Encyclopédie anarchiste/Peinture
PEINTURE n. f. (du latin pictura, même sens). — Introduction. — On peut, d’une façon générale, désigner par le mot peinture tout emploi d’une matière colorante sur une surface ou sur un modelé, dans un but de figuration symbolique ou de simple ornementation. D’une façon plus étroite, ce terme est réservé à la représentation, par la couleur, des objets, des images de la vie, et, par cette représentation ou son simulacre, à l’expression des sentiments, des passions, des comportements individuels ou collectifs de l’homme, et d’abord de celui qui s’exprime, l’artiste. Les procédés mécaniques ne peuvent donc pas entrer dans cette définition. A la suite de préoccupations et de recherches nécessitées par des perfectionnements ou des reculs de la technique, la représentation expressive et symbolique des images a pu, dans certaines circonstances, faire place, plus ou moins complètement au simple jeu des rapports de couleur et à leur prestige.sur les sens ; le but a cédé devant le moyen.
Les phases de l’évolution de la peinture oscillent, très généralement, entre deux ordres de préoccupations ou de tendances : l’expression et la décoration, plus ou moins distinctes ou mêlées selon les tendances générales d’une race, d’une époque, ou les tendances particulières des artistes ; les unes et les autres étant en partie déterminées par les conditions générales de la vie économique et sociale et de la vie spirituelle et morale, mais tout autant par la nature, la possibilité d’adaptation et la connaissance d’usage des matériaux qui servent à l’élaboration de l’œuvre d’art, c’est-à-dire par les conditions de la technique. Et les grandes époques d’art, les grandes réalisations de l’art sont celles où les deux tendances se fondent sans qu’il soit possible de les distinguer, car, à vrai dire, le souci de l’expression n’est sensible qu’au prix d’une certaine défaillance de la technique et les recherches de la technique ne deviennent apparentes qu’au prix d’une certaine défaillance de l’inspiration.
Autour de ces préoccupations maîtresses se développent, plus ou moins, les préoccupations de ligne, de couleur, de modelé ou volume, de lumière et d’espace. Ce sont les variations de rapports de ces diverses préoccupations qui permettent de différencier les styles et les écoles. Un style n’est pas autre chose que l’utilisation d’une matière aux besoins, aux tendances, aux idées et au goût d’une région, d’une époque, d’une société, ou d’un artiste, compte tenu des lois particulières à la matière employée. Aux artistes de découvrir ces lois, de pousser la découverte au delà des sentiers battus. Il n’est pas un grand artiste qui n’ait, en quelque manière, par enrichissement ou par simplification, modifié la technique de son art et entraîné, dans un certain sens, l’évolution de cet art après lui. Nous pouvons même dire que l’influence d’un artiste se mesure bien plus par les modifications qu’il a apportées à la conception technique de son métier que par les conceptions idéologiques dont semblent témoigner ses interprétations de la vie. Mais pour qui sait aller plus loin que l’apparence, c’est dans ses interprétations techniques que peut se lire le mieux sa conception de la vie.
Cette position relative des éléments constitutifs de l’œuvre d’art et la prédominance accordée à la réalisation technique sur le « sujet » montre que l’on distingue à tort le fond et la forme, l’invention et l’expression. Ils se confondent, et il n’y a pas d’art qui se contente d’inventions. Comme l’ont dit les plus anciens sages, aucune chose n’existe tant qu’elle n’a pas été nommée. La réalisation artistique c’est ce qui donne un nom à l’invention, ce qui l’appelle à l’existence.
Cette position de vue permet de comprendre que, pendant tant de siècles, un art comme la peinture ait pu vivre autour d’un nombre très restreint et indéfiniment répété de motifs. Elle explique que nous puissions considérer cent interprétations, à peu près identiques dans le fond, d’une même apparence, mais qu’une entente particulière de la densité, de la résistance, de la statique ou des vibrations de la forme et de la couleur, un sens particulier de la lumière et de l’espace suffisent à différencier. La juxtaposition de deux taches, la justesse ou la nouveauté d’un rapport, nous sont des témoignages plus probants de l’authenticité d’un peintre que des recherches ou des intentions qui n’ont à figurer que pour mémoire dans l’histoire de la peinture.
Mais la qualité de la matière ne suffit pas davantage et seule à conditionner l’œuvre d’art. Les réalisations techniques n’impliquent pas nécessairement la richesse de la matière ou le développement des procédés industriels. Certaines époques, certaines sociétés, très riches, très développées industriellement, n’ont produit que peu d’œuvres d’art ou des œuvres inférieures. Par contre, aux mêmes époques d’autres peuples, ou les mêmes peuples à d’autres époques ont, dans des conditions économiques défavorables, avec des instruments défectueux, réalisé des œuvres d’art parfaites. La perfection de la peinture n’est donc relative ni au sujet seul, ni à la seule matière ; elle est l’adaptation relative des moyens d’expression à la chose exprimée.
De ce point de vue relatif, l’histoire de la peinture doit tenir compte : 1° de la nature et de l’emploi des surfaces ou des objets sur lesquels la peinture a été appliquée ; 2° de la nature et de l’emploi des couleurs et des produits employés pour les combiner ; 3° de la nature et de l’emploi de l’instrument et de l’adaptation de la main. Car la peinture est d’abord ouvrage d’ouvrier, et l’histoire de la peinture ne peut être considérée indépendamment de l’histoire générale du travail humain.
Toutefois on ne peut l’envisager indépendamment des conditions de la vie spirituelle des civilisations, considérée sous le double aspect de révolution ou de la stagnation des institutions et de l’épanouissement ou de l’étouffement des individus. Les événements politiques, à moins qu’ils n’aient été accompagnés de vastes transformations sociales, n’ont que peu d’importance pour l’évolution de la peinture. Des événements d’ordre privé en ont souvent davantage. Dans les périodes de gouvernement personnel, une mort, un déplacement, le changement de goût, d’idées morales ou religieuses de la personnalité dirigeante peuvent avoir, dans une continuité politique parfaite, plus d’importance pour la vie de l’Art qu’une Révolution. Dans les périodes de gouvernement républicain, qui oscillent toujours entre l’oligarchie théocratique ou financière et l’ochlocratie (dite démocratique), à moins qu’elles ne les combinent profitablement, c’est aux conditions économiques qu’appartient l’influence déterminante.
Ceci posé, et toutes réserves faites sur l’interprétation de certaines formes de la peinture qui se présentent à nous en vestiges isolés, nous allons passer en revue les grandes manifestations de la peinture considérée comme moyen d’expression et d’ornement de la vie des hommes et de leur conception caractéristique d’une « formule » universelle, logique, harmonieuse, c’est-à-dire esthétique, d’arrangement des éléments qui les entourent. Nous ne cherchons pas à donner un exposé historique sans lacunes. Ce qu’il nous importe de dégager, ce n’est pas la série complète des écoles, mais seulement les phases de la continuité artistique susceptibles de contribuer à une connaissance positive de l’homme, comme elles ont contribué au développement de l’espèce par le perfectionnement des individus. I. La Préhistoire. — A) Europe. — Il est impossible, dans l’état présent des connaissances, de dresser un tableau, même approximatif, des époques voisines de l’origine de l’art et de déterminer quel est celui des arts plastiques dont l’usage est le plus ancien. Les découvertes faites en ce domaine ne constituent encore qu’une très faible collection de documents, que nous devons nous contenter d’enregistrer, sans conclure. Documents relatifs : les uns aux matériaux employés, les autres aux conceptions générales des artistes primitifs, d’autres enfin à leur style. Les premiers en date de ces documents semblent être les restes de matières colorantes trouvées aux Roches (Indre), à la grotte des Fées (Vienne) et aux Cottés (Vienne), dans des dépôts de l’industrie aurignacienne (1re période archéologique), comprenant : sanguine, terres rouges et lie de vin, grès ferrugineux, ocres rouge et jaune, pyrolusite et oxyde de manganèse. On connaît, de la même industrie, des dessins en couleur représentant des animaux : bovidés, chèvres, bouquetins, chevaux, exécutés avec une sûreté de trait et une justesse d’observation déjà remarquable, ainsi que de nombreuses représentations de mains humaines, en blanc, sur fond noir ou rouge.
Les découvertes de cette période sont, jusqu’à ce jour, localisées en Espagne et dans le Sud-ouest de la France.
Après une longue lacune pendant l’époque solutréenne, l’art de peindre renaît avec l’industrie magdalénienne, 3e et dernier des âges archéolithiques. Ce sont les mêmes régions : Espagne et Sud-ouest de la France, qui nous ont livré les documents les plus saisissants. Leurs peintures sont les plus belles de toute la Préhistoire et certaines d’entre elles comptent parmi les plus fortement expressives et les plus grandioses de tous les temps. Ce sont, en majorité, des représentations animales : Mammouths, bisons, lions, loups et renards, rhinocéros, ours, sangliers, chevaux, cerfs, élans, antilopes, bouquetins et chevreuils et le renne, surtout, dont cette période constitue l’ultime habitat dans nos régions, illustrent les parois des cavernes à Altamira, la Vieja, la Morella de la Vella (Espagne) ; à Lorthet (Hautes-Pyrénées), au Mus-d’Azil (Ariège), aux Cabrerets (Lot), aux nombreux abris de la Dordogne : Laugerie, Combarelles, Font de Gaume, les Eyzies, la Madeleine, le Moustier, et à Bruniquel (Lot-et-Garonne). Nous y trouvons aussi des représentations de phoques et de poissons. Les motifs tirés des végétaux ou des thèmes géométriques sont rares, ce qui tend à prouver que l’invention décorative est postérieure à l’expression symbolique. Enfin il faut noter que les représentations humaines, d’ailleurs rares, sont maladroites, hésitantes, presque informes, alors que l’expression des types animaux, de leurs caractères et de leurs mouvements dénote un art depuis longtemps sorti des balbutiements primitifs, arrivé à un point élevé de son évolution. Le réalisme puissant et synthétique des artistes magdaléniens, qui élimine les détails inutiles, leur compréhension des détails maintenus dans l’harmonie de l » ensemble et la forte structure de leurs figurations ne peuvent être le fait d’une humanité cérébralement arriérée. Les artistes magdaléniens nous apparaissent, au contraire, comme les détenteurs d’une savante maîtrise. Certains préhistoriens, comme Jacques de Morgan, les estiment mieux doués que les peuples : égyptiens, chaldéens, peut-être même que les Hellènes dont nous avons reçu les principes de l’art, dans la période historique. Quoi qu’il en soit, l’unité de style que nous constatons alors entre les œuvres des diverses stations, nous permet de conclure à une certaine communauté de civilisation entre des groupes géographiquement assez éloignés, et par conséquent à des échanges et à une pénétration réciproque, plus explicable par des relations pacifiques que par les guerres de clans auxquelles naguère on les attribuait. Quand nous considérons, au contraire, l’alternance entre des périodes d’activité artistique et des périodes de décadence, nous pouvons conclure que les premières ont été des périodes de paix relative entre des populations civilisées, tandis que les secondes ont été les témoins de guerres et d’invasions barbares. Et nous pourrions expliquer ainsi l’importante lacune qui s’ouvre, à la fin du quaternaire, avec la disparition des centres magdaléniens, pour ne se refermer qu’après de nombreux millénaires, avec l’apparition dans nos régions de l’industrie énéolithique, apparition de beaucoup postérieure aux premières manifestations esthétiques proto-historiques, de l’Égypte, de l’Elam et de Sumer. C’est en Orient, désormais, et pour un très long temps que nous devrons chercher des témoignages de l’activité artistique.
Mais nous devons, auparavant, nous demander comment et pour quelles raisons profondes l’homme, différencié peut-être par cela même des autres animaux, a trouvé les lois de figuration, d’expression, d’harmonie qui constituent, à proprement parler, l’art. Sans nous attarder à exposer toutes les théories émises à ce sujet, nous écarterons celles qui tendent à présenter l’invention de l’art comme ayant eu pour but l’ornement des cavernes et l’agrément des populations qui y employaient les loisirs de leurs longs hivers polaires. Il faut remarquer en effet que la plupart des peintures, et les plus importantes, se trouvent dans les parties les plus reculées des cavernes, et qu’elles ne sont visibles et n’ont, par conséquent, pu être exécutées qu’à la lumière artificielle. Et ce que nous connaissons du luminaire primitif ne laisse pas supposer qu’elles aient pu être éclairées dans leur ensemble, pour le plaisir des chasseurs. D’autre part, divers signes, comme les mains humaines, les points, les traits qui couvrent les représentations animales, et la simultanéité de figurations symboliques, vraisemblablement astrales, nous amènent à une conception de l’invention des arts qui n’est pas celle de l’agrément et de la récréation. Les observations qui ont été faites sur les peuples actuels restés aux stades primitifs et les documents écrits des premières civilisations primitives, nous permettent de formuler cette proposition : l’art est d’essence religieuse et son premier usage est une magie. Magie sympathique d’une part, qui, par la représentation d’un être, a pour but soit de s’en ménager les faveurs, soit de s’en assurer la possession ; totémisme d’autre part, c’est-à-dire, adoption par un clan d’une force, naturelle ou animale, qui serait son ancêtre et, à la fois, sa patronne, et dont les images se retrouvent sur les armes, dans les tatouages et dans les lieux consacrés. C’est ainsi que s’explique le fait de la figuration exclusive, dans certaines grottes, de certaines espèces animales, indépendamment des conditions réelles d’habitat des espèces. De ce totémisme primitif en vertu duquel l’homme s’assimile à la divinité animale de laquelle il se croit issu, dérivent toutes les assimilations animales des masques, des vêtements de sorciers et des parures ecclésiastiques. Les dieux animaux des Egyptiens, les monstres à tête humaine sur un corps animal ou à chef animal sur un corps humain, kheroubims, minotaures, centaures, etc., et les mythes de la métempsychose n’ont pas d’autre origine. Il a fallu la raison grecque pour que le culte des dieux anthropomorphes remplace celui des dieux zoomorphes et des forces naturelles. Ainsi l’art, avec la religion, est parvenu à l’humanisme auquel il est encore, généralement, fidèle.
Si nous nous sommes attardés un peu longuement à cette lointaine apparition de l’art dans l’humanité primitive, c’est que les problèmes qu’elle pose et les observations qu’elle suscite ont une portée telle qu’elle ne s’est pas encore épuisée. L’art vit toujours, comme l’humanité elle-même, sur les thèmes les plus anciens ; et les artistes les plus grands sont ceux qui, dans la représentation la plus humble, ont mis non seulement leur être, avec tout ce qu’il sait et tout ce qu’il peut, mais le trésor entier des expériences humaines, des plus obscures, des plus inconscientes, jusqu’à celles qui, peu à peu, et sans qu’il ait à renier aucun balbutiement des ancêtres, s’élèvent au-dessus des croyances et, par la raison qu’il en prend, le libèrent.
B) Orient Primitif. — Nous avons dit quelle lacune s’ouvre soudain dans nos pays, à la fin des temps quaternaires. Ni les âges mésolithiques, ni le néolithique ne nous ont laissé les traces d’une culture artistique. Et pourtant ces périodes témoignent d’un indéniable progrès industriel, la dernière même voit naître tous les perfectionnements de la vie sociale que connaît depuis, l’humanité.
En Orient, au contraire, la décoration par le dessin et la couleur dénote un art raffiné. Mais il semble que celui-ci soit le fait d’une civilisation importée. L’industrie des métaux y apparaît contemporaine des témoignages proprement néolithiques, concurremment avec l’emploi des matières précieuses, des pâtes colorées et des émaux dont la présence atteste, à défaut d’œuvres indépendantes, le sens de la couleur et du dessin qui sont à la base de l’art de peindre. C’est à la céramique que nous devons emprunter nos documents.
Les motifs de décoration proprement néolithiques : lignes brisées et figures géométriques (triangle, carré, cercle, spirale, etc.) sont appliqués au moyen d’une incision, remplie de blanc. Les Susiens primitifs y ajoutent une stylisation ingénieuse des formes animales et végétales, en rouge et en noir ; puis le style évolue vers le naturalisme. En Égypte, la technique est plus proprement picturale ; les motifs, mouchetures, spirales, rayures, fleurs, oiseaux, barque funéraire, sont, le plus souvent, posés à froid, au moyen de couleurs broyées, liées par un corps gras ou adhésif. Les îles méditerranéennes emploient les deux techniques, asiatique et égyptienne, mais introduisent dans la décoration un goût très personnel dans l’interprétation naturaliste. Dès qu’apparaît, en Europe occidentale, vers le début du premier millénaire, un art saisissable, nous le voyons marqué d’influences diverses, à la fois septentrionales (et sans doute dérivées par là de l’orient sibérien) et méditerranéennes.
II. Périodes archaïques. — A) Égypte. — L’impression générale hiératique produite par l’art égyptien proprement dit est toute différente de celle que nous donnent les premières manifestations de cet art, aux temps prépharaoniques. Il semble qu’une nouvelle race soit ici intervenue. Quoi qu’il en soit, nous devons noter que l’art égyptien qui nous est parvenu est un art funéraire. Les Égyptiens, au dire de Diodore, considéraient leurs maisons comme des lieux de passage et leurs tombeaux seuls comme des demeures durables. Cela explique le luxe des apprêts des tombes et que nous y ayons trouvé, éternisés par l’art, ainsi que dans les temples, les aspects de la vie et les documents de l’histoire.
La peinture égyptienne funéraire est faite de tons plats, frais et vrais, sans nuances, sans artifices de lumière et d’ombre, cernés par un dessin rigoureux. Elle est, par là, éminemment décorative. Ses lois générales sont les mêmes que celles du bas-relief ; et nous ne devons pas oublier que les bas-reliefs égyptiens, et la sculpture en ronde-bosse elle-même, étaient enluminés de couleurs. La peinture ne joue donc qu’un rôle secondaire dans l’admirable unité de l’art égyptien. Elle n’en est pas moins importante pour nous, et par ses qualités décoratives et par l’abondance des documents qu’elle nous apporte sur la vie égyptienne.
Abstraction de l’illusion optique et de la perspective, souci de ce qui est et non de ce qui se voit, en même temps recherche de l’exactitude, précision scientifique du détail, choix de ce qui est essentiel, tels sont les caractères qui ont fait de l’art égyptien un modèle de vie, de vérité et de style. Au point de perfection où nous voyons, dès le troisième millénaire, le rendu de la forme et la souplesse de la main, nous ne pouvons admettre que des artistes pour qui nul obstacle de matière, nulle difficulté d’expression n’existait, aient ignoré la perspective, ou le raccourci, ou le jeu des couleurs (alors qu’ils ont créé de si chatoyants bijoux) mais plutôt qu’ils les ont jugés inutiles et par là même les ont éliminés. Les artifices qu’ils ont admis et qui composent le corpus de leurs conventions esthétiques, se défendent pour des raisons de vérité permanente, de grandeur dans le style et de nécessité symbolique, L’art égyptien est le triomphe d’une volonté raisonnée, pure de sentimentalisme, sereinement impassible, mais, en même temps — et en particulier dans la peinture — enjouée par la spiritualité. Les conventions hiératiques et la conception architecturale qui président à la peinture égyptienne n’en ont pas exclu la variété et la vie. Nous n’en voulons pour témoins que les portraits, non seulement individuels, mais collectifs, portraits de races qui accompagnent maintes scènes commémoratives ou familières, les représentations animales et l’ornementation décorative.
L’art égyptien, qui a réalisé ses données essentielles dans la période comprise entre la quatrième et la douzième dynastie (2900 à 1800) n’a, par la suite, que peu évolué. Il convient cependant de signaler une véritable mais courte révolution, sous le règne d’Aménophis IV (1372-1354 av. J.-C.) et de son gendre et successeur Toutankh-Amon. Parallèlement à une tentative religieuse pour remplacer tous les dieux égyptiens par le culte immatériel du dieu solaire « Aten », une rénovation artistique introduisit, avec l’école d’El Amarna, la spontanéité, la fraîcheur, le charme, en même temps qu’elle atteignit une acuité inconnue dans l’expression psychologique. Mais la réforme religieuse échoua, et, avec le pouvoir des prêtres, l’art égyptien retomba dans les conventions rituelles.
Les sujets traités par la peinture égyptienne constituent le recueil le plus complet de documents sur la vie de cette longue civilisation et de celles qui l’ont entourée : les dieux, leur culte et leurs légendes, les croyances funéraires et la vie des vivants, la maison, les jardins, les champs, la chasse et la pêche, le commerce et le travail des métiers, les jeux et les plaisirs, la vie publique, les guerres et les défilés de peuples. Par leur large participation aux préoccupations de la vie populaire, les artistes égyptiens furent les premiers, et longtemps les seuls, à ajouter aux éléments religieux de l’époque primitive un élément social.
B) Asie Occidentale. — En dehors de la céramique décorée dont la production cesse très tôt, nous n’avons aucune œuvre peinte proprement dite des hautes époques de l’Asie Occidentale. Il est probable que la peinture, qui était utilisée, comme en Égypte, sur les stucs de revêtement des palais et des temples, suivit l’évolution des autres arts, que l’on peut résumer ainsi : sur un fond commun asiatique, apparaissant dès le début du 3e millénaire et dont la forme la plus haute se présente, en Sumer, entre le xxve et le xxie siècle, chaque région de l’Asie Occidentale a apporté ses variantes particulières ; les périodes de domination sémitique, à partir du xxixe siècle, sont marquées partout par un appauvrissement de l’invention et une tendance à la stylisation. Cet art, jusqu’à la pénétration hellénique, au iiie siècle, est exclusivement religieux. Les rares peintures murales assyriennes récemment découvertes ne démentent pas les caractères généraux de stylisation hiératique et de force, révélés par la sculpture et les bas-reliefs. On peut rattacher à cet art les grandes décorations en brique émaillées de la Perse Achéménide. La peinture, en Asie Occidentale, reste décorative à la fois par sa conception et par son emploi, voisine du linéament sculptural et tributaire de l’architecture.
C) Pays Egéens : Crète, Chypre, Mycènes. — La civilisation égéenne, qui, du début du troisième au début du premier millénaire, couvrit les îles et les littoraux européen et asiatique de ce qu’on appela plus tard l’Ionie, apporte, dans les formules que nous connaissons par l’Égypte et l’Asie, une nouveauté singulière, ou peut-être un singulier renouvellement. Les découvertes de Mycènes, de Tirynthe, de Cnossos, ont mis à jour, non seulement des vases d’une ornementation toute particulière, mais de grandes peintures murales d’un très réel intérêt. Sur le sol où viendra, plus tard, s’installer la race hellénique, nous voyons se manifester un sentiment nouveau, issu du naturalisme, et qui semble ne plus rien devoir à l’inspiration religieuse. Les animaux, les végétaux, les figures humaines qui peuplent de leur mouvement les manifestations de cet art n’obéissent plus à aucune règle de grammaire sacrée ; leur ordonnance ne semble plus déterminée par le souci du totémisme ou de la magie mais par l’agrément et la vérité.
Certes, il n’est pas niable que l’influence égyptienne ou celle de Sumer puissent se remarquer dans les peintures, la céramique ou la gravure, crétoise ou chypriote, de la période minoenne (2.000 à 1.500 av. J.-C), mais c’est une influence transposée. L’art de la mer Egée n’en constitue pas moins un monde à part, magnifique et barbare, familier, expressif, moderne. Cet art ne semble pas avoir inspiré directement les premières manifestations du génie grec. Mais si l’on considère qu’avant les phéniciens, les navigateurs égéens ont colonisé le bassin oriental et central de la Méditerranée, on comprendra que, dès le viiie siècle, des formes d’art, apparentées entre elles par une discipline commune, d’un naturalisme épuré, aient pu marquer, de l’Italie du Sud à l’Ionie asiatique, la naissance de l’hellénisme.
III. Antiquité classique. — A) La Grèce et l’Hellénisme. — La grande révolution accomplie par le génie grec peut être définie d’un mot : l’humanisme. Ce mot servira, à toutes les époques, à caractériser les tendances à la liberté de la pensée et à l’épanouissement des individus selon l’ordre de l’harmonie et le culte de la beauté. De fait, le Grec, inventeur des mathématiques, codificateur des connaissances antérieures à lui dans l’appareil classificateur qui constitue, à proprement parler, la Science, a trouvé aussi la raison de l’Art et lui a donné pour de longs siècles et sur toute la Terre, un certain visage que nous reconnaissons encore aujourd’hui.
La grande peinture grecque, qui fut très florissante et dont les auteurs de l’antiquité nous ont laissé des descriptions et des éloges enthousiastes, ne nous est point parvenue. Polygnote, Seuxis, Parrhasios, Apelle, ne sont pour nous que des noms. Nous ne pouvons juger de la conception générale, de la composition, du dessin, du sentiment de la couleur et de la technique des peintres grecs que d’après les copies ou les répliques alexandrines, phéniciennes, pompéiennes et romaines. Il est possible, d’après celles-ci, de retrouver les lois générales de cet art. Les peintures qui décoraient les murailles étaient exécutées soit à la fresque, soit à l’encaustique, c’est-à-dire au moyen de couleurs liées à la cire chaude. Dans la période archaïque, celle qui précéda l’hégémonie d’Athènes, la peinture grecque garda les caractères techniques de la peinture égyptienne. Si le dessein fut plus libre, la couleur demeura plate et sans effets, donc purement décorative. Ce ne fut qu’à partir du ive siècle que les jeux de lumière et d’ombre, le sens du modelé, du mouvement et de l’espace, introduisirent dans la peinture la vie et l’expression. La sobriété, cependant, resta la règle de cet art. La gamme des couleurs était très limitée. Polygnote, au milieu du IVe siècle, n’en employait que quatre : le blanc, le noir, le rouge et le jaune.
Devant l’absence des monuments authentiques de la grande peinture, nous devons faire une place à part aux représentations des vases peints, qui, dès le début du vie siècle, abandonnant le style géométrique, nous apportent sur la vie hellénique la plus abondante documentation. Les vases à figures noires du vie siècle, ceux à figures rouges sur fond noir et à figures polychromes sur fond blanc des ve et ive, égalent en finesse, en sensibilité, en noblesse et en charme les merveilles de la sculpture familière de Tanagra et de Myrina. Toute l’histoire légendaire, les mythes, les croyances, les occupations et les plaisirs de la vie revivent dans leurs figurations. Par elles nous sommes amplement renseignés sur les jeux de ce peuple sportif ; et c’est peut-être le culte des mouvements du corps libre, en plein air, qui libéra définitivement l’art grec de la contrainte des lois d’équilibre et de symétrie qu’il subit, à ses débuts, tout comme l’art des Égyptiens et des Asiatiques.
La diffusion de la culture hellénique, à la suite d’Alexandre, réforma l’art de tous les pays où pénétra avec elle l’esprit de mesure et le culte de l’intelligence. L’Égypte, la Syrie, l’Asie Mineure, la Mésopotamie et la Perse et les steppes de la Caspienne, aussi bien que les remparts montagneux de l’Afghanistan et Rome, reçurent, cultivèrent et transformèrent, selon leur génie propre, la semence hellénique. Il est vérifié aujourd’hui que l’art de l’Inde est né de cette influence. Les peintures bouddhiques que nous trouvons dans la péninsule même, puis sur tout le pourtour du Gobi et dont la diffusion, en ces régions, entre la période sélenecide et les premiers siècles de notre Moyen-Âge (iiie-viie), coïncident avec celle du bouddhisme, sont vraisemblablement à l’origine de la peinture chinoise.
Mais l’art grec rayonna plus fortement encore dans le bassin de la Méditerranée, porté par les flottes d’Athènes jusqu’au sein des anciennes colonies phéniciennes ; et Rome, en imposant sa force militaire et son organisation administrative à la Grèce elle-même et aux pays hellénisés, apprit de ceux-ci et porta au monde occidental une formule d’art qui est une glorification pompeuse de l’hellénisme.
Ce que nous connaissons d’œuvres peintes, en Égypte (portraits), en Phénicie (fresques tombales), en Italie du Sud par exemple nous montre l’art hellénique, adapté aux traditions régionales, évoluait peu à peu vers des formules dont la fortune historique sera diverse. Dès les derniers siècles de l’ère antique, nous pouvons saisir les éléments de formation des deux grands courants qui détermineront un jour l’art des temps modernes, tel qu’il nous apparaît, un peu artificiellement, surgi de la Renaissance. Le courant italo-romain qui se prolonge dans l’art chrétien des premiers siècles est à l’origine du réalisme qu’intensifieront les barbares et qui marquera si fortement les écoles occidentales. Ce que nous voyons, au contraire, tant en Égypte qu’en Phénicie ou à Palmyre (vassale quelque temps des Perses Sassanides), c’est un retour aux tendances profondes de l’Orient : d’une part stylisation des figures, d’autre part, recherches de luxe décoratif. Sous le formulaire et l’apparat, l’humanisme grec se voile, sans toutefois disparaître ; et nous voyons dans les écoles orientales qu’il a un instant vivifiées et pour longtemps unifiées, poindre la pompe, l’artifice, et la grandeur aussi du style de Byzance. Ce style résistera longtemps, dans les écoles du Moyen Age, au réalisme occidental, conservant les fortes disciplines des traditions techniques, et les imposant, non sans bonheur, aux richesses d’invention des artistes d’Europe.
B) L’art chrétien du Moyen-Âge. — On peut ainsi distinguer trois courants issus du fond commun de civilisation unifié par le génie grec. Nous laisserons de côté les formes asiatiques qui demanderaient une étude spéciale, pour nous attacher particulièrement à celles qui intéressent l’Europe.
Le courant occidental, qui se confond à l’origine avec l’art de la Rome païenne, se continue sans changement jusqu’après Charlemagne. A part certains motifs, tirés des mythes de la religion naissante, les premières peintures chrétiennes ne se distinguent ni par le style ni par les procédés de ce que nous voyons, par exemple, à Pompéi. La seule distinction de cet art réside dans les motifs qu’il évite : la représentation de la divinité jusqu’au xe siècle, et celle de la nudité dont l’interdiction se prolongera jusqu’au xiiie. Les motifs de décoration végétale et florale ne sont pas particuliers au christianisme. Le plus connu de tous, celui qui mêle le pampre, l’épi et la colombe se rencontre déjà dans l’iconographie des cultes dionysiaques de la région syro-phénicienne. Il n’est pas jusqu’aux figures symboliques, telles que les anges enfants ou l’âme, qui ne soient la réplique des amours ou des génies funéraires ailés, et de la mélancolique Psyché. La seule figure nouvelle apportée par l’iconographie chrétienne, celle du Bon Pasteur, ne révèle aucun sentiment nouveau.
En Orient, l’art Byzantin semble remonter aux traditions de rigueurs théoriques et de faste des Achéménides et de l’Assyrie. Même uniformité rituelle des figures el des attitudes, même tendance au colossal, même absence de vie physique et d’émotion. Cette tendance, commune à l’Égypte, à la Chersonèse, pénétrant en Russie à la suite des missionnaires, maintenue dans les couvents de solitaires, s’y prolonge bien au-delà de la chute de Constantinople, dans les fresques du mont Athos (attribuées à Panselinos) dans les peintures du Sinaï, et dans les icônes des sanctuaires russes. Mais l’influence de Byzance rayonne aussi sur l’Occident. Elle y recouvre bientôt le courant italo-romain et se marie au goût barbare. Non seulement l’Italie, dominée par les Goths, reçoit les leçons d’art des mosaïstes byzantins, et les applique dans ses églises, jusqu’à la Renaissance du xiiie siècle ; mais l’Europe occidentale elle-même subit l’influence de Byzance, en même temps qu’elle voit s’affermir les premières royautés barbares. Et plus tard, quand aux viiie et ixe siècle, les empereurs iconoclastes forcent les artistes à s’expatrier, c’est sur l’Occident pacifié qu’ils refluent ; ils y déterminent ce qu’on a appelé la Renaissance carolingienne. Mais jamais le sens décoratif original des Barbares ne fut étouffé, et son esprit, à la fois réaliste et fantaisiste, où se retrouve le génie des ancêtres de l’âge du fer, mêlé, dans l’Europe méridionale, d’influences syriennes, anime, à travers un appareil technique peut-être appris de Byzance, les inventions ornementales si caractéristiques, le sens plastique et les ressources expressives des décorateurs romans.
IV. Les Temps Modernes. — Ce qui caractérise les époques modernes de l’histoire de la peinture, comme toutes les autres manifestations de l’esprit humain, c’est la rapidité d’évolution des formules, les forts écarts dans la transformation des styles, le diversité des écoles locales, en même temps que les rapports d’analogie entre des maîtres éloignés, la profusion des aptitudes et des génies particuliers. A partir du xive siècle, principalement, la vie artistique reçoit une diffusion telle qu’en six siècles à peine, elle nous apparaît plus riche d’inventions et de recherches que toute l’antiquité. Et cependant, durant cette période, aucune école ne présente ce caractère d’ensemble réussi, d’expression raciale durable que nous offrent l’époque égyptienne on l’époque grecque, Le mouvement des cathédrales, du xiie au xve siècle, est le seul auquel sa durée et sa dispersion territoriale confèrent une certaine universalité. Les autres mouvements sont d’oscillation courte ou d’aire localisée. Ce sont des mouvements particuliers ; et le génie des individus y a plus de part que les formules traditionnelles ou les disciplines rituelles. C’est dans la période dite « La Renaissance » (qui, en Italie, commence vers 1275) que la peinture se différencie nettement des autres arts et s’individualise ; elle échappe peu à peu au bâtiment, à l’architecture ; elle sort de son mur et vient au devant du spectateur. Toute enivrée de ce qu’elle gagne en vitalité et en émotion, elle ne sait pas ce qu’elle perd.
A) XIIIe et xIVe siècle. — À l’aurore du xiiie siècle, l’achèvement d’un grand nombre d’édifices dans le nouveau style occidental, appelé improprement gothique, amène une modification profonde de la décoration des églises. La nécessité de tamiser, en l’utilisant à des fins mystiques et décoratives, la trop grande lumière projetée par les baies immenses, donne naissance à un art nouveau dont, par la suite, l’influence sur la peinture sera considérable. Dans toute l’Europe occidentale, le vitrail sera, avec l’enluminure, toujours pratiquée et de plus en plus assouplie, la plus riche manifestation de la couleur. Ces deux procédés expriment fortement les types et les formules issus du fonds occidental. Entre 1200 et 1300, les enlumineurs parisiens, les verriers de Noyon, de Beauvais, de Saint-Denis, de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, de Reims, de Chartres et d’Amiens représentent le plus haut point de l’art de peindre. Ils complètent la réussite des sculpteurs. D’ailleurs, de même qu’à l’époque romane, l’influence de la sculpture, plus tôt et plus profondément évoluée, est visible dans l’œuvre des premiers peintres occidentaux. Les fresques de Montmorillon, de Cahors, de Clermont-Ferrand, perpétuent, dans le dernier quart du xiiie siècle, la tradition romane. Elles rejoignent le mouvement qu’instaure dans le Sud-Est de la France, dans les premières années du xive, le transfert de la cour papale à Avignon (1309). Les papes amènent avec eux des fresquistes siennois qui formeront la première école provençale.
C’est à l’Italie, en effet, qu’appartient, de la fin du xiiie siècle jusqu’en 1430, la maîtrise incontestée de la peinture. Pour si incertaines que soient les dates, nous sommes en possession d’œuvres florentines et siennoises qui se dégagent alors de l’influence des mosaïstes, et des émailleurs byzantins, qui n’ont pas cessé de former, en Italie, des élèves. La légende d’un de ceux-ci, Cimabue, qui aurait été le « premier peintre » est une jolie page d’anthologie. Il est certain que des artistes italiens s’individualisèrent dès le xiiie siècle, et c’est à Sienne que nous trouvons la première école. Duccio (1255-1319 ?) semble avoir, le premier, dégagé des formules byzantines et miniaturistes la conception du tableau, avec le sentiment de la composition. Dans cette première école de Sienne, nous citerons encore Simone Martini, qui vint à Avignon en 1310 et y mourut en 1344, après avoir fondé l’école à laquelle on doit les fresques du Palais des Papes (1320-1364) et celles de Villeneuve. Mais dès la génération suivante, l’école de Sienne se dessèche, et retombe pour longtemps dans l’illustration allégorique. Les Lorenzetti, cependant, la maintiennent quelque temps. Les procédés techniques des Siennois tiennent encore de la miniature ; fraîcheur de coloration, suavité, poésie, n’y excluent pas la pauvreté de matières et d’effets dont triompheront les florentins des lustres suivants.
À Florence, l’école semble être née de l’enseignement d’un fresquiste romain, Pietro Cavallini, l’auteur des fresques du Transtevere ; et le maître le plus illustre, à son aurore, fut Giotto di Bondone (1260 ? -1336). Ce fut un puissant ordonnateur d’ensembles. Son art, architectural et sculptural encore, est animé d’un souffle nouveau ; la vie s’introduit dans la peinture par la recherche du modèle expressif. A part il Andrea Orcagna (1308 - 1368) et Taddeo Gaddi (1333-1396), les successeurs de Giotto furent en général des imitateurs ; et pour un quart de siècle l’Italie s’appauvrit.
C’est à ce moment qu’apparaissent, en Europe occidentale, les résultats de l’admirable poussée que la peinture y reçut de la sculpture et du vitrail. Il semble bien d’ailleurs que Siennois, ou Romains, et Giotto lui-même soient tributaires des imagiers français du xiie siècle finissant et du xiiie et que la voie de diffusion des recherches qui introduisent, dans la peinture, la vie, soit la route des pèlerinages. En France, comme en Italie, les sculpteurs précéderont les peintres. Les Gérard, d’Orléans, les Jean Bandol, de Bruges (v. 1370), Beauneveu et Jacquemart, de Hesdin, les suivent assez tardivement. Le néerlandais Claus Sluter, sculpte, en 1390 et 1395, le portail de Champmol, précédant les peintres flamands de Bourgogne : Jean Malouel (v. 1395), Broederlam, et les miniaturistes : Pol de Limbourg et ses frères.
Le mariage de Philippe de Bourgogne avec Jeanne de Flandres, en 1385, fixe à Dijon la cour de Bourgogne et y attire les artistes flamands, Une étape se crée entre la Flandre et l’Italie. Bourges en devient une autre. Vers ces deux villes, qui font figure de capitales, affluent aussi les apports rhénans. Dans les temps troublés de la Guerre de Cent ans, de vastes échanges artistiques se nouent, sur une ligne qu’on peut tracer, entre Bruges et Florence, autour de Dijon, de Bourges et d’Avignon. Mais la Bourgogne est la charnière centrale de ces échanges.
B) XVe siècle. — Dès lors la peinture se développe avec la plus grande rapidité et s’humanise de plus en plus. Les peintures d’autels elles-mêmes ne sont plus seulement l’illustration mystique et décorative des thèmes religieux, mais d’abord des tableaux où la technique, de plus en plus, se libère. Le perfectionnement des siccatifs et l’emploi plus adroit de la peinture à l’huile, procédé connu dès le xive siècle, est l’œuvre des flamands et, en particulier des frères Van Eyck.
De 1400 à 1420, environ, l’art franco-flamand domine. L’œuvre de Malouel, celle de ses neveux de Limbourg, mêlent leur influence à celle beaucoup plus forte des Van Eyck Hubert (1370-1426) et Jean (1384-1437), maîtres de l’école des Flandres, et du Valenciennois Robert Campin (1375-1444 ?), maître de l’école de Tournai. Les « Très riches heures du Duc de Berry », point culminant de l’art de la miniature à cette période, auxquelles tous ces artistes peuvent avoir collaboré, sont de 1416. Après 1420, l’assassinat du duc de Bourgogne et le traité de Troyes amènent un nouveau déplacement des centres artistiques. Paris, ruiné ; Dijon, délaissé, ainsi que Bourges, c’est à Gand, à Tournai, à Bruges, à Bruxelles que travaillent d’actifs ateliers. Leurs artistes apportent au sud de la France, à Aix où vient de s’installer le roi René, des leçons qui fructifieront dès la génération suivante.
Les années 1420 à 1440 sont parmi les plus fécondes de l’histoire de la peinture. Le grand rétable de l’Adoration de l’Agneau des Van Eyck, achevé en 1432, est, non seulement pour l’art des Flandres, mais pour toute l’Europe occidentale, la borne éminente des nouvelles directions. Mais les deux frères sont aussi les premiers des grands portraitistes, Désormais aux compositions religieuses s’ajoutent les œuvres qui traitent la figure humaine. Enfin, et d’abord comme fond, le paysage naît. On doit associer au nom de Campin celui du plus grand de ses élèves : Roger Van der Weyden (1400-1464). Au réalisme bourgeois des Van Eyck, Roger ajoute une note lyrique, un expressionnisme pathétique. Roger est en outre un des plus grands coloristes de tous les temps. L’influence de ces maîtres, diversement combinée, se retrouve dans l’école d’Aix : Le maître de l’Annonciation (v. 1445). On la retrouve aussi dans l’œuvre du Suisse Conrad Witz (né vers 1400).
L’Italie, pendant ce temps, accomplit, dans un isolement relatif, sa deuxième Renaissance. L’école d’Ombrie, formée peut-être par les Siennois, se rattache encore à ceux-ci, dans l’oeuvre charmante et fleurie de Gentile da Fabriano (1360-1428). Transporté à Venise, son enseignement combiné avec celui de Jacopo Bellini influence sans doute le grand peintre, graveur et sculpteur Pisanello (1397-1455 ?), élève d’Altichiero, détache les premiers maîtres de l’École vénitienne du byzantinisme des mosaïstes.
Mais c’est à Florence surtout que l’humanisation de la peinture se précise et s’intensifie. Fra Giovanni da Fiesole, l’Angelico (1387-1415), contemporain du piétisme franciscain, en exprima la béatitude sentimentale, avec une émotion communicative. Par sa technique, il forme le passage entre Giotto et Masaccio. Celui-ci est un maître, analogue aux Van Eyck et à Giotto par l’orientation nouvelle qu’il a donnée à l’art de peindre. Il fut vraiment le premier italien qui exprima l’homme moderne dans son intense réalité, avec un sens du modelé vivant et du caractère profond qui ne le cède pas à Michel Ange lui-même. En même temps que dans les sculptures de Donatello, tout l’art florentin du xve siècle puise sa source dans les fresques de ce très jeune homme (1400-1428). Si quelque trace de l’imagerie d’Angelico se retrouve encore longtemps dans l’œuvre ingénue et féerique de Benozzo Gozzoli (1420-1498), Angelico lui-même et ses contemporains Andréa del Castagno et Paolo Uccello, peintre génial, orientent l’école florentine vers la recherche des formes hautaines et un certain héroïsme plastique. Domenico Veneziano Baldonnelli et Filippo Lippi se partagent l’influence de Masaccio. Cependant les siennois Sassetta, Neroccio, Matteo di Giovanni, ressuscitent à l’écart les imageries décoratives des maîtres du xive.
De 1440 à 1470, la génération née dans le premier quart du siècle arrive à la maturité ; et nous assistons, aussi bien en Italie qu’en Flandre, à une floraison magnifique. Piero della Francescha (1416-1462), même après Masaccio, est un précurseur. Un sentiment nouveau d’inquiétude tragique ajoute à l’intensité de son sentiment de l’espace. Mais nulle émotion ne perce cette noblesse. Les maîtres nés aux environs de 1430 à 1440, sont tourmentés visiblement, au contraire, par la passion de l’homme à laquelle ils prêtent une expression héroïque. Antonio Polajuolo (1429-1498) renchérit sur le culte de la force et les recherches du modelé expressif de Castagno et d’Ucello, Andrea Mantegna (1431-1506), inspiré par le culte de la grandeur antique qu’il ressuscite sans en être écrasé, sera l’initiateur d’un grand essor des écoles du nord de l’Italie et de celle de Venise. Verrocchio (1435 -1488), puissant sculpteur et peintre, est le maître du premier des grands artistes universels, Léonard de Vinci ; Melozzo da Forli (1435-1488) et Luca Signorelli (1441-1523) reprennent la grande leçon de leur maître Piero et l’intensifient en l’humanisant. Signorelli surtout est un grand créateur de formes libres et de mouvements. Antonello da Messina (1430-1479), introducteur vraisemblable à Venise de la technique perfectionnée de l’huile, est un portraitiste profond. Enfin Botticelli, Sandro Filipeppi (1444-1510) traduit dans la plus étonnante arabesque, avec le plus émouvant prestige, la même inquiétude humaine, la même tension intérieure et technique que ses contemporains. Mais c’est surtout vers la ligne expressive et le modelé tangible que ces maîtres portent leur effort. Ceux qui échappent à leur rigueur, qui semblent tout baignés de suavité, n’expriment pas plus qu’eux cependant la foi tranquille des Siennois ou des Florentins du xive. C’est l’athéisme renaissant qui circule avec la douceur de l’atmosphère dans l’œuvre de Pietro Vanucci, dit le Perugin (1446-1523) et de Francesco Francia (1450-1518).
De Mantegna et des Bellini l’art des vénitiens prendra, avec la sérénité païenne, la science et le goût des belles matières. Peut-être aussi la grandeur de la cité et l’héritage de Byzance sensible chez les frères Vivarini, de Murano, sont-ils pour quelque chose dans les déterminations si particulières de cet art. Gentile Bellini (1427-1507) est l’illustrateur des fastes de Venise ; Giovanni Bellini (1430-1516), son frère, est un génial artiste, fort complexe, dont l’activité parcourt toutes les étapes, donne ou subit toutes les influences. Carto Crivelli (1430-1494), artiste des plus originaux, peint dans une matière précieuse des formes magnifiques. Il faut rattacher à Mantegna et à l’art tendu des florentins les œuvres d’un grand artiste austère, Cosimo Tura, de Ferrare (1430-1495), maître de toute une école qui comptera des peintres représentatifs comme Ercole de Roberti (1456-1495).
Ces artistes, pour la plupart de très haut rang, ont tous marqué, de façon ou d’autre, l’évolution de l’art après eux, et plusieurs des vastes génies du XVIe siècle ne font, en somme, qu’épanouir, développer et achever en l’épuisant, le mouvement reçu de leurs prédécesseurs, après y avoir imprimé leur marque de grands ouvriers.
En Flandre, les grands élèves des Van Eyck et leurs disciples, Van Ouwater, Thierry Bouts (1410-1475), Petrus Christus ; ceux de Robert Campin, comme Jacques Daret et de Roger Van der Weyden, emplissent de leurs œuvres les églises et les demeures. Les premiers maîtres allemands restent jusqu’en 1460 à l’abri de la forte empreinte réaliste. Le Maître de Sainte Véronique (1410), Stephan Lochner (1390-1451), ou Pleidenwurf (1420-1472) sont encore des enlumineurs plus que des peintres. Mais, en France, une école nouvelle, issue des sources flamandes, revit vers 1450. Simon Marmion (1427-1489) y reste disciple de Van Eyck. Mais Jean Fouquet (1415-1485) et Perréal (le maître de Moulins), sont de grands artistes personnels et sûrs. Fouquet, à la fois le dernier et le plus grand des miniaturistes et l’un des portraitistes les plus vivants, est un novateur dans la composition. Les Flamands, en ce temps, s’italianisent : Van der Goes (1430-1482). On peut trouver une synthèse des deux tendances dans l’œuvre d’un rhénan, devenu le maître de Bruges, Hans Memling (1430-1492), qui allia les suavités d’un génie délicat aux savantes acquisitions de l’École. Son disciple, Gérard David (1450-1523) est tout imprégné d’italianisme.
Vers le milieu du siècle, un peintre de Bourgogne, Euguerrand Charonton (né vers 1410), s’installe à Avignon et y fonde un atelier. Il ouvre la voie aux chefs-d’œuvre d’un peintre régional, Nicolas Froment (1435-1500). Du double courant d’influences, bourguignonne et italienne, est animée l’œuvre la plus dramatique de toute la peinture française au xve siècle, la « Pieta » d’Avignon (1470).
C’est vers ce temps que l’enseignement de Van der Weyden pénètre en Allemagne. Il nourrit les probes élans de l’École de Cologne et les œuvres pathétiques des maîtres de la « Vie de Marie » (vers 1450) de la « Passion de Darmstadt » (v. 1450) de la Sainte Parenté (v. 1480) et surtout l’auteur magnifique de « L’Autel de Saint Barthélemy » (v. 1490). Mais déjà s’interpose l’œuvre d’un grand peintre, possesseur d’un génie sensible, graveur d’une expression personnelle, Martin Schongauer (1450-1491). En Autriche, une école influencée par les maîtres de Padoue et de la première veine vénitienne éclairée par les Ombriens, s’épanouit avec Michaël Packer (1430-1498) et Reichlich.
La fin du siècle, en Italie, nous montre les disciples des grands artistes de la génération de 1430, former la transition avec les grands artistes du xvie. A Florence, Filippino Lippi (1467-1504) procède de Botticelli ; Verrochio forme, avec Vinci, deux maîtres considérables, Domenico Ghirlandajo (1449-1494) et Lorenzo di Credi (1459-1537) ; Mantegna et Giovanni Bellini influent, à Venise, sur Carpaccio (1460-1522) ; dans le nord de l’Italie, à Vicenza, sur Montagna (1450-1523), à Vérone sur Morone, Liberale ; Bellini sur Cima da Conegliano (1460-1517). De Mantegna, encore, la première école de Milan, formée par son condisciple Vincenzo Foppa, et illustrée par Borgognone, tire son éclat passager. Pérugin, maître de l’espace, formé par les Ombriens parmi lesquels se détache seul avant lui Nicolo de Foligno, enseigne à son tour Pintoricchio, et contribue à former l’idéal du jeune Raphaël. L’école bolonaise, fondée par Lorenzo Costa, issu de l’école de Ferrare, et enrichie par Francia, y contribue aussi, par le truchement d’un élève de celui-ci, Timoteo Viti, qui, émigré à Urbin en 1495, fut le premier maître du jeune Sanzio. Par ces maîtres intermédiaires nous sortons de l’ascétisme, de la tension linéaire, de l’héroïsme. Des formes rondes, des couleurs chaudes ou légères, une heureuse sensualité, voilà ce qu’ils apportent au xvie siècle.
Mais ils furent devancés et dépassés par un initiateur plus puissant qui, non seulement fond en lui toutes les acquisitions antérieures, mais qui projette de lui-même, sur toutes choses, une lumière intérieure : Leonardo da Vinci (1452-1519), l’un des « hommes représentatifs » de la plus haute humanité. Génie universel, à la fois peintre et sculpteur, ingénieur et inventeur, savant et philosophe, Léonard, le premier, rompit avec la technique prudente et éprouvée des peintres du xve siècle. Afin d’éviter la sécheresse, d’obtenir l’atmosphère, la fluidité des tons, le fondu du modelé, le clair-obscur, de s’élever de la géométrie des contours à celle des plans, de renforcer l’expression plastique par la vibration de la vie intérieure, Vinci usa de moyens compliqués, et qu’il était le premier à essayer, qui ont fait la fragilité de son œuvre. Il n’en subsiste pas moins, dans celles qui nous sont parvenues à peu près intactes, un dessin sensible et fort, d’un équilibre serein et souple qui semble la solution des recherches de Verrochio, son maître, de Botticelli, et de Mantegna, un charme qui dépasse le laisser-aller de Perugin ; et par-dessus cela qui est la conclusion d’un siècle, une sensibilité de l’espace, une alchimie de la couleur, une ambiance de vie secrète, qui posent la question personnelle que tout grand artiste apporte avec lui, et qui ouvrent le xvie siècle.
C) XVIe siècle. — Libérée du cerne des lignes et de la tyrannie des murs, la peinture peut revendiquer, désormais, un rôle autonome d’incantation sensorielle. Vinci, Toscan, répandit hors de la région florentine, l’art dont il fut l’initiateur. C’est à Milan, où s’écoula une partie de sa vie, qu’une école tout entière suit sa manière. Da Predis, Solario, Bellrafio, Luini (1475-1532), artistes de talent secondaire, mais savants, amenuisent vers le joli, le charme du maître. Giovanni Bazzi, dit le Sodoma (1478-1549), fonde, à sa suite, la nouvelle école de Sienne. Mais l’influence de Vinci est encore sensible, jusqu’à l’imitation, chez de nombreux peintres du Nord, et les Flamands et Hollandais lui doivent en partie leurs recherches des effets et de la savoureuse matière. Enfin, Raphaël lui-même ajoute aux leçons indirectes de Francia, à la pratique apprise dans l’atelier de Pérugin, à la grandeur antique puisée chez Michel-Ange, quelque chose de plus secret qui vient de Léonard de Vinci.
Fra Bartolomeo (1475-1517) et, plus que lui, son disciple Andrea del Sarto (1486-1531) combinent cette influence avec celle naissante de Michel-Ange. Les derniers florentins sont emportés par le grand vent qui fond alors les écoles, à la fois vers le métier simple et libre de Venise, et vers l’emphase théâtrale qui achèvera lamentablement le siècle. Après eux, Pontormo et Bronzino, grand portraitiste, donnent parfois dans le maniérisme. Mais l’École florentine, entre temps, a éclaté sous la poussée formidable du génie de Michel-Ange.
Michel-Ange Buonarroti, florentin (1475-1564), remplit tout le xvie siècle. Formé à la peinture par Ghirlandajo, à la sculpture par un disciple de Donatello, il n’a plus, à partir de 18 ans, d’autres maîtres que les antiques qu’il interprète à sa manière. Sculpteur avant tout, architecte et poète, il ne devient peintre que par force, quand le pape Jules II lui impose, en 1508, de décorer le plafond de la Sixtine. La gageure se répète, en 1535, et le Jugement dernier complète le plafond. Michel-Ange organise la surface peinte en architecte. Il n’a souci d’aucun artifice : clair-obscur, transparence, jeu des couleurs. Avec des moyens pauvres et comme méprisants de la matière, il impose à la peinture une œuvre colossale qui violente la peinture et la dépasse. Il remonte, au-delà du xive siècle, à la conception idéaliste de l’œuvre d’art, au point extrême où il n’y a plus rien entre l’artiste et sa création que la projection idéale de lui-même. Lui disparu, la peinture n’est plus, sur les épaules de ses suiveurs, qu’une irréelle défroque. Un seul de ses disciples, Daniel de Volterra (1510-1566) n’est pas toujours inférieur à ses efforts vers le sublime. Quand Michel-Ange meurt, le dernier peut-on dire, il convient de noter que récole même de Raphaël a, depuis vingt ans, disparu.
Nous avons vu de quelles influences s’est formé le grand éclectique dont le nom a longtemps passé pour le parangon de toute peinture. Rafaele Santi, ou Sanzio (1483-1520) est né à Urbin, en Ombrie. Il vient à Rome en 1508 et, jusqu’à sa mort, comblé d’honneur, de gloire et de plaisirs, il accumule une œuvre immense, dont il abandonna trop souvent l’exécution à des élèves. Cet illustrateur génial, cet adaptateur prodigieux est peut-être le plus grand « compositeur dans l’espace » qui ait existé. Mais les symptômes de décadence qui germent dans l’art italien, Raphaël les porte déjà en lui : la virtuosité, une certaine négligence, un amollissement de la forme et la monotonie de la couleur. La force du contour et du modelé, la maîtrise du mouvement, conquises durement par les artistes volontaires du xvie, tombent dans l’agrément de l’art facile, dans une formule de bon ton qui est la loi de l’académisme. Le meilleur élève de Rafaël, Jules Romain (1492-1546), acheva certaines de ses œuvres.
Avant d’aborder l’École de Venise, qui résistera et survivra seule à l’académisme, nous devons étudier un autre maître dont l’influence contrebalança celle de Michel-Ange et de Rafaël. Allegri, dit le Corrège (1494-1534), peintre de Parme, formé à l’école de Ferrare, introduit dans l’art italien un élément nouveau de sensualité directe et charnelle, fait d’un clair obscur caressé de lumières, de couleurs chaudes, de formes enveloppées. Dans une atmosphère de Vinci, des formes belles et puissantes, qui semblent d’un Michel-Ange heureux, exaltent la chair comme seuls purent le faire, par la suite, les Vénitiens et Rubens. Corrège fut exploité par les jésuites et la contre-réforme. On employa son œuvre et sa manière, attirantes par leur sensualité, à l’aide de l’Église de Rome mise en péril par les chrétiens rigides du Nord et qui revenait, avec son sens naturel de l’adaptation, dans une société paganisée, à sa source païenne. L’École issue de Corrège compte un peintre secondaire, Francesco Mazolla, dit le parmesan (1503-1540).
A Venise, Giovanni Bellini relie le xve au xvie. Mais Giorgione (1478-1510), son élève, à qui on a attribué longtemps trop d’œuvres et trop d’influence, induit pourtant la peinture vénitienne à des recherches d’incantation purement picturales : mythographe de la vie contemporaine, luministe et coloriste sensuel, Giorgione n’est pas sans action sur l’œuvre de ses successeurs. Tiziano Vecelli, le Titien (1488-1576), issu, comme Giorgione, de Giovanni Bellini, ne cessa, au cours de sa longue existence, d’approfondir et de libérer son génie propre. Son œuvre, immense et de la plus grande variété, donne parfois dans l’éloquence théâtrale ; mais la matière est une des plus belles qui soient. Ces qualités de matière et de couleur distinguent aussi bien les contemporains du Titien, que sa gloire ne doit pas éclipser : Palma l’Ancien (1480-1528) ; Lorenzo Lotto (1480-1547) ; Sébastiano del Piombo (1485-1547), artistes personnels et diversement savoureux.
Mais deux très grands maîtres apparaissent, dans la génération des élèves : Tintoret (1518-1594) et Paolo Cagliari, dit le Véronèse (1528-1588). Tintoret est de tous les peintres de Venise celui qui, par sa force, sa fécondité d’invention, sa hardiesse et sa nouveauté, rappelle le plus Michel-Ange. Véronèse s’assimile la plénitude vénitienne avec une solennité qui semble presque espagnole, mais qui n’est, à tout prendre, que la magnificence hautaine de ses prédécesseurs de l’Italie du Nord. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher de lui le grand peintre de Brescia, Moretto (1498-1555) et son élève G. Moroni (1520-1578). Avec Véronèse et Tintoret, Bonifazio et son élève Jacopo Bassano (1510-1592), prolongent jusqu’à la fin du siècle le grand âge de la peinture vénitienne.
C’est aux maîtres de Venise et de l’Italie du Nord, que les Néerlandais et les Flamands du xvie siècle demandent leur inspiration. En Quintin Matsys, d’Anvers, (1466-1530) survit pourtant une pointe de réalisme mystique à la Van der Weyden. Mais Jean Gossaert de Mabuse (1470-1541), grand technicien, Van Orley (1488-1541) n’évitent que dans le portrait les déviations de l’italianisme. Lucas de Leyde (1494-1533) est plus personnel et, dans son œuvre de graveur, entièrement original et grandiose.
Jérôme Bosch (1465-1516) et ses grotesques, Joachim de Patinir (1475-1524) et plus encore Pieter Brueghel (1520-1569) gardent la tradition flamande. Les figures du dernier sont un étonnant mélange de rusticité fruste et de grandeur humaine. Joos Van Cleve le Jeune (1510-1554), Isenbrant (1510-1580) et Willem Key (1515-1568) suivent, au contraire, de près, l’exemple de Mabuse et de Van Orley. Anthony Mor (1512-1576), l’un des premiers maîtres hollandais, est, dans le portrait surtout, égal aux plus grands.
Par contre, le xvie siècle est, pour l’école allemande, la grande période d’activité. De nombreux maîtres y apparaissent : Bernard Strigel (1460-1528) encore près des enlumineurs, Zeitblom, inspiré des sculpteurs sur bois de la Souabe, Hans Fries, et ses vierges suisses (1465-1518), Holbein le Vieux, puissant et lourd.
Tous ces maîtres sont dépassés par un homme au génie universel, Albrecht Dürer (1471-1528), de Nuremberg. Dürer, comme les Flamands de son temps, fut imprégné d’influence italienne ; mais à travers les italiens, c’est l’antiquité elle-même qu’il veut atteindre. En ce sens, il est le premier à poser et à résoudre le problème de l’humanisme allemand, comme le posera et le résoudra Goethe. En dehors de son œuvre de peintre, Dürer accumula toute sa vie, dans la gravure, des chefs-d’œuvre d’une invention, d’une beauté de forme et d’une exécution incomparables. L’influence de Dürer sur la peinture allemande fut immense, même sur ses contemporains dont plusieurs furent d’un réel mérite. Hans Von Kulmbach (1476-1522) reste près des tailleurs de bois franconiens ; Schaüffelein (1480-1540) annonce déjà le style baroque. Martin Schaffner (1480-1541) et Beham (1502-1540) sont plus italianisés. Mais bien plus significatifs sont l’alsacien Hans Baldung Grien (1480-1545), grand maître de la forme et graveur d’un haut et pur style, et le bavarois Albrecht Alldorfer (1480-1538), poète aux rêves grandioses, génial paysagiste, étonnant romantique. Coloriste aux effets neufs, qui parfois annonce Greco, Alldorfer est le plus puissant inventeur que l’art allemand ait connu entre Dürer et Mathias Grünewald (œuvre entre 1500 et 1529). Celui-ci est un grand peintre, le plus peintre des Allemands, d’un réalisme et d’un mysticisme également saisissants, et d’une personnalité intense dans le dessin, âpre et tragique. Le courant flamand n’est pas cependant, en Allemagne, entièrement épuisé. Joos Van Cleve le Vieux (mort vers 1540) détermine à la flamande toute l’école de Cologne. Bruyn (1493-1555), son disciple direct, est le dernier artiste notable de ce milieu. En Westphalie, les frères Heinrich et Victor Dünwegge doivent aussi beaucoup à cet enseignement.
Mais en dehors de ces deux courants, flamand et italien, si bien fondus dans le grand humanisme de Dürer, Lucas Cranach (1472-1553) inaugure un art qu’on peut dire propre à la Réforme allemande. Observateur précis, peintre sec et dessinateur sans ampleur, Cranach donne l’expression la plus typique de l’art populaire à tendances nationales. Hans Holbein, le jeune (1497-1543) est un génie tout différent. Sans aucune trace d’influence de Dürer, il est, lui aussi, et plus que Dürer même, un humaniste. Pour ce déraciné, mêlé à la société intellectuelle de France, de Hollande et d’Angleterre, la question de l’alliance de l’âme antique et du génie allemand ne se pose pas. Portraitiste d’une acuité presque unique, Holbein dépasse son temps comme il dépasse son pays et atteint à l’humanité universelle. Dans l’art du portrait, son successeur Amberger (1500-1561) mêle à son influence celle visible des Vénitiens. Après cette génération, dès le milieu du xvie siècle, l’art allemand s’éteint. Muelich (1516-1573) n’est plus qu’un reflet de Venise.
De même l’École française, naguère si vivace, se raréfie et s’amenuise, mais elle donne, en même temps, son expression la plus française dans l’œuvre de quelques artistes, néerlandais ou italiens. L’École du Midi est morte après la Grande Pieta. Simon de Châlon : (1532-1562) y apporte la tradition néo-flamande, mais ne la ressuscite pas. Perréal prolonge jusqu’en 1516 récole du Centre. Mais les artistes marquants du xvie siècle sont les trois Clouet. Jean I, le père venu des Flandres vers 1492, Jean II, le fils (1485-1540) et François (1522-1572). Le plus grand des trois est Jean II, dessinateur et peintre sobre et fin, d’une pureté classique, dont les portraits résistent aux plus hautes comparaisons. Ses contemporains, comme Bellegambe, ses successeurs : Quesnel et Dumonstier maintiennent la tradition du portrait habile où excellera bien plus qu’eux, dans ses petits tableaux si fouillés et si vivants, Corneille, de la Haye, dit Corneille de Lyon (1533-1576).
L’École de Fontainebleau, fondée par les italiens Rossi et Primatice, ramenés par François Ier, fut supérieure en général à l’enseignement qu’elle reçut. Celui-ci, inspiré du poncif de Michel-Ange, apporte en France l’enflure et le goût décoratif du style baroque. La Contre-Réforme qui, après l’Italie, va conquérir la France, insinue déjà dans son art la tendance théâtrale à l’éloquence et au creux. Jean Cousin (+1590) est, à ce point de vue, très représentatif.
Que reste-t-il, en effet, à prendre, à l’Italie ? Le mauvais goût, la fadeur, l’éclectisme composent la formule académique qui pèsera sur toute l’Europe du xviie siècle, aux deux seules exceptions, d’autant plus glorieuses, de l’Espagne et de la Hollande. Cette formule qui parut salutaire, après l’imitation désordonnée des maîtres, est due à Louis Carrache (1555-1600) et à ses deux neveux, Augustin (1557-1602) et Annibal (1560-1609). C’est de Bologne, leur ville natale, que partit le mot d’ordre qui était d’allier « le dessin de l’école romaine le mouvement et les ombres des Vénitiens, le beau coloris de la Lombardie, le style terrible de Michel-Ange, la vérité et le naturel de Titien, le goût pur et souverain de Corrège ». On voit à quelle confusion l’application de ces théories pouvait conduire des hommes sans génie.
Une réaction de réalisme bouleversa, vers la fin du siècle, ce formulaire des recettes de la médiocrité. Un gâcheur de plâtre, Amerighi, dit le Caravage (1569-1609) introduisit dans la peinture les figures de la rue. Son goût de la vie est rendu efficace par le sens profond des formes et du mouvement et l’intensité des effets. Sa manière, rude et sombre, eut sur toute la peinture, en Italie, en Espagne et en France une influence durable jusqu’au xixe siècle. Les éclectiques eux-mêmes l’ajoutèrent à leur recueil de recettes.
D) XVIIe-XVIIIe siècle. — La décadence de la peinture résultant, si l’on peut ainsi dire, du surmenage du xve siècle et du début du xvie, pèse également sur tous les pays dans les premières années du xviie. Plus encore qu’au xvie, les caractères généraux des écoles disparaissent devant les caractères individuels des peintres. Les exceptions elles-mêmes à la décadence générale sont individuelles et paraissent d’autant plus fortes.
Les successeurs italiens des Carrache qui ont rempli d’œuvres innombrables les musées et les collections particulières, ajoutent à l’impersonnalité de leurs maîtres la fausse grâce du style jésuite, son sentimentalisme mystico-érotique, le tarabiscotage qui a valu à l’époque le qualificatif de baroque. Albane (1578-1660) ; le Dominiquin (1581-1641) ; Guido Reni (1575-1642) ; Guerchin (1591-1660) sont des compositeurs habiles et des peintres vulgaires.
Les tendances des éclectiques mêlées à l’influence de Caravage sont manifestes dans l’œuvre des décorateurs de l’École romaine : Pierre de Cortone et son fâcheux élève Luca Giordano. Le produit de ces confusions est un art grossier, tapageur, et sans conscience. Salvator Rosa (1615-1673), de l’école de Naples, a créé un genre de paysage théâtral, qui fut longtemps imité.
Les artistes les moins sensibles à l’influence bolonaise sont néanmoins des suiveurs ; le meilleur des romains de cette époque : Sassoferrato (1605-1685) emprunte à la première manière de Raphaël. Les deux florentins Alexandre et Christophe Allori, sont des académistes chez qui subsiste encore le goût et le style propres à leur région. Mais ce qui domine bientôt, à côté des airs de parade foraine des décorateurs, c’est un style dégénéré et douceâtre dont le trop célèbre Carlo Doici est le représentant.
Avec la survivance de l’école vénitienne nous touchons à la première exception dans la décadence générale, qui dépasse quelque peu les individualités honorables. Venise a échappé à l’éclectisme, parce que plus qu’ailleurs, l’esprit païen de la Renaissance s’est intégré à la vie de la cité. Ni la réforme, ni la contre-réforme n’ont eu prise sur elle. En outre et de même qu’en Hollande, le génie pictural, évolué de la représentation mythique vers le naturalisme plus vaste, trouve précisément dans la nature elle-même les qualités d’espace, de lumière, de couleur, qui vivifient la peinture. Le paysage, la vie en plein air, la vie civile sont les ressources de l’école vénitienne du xviie et xviiie, comme de l’école hollandaise.
C’est à cette veine intime et populaire que les deux fils de Jacopo Bassano, et, après eux, Pietro Longhi, Mganasco (1667-1749), Piazzetta (1682-1754) doivent de rester de vrais peintres. Canaletto (1697-1767) et Guardi sont des paysagistes expressifs, des interprètes émus de la lumière et de l’espace, de charmants notateurs du détail pittoresque. Mais le plus grand artiste de Venise, au xviiie, est Jean-Baptiste Tiepolo (1696-1770) qui, par la grandeur à la fois de son style et la liberté de sa couleur, relie la Renaissance au romantisme, si bien qu’on a pu le définir le dernier des grands peintres anciens et le premier des grands modernes. A Rome, Panini, et surtout le grand graveur Piranesi, fondent sur l’archéologie un art qui marquera sur la fin du xviiie siècle.
En France, aux deux extrémités d’une époque pompeuse et pauvre, des réalistes, les Le Nain, d’une part : Antoine (1588-1649), Louis (1593-1648) et Mathieu (1607-1671) et Callot (1593-1631) ; d’autre part, Chardin (1699-1780) échappent à la grandiloquence et au creux par l’expression simple de la vie et de l’homme. Également, mais dans un autre sens, de grands maîtres de la forme et du mouvement, des passionnés du style et de l’équilibre s’opposent à la médiocrité des formules : le plus grand, Nicolas Poussin (1594-1665) et, à l’autre bout de l’époque, Louis David. Le premier, isolé dans sa noblesse intérieure, le second chef d’école, ramenant l’un et l’autre, avec des moyens différents, la peinture à des fins élevées, à la pureté ou à l’héroïsme ; celui-ci, par la rupture éclatante avec les mièvreries du xviiie, permettant l’éclosion admirable du xixe siècle français. Tirons encore hors de pair, un Philippe de Champaigne (1602-1674), scrutateur austère du visage humain ; et tout différents, mais non moindres, ces grands poètes de l’espace, ces magiciens de la lumière : Claude Gelée (1600-1682), la plus haute expression, peut-être, avec Poussin, de l’art du paysage jusqu’à lui, et Antoine Watteau (1684-1721).
Les autres sont marqués par l’époque et secondaires, qu’ils suivent les Carrache comme Simon Vouet (1590-1649), Le Sueur (1616-1655) ; qu’ils les dépassent même, sans les égaler comme peintres, par une ampleur de style et un sens indéniable de la décoration, comme Le Brun (1619-1690) ou Jouvenet (1644-1717) ; ou qu’ils transportent leur éclectisme dans le portrait, comme Rigaud, Pierre Mignard, ou Largillière, auxquels peut s’appliquer la critique de Poussin à l’un d’eux qu’il trouvait froids et fardés. À côté de ces maîtres ennuyeux, le Valentin, Sébastien Bourdon semblent vivants et savoureux. Le débridement des instincts, qui, à la mort de Louis XIV, succède à l’oppression religieuse, ne relève pas la peinture. Jamais avec des mains plus glacées n’ont été tentées de plus chaudes parties. Ni Lancret, ni Pater, suiveurs sensuels de Watteau, ni Boucher (1704-1770), peintre d’un rococo si surfait, mais bon décorateur, ni les Coypel, les Van Loo, les Lagrenée, aucun de ces peintres pour désœuvrés décadents ne s’élève, par sa conception, au-dessus de l’anecdote, par son faire, au-dessus d’un petit agrément. Ce sont les portraitistes Nattier (1685-1765), malgré sa sécheresse ; Tocqué (1696-1772), qui n’est pas sans profondeur ; Aved (1702-1766) ; les pastellistes si subtils La Tour (1703-1788) et Perronneau, ou encore les provinciaux : Grimou, Subleyras, Duplessis, qui font figure de peintres. Greuze, lui-même, aux compositions si niaisement fades, se sauve par des portraits tendres ou vigoureux. Mais, par dessus tous, Chardin, le plus authentique peintre du xviiie siècle, rappelle les hollandais par la beauté de la matière.
À la fin du siècle et avant David auquel tout l’oppose, Honoré Fragonard (1732-1806) est un vrai peintre, parfois un grand peintre, au métier souple, hérité de Rubens et annonciateur des romantiques. Les noms d’Hubert Robert, de C.-J. Vernet, élève, à travers Manglard, de Lorrain, marquent la charmante faiblesse de l’art du paysage. Les décorateurs et les tapissiers, Ondry, Le Prince, rejoignent, par Desportes, le xviie siècle, et adaptent au luxe des intérieurs, les petites manières en vogue dans une société déliquescente.
Dans ces deux siècles, où seuls nous avons vu émerger des individus isolés, et mise à part la survivance de Venise, des écoles pourtant fortement caractérisées, naissent et s’établissent : au sud-ouest de l’Europe l’école espagnole ; au Nord-ouest, l’école hollandaise et la nouvelle école flamande de qui naîtra l’école anglaise.
Inauguré par le génial isolé, par cet opposant, cet étranger que désigne son sobriquet d’El Greco, le mouvement de la peinture espagnole se dégage, dès les premières années du xviie siècle, des influences napolitaine et vénitienne. Le Greco (Theotocopouli, 1550-1614) est, en réalité, un homme du xvie siècle. Il transforme à des fins si neuves le grand enseignement de ses maîtres vénitiens, que nulle autre peinture ne peut être comparée à la sienne. La stylisation des formes humaines, l’expression, la force de la couleur y atteignent une acuité sans repos, mais inégalée. Plus directement inspiré des Italiens, et en particulier du Caravage, Ribera (1588-1652) qui vécut une partie de sa vie à Naples, reste pourtant foncièrement espagnol, par son réalisme et l’âpreté de son style. À Séville, succédant aux mystiques encore inspirés de Van des Weyden, tel que Moralès, Herrera le Vieux introduit, vers 1620, l’influence italienne, mais il transpose avec une vigueur naturaliste saisissante. Zurbaran (1598-1664) est un maître aussi expressif et tragique, mais plus peintre. Alonso Cano (1601-1667) adoucit la manière et précède Murillo (1618-1682) dans un idéalisme sentimental, un peu inconsistant, mais d’une couleur séduisante. Le grand peintre de l’Espagne du xviie siècle et l’un des plus grands artistes de tous les temps est Velasquez (1599-1660). Rénovateur de la technique, le premier qui ait employé les couleurs à l’huile directement, le plus savant sans doute des techniciens et le plus habile, Velasquez est en même temps le plus simple, le plus dépouillé, le plus objectif des peintres. Avec une richesse de matière égale à celle des Hollandais, un sens de la couleur égal à celui des grands Vénitiens, il rejoint la sobriété, la grandeur de style et la vérité nue des grands Italiens du xve, la majesté d’un Piere Della Francescha.
Après une éclipse assez longue, l’art espagnol revit, à la fin du xviiie siècle, avec une force renouvelée, dans l’œuvre de Goya (1746-1828). Cet homme prodigieux, dessinateur et graveur d’une passion ardente, peintre dont la largeur et la sûreté égalent presque celles de Velasquez, Goya eut une influence considérable, au xixe siècle, sur les peintres français et anglais. Par lui, comme par Velasquez, l’école espagnole dépasse les conditions d’une école nationale et atteint une expansion universelle.
Cependant, au nord de l’Europe Occidentale, l’école flamande surgit de la couvaison italienne en un bouquet prestigieux de flammes ardentes et charnelles. Rubens (1577-1640) qui allume ce beau feu sort de l’enseignement assez obscur de Van Noort et d’Otto Venius. Mais il puise à la source même, à Venise, et son génie est assez fort pour ressusciter, à travers le métier de ses inspirateurs, la grande verve naturaliste des premiers Flamands. Sa fécondité exceptionnelle de narrateur, son sens du modelé vivant et des couleurs expressives, sa fougue incomparable le rapprochent à la fois de Véronèse et de Michel Ange. Mais il a su, à un degré unique, rendre la vibration sensuelle de la chair et le délire sacré de la nature. Ses contemporains Frans Pourbus (1579-1622), Snyders (1579-1657), Cornelis de Voos (1585-1651), participent diversement à son entraînement. Pieter Brueghel, le jeune, collabore avec lui. Mais son émule le plus proche, Jordaens (1593-1678) qui pousse à l’extrême, semble-t-il, sa forte liesse de gas de Kermesse, a, parfois, avec un éclat égal, plus d’équilibre dans la densité et plus de solidité. Van Dyck (1599-1644) est tout autre. Disciple de Rubens dans son rôle mondain, ce peintre plein de distinction est un des maîtres les plus féconds, les plus agréables et les moins profonds. Il plut aux gentlemen de l’Angleterre raffinée et toute l’école anglaise s’est inspirée de lui. Après ces maîtres, David Téniers (1610-1690) le Jeune et plus encore Adrian Brouwer (1605-1639) doivent aux Hollandais le goût des intérieurs et de la vie quotidienne.
Les écoles de Hollande, (car elles furent aussi nombreuses que dans l’Italie du xve siècle), se différencient, dès le xvie, avec Lucas de Leyde, Schoorel et Van Hemskerke, dans le courant néerlandais. Mais c’est au xviie, alors qu’expire l’Italie artistique, qu’une grande poussée de sève fait de la Hollande le pays des peintres. La Réforme, qui partout ailleurs produit un appauvrissement artistique, aboutit, au contraire, par la séparation des provinces protestantes, à un épanouissement des vertus hollandaises. L’art naturaliste et bourgeois des Hollandais, tourné vers les satisfactions quotidiennes, diffère de tous les autres arts avant lui. L’abandon des grands sujets est compensé par la grandeur de style que confère à cette peinture la beauté de la matière et la dignité du grand métier. À ce point de vue, aucune époque ne peut être comparée au xviie siècle hollandais.
De Frans Hals à Hobbema, un siècle entier s’étend, aussi riche, aussi varié que les grands siècles de la Renaissance italienne, prodigieux par le nombre des habiles et, même si l’on excepte pour une gloire sans voisinage le solitaire Rembrandt, marqué par de très grands ouvriers et de singuliers génies. Des écoles naissent, à Utrecht et à Delft, avec Mierevelt et Honthorst à la Haye, avec Esaias Van de Velde, à Amsterdam, avec Eliasz et de Keyser.
Frans Hals (1580-1666), de Harlem, est un maître de la matière comparable à Velasquez et un portraitiste qui ne le cède qu’à Rembrandt. Dans cette longue vie, le peintre évolue en simplifiant sa manière pour aboutir aux œuvres dépouillées et fortes des dernières années. Les élèves de Hals lui doivent leur prodigieuse technique : Brouwer, Adrian Van Ostade (1610-1685), Isaac Van Ostade (1621-1649), Jan Steen (1626-1679) sont plus que des conteurs pleins de verve et de mouvement Mais les générations suivantes renonceront à cet élément d’intérêt. Déjà les intérieurs de Gérard Dow (1613-1675) et de Ter Borch (1617-1681) n’ont point d’autre sujet réel que le jeu des rapports de couleur dans la lumière. Deux grands maîtres, Pieter de Hooch (1636-1677) surtout et Jean Vermeer, de Delft (1632-1675) porteront à la hauteur des plus grandes réalisations de l’art, et par la seule magie de la peinture, le simple aspect d’un intérieur, d’un paysage urbain, de figures calmes et profondes. Le sens de l’espace, que les grands Ombriens ont cherché dans les perspectives lointaines, ils le trouvent et l’introduisent sous une fenêtre discrète, autour d’une table. La lumière est entre leurs mains l’élément d’incantation du tableau.
Mais il faut reconnaître là l’influence — qui, pour certains fut écrasante — du plus grand magicien de la peinture : Rembrandt (1606-1669). Nul peintre peut-être n’est plus complet. Il n’y a pour lui ni genres ni techniques particulières. Ce qu’il a peint, gravé ou dessiné, il l’a, pour ainsi dire, recréé. Il y a le Monde des apparences, et le Monde de Rembrandt. Qui est autre, comme il y a la lumière de Rembrandt et l’étrange vibration de sa peinture. Sa matière, au début brillante et ferme, évolue, comme celle de Frans Hals, vers une liberté, une simplicité, égales à celles de Velasquez. Mais il y introduit un élément que ses glorieux émules ont ignoré et qui est la marque particulière de son génie. Une lumière intérieure, une atmosphère d’ombre rayonnante baignent toutes ses œuvres et leur assurent une emprise que le mot seul de magie représente sans l’exprimer.
Comparés à lui, ses disciples de l’école d’Amsterdam et ses contemporains nous paraissent ou froids ou pauvres. Isolés de lui, ils reprennent leur rang qui est encore celui d’excellents peintres. Ferdinand Bol (1616-1689), Govaert Flinck (1616-1660), Niklas Maes (1632-1693) ; et plus encore Van der Helst (1612-1670) sont des maîtres de la figure humaine.
L’école de Harlem, illustrée en premier lieu, par Frans Hals, est encore l’école des grands paysagistes : Salomon Ruijsdaël (1600-1670), Everdingen (1621-1675), Wouwerman (1619-1668) et Jacob Ruijsdaël (1629-1682), le premier, en Hollande, des compositeurs de paysage, l’un des plus saisissants interprètes, avant Corot, des transparences de l’espace. Après eux, Nicolas Berchem, Berckeyden, vulgarisent le paysage et le rendent décoratif. Amsterdam eut aussi de bon paysagistes : Asselyn, Aest Van der Neer, Philippe et Salomon de Koninck, Karel Dujardin et le grand animalier ingénu : Paul Potter (1625-1655). Mais le seul rival des Ruysdaël, en cette école, est Mindert Hobbema (1638-1709) qui, avec Albert Cuyp (1620-1691), le plus grand des animaliers, prolongent aux abords et au début du xviiie siècle, la grande tradition du paysage hollandais.
Mais la Hollande a produit encore d’étonnants peintres de la mer, les plus vrais, les plus saisissants avant les modernes. Le premier et le plus grand sans doute : Jan Van Goyen (1586-1657), de La Haye, est le maître des ciels mouillés et des transparences marines. Après lui, les deux Guillaume Van de Velde, Van de Capelle, Van der Meer, Backhuysen enfin, illustrent diversement un genre spécifiquement hollandais.
On pourrait en dire autant des innombrables peintres de natures mortes, dont l’habileté dégénère parfois en virtuosité, mais parmi lesquels de vrais maîtres : Kalf, Van Beyerem, Van Huijsum ont laissé des œuvres fortes ou charmantes.
Mais cette immense et savoureuse école s’éteint d’un coup dès la fin du xviie siècle. Au xviiie, il n’y a plus rien que quelques disciples glacés et mièvres de Gérard Dow et de Van Mieris, plongés dans un académisme de petit genre, de conversations galantes et d’élégances de salon, qui ne se distingue en rien, sinon par sa faiblesse plus grande, de l’esprit des petits maîtres français.
C’est pourtant en partie à la Hollande, mais plus encore à la Flandre et particulièrement à Van Dyck que l’école anglaise du xviiie siècle doit sa naissance et son développement. Mais ce n’est qu’avec un retard de près d’un siècle que se produit cette éclosion. Et l’art anglais apparaît aussitôt fortement caractérisé dans ses éléments de terroir auxquels il doit peut-être de rayonner, à la fin du xviiie siècle, sur toutes les autres écoles.
Hogarth (1697-1764), le premier de ses peintres, ennuyeux dans ses sujets moralisateurs est pourtant un bon peintre, franc et expressif. Mais c’est surtout à la génération suivante que les influences mêlées des Flandres, de Venise et d’Espagne font surgir les grands portraitistes mondains, parmi lesquels Reynolds (1723-1792) et Gainsborough (1727-1788) tiennent une place particulière, celui-ci plus complet, plus génial et l’un des premiers maîtres du paysage où l’école anglaise se distinguera. Après eux, Rneburn, Romaney, Hoppner, Opie ; et Lawrence (1769-1830) qui les égale presque en renom. En même temps le paysage, naturaliste à la manière hollandaise mais avec une originalité savoureuse, se développe à la suite de Gainsborough et de John Crome (1769-1831). Mais ses plus belles réalisations et ses directives magistrales, celles qui de Constable et de Turner viendront influencer le romantisme français, appartiennent déjà au xixe siècle.
XIXe siècle. — La grande fermentation des esprits qui précède la Révolution française n’a pas son équivalent dans l’histoire de la peinture ; mais son pendant, s’y retrouve. Si l’on veut bien comprendre que l’œuvre de la Révolution fut moins l’explosion de passions populaires qu’une imitation de juristes épris d’héroïsme à l’antique, on ne manquera pas de noter la réaction archéologique qui se produisit en peinture, environ le milieu du xviiie siècle et dont Vieu, J.-B. Pierre, Regnault, Peyron et, plus que tous, David (1748-1825), furent les truchements ou les prophètes. C’est un nouvel académisme, non plus inspiré de la Renaissance, mais puisant directement à l’antique compris à la façon de Montesquieu, un paganisme sans volupté, cérébral, une conception de moralistes. Cette réaction contre les polissonneries et les manières de la peinture de boudoir, cette tendance au grandiose n’eût donné que des œuvres ennuyeuses si David n’avait été, à côté d’un théoricien pompeux, un grand peintre simple. Son exemple plus que ses leçons restituèrent à la peinture ses nobles ambitions, la conscience et le respect du beau métier. On n’accepta plus le faire facile, ni la hâte. À cette rigueur l’école française dut de s’élever au grand art qu’elle avait entrevu et manqué au xviie ; mais si, cette fois, elle y réussit, c’est que des éléments d’une technique forte et vivante lui vinrent, à la fois, des espagnols, des vénitiens, des flamands, des hollandais et des anglais et qu’elle sut les utiliser sans s’y asservir. C’est aussi qu’elle rencontra dès les premières années du xixe quelques puissants génies qui l’empêchèrent de dévier.
Les débuts de cet âge, le plus grand, le plus vivant de la peinture française, ne manquent pas de confusion. Il brillera d’ailleurs plus par la profusion des génies particuliers que par l’unité de tendances. Le classicisme à la romaine de David est dominé par ses fortes réalisations. En même temps un romantisme d’inspiration, une inquiétude sentimentale, pénètrent l’école, à la suite des littérateurs. En marge P.-P. Prud’hon (1758-1823), qui n’échappe pas toujours à l’allégorie, est un séduisant coloriste, influencé tardivement par Léonard et par Corrège. Mais Guérin, Gérard et Girodet sont assez fades. Il semble que la sève appauvrie des petits maîtres du xviiie, s’essaie vainement, avec eux au grand art. Gros (1771-1835), au contraire, transpose dans l’exaltation des héros contemporains le fort enseignement davidien ; il y ajoute le culte de Michel-Ange et y apporte une fougue particulière et de singuliers dons de coloriste. C’est de lui que le génial Géricault (1791-1824) tient son modernisme réaliste et sa hardiesse. Mais les Anglais, qu’il connut chez eux, et Rubens renouvelèrent et libérèrent sa technique. On doit noter ici comme un élément important de l’enrichissement de la peinture au xixe siècle, le perfectionnement par les Anglais et la diffusion de l’aquarelle.
Delacroix (1798-1863), génie inquiet et magnifique, semble l’incarnation du romantisme. Mais ce serait insuffisamment le définir. Car si par l’expansion somptueuse qu’il lui a donnée, il impose, contre la tyrannie de l’antique, le goût du moyen âge, de l’exotisme ou du moderne déjà vivaces chez Gros et Géricault, il convient de noter que du point de vue de l’invention el des sujets, Ingres, son grand rival, n’est pas moins en opposition avec les antiques ; et que si Delacroix, délaissant l’archéologie, reprend la tradition aux Vénitiens, il la cherche plus haut, chez les Florentins du xve et chez Raphaël. Cette courte digression doit suffire à montrer la vanité des appellations et l’insuffisance du choix des sujets à distinguer entre eux les peintres. Peu importe le bric-à-brac d’accessoires historiques auquel Delacroix fit souvent appel. Où Delacroix a réussi quelques-unes des plus fortes pages de l’histoire de la peinture, Delaroche, avec les mêmes éléments, n’a rien produit que d’ennuyeuses images.
C’est de l’influence mêlée de Delacroix et des Anglais que procèdent maints petits maîtres du paysage et de l’exotisme : Paul Huet, Isabey, Decamps, et des intimistes comme Tassaert.
Ingres (1780-1867) hérite de David l’autorité sur l’école. Ce dessinateur prodigieux, interprète des « valeurs tactiles » aussi sûr que les Florentins du xve, est un peintre sec et sans vibration. Ses portraits, ses nus s’imposent pourtant, les uns par une certaine grandeur d’expression et de composition, les autres par le sentiment très aigu de la volupté des formes. Rien, au contraire, ne rattache à la vie l’école des Nazaréens allemands : Cornelius, Schnorr, Overbeck ne sont que de tristes intentionnistes.
L’École d’Ingres est en grande partie responsable de l’académisme officiel qui pesa sur tout le milieu et le troisième quart du xixe siècle et d’où il ne fallut rien moins que le génie de Courbet d’une part et la révolution impressionniste d’autre part, pour sauver la peinture. Flandrin et Mottez, plus peintre, se sauvent par leur dignité et leur conscience. En réalité, comme au xviie, ce sont les éclectiques, Gleyre, Cabanel, Delaunay ou de faux romantiques Ary Scheffer, Couture et Baudry qui causent l’affaiblissement de la peinture.
Chassériau (1818-1856), qu’on a voulu prendre comme un moyen terme entre Ingres et Delacroix, est, en réalité, un maître personnel, non qu’il soit sans contacts, en particulier avec Delacroix, mais sa sensibilité et son charme le font distinct et reconnaissable.
Le début et la première moitié du siècle ont méconnu deux très grands maîtres qui, en dehors des écoles et de la mode, poursuivirent, diversement, une œuvre riche d’humanité et d’amour : Corot et Daumier, que le xxe siècle a mis à leur place réelle. J.-B. Corot (1796-1875), longtemps considéré sous son seul aspect de paysagiste, est aussi un peintre de figures d’une simple et émouvante grandeur. Mais nul n’a mieux que lui exprimé la douceur charnelle et comme intime de la nature et de l’atmosphère. Daumier (1809-1879), peintre, graveur, aquarelliste et lithographe, est un puissant témoin des mœurs et des caractères. On l’a comparé à Molière, mais s’il n’est pas moins profond, il est moins complaisant. Sa révolte a cinglé les puissants avec une grandeur tragique qui l’apparente à Goya. Celui-ci termine en 1828 une longue et puissante carrière. Après lui, l’école espagnole s’éteint dans ses initiateurs, dont le plus brillant est Lucas.
A la suite des salons où exposèrent les grands paysagistes anglais Constable (1776-1837) et Bonnington, un amour puissant de la nature souleva l’enthousiasme de jeunes artistes. Retirés dans la forêt de Fontainebleau, en contact avec la nature, Théodore Rousseau (1812-1867), Daubigny (1817-1878), Jules et Victor Dupré, Diaz, Troyon, renoncèrent au paysage composé, cherchèrent la simple grandeur de l’expression directe où ils avaient été, sans le savoir, précédés par Georges Michel. Millet (1816-1875), leur voisin de forêt, les dépasse par la grandeur qu’il sait donner au travail humain. D’autres paysagistes, partis en Orient, à l’exemple de Delacroix et de Decamps, y cherchèrent moins le pittoresque qu’une vérité un peu courte. Fromentin et, mieux que lui, Marilhat ; expriment cette tendance. Il est étrange et inexplicable qu’au temps presque où la sève de Constable et de Bonington portait ses fruits, où Turner achevait son œuvre pour l’éblouissement des générations suivantes, toute une formation d’artistes anglais se soit délibérément refusée à une emprise que recevait l’Europe, ait laissé tarir cette veine. Les pré-raphaëlites : Millais, Burne Jones, Wats, Madox Brown, Rossetti sont sortis de la vie par amour du xve siècle ; et si quelques-uns, comme Millais et Wats ont gardé le sens de la peinture, c’est quand ils ont oublié leurs théories. Après eux, Walter Crane, Kate Grineway, Brangwyn sont des illustrateurs.
La première moitié du siècle vit naître en France des écoles provinciales : celle de Provence, avec Granet, élève de Constantin et de David, celle de Lyon avec Berjon, Grobon et les inspirés d’Ingres, comme Orsel et Jeannot.
Mais en 1850, une affirmation puissante marque une nouvelle détermination de la peinture. Courbet (1819-1877) avec « l’Enterrement à Ornans », réagit à la fois contre l’académisme et contre l’éclectisme. On ne peut se contenter de voir en lui l’aboutissement de petits maîtres, Cals ou Bonvn. Aux dernières années de Delacroix il apporte sa forte prétention de successeur légitime. Ce génie robuste et limité, l’un des plus parfaits ouvriers de la peinture, a produit, une œuvre où la sève populaire circule avec la sensualité la plus saine. La haine bourgeoise lui fit payer, de son vivant et après sa mort, sa participation à la Commune.
A la suite d’un voyage à Francfort et de son exil définitif en Suisse, Courbet peut être considéré comme l’initiateur en Europe Centrale sinon d’une école, du moins de quelques peintres, les plus vivaces et les plus vrais. Leibl, Liebermann sont des portraitistes un peu mous mais délicats. Hans Von Marées, malgré sa grandiloquence, est un peintre. L’école russe, assez tardive, produit vers le même temps, des œuvres secondaires.
En France, la libération des formules qu’inaugura Courbet ne fut pas perdue. Il convient de noter d’ailleurs l’influence bienfaisante qu’un maître de l’école, Lecocq de Boisbaudran, eut alors sur toute une génération de jeunes gens : Fantin Latour (1836-1904), Alphonse Legros, le grand Américain Whistler. Fantin est un peintre des plus sensibles et des plus fins. Il semble qu’en ce moment de 1860, l’air circule plus à l’aise dans la peinture. Les peintres sont sortis, les uns de la tension romantique, les autres de la forêt. Le grand exemple de Corot, sensible chez Lépine, celui de Delacroix, inspirent respect et admiration. Mais aux italiens, aux flamands, aux anglais, voici que, comme excitant étranger, succèdent les espagnols hautains. Cependant un Ricard (1823-1872), isolé volontairement dans son culte des maîtres, a donné quelques-unes des effigies les plus aiguës et les plus modernes. Les écoles locales, à ce moment, brillent encore avant de disparaître. L’origine provençale rapproche ici de Ricard Guigou (1833-1871), maître incomplet, mais sensible et vrai.
Manet (1832-1883) est un peintre de grande race et de grand goût. Il réagit contre les couleurs sombres de Courbet, de Théodule Ribot, d’autres encore. S’il doit aux maîtres espagnols, c’est à Velasquez et à Goya ; mais avec un sentiment si personnel, un accent si authentique que toute la peinture après lui en est marquée. Si ceux qu’on appelle les impressionnistes l’ont devancé dans leurs recherches du plein air, ils ne sont pas moins, pour leur conception générale de l’art, ses disciples. Mais, en même temps que lui, un autre maître qui, par sa possession du mouvement des lignes s’égale aux grands, marque également, bien que diversement, sur les peintres qui le suivirent : Edgar Degas (1834-1917). Dans une veine pessimiste, apparentée, Forain, maître dessinateur, ainsi que Steinlen ont laissé des pages émouvantes.
N’est-ce pas un peu à Manet, puis au-delà de lui à Courbet et aux peintres de Fontainebleau que l’école hollandaise du milieu du siècle, l’école de la Haye doit son puissant et bref renouvellement ? Mais la vieille sève hollandaise y est aussi pour beaucoup. Bosboom (1817-1891) procède également de Bonington et de Jules Dupré. Josef Israëls (1827-1900 ?) ne semble rien devoir aux maîtres éclectiques français, avec qui il étudia, non plus qu’à Ary Scheffer. Son réalisme à la fois sombre et lyrique, son habileté manuelle et sa souplesse de matière remontent dans le temps, aux ancêtres du xviie, à l’émotion issue de Rembrandt. Autour de lui et après lui, les frères Maris Jacob et Wilhem, peintres de matière riche, évocateurs de paysages, puis Anton Mauve et Mesdag, portent dans le paysage la même sève et le même esprit.
L’école belge procède également des maîtres français : De Navez, élève talentueux de David, à Alfred Stevens, marqué par Courbet et Fantin, à Constantin Meunier. Vers la fin du siècle pourtant, des maîtres moindres, Laermans, Brackeleer réagissent ; mais c’est pour suivre de loin leurs ancêtres du xve siècle ou du xviie.
Tandis que Manet et Degas tirent de la veine réaliste et contemporaine la matière de leur élévation picturale, un génial isolé : Puvis de Chavannes (1824-1898) construit, avec des moyens aussi modernes, ses visions de l’humanité éternelle. Puvis restera le grand décorateur de la seconde partie du xixe, comme Delacroix fut celui de la première. S’il est moins peintre, moins vibrant, moins inventif, il a davantage le sens de la surface à décorer. Alors que tant d’écoles, depuis Ingres jusqu’aux pré-raphaëlites anglais, en passant par les Nazaréens allemands s’épuisèrent à rechercher l’esprit des italiens des xive et xve siècle, en voulant imiter leur manière et leurs sujets, Puvis y atteint par des moyens modernes avec des sujets qui ne doivent rien à aucune autre mythologie que celle de l’humanité nue.
Le mouvement impressionniste, qui est à proprement parler le réalisme appliqué à l’expression des rapports de la lumière en plein air, est moins isolé qu’il ne semble. Les paysagistes anglais, et le plus grand de tous, Turner (1775-1851), visionnaire génial des brumes et du soleil, le hollandais Jongkind (1819-1891), le havrais Boudin (1824-1898), le marseillais Monticelli (1824-1886), prestigieux visionnaires ; les lyonnais Ravier, Guichard, Carrand et Vernay, peuvent, diversement et à divers moments de leur carrière, être considérés comme des précurseurs. Cela ne doit rien retirer au mérite de ceux qui codifièrent, si l’on peut dire, les recherches, et leur donnèrent leur plus forte expression : Camille Pissarro (1830-1903), l’anglais Alfred Sisley (1839-1899), Maximilien Luce (1858) et surtout Claude Monet (1840-1926), le plus sensible et le plus habile de ces maîtres de la lumière.
Alfred Renoir (1841-1920) et Cézanne (1839-1906) s’ils ont passé par l’impressionnisme, le dépassent. Renoir, par la puissance de sa vision, l’allégresse de ses nus, revient, avec des moyens renouvelés, à la grande tradition vénitienne. Cézanne est plus particulier encore. Le plus peintre des peintres, il semble qu’il réinvente la peinture. Nul plus que lui n’a su rendre la vibration tactile des volumes colorés. Tout pour lui est couleur et le modelé ne s’exprime par aucune ombre, mais par un ton opposé à un ton. Cézanne est l’initiateur de toutes les recherches de synthèse. Avec Van Gogh (1853-1890), hollandais génial et brûlé à son propre feu, avec Toulouse-Lautrec (1864-1901), évocateur d’une époque, avec Odilon Redon (1840-1916) pur et féerique, les moyens impressionnistes encore servent à la reconstruction du Monde. Seurat, que suivent Signac et Cross, inaugure les recherches d’un art plus exactement scientifique. Paul Gauguin (1848-1903) retrouve à Tahiti un nouvel exotisme et le sens de la synthèse. C’est de lui, de Cézanne et de Van Gogh que procèdent, à leurs débuts, les Fauves : Friesz, Manguin, Marquet, et le plus original, Henri Matisse, de plus en plus orienté vers les formules libres et les plus rares vérités de la couleur. Vuillard, dans des gammes fondues et sourdes, Bonnard, avec des tons nacrés et des rapports aigus ; Piot, Roussel, Puy, Dufrénoy expriment l’aboutissement précieux de cet âge. Cependant que Vlaminck, le Fauconnier et Segonzac remontent, par les Flamands, les Hollandais, ou leur tempérament propre, au réalisme de Courbet et que d’autres reviennent au classicisme par l’éclectisme.
D’ailleurs les ardentes divisions qui mirent en lutte les « partis » de la peinture, dans les premières années du xixe siècle, disparaissent peu à peu, en même temps que disparaissent les résistances des tenants de la vieille académie. Des hommes du « centre » pourrait-on dire, Charles Cottet, Lucien Ménard, Albert Besnard, Aman Jean participent aux mêmes expositions que les Fauves. Le Suisse Félix Valotton fut, avant la lettre, avec un souci serré de la forme et des valeurs tactiles, un rénovateur du classicisme. Les théories surtout de Maurice Denis aidèrent ce mouvement.
Le mouvement cubiste fut une réaction violente à la fois contre les tendances et contre l’esprit de l’impressionnisme et de toute la peinture antérieure. Jamais révolution plus complète d’un idéalisme plus absolu ne fut tentée contre la nature. En dépit des variétés d’aptitude de Picasso, du talent de Brague, le cubisme n’a réussi qu’à orienter, dans un sens expressif par sa simplicité même, la décoration moderne et l’art de la publicité.
Désormais, il n’y a plus, en peinture, d’écoles locales. Paris est le creuset où convergent et se fondent toutes les tendances. Seule l’école allemande, issue, à travers Corinth, des romantiques, a une vitalité propre, moins picturale que graphique, avec des artistes expressifs, Pechstein, Nolde, Grosz. Les tendances expressionnistes ne sont pas sans influence sur les Belges contemporains : Permeck ou Masereel. Mais la Belgique, l’Angleterre centrale, la Hollande et le Japon même vivent du même foyer international et à leur tour l’alimentent.
Nous n’avons rien dit, au cours de cet exposé incomplet, des écoles extrême-orientales. Leur examen, fort différent de celle des artistes de mentalité européenne, exigerait une préparation et des préambules qui excéderaient cette étude. Mais ce que nous avons dit, en débutant, des caractères généraux et du rôle de l’œuvre d’art comme expression d’une race ou d’un individu, s’applique aussi bien à ces formes d’art qu’à celles qui nous sont plus habituelles, qui, d’ailleurs, ont subi en maintes époques, et en particulier à la fin du xviiie, puis autour de 1880, l’influence des Asiatiques. Actuellement, il faut noter aussi l’attraction exercée sur les artistes par les styles nègres et polynésiens, attraction moins due à une pénétration profonde et fraternelle de ces races qu’à un snobisme désœuvré et maniaque. — Tiburce.