait couler sur lui cette bave des lâches qu’il avait déjà répandue sur les Communards vaincus. Zola, défenseur de la justice et de la vérité, subit et brava de son côté, non seulement les haines — il les connaissait depuis longtemps — mais aussi la fureur sauvage du nationalisme déchaîné qui ne reculait devant aucun faux et aucun assassinat. Tous deux : Courbet et Zola, sont aujourd’hui honorés officiellement. Les gens de gouvernement, qui ne cessaient pas de poursuivre les Courbet et les Zola de leur vivant, leur rendent ensuite, quand ils sont morts, des hommages grandiloquents aussi ridicules que furent odieuses leurs persécutions ; et les Académies regrettent alors, comme l’Académie Française au lendemain de la mort de Molière, qu’ils soient « au nombre de leurs maîtres sans avoir été au nombre de leurs membres. »

À tous deux, Courbet et Zola, il fallut des âmes bien trompées pour résister à l’assaut des imbéciles et des gredins, mais peut-être encore plus pour demeurer impassibles devant l’incompréhension et l’hostilité irréfléchie d’hommes, qui étaient plus près d’eux que de leurs ennemis par leur talent et leur esprit, et qui auraient dû les comprendre et les défendre. C’est ainsi qu’à la suite de la publication de La Terre, cinq des amis de Zola l’accusèrent, dans un manifeste paru au Figaro du 18 août 1887, d’être « descendu au fond de l’immondice » et déclarèrent repousser l’homme qu’ils avaient « trop fervemment aimé » !… Zola, avec une belle santé et une parfaite quiétude, avalait ce qu’il appelait son « crapaud quotidien ». Il écrivait sur ce crapaud — identifiant bien à tort ses ennemis à une bien innocente bête — : « Ah ! vous ne savez pas quelle belle vigueur il m’apporte depuis qu’il est entré dans ma vie ! Jamais je ne travaille mieux que lorsqu’il est plus particulièrement hideux et qu’il sue davantage le poison. Un vrai coup de fouet dans tout mon être cérébral, une poussée qui me remonte, qui me fait m’asseoir passionnément à ma table de travail avec le furieux désir d’avoir du génie !… Je lui dois certainement la flamme des meilleures pages que j’ai écrites. » Un Courbet pouvait-il, sans éclater de rire, se voir appelé « Grosse Courge » par un ruminant apoplectique comme M. Sarcey ? Et n’était-ce pas pour Zola un véritable honneur, plus enviable que cette « légion d’honneur » dont on le jugeait indigne, que d’être traité de « sale juif ! » par un Drummont ou un Arthur Meyer, de « Traître ! » par un Estherazy ou un Mercier, de « Grand Fécal ! » par un Léon Daudet ou un Maurras, d’entendre hurler contre lui, comme un Christ aux outrages, les meutes nationalistes et de recevoir leurs crachats ? Car, derrière l’opposition anti-naturaliste déchaînée contre Courbet et Zola, c’était tout le prétendu idéalisme, si bassement réa liste dans la poursuite de ses intérêts, dans la satisfaction de ses appétits, dans l’étalage de son puffisme, de toute la réaction conservatrice, capitaliste, militaire et cléricale, qui se manifestait. D’abord de caractère artistique, l’opposition prit son véritable visage contre Courbet, à l’occasion de la Commune, contre Zola, à propos de l’affaire Dreyfus. On ne put plus douter des mobiles qui la guidaient. Toujours, le naturalisme a eu contre lui les falsificateurs de la vie et les exploiteurs de l’humanité.

Selon les caractères et les tempéraments de ses représentants, le Naturalisme eut des aspects divers. Si l’on s’en tient à la véritable littérature, en écartant la putréfaction du réalisme exhibitionniste exploité par des Alphonse n’ayant pas même l’excuse de savoir écrire, ses deux pôles sont : d’un côté Maupassant et l’autre Huysmans. Entre-eux, les Goncourt, A Daudet, Zola, C. Lemonnier, Mirbeau, J. Renard, Courteline, Ch.L. Philippe, l’enrichirent d’œuvres fortement originales. Maupassant a écrit, comme nous l’avons vu, la formule littéraire la plus parfaite du naturalisme ; il lui a apporté, en même temps, un style vigoureux, clair, remarquablement soigné, selon l’enseignement de ses maîtres Bouilhet et Flaubert, et supérieurement approprié. Maupassant n’a pas animé les grands ensembles de Zola et donné un caractère collectif à l’individuel placé dans son cadre professionnel ou dans sa classe. Il n’a pas, non plus, dégagé par des types généraux le social de l’humain de plus en plus emporté, amalgamé, dépouillé de toute individualité par la mécanisation. Bel Ami, par exemple, est un type fort répandu ; mais il conserve une personnalité que n’a pas Coupeau, confondu dans le troupeau anonyme des alcooliques. Maupassant a vu plus profondément l’humain dans le particulier, et il en a fait l’analyse ; Zola l’a observé dans la foule, et à en a donné la synthèse. En même temps Maupassant a exprimé la joie de vivre, la joie charnelle, la joie physique qui ne se rassasie pas de tous les dons de la terre et du soleil et qui fait le fond du robuste et sain optimisme naturaliste.

Chez Huysmans, le Naturalisme eut un tout autre aspect. Au débordement éclatant de la vie, des instincts et des passions se heurtant avec une violence animale et une franche amoralité, Huysmans substitua la recherche du maladif, du taré, du compliqué, de l’anormal, du hors-nature et du contre-nature qui n’en sont pas moins dans la nature. Celle-ci n’intéressa Huysmans que « débile et navrée » ; il la montra telle dans ses premiers romans. Les êtres et les paysages y participent de cette désolation. C’est ainsi qu’il la dépeignit encore dans l’artificiel où il voyait « la marque distinctive du génie de l’homme » ; lorsqu’il chercha le surnaturel, ce fut dans le satanisme qu’il le trouva, Ayant adopté le catholicisme, il ne vit en lui que la souffrance, la douleur, la laideur. Nul plus que lui n’a senti, nul n’a mieux dépeint, le vide et la fausseté de l’art religieux, nul ne s’est moins laissé prendre à la fantasmagorie de sa mise en scène et n’a jugé avec plus de mépris les boutiques de la « bondieuserie ». L’optimisme qui trouve dans la nature et dans l’homme la source de tous les espoirs et de tous les perfectionnements, s’est vu opposer par lui le pessimisme d’un croyant qui n’a pas même confiance dans la justice de l’au-delà auquel il aspire. Il a fini dans la désolation mystique comme il avait commencé dans la désolation réaliste. Pour le service de ce naturalisme bien spécial, Huysmans s’était fait un style tout particulier, rigoureusement personnel, supérieurement artiste, mais aussi compliqué et recherché que celui de Maupassant était simple et clair. Si tous deux détestaient le « lieu commun », Maupassant savait le rejeter avec une aisance naturelle. Huysmans s’appliquait à l’éviter par l’emploi du mot rare, de la forme archaïque et parfois tarabiscotée, mais toujours imagée, forte et juste. Quand on considère la littérature décadente qu’à produite l’imitation de Huysmans et qu’a alimentée la névrose anarcho-catholique de la fin du xixe siècle, on se demande si Huysmans n’a pas voulu mystifier ses confrères pour qui il n’avait aucune sympathie, et ces « christicoles » qu’il détestait pour leur pharisaïsme et leur esthétique de « marchands de saindoux ». Dans le monde catholique, Huysmans a été un aristocrate de l’esprit, un artiste sincère et véridique qui a scandalisé le troupeau de la « bondieusarderie » spirituelle et mercantile ; il a eu une clairvoyance trop savante et trop subtile pour les grossiers usuriers du divin et les escrocs de l’aveugle simplicité à qui le ciel est promis ; Son ascétisme sincère ne prêchait pas l’abstinence en chaire pour pratiquer la gloutonnerie à table. Aussi fut-il suspect à tous, comme le sont tous ceux qui disent la vérité à l’Eglise et à ses gens, depuis Veuillot qui lui faisait « assavoir dans l’Univers que l’écrivain qui ne pense pas comme tout le monde est un monstre d’orgueil », jusqu’aux beaux esprits ecclésiastiques qu’inquiétait une conversion qui « tenait », en passant par tous les ignorantins pour qui la bêtise est la meilleure voie de la grâce. Mais même converti, Huysmans restait naturaliste, écrivant des choses comme ceci : « Les Feuillet ont fait plus de mal, selon moi, que tous les Zola. L’inconnu de l’amour tel que le présentent les romans spiritualistes, est un tremplin de rêvasseries romanesques qui les fêle. J’ai vu cela. La gaze est un excitant. Elle cache le fruit défendu que l’on cherche et ça tourne à l’obsession qui n’existerait pas si l’on montrait les choses tout uniment. » Et il se moquait des « bons apôtres » qui signalaient ses livres à l’Index « pour avoir dit qu’il fallait montrer les vices pour en suggérer le dégoût et en inspirer l’horreur. »

Entre Maupassant et Huysmans, Zola a été la figure la plus représentative du Naturalisme, Non seulement il a formulé les théories de l’école et soutenu le poids des polémiques les plus vives dont elles ont fait l’objet, mais il en a été l’écrivain le plus puissant et le plus fécond. Nous ne ferons pas ici sa biographie et l’étude de son œuvre ; les ouvrages abondent qui peuvent être consultés à ce sujet. Nous dirons seulement que le naturalisme littéraire contemporain n’a pris toute son importance que par la grandeur de son œuvre qui brave le temps aussi bien que celle de Balzac et de Flaubert. D’autres ont été plus artistes, tels Maupassant et Huysmans ; un Camille Lemonnier a été plus lyrique ; aucun n’a possédé une telle puissance d’évocation des masses, de leurs sentiments, de leurs mouvements, de toutes les manifestations de la vie collective. Il a fait du roman une véritable épopée du labeur tant de la nature que de la foule humaine. Il n’a reculé devant aucun sujet ni détail réalistes, — ce qui lui a valu d’être traité de « scatologue » par des onanistes intellectuels, — mais il s’est élevé jusqu’à l’idéalisme anticipatif d’une société future réalisant, par le travail selon Fourier et dans la fécondité de la terre et de l’espèce humaine, la justice sociale. Idéaliste, Zola fut encore plus vilipendé que réaliste, la justice étant une chose encore plus détestable que la scatologie pour les profiteurs du désordre social.

Réaliste ou idéaliste, l’œuvre de Zola est essentiellement naturaliste parce qu’elle est pénétrée, dans toute su substance, d’un magnifique et clair humanisme qui fait s’évanouir au-dessous de lui toutes les cafardises académiques et nationalistes, Octave Mirbeau a écrit sur Zola : « Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite, parce qu’elle était belle et nue, parce qu’au mensonge poétique et religieux elle opposait l’éclatante, saine, forte vérité de la vie, et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de la raison, On le traqua comme une bête fauve, jusque dans les temples de justice. On le hua, ou le frappa dans la rue, on l’exila : tout cela parce qu’au crime social triomphant, à la férocité catholique, à la barbarie nationaliste, il avait voulu, un jour de grand devoir, substituer la justice et l’amour. » (La 628-E 8, p. 95). Lorsqu’il atteint ces hauteurs : vérité, réalité, science, raison, le naturalisme ne se distingue plus de l’humanisme et du romantisme ; il se fond avec eux. Lorsqu’un homme parvient à cette foi et à ce courage pour défendre la justice et l’amour contre le crime social, ses instruments et ses bénéficiaires, il n’est plus d’une école, d’une époque, d’un pays ; il appartient à la pensée universelle, à tous les siècles, à toute l’humanité. Par delà le système de l’école naturaliste dont l’étroitesse n’a enchaîné que des disciples inférieurs, l’œuvre de Zola, s’évadant de sa formule scientiste et se répandant à toutes les formes de la vie, a atteint cet humanisme supérieur qui dépasse tous les idéalismes, où l’homme, magnifié par son propre effort, devient véritablement la conscience de la nature.

Il n’est plus, aujourd’hui, de science qui puisse s’abstraire du naturalisme. On peut en écarter un matérialisme qui a fini son temps en ce qu’il niait l’esprit ; on doit non moins écarter un spiritualisme qui est tout aussi périmé en ce qu’il sépare l’esprit de la matière et le met au-dessus d’elle. Les deux sont indissolublement unis dans la nature et dans les êtres sous les formes de l’énergie. Le naturalisme ne peut donc plus être matérialiste au sens étroit de ce mot ; il ne peut davantage voisiner avec un surnaturalisme dont l’imposture, inadmissible à la raison, est de plus démontrée par l’expérience. La concept ion d’un Dieu indépendant et maître de l’univers est aussi absurde que celle du néant ou celle de l’inertie d’une partie quelconque de cet univers. Ce peut être un jeu du snobisme de « croire parce que c’est absurde » ; il n’est plus possible à la raison de s’accorder avec cette mystification métaphysique. On a vainement cherché à réatteler la raison à la vieille carriole thomiste par toutes sortes de subterfuges ; on n’aura pas plus de succès en voulant l’annexer à ce « nouvel humanisme » pseudo-scientifique, à l’usage des esprits délicats à qui répugnent le « laïcisme français » et le « barbare athéisme bolchevique ». (M. Gillouin, Nouvelles Littéraires, 18 avril 1931.) Ce prétendu « humanisme » n’est qu’un résidu fort avarié des méthodes de dressage à l’usage des prétendues élites appelées à commander dans l’état social. Il sent trop l’orthodoxie des encycliques contre les « vilains fétiches du libéralisme » ; il montre trop l’oreille de la politique papaline qui a l’insanité de voir en M. Mussolini « un homme envoyé par la Providence » ! et la matraque des décerveleurs qui hurlent « Vive le roi ! » et « À bas les Juifs ! » L’expérience historique nous a trop appris quelle espèce de monstre — inquisition et bûcher — engendre le singulier accouplement de la « raison » et de la « sainteté » que M. Gillouin essaie de provoquer aujourd’hui pour servir à son « nouvel humanisme ».

L’école naturaliste, sinon le naturalisme qui a derrière et devant lui l’éternité de la vie, est morte de la banqueroute républicaine précipitée la débâcle du dreyfusisme et consommée par la guerre de 1914. Une autre école s’est présentée qui n’en fut qu’un bien anémique rejeton, malgré le ton bouillant de ses proclamations, la juvénile ardeur avec laquelle elle se proposait de changer la face du monde par une nouvelle esthétique. Ce fut l’école naturiste aux environs de 1900. Il serait cruel d’insister sur son avortement. Après avoir annoncé la « Révolution comme origine et comme fin du naturisme », (M. de Bouhélier), les « rédempteurs » que nous offrait cette école finissent aujourd’hui dans l’admiration de feu Clemenceau !…

Nous ne présenterons pas les faisandages du futurisme, du dadaïsme, du surréalisme, qui suivirent, comme des manifestations naturalistes. Au contraire. Nous ne les mentionnons que pour donner l’idée du genre d’art et de littérature que pouvait produire l’acquiescement à la greffe et à la réaction bourgeoise politico-religieuse. Encore plus bruyante que le Naturisme, les manifestations lie de M. Marinetti et de ses disciples furent de la vaseuse loufoquerie en attendant de devenir une adhésion sociale au fascisme. Elles furent plus éphémères. Aujourd’hui on a le Populisme. Il est sorti du cinquantenaire des Soirées de Médan qui a fait redécouvrir le naturalisme à quelques littérateurs incertains de leur voie. Il s’annonce contre la littérature « petite secousse » et « mouvement de menton patriotique » que les disciples de feu Barrès entretiennent pieusement pour des fins patriotiques et mercantiles. Attendons le populisme à ses œuvres. Jusqu’ici il a commencé par où les littératures finissent, par la fondation d’un prix offert aux ambitieux de la loterie littéraire. Ce n’est pas un bon signe.

Attendons aussi à ses œuvres l’art prolétarien qui, s’il peut exister dans la décomposition sociale actuelle, ne pourra qu’être une manifestation naturaliste. Mais il a, pour le moment, à se dégager de la confusion bolchevique où il est plongé.

Le vrai naturalisme ne prendra réellement sa place, toute sa place, que lorsqu’il sera l’expression d’une véritable humanité qui fera l’homme libre, conscient de ses forces, de ses droits et de ses devoirs, pour réaliser une vie harmonieuse au sein de la nature. C’est dire qu’il n’a pas fini de subir l’assaut des mystagogues et de tous ceux qui prospèrent dans le parasitisme social. — Édouard Rothen.