Encyclopédie anarchiste/Professeur - Progrès
PROFESSEUR n. m. (du latin professor, même signification). La plupart des professeurs enseignent ce dont ils ne connaissent pas un traître mot. Plus ils sont ignorants, plus ils se croient savants. Cela porte à être modeste. En voyant ces faiseurs d’embarras, on se refuse à parler pour ne rien dire. Il faut vraiment être sûr de soi, ne pas avoir de sa personne une petite opinion pour se croire capable d’enseigner quelque chose à quelqu’un. Et en serait-on capable, de par un labeur acharné, des études spéciales, des recherches inlassablement poursuivies, un acquis scientifique véritable (je ne parle pas de ce vernis scientifique dont se parent certains énergumènes de réunion publique), que ce serait faire acte d’autorité que d’affirmer : « Ceci est vrai, ceci est faux. » Celui qui enseigne fait acte d’autorité, la plupart du temps. Ne pourrait-il pas plutôt faire acte d’amour, exposer une idée au lieu de l’imposer ? Dans ce cas, oui, nous pouvons écrire, parler en public, conférer et enseigner. Nous pouvons « professer ». Cela n’a plus rien de ridicule. Cela est utile et contribue à annihiler l’œuvre nuisible du pseudo-enseignement.
Il y a des gens qui savent beaucoup de choses, mais sont incapables de les enseigner. C’est qu’ils manquent de cet enthousiasme, de cette sincérité, de cette foi qui communiquent de la vie aux études les plus arides et les font aimer des profanes. Celui qui enseigne doit créer : il ne saurait se contenter de répéter ce qui a été dit avant lui. Et il crée, s’il pense par lui-même et si ses auditeurs apprennent, à son contact, à penser par eux-mêmes. Son enseignement n’est pas stérile. Sans suivre la méthode traditionnelle, sans s’astreindre à des règles factices, il fait entrer dans les cerveaux plus de vérités que les pédagogues avec leurs plans et leurs fiches. À quoi sert-il de prendre des notes si vous n’êtes pas capable d’en tirer parti ?
Le professeur répète pendant vingt, trente ans la même leçon apprise par cœur, sans rien changer à sa manière, les mots se succédant dans le même ordre, accompagnés des mêmes gestes mécaniques. Le professeur ne vit pas et tue ceux qui l’écoutent. Son enseignement peut être très savant, mais mortel. Pendant des années, de vieux professeurs rabâchent les mêmes banalités sur le même ton insipide, et sans une erreur de mémoire. Ce sont d’excellents professeurs pour ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.
Ces gens-là ne savent pas lire : comment apprendraient-ils à lire aux autres ? Dans un auteur, ils ne voient que ses défauts. Ce qu’il y a d’original chez un écrivain, ils le passent sous silence. Ils expurgent les œuvres des penseurs et les mettent à la portée des esprits faibles. Ils en font des enfants bien sages, sans une idée, peu subversifs, ressemblant à tout le monde. Alors, « les familles » sont rassurées : Molière, Racine, Victor Hugo ne risquent point de corrompre la jeunesse.
Le professeur « idéal » est un camarade dont la tâche consiste, en plus de la tâche quotidienne qu’il remplit pour vivre, à mettre à la portée de son auditoire les richesses de l’esprit humain, à faciliter aux intelligences l’accès de ses merveilles, sans rien leur demander en échange que leur attention. Le professeur qui agit uniquement pour instruire ses élèves est pareil au médecin qui soigne ses malades sans se faire payer et à l’avocat qui donne ses conseils sans recevoir d’honoraires. Le professeur ne voit pas dans ce qu’il enseigne un moyen de vivre. Il n’y voit qu’un moyen d’enrichir notre pensée. Le professeur ne cherche point à se faire applaudir, mais à former des caractères. Laissons aux bourgeois leur conception de l’enseignement : qu’ils instruisent les gens en recevant d’eux un salaire, ou qu’ils mendient des applaudissements, cela les regarde.
Si le professeur idéal est un être rare, par contre on trouve une infinité de « professeurs » qui ne se rendent pas compte de ce que c’est qu’enseigner. Instruire la jeunesse, pour eux, c’est former des âmes bourgeoises, prêtes à toutes les servitudes.
Les professeurs forment au sein de la société une caste peu intéressante. Ils peuvent être très calés, mais ils n’ont pas d’idées personnelles. Tout ce qu’ils disent, ils l’ont emprunté aux autres. Leur science est purement livresque. Ils compilent, ils compilent… Compiler est l’unique tâche du professeur. Avouez qu’elle est absurde. Ils accumulent fiches sur fiches, écrivent de gros bouquins, accouchent de lourdes thèses ; mais une fois qu’on a ôté les dates, les menus faits, les racontars et les potins, rien ne reste des recherches de ces savantissimes docteurs. C’est du travail inutile. Tout cela est évidemment très fort, mais qu’est-ce que cela prouve ? C’est du délayage. Certains acquièrent leurs grades en se donnant beaucoup de mal : ils y arrivent à force d’étouffer le peu d’originalité qu’ils possèdent. Ils passent parfois des examens brillants : et après ? Combien d’autodidactes leur sont supérieurs, qui n’ont ni titres, ni diplômes ! On peut être agrégé et n’être qu’un idiot. De cet enseignement amorphe, et combien neutre, il ne résulte aucun profit pour les individus. Tout lyrisme en est banni. Les coups d’aile sont proscrits. Être terne, plat et monotone pour parler à des élèves, tel est le mot d’ordre. Quand je vois certaines têtes de « professeurs », je m’enfuis. Certaines institutrices m’horripilent. Et dire que ces pauvres gens ont pour mission de faire l’éducation du peuple !
Le professeur idéal est celui qui n’a pas l’air d’un professeur. Il n’a rien du pédant ni du cuistre. Il est tolérant, conciliant. Et il ne croit pas qu’on est savant parce qu’on est ennuyeux.
L’esprit d’un enseignement sincère est a-dogmatique. Il cherche dans tous les sens la vérité. Il utilise toutes les méthodes. Il n’est pas exclusif. La liberté de pensée est à la base de toute éducation vivante.
L’éducateur doit être un initiateur. Il doit nous initier à ce qui rend la vie digne d’être vécue : l’art, la beauté, l’amour. Toute éducation vraiment digne de ce nom s’adresse à la fois à l’intelligence et à la sensibilité qu’elle se charge d’éveiller.
Il existe une différence entre l’initiateur et l’être conventionnel connu sous le nom de professeur. L’initiateur ne cherche pas à faire des élèves dociles incapables de penser et d’agir par eux-mêmes, mais des hommes qui, en toute circonstance, affirment leur personnalité.
Le pédagogue dit : « Mes élèves », comme il dirait : « Mes poules, mes cochons. » C’est un mercanti qui possède l’âme d’un vieux propriétaire endurci. Il ne faut pas qu’on touche à son bien. Il considère ses élèves comme sa chose, dont il fait ce qu’il veut et dont il tire ce qu’il peut.
L’ « autorité » du maître sur ses élèves — ici, le mot autorité a un sens — ne peut résulter que de la confiance qu’il leur inspire, précisément parce qu’il ne fait pas sur eux acte d’autorité. Le véritable éducateur peut avoir des amis, non des disciples. Il peut avoir des continuateurs, non des imitateurs.
Le professeur suit un programme tracé d’avance, dont il ne s’écarte pas d’une semelle. Il le suit du commencement à la fin. L’initiateur n’a pas de programme tracé d’avance ; son enseignement est souple, vivant comme le vol de l’oiseau. À mesure qu’il avance dans ses recherches, il découvre de nouveaux horizons !
L’art des transitions est un art qu’il faut laisser aux pédagogues. Ils sont très forts dans l’art de ménager les transitions. Ils partagent ce genre d’originalité avec certains journalistes. Des faits qui n’ont entre eux aucun lien sont rattachés artificiellement. L’essentiel est de passer d’un paragraphe à l’autre sans qu’on s’en aperçoive. Les lecteurs ou auditeurs veulent être conduits par la main, comme des enfants. Ils sont incapables de marcher seuls. Le pédagogue leur tend la perche, si j’ose m’exprimer ainsi. Ce procédé est pratique quand on n’a rien à dire. Il donne l’illusion qu’on a beaucoup d’idées et qu’une idée centrale les relie. Ce subterfuge est inutile quand on parle pour dire quelque chose. Les idées s’enchaînent. Un lien invisible les rattache. Nous n’avons pas besoin de jeter un pont entre elles. Le fil des idées n’est pas perdu. En passant de l’une à l’autre, nous suivons la même idée, présentée sous mille faces.
Tout enseignement comporte des redites. Ce n’est qu’à force de répéter les mêmes choses qu’on a des chances d’être compris. Ceux qui ne se répètent pas n’ont souvent rien à nous apprendre. On a vite fait le tour de leur pensée. Jamais ils n’insistent sur tel ou tel fait : la question une fois traitée, on n’y revient plus. Ils évitent les sujets scabreux. Ils les escamotent. Ils ont trop peur de se compromettre. Ne craignons pas de nous répéter, dussions-nous passer pour des « radoteurs ». La pensée est un va-et-vient incessant, une sorte de flux et de reflux, s’enrichissant à mesure qu’elle se dépense : quiconque creuse une idée ne fait que se répéter. Il emploie toujours les mêmes termes ; s’il les modifiait, sa pensée serait moins claire. Il sait qu’en procédant ainsi, il risque de mécontenter les pédagogues qui examinent chaque question à part, suivant un plan tracé d’avance, qu’ils suivent jusqu’au bout. Ils savent où ils vont et ne font jamais fausse route. En sont-ils plus clairs pour cela ? Nullement. Qu’ils se répètent ou non, ce qu’ils disent est sans intérêt.
Il y a des gens qui n’hésitent pas à proclamer d’un ton tranchant et autoritaire que ce qu’ils disent est la vérité même. Ce sont de mauvais professeurs.
Je sais bien que des camarades ont besoin d’être guidés, dirigés dans leurs études. Mais que cet appui n’aliène ni la liberté de l’enseignant ni celle de l’enseigné. Le professeur est un ami qui ne cherche qu’à faciliter votre tâche et auquel vous devez faciliter la sienne. Point de tyrans de part et d’autre. Le véritable « professeur », mot qu’il me déplaît d’employer, mais qu’à défaut d’un autre je suis bien forcé d’utiliser, n’impose aucune doctrine ; il ne doit même pas en proposer une : qu’il se contente de l’exposer, c’est bien suffisant. Cependant, son impartialité ne va pas jusqu’à faire abstraction complète de sa personnalité. Il a le droit d’émettre un avis concernant telle ou telle question, mais cet avis n’engage que lui. L’autoritarisme n’a pas plus de raison d’être dans l’enseignement que partout ailleurs. Et si un enseignement ne doit pas être autoritaire, c’est bien celui de la philosophie qui laisse à chacun, professeur ou élève, le droit de penser ce qu’il veut. — « Vous détruisez tout enseignement, dira-t-on. Si l’élève n’ajoute pas foi aux paroles du maître, quel bénéfice retirera-t-il de son enseignement ? Il importe de contraindre des ignorants à croire tout ce que vous leur dites ! Nul n’a le droit de formuler une objection. Toute interruption doit être punie. Défense de poser des questions. L’enseignement sera accepté sans discussion, ou il ne sera pas ! » On va loin avec cette théorie ! Cette méthode peut être employée pour l’enseignement du catéchisme, mais non pour celui qui incite l’élève à solliciter une explication, à exprimer une idée, une opinion. Or, l’enseignement traditionnel ne vise qu’à étouffer l’esprit critique. Si l’esprit critique faisait son apparition dans la société, c’en serait fait de l’Autorité. Il me semble qu’entre l’obligation de croire tout ce qu’enseigne le professeur et le fait de n’y ajouter aucun crédit, il y a un moyen terme. Mais ce moyen terme, qui est la sagesse même et non un compromis, exige que le professeur et ceux que nous désignons du nom d’élèves ne soient ni le professeur, ni les « étudiants » ordinaires que l’on rencontre partout, dans écoles et universités.
Le « maître » a autant à apprendre de ses élèves que ceux-ci ont à apprendre de lui. Tout enseignement digne de ce nom est une collaboration. C’est aussi une création. Enseigner, c’est créer. Apprendre, ce n’est point répéter machinalement les paroles du maître.
Le professeur doit s’appartenir, afin de mieux se donner. Maître de lui, il peut aider ses élèves à devenir maîtres d’eux-mêmes. La vraie éducation, ne craignons pas de le répéter, c’est l’induction qui « n’essaie pas de diriger les êtres, mais de leur faire trouver en eux cette direction ». Le professeur ne nous enrichit que dans la mesure où il s’est enrichi lui-même intérieurement, où il a médité, pensé, où il a renoncé à imiter ou à copier quelqu’un. L’induction permet à l’individu de se « ressaisir » sous les influences qui l’arrachent à lui-même. L’induction est une conquête ; elle s’accomplit du dedans au dehors ; l’éducation est une défaite, qui suit une marche inverse. Inducteur et éducateur ne poursuivent pas le même but.
Plus je donne, plus je m’enrichis. C’est ce que ne comprendront jamais les impuissants qui, n’ayant rien à donner, s’enrichissent extérieurement. Leur « enseignement » n’augmente personne. S’ils en tirent profit, personne n’en tire profit. Un cerveau vide ne peut former que des cerveaux vides. Certains professeurs ont les élèves qu’ils méritent, comme certains élèves sont dignes de leurs professeurs. Ces gens-là tournent dans le même cercle vicieux.
De même qu’en présence de l’œuvre d’art les individus qui ne sont pas totalement dépourvus d’intelligence et de sensibilité apprennent à mieux reconnaître et parviennent à découvrir leur véritable personnalité, toute œuvre d’art sincère leur révélant le sens de la vie, de même d’un enseignement rationnel chaque élève doit retirer un profit intérieur. C’est sa propre révélation qui lui est faite par un tel enseignement. Au fond, le seul enseignement, c’est l’enseignement esthétique, celui qui résulte de la contemplation des tableaux et des statues, de la lecture des poèmes, du contact avec toutes les manifestations de l’art. Toute autre éducation semble pâle à côté de l’éducation des esprits par l’art. C’est pourquoi tout enseignement doit s’efforcer d’être lui-même un art, afin de gagner les cœurs et de féconder les esprits. Si le maître doit avoir de l’autorité sur ses élèves, que celle-ci soit toute morale. Elle le sera, si son enseignement constitue pour eux un refuge contre la laideur et leur permet d’avancer avec plus d’assurance au sein des embûches tendues sur leur route par la société.
Tout enseignement sera objectif et subjectif à la fois, c’est-à-dire que le lyrisme et l’imagination y auront leur place, autant que la science et l’observation. Tout enseignement qui n’est pas l’un et l’autre n’est qu’une caricature d’enseignement, ou un demi enseignement. Un enseignement qui ne consisterait qu’en hypothèses ne reposant sur rien, qu’en belles phrases et tirades, ne serait même pas lyrique, car le lyrisme suppose l’observation. Un enseignement qui se contenterait d’accumuler fiches sur fiches, d’aligner froidement ces chiffres, ne serait même pas scientifique, car la science seule ne peut rien. Il faut que dans le professeur cohabitent l’artiste et le savant, dans une étroite union. Vous ne pouvez demander au professeur plus qu’il ne peut donner ; demandez-lui seulement tout ce qu’il peut donner.
Il est évident que le professeur ne peut tout tirer de son propre fonds, qu’il est obligé de consulter de nombreux documents et de lire une quantité d’ouvrages traitant des questions les plus diverses. La science infuse n’existe pour personne. Le professeur travaille sans cesse pour se mettre au courant des progrès de la science. Le peuple considère à tort les travailleurs intellectuels comme des paresseux. Celui qui pense est pour lui un être inutile. C’est que son travail ne se voit pas. Cependant, il n’en existe pas moins. Et il est plus pénible qu’on le croit. Il suppose une hygiène rigoureuse et toutes sortes de privations. Le professeur travaille pendant que les autres se soûlent ou vont au cinéma. Mais comme il ne travaille pas toujours aux mêmes heures que les autres, on le jalouse et on le méprise. L’art du professeur consiste à extraire, comme l’abeille, le miel des fleurs les plus rares comme des plus humbles, à préparer, pour les cerveaux, la nourriture substantielle dont ils ont besoin et qu’ils absorberont sans trop de fatigue. Le professeur leur mâche la besogne, si je puis m’exprimer ainsi. Il les dispense de recherches fatigantes et souvent fastidieuses. Il leur apporte tout préparé le plat qu’il a composé avec toute sa science et tout son art. Ils n’ont plus qu’à se mettre à table. Cependant, ce travail de mise au point et de synthétisation ne les dispense pas de réfléchir et d’associer des idées ; autrement, si l’élève demeurait passif sans rien ajouter à ce qu’il a reçu, s’il ne donnait rien de son côté, l’enseignement le plus vivant serait mort-né. Il faut que l’élève fasse un effort pour porter à sa bouche les aliments qu’on lui sert et les transformer en sa propre substance.
Quelque liberté que conserve l’élève de rejeter ou non l’enseignement du professeur, il est certain que son attitude vis-à-vis du maître, comme celle du maître vis-à-vis des penseurs et des savants qui ont travaillé toute leur vie sur le même sujet, doit cesser d’être le scepticisme, mais commande qu’on fasse confiance à autrui, qu’on accepte, sinon comme un dogme, du moins comme la meilleure des solutions celle qu’il propose, « dans l’état actuel des connaissances humaines ».
Les « digressions » ou « hors-d’œuvre » dont le professeur parsème ses leçons sont pour lui des moyens d’obliger les cerveaux à penser et à réfléchir. Elles constituent, en même temps qu’une gymnastique pour l’esprit, une halte qui lui permet de méditer sur le chemin parcouru avant de reprendre sa route. Il s’élève sur les sommets d’où il contemple les réalités qui l’entourent pour en dégager une réalité plus haute. Ces digressions et hors-d’œuvre, loin d’être en dehors du sujet, sont au cœur même du sujet, elles en sont l’âme ; sans elles, tout enseignement ressemble à un squelette, la chair et le sang qui seuls constituent la vie faisant défaut.
Dans tout enseignement, la théorie et la pratique doivent s’accompagner. Ne nous contentons pas d’écouter de belles théories ou de les exposer, mais mettons en pratique l’enseignement que nous recevons ou que nous donnons. Le philosophe, qui est l’amant de la sagesse, doit donner l’exemple de celle-ci dans toutes les circonstances de sa vie et partout où il se trouve en contact avec les hommes. Il doit prendre comme ligne de conduite de ne jamais participer aux erreurs de la foule et se tenir constamment au-dessus de la mêlée. Cependant, avant d’être un surhomme, le philosophe doit être un homme différent, par ses goûts, ses aspirations, sa conception de la vie, des âmes grégaires qui évoluent autour de lui. Au philosophe de remonter le courant des passions, de se réaliser « en beauté » au-dessus de la laideur, de manifester sa pensée en toute circonstance, d’agir contre la bêtise et l’ignorance chaque fois que l’occasion s’en présente. Il faut mettre ses actes en harmonie avec ses théories. Autrement, la philosophie n’est qu’un bluff.
Nous devons nous libérer d’une foule de mauvaises habitudes : habitudes de penser, habitudes de sentir, défectueuses à tous les points de vue. L’éducation de notre cœur comme celle de notre esprit commencent à peine. L’essentiel est surtout d’agir conformément à nos pensées, de façon à ce que notre exemple puisse être suivi. De quel droit parlerons-nous aux autres de justice et de fraternité, si nous sommes injustes et méchants ?
Deux méthodes s’opposent dans l’enseignement : la compilation et la création. Seule la seconde a un sens. Seule la seconde constitue un véritable enseignement. À quoi sert-il de se documenter si l’on n’a pas le souffle qui fait vivre le document ? L’enseignement ne se conçoit que vivant ; autrement, c’est un pseudo enseignement. La création suppose l’innovation, l’invention, la découverte, seules intéressantes, quelque chose qui s’ajoute à ce qui est, en le transformant et le dépassant. La compilation n’offre rien qu’une science indigeste. La création suppose la documentation, mais avec quelque chose en plus. Le document tout seul ne rend aucun service. Il ne nous apprend rien. Ce sont des matériaux épars, qui attendent qu’on les utilise pour une construction durable. La compilation sans ordre avec une apparence d’ordre ne produit que du désordre dans l’esprit, ne laisse qu’un souvenir vague et confus. Le compilateur, qui n’a rien appris lui-même, n’apprend rien aux autres.
Tout autre est le créateur. Il vit. Il n’a pas besoin de faire étalage de sa science. Sans en avoir l’air, il nous apprend mille choses. Il ne suit pas un plan rigoureux et, cependant, s’il semble s’écarter de son sujet, toute sa personne instruit. Nous suivons les méandres de sa pensée, nous créons avec lui. Nous cherchons, nous trouvons avec lui. Le créateur ne s’attarde pas à ce qui est insignifiant : il passe outre et ne voit que l’essentiel. Sa vision est synthétique. D’un coup d’œil, il embrasse le détail et l’ensemble. Écoutons-le. Avec lui, nous apprendrons vraiment quelque chose. Nous n’aurons pas perdu notre temps. N’est pas créateur qui veut : si la compilation s’acquiert, la création est un don. Vous aurez beau faire, vous resterez un compilateur, un « non-créateur », si vous n’avez dans le cœur et l’esprit ce je ne sais quoi qui communique la vie.
Ce qu’on ne tolère pas dans l’enseignement, c’est le lyrisme. La poésie est chassée de là comme de partout. Arrière, la spontanéité et l’enthousiasme ! Arrière, l’originalité et la vie ! La science doit être froide. Elle doit se préserver de toute émotion. L’émotion est une tare. Un professeur sérieux ne doit pas avoir d’idées personnelles. Ce serait un mauvais professeur. Ressembler à tout le monde, voilà la règle. Penser ce que tout le monde pense, ce qui équivaut à ne rien penser du tout. Dans le fond comme dans la forme, un professeur qui se respecte doit être banal et terne. On peut être une personnalité et ne pas avoir de personnalité : c’est même ce qui arrive la plupart du temps. Certains professeurs sont cotés, pontifient et attirent du monde à leurs cours qui, cependant, n’ont rien de bien transcendant. C’est une vogue qui passera comme tout le reste. Un professeur n’est bien vu que s’il est incolore, amorphe et quelconque. À lui tous les honneurs et un bon traitement. Il est vissé à sa chaire jusqu’à sa mort.
Parler pour ne rien dire ou pour dire des banalités, ce qui revient au même, à cela se borne le rôle du professeur traditionnel, qui rabâche sempiternellement ce qu’il a appris dans les livres. Ce genre d’éducation convient parfaitement aux peuples abâtardis, chez lesquels les imitateurs l’emportent sur les créateurs, et dont la mission consiste non à faire des hommes, mais des mannequins. Cela dégoûte d’enseigner, quand on voit un peu partout tant de pédants qui enseignent mal, ou qui n’enseignent rien. Et puis, il y a pour le penseur libre quelque répugnance à affirmer du haut d’une chaire des vérités passagères. C’est faire acte d’autorité que d’enseigner quoi que ce soit. Dans tout enseignement, il y a pression sur des élèves. L’enseignement est un apostolat qui exige des disciples. Comment résoudre cette délicate question d’enseignement, toute résolue pour des cuistres ? Ils ne s’embarrassent pas de tant de scrupules. Enseigner, pour eux, est une forme de mégalomanie. C’est leur folie des grandeurs. Il entre dans tout enseignement une part de cabotinage qui répugnera toujours aux consciences droites. Le penseur-libre, promu au grade de professeur, s’efforcera de faire oublier qu’il « professe » ex-cathedra. Le meilleur enseignement, c’est celui qui groupe des hommes libres autour d’un homme libre, dans un local quelconque n’ayant rien d’officiel, ce professeur n’enseignant au nom d’aucun gouvernement et pour le compte d’aucune administration. Que celui qui enseigne dans ces conditions exerce ailleurs un métier de professeur, ou un autre métier, il sera toujours heureux d’avoir devant lui un public intelligent, que les préjugés n’aveuglent pas.
L’éducateur se dégagera de la mentalité professorale, étroite et bornée, qui ne souffre aucune objection et veut être crue sur parole. En somme, que l’on s’exprime en public, devant une nombreuse assemblée ou un cercle restreint, dans un livre, un article ou une simple conversation entre camarades, on n’impose pas une idée : on l’expose. L’orateur n’exerce d’influence heureuse sur ses auditeurs que s’il leur expose des idées, au lieu de leur imposer ses idées. En restant lui-même, allégé de tout autoritarisme, mais ferme dans ses convictions, il donne aux autres un exemple qui n’est pas sans beauté. Il conserve son harmonie, afin que les autres découvrent leur harmonie.
Il faut éviter dans tout enseignement ces verrues que sont l’autoritarisme, le pédantisme, la lourdeur, l’incohérence et autres défauts insupportables. La science est œuvre d’amour : pour attirer à elle les ignorants et les simples, il faut soi-même aimer la science. Et on ne l’aime profondément que si on l’aborde avec sagesse, sans aucun parti-pris, ni idée préconçue.
Ai-je le droit d’enseigner ? se demande l’homme libre. Est-ce que je ne fais point acte d’autorité en assumant ce rôle ? » Non, pensera-t-il, s’il envisage son enseignement comme utile à tous, et s’il répond au vœu des camarades qui sollicitent de lui cet enseignement. Là encore, il faut se donner, et se donner sans arrière-pensée.
Tout homme instruit a le devoir de communiquer son savoir à autrui, et cela sans faire de concession, sans émasculer sa pensée, sans la déformer ni la mutiler. Il faut donner toute la science ou ne rien donner du tout. Il y a une façon de la mettre à la portée de ses auditeurs, sans les diminuer ni se diminuer. Vulgariser, démocratiser la science, comme on dit, cela ne consiste pas à la châtrer, à la caricaturer, à en faire la parodie : c’est la clarifier, la simplifier, l’humaniser sans l’appauvrir. C’est en extraire le parfum d’idéal que tous ont le droit de respirer. Propager la science ne consiste pas à faire de tous les hommes des savants, mais à faire d’eux des esprits libres, curieux, avides de connaître le monde qui les entoure. Cela consiste à éveiller dans les cerveaux l’esprit critique sans lequel l’individu n’est qu’une brute, étant incapable de socialiser l’art et la science, de les mettre à la portée de toutes les intelligences. On a vu comment notre pseudo démocratie a réalisé son programme : en faisant payer au peuple l’entrée dans les musées. L’art et la science sont devenus des entreprises commerciales, aux mains des mercantis. Notre époque divinise la science, la met au-dessus de tout et, quand il s’agit d’initier la foule à la science, il n’y a plus rien : plus d’argent pour les collections, pour tout ce qui concerne un enseignement pratique et rationnel ; la guerre absorbe tout, livre bataille à la science en utilisant ses découvertes pour le malheur des hommes. Le temple de la science est fermé aux individus. Quand, par hasard, il ouvre ses portes, c’est pour exhiber des charlatans et des pontifes qui débitent aux foules ahuries des boniments auxquels elles ne comprennent rien. Si le mouvement des universités populaires a lamentablement échoué, la faute en est aux « professeurs » qui n’ont pas su se mettre à la portée de leur auditoire, en leur parlant un langage hermétique et en accablant leur mémoire de termes scientifiques et de formules indigestes dont il n’avait que faire.
Avant toute chose, le professeur doit s’efforcer de rendre la science compréhensible, attrayante même. Point n’est besoin pour cela de « saboter » son enseignement. L’art et la science peuvent s’enseigner au peuple, mais certain doigté est nécessaire pour cela. Il y a la manière, que n’ont ni les pédagogues ni les cuistres. — Gérard de Lacaze-Duthiers.
PROGRÈS (et individualité). I. Nulle notion ne nous semble plus familière que celle qu’exprime le mot Progrès. Pourtant, il n’en est guère qui soit plus confuse, plus trompeuse et dont on fasse plus dangereux abus. C’est au désir de progrès que nous attribuons légitimement la plupart des facilités d’existence dont bénéficient les hommes de notre temps, par comparaison avec ceux de jadis. Mais c’est aussi sous prétexte de servir le progrès que l’on prétend perpétuer entre les hommes une inégalité qui serait, dit-on, aiguillon de leur activité, ou bien que l’on revendique le droit d’user de la force pour soumettre, déposséder, civiliser – assure-t-on – les peuples arriérés.
De quelque parti politique qu’il se réclame, nul n’osait, il y a peu d’années, abjurer le culte du Progrès. Toutefois, un revirement se produit aujourd’hui. Sous la leçon des événements dont nous venons d’être témoins, notre optimisme a été ébranlé.
Avant d’aborder la question du progrès, il semble indispensable de définir rigoureusement ce que nous devons entendre par ce mot ambigu.
Le mot progrès évoque d’abord la continuation d’un mouvement en conformité avec une direction suivie précédemment, mouvement ayant sa source dans une impulsion volontaire ; il implique par surcroît l’acheminement vers un état meilleur ou plus désiré. Si l’on parle du progrès d’un objet ou d’un phénomène, c’est qu’on lui attribue un dessein ; on imagine une force dans ce qui se meut. S’il est question du progrès d’une maladie, c’est que l’on se place au point de vue de l’agent qui cause cette maladie et que l’on enregistre le déploiement et le succès de son activité. Notre point de départ est donc une appréciation subjective. La connaissance que nous acquerrons du concept qui fait l’objet de notre examen ne s’épurera de cette tare, ne s’objectivera, si elle en est susceptible, que quand nous l’aurons confrontée avec les réalités.
Constatons-nous dans le monde de la matière inorganique quelque transformation qui réponde à notre définition élémentaire du progrès ? Évidemment non.
Dans son état présent, la science nous enseigne que le monde où nous vivons tend vers un état de moindre activité, que, si on le considère comme un système isolé, l’énergie qu’il renferme, de quantité invariable, se nivelle ou, comme on dit, se dégrade.
Pourtant, tout phénomène naturel ne se réduit pas à une consommation d’énergie immédiate et sans frein. Déjà, dans le domaine matériel, on constate des rehaussements ou, comme on dit, des réhabilitations d’énergie. L’eau qui est descendue des hauteurs à la mer revient à la montagne sous forme de nuages après s’être incorporée le calorique déversé par les rayons solaires. Mais ce cycle indéfiniment parcouru ne nous offre pas l’image d’un progrès ; il s’accompagne de dépense d’énergie n’aboutissant qu’à l’érosion du sol.
Tout change d’aspect avec l’apparition de la vie sur la terre. La plante emmagasine de la chaleur que sa combustion vive ou lente restituera, mais elle le fait en empruntant à l’atmosphère un déchet de révolution antérieure, une cendre fluide dont elle récupère le charbon. Les animaux herbivores, les carnivores qui en font leur proie captent à leur tour l’énergie des végétaux qu’ils consomment, énergie qui, en général, se fût perdue, car les possibilités de végétation et de reproduction des plantes sont limitées par la place disponible, ils la transforment en mouvements plus apparents.
Avec la vie, nous voyons donc apparaître des changements traduisant une tendance à réagir contre la dégradation et l’uniformisation, à maintenir et à édifier. Cette tendance est irrésistible. Des germes de matière vivante, dès qu’ils rencontrent des conditions favorables, tendent à envahir le monde.
Cette tendance spontanée, persistante, à capter, retenir et incorporer à la matière l’énergie vouée à la déperdition, ouvre dans le monde la voie au progrès. Elle oppose la création à l’anéantissement. Toute destruction non compensée est négation du progrès ; affirmation, au contraire, tout ce qui contribue à intensifier la vie.
Cependant, si la vie en elle-même est un principe de progrès, la succession des espèces vivantes est-elle la manifestation d’un progrès de la vie ? Évolution et progrès concourent-ils au même but, malgré des discordances accidentelles ?
Lorsque, visitant la galerie de paléontologie au Muséum, nous voyons des organismes, qui nous paraissent d’une extrême simplicité, se diversifier peu à peu, acquérir de nouveaux organes, se ranger en séries dont la structure, les facultés, le mode de vie se rapprochent, dans certains embranchements, des attributs caractéristiques de l’espèce humaine, s’efforcent à l’équivalence dans les autres, il nous semble impossible de nous refuser à la constatation d’un progrès général. Mais à quel critère nous référer pour confirmer cette première impression ?
Un ancien doyen de la faculté des sciences a examiné ce qu’il fallait penser d’un classement hiérarchique des espèces fondé sur leur adaptation au milieu, en choisissant, par exemple, le cas des vertébrés. Les poissons sont apparus les premiers ; ils devraient être les plus inférieurs : mais en quoi ? Dans leur milieu, ils sont supérieurs à tous ceux qui sont apparus après eux.
Pourquoi, d’ailleurs, les espèces seraient-elles en progrès les unes sur les autres ? On est enclin à admettre aujourd’hui qu’elles se différencient par l’effet de forces internes, mises en action sous l’influence du milieu, mais dont la résultante n’est pas en relation obligée avec les variations de ce milieu. L’être transformé va-t-il être mieux ou plus mal adapté ? Disons plutôt qu’il est dérouté en prenant le terme dans son sens étymologique. Comme ses ascendants, l’être nouveau conserve sa tendance à la vie. Si les circonstances mettent à sa portée une ambiance au sein de laquelle il ne soit pas trop défavorisé, l’abritant de ses ennemis, il vivra. Un animal qui naît aveugle pourra, sans être infériorisé, poursuivre son existence dans une caverne ou sous terre. Le cas est fréquent.
« La sélection, loin de conserver le meilleur, supprime simplement le pire. » (E. Rabaud).
Nous pouvons admettre qu’au lieu de nous attendre à rencontrer dans la nature le Progrès considéré comme un absolu, nous devrons nous tenir pour satisfaits d’y constater des progrès relatifs, simples ralentissements à la dégradation générale de toutes les sources d’énergie. Et si nous voulons classer les espèces vivantes, puis les structures sociales, il faudra mettre en tête celles qui contribuent le plus efficacement à ménager les forces naturelles, à faire prospérer la vie.
Cependant nous allons voir se manifester dans le monde vivant une qualité apparue tardivement et lentement développée : l’individualisation, qui deviendra chez l’homme le plus puissant instrument de domination sur la nature.
II. Autant que la notion de progrès, celle d’individualité a donné lieu à bien des malentendus.
« L’individualisme est l’affirmation de ce qu’on est, par opposition à ce que l’on n’est pas, du moi par rapport au non-moi. Voilà le cœur de l’idée. C’est la tendance vers ce qui distingue les êtres les uns des autres, l’opposition à ce qui les confond ou les combine dans une action solidaire. » Opposition à l’esprit grégaire, à la solidarité imposée, au conformisme servile. Comme toute notion, celle d’individualité repose sur la perception de ressemblances et de différences. L’individualité ne se comprend que dans le groupe, dans la société. Tandis que l’égoïsme ramène tout à un terme unique, le moi posé comme absolu, elle exprime un rapport, une relation ; et ce point de vue seul peut se justifier, car rien de ce qui a vie ne peut être conçu indépendamment du milieu vital, pour l’homme milieu social avant tout.
Suivre pas à pas le développement de l’individualité au cours de l’évolution sortirait de notre cadre. Nous nous bornerons à en mentionner les étapes les plus essentielles.
Aux échelons inférieurs du monde vivant, si l’espèce dure, c’est parce que la destruction aveugle de l’immense majorité de ses membres est simplement compensée par la prolifération. Le hasard seul préside au choix des survivants qu’aucune particularité ne signale. Dans la masse, ni les similitudes, ni les différences toujours minimes, résultant des circonstances occasionnelles ou d’un retard de développement, ne peuvent être perçues, car elles ne donnent lieu à aucun rapport spécial entre ceux qui en sont affectés. Chacun vit pour soi.
Plus tard, un fait nouveau se produit, les rejetons gardent le contact de leurs procréateurs, auprès desquels ils trouvent appui pendant la période la plus périlleuse de leur existence. Leur survie est sujette à moins d’aléas. Durant la période de vie commune, les relations sont celles d’hôte à parasite ; et il se trouve que les procédés par lesquels réagit le premier ne sont pas des réactions hostiles, mais acceptées, recherchées même, et concourent à la protection, à l’alimentation du second. Cette réaction, aussi nécessaire au bien-être du parent qu’elle est avantageuse au descendant, se consolide sous forme d’instinct. Dans l’ensemble, il y a progression de l’individualité dans le monde animal, à en juger par la multitude et la diversité des actes.
Devant l’animal adulte s’ouvrent trois voies différentes. Ou bien il rompt tous les liens de sujétion et poursuit dans l’isolement la satisfaction de ses tendances particulières, que la dureté de la lutte limite promptement au seul souci de la conservation ; ou bien, incorporé à la masse de ses semblables, modelé sur eux, il bénéficie, comme compensation à l’inhibition de ses possibilités de variation, d’une entraide rudimentaire. Ou enfin, recherchant alternativement les avantages des deux situations, il partage son existence en périodes d’isolement et périodes de rapprochement, lorsqu’il s’agit de pourvoir à des besoins périodiques communs à l’espèce, tels que les migrations.
Pour les espèces, le fait de s’engager dans l’une ou l’autre de ces voies n’est nullement arbitraire, il dérive du mode de nutrition. Ceux qui poursuivent une proie mobile, s’ils sont assez puissamment armés pour arriver à leurs fins sans le secours d’auxiliaires, tels les grands fauves, tendront à vivre dans l’isolement dès l’âge adulte ; chez eux, la distinction des fonctions, l’individuation, dont elle est la condition, seront étroitement limitées. L’isolement, supprimant les relations, abolit le sentiment de l’individualité.
Chez les végétariens vivant de matières inertes, l’agglomération promiscuitaire des êtres de tout âge n’a aucune raison de se dissoudre. Au contraire, moins habitués à la lutte, puisque leur subsistance n’en est pas le prix, ils ne pourront opposer à l’ennemi que leur masse. L’effectif de la horde dépendra de l’abondance des subsistances. Cependant, dans le troupeau on pourra voir un rudiment d’organisation, des fonctions spécialisées, signaleurs, combattants, simple ébauche d’individuation.
Les carnassiers médiocrement armés forment la troisième catégorie. Ils peuvent vivre dans l’isolement, mais, dans des circonstances pressantes, s’unir pour la chasse, varier et combiner leurs efforts et, de ce fait, prendre conscience de leur personnalité. C’est d’ailleurs dans cette catégorie que l’homme a trouvé le plus indispensable et le mieux doué de ses compagnons : le chien, sans lequel la domestication du bétail eût été sans doute impossible ou, tout au moins, peu avantageuse, car il eût fallu presque autant de gardiens que d’animaux captifs.
Dans toute l’animalité, le niveau de l’individualité ne saurait s’élever très haut. Isolés ou groupés, sauf au temps de la procréation, l’égoïsme est le trait dominant de la mentalité des animaux ; la satisfaction des besoins que son espèce a de tout temps ressentis absorbe toute l’énergie nerveuse de chacun de ses représentants. Loin de tendre vers le mieux, l’instinct spécifique se satisfait de l’équilibre.
Pour qu’il y ait progrès continu, il faut qu’il y ait déséquilibre permanent. En principe c’est une tare. Mais cette tare, qui ne se rencontre que dans le genre humain, l’homme a pu la faire tourner à son profit, en faire le ressort de progrès dont nous n’apercevons pas encore le terme.
L’individualisme, qui est la conséquence de ce déséquilibre, est, dans le genre humain, un caractère si indéniable qu’il a résisté à toutes les tentatives faites pour le stabiliser ou même pour restreindre l’innombrable variété de ses manifestations. Quel qu’ait pu être le désir de ceux qui ont détenu la puissance, conquérants ou gouvernants, jamais des formes de culture, des modes de comportement réservés à des collectivités privilégiées érigées en caste n’ont pu s’établir d’une façon durable. L’homme a toujours cherché, non seulement à sauvegarder son individualité, mais à la majorer.
Quelle est l’origine de cette variabilité dans le comportement qu’on ne rencontre chez nulle autre espèce animale ? Devant, à ce qu’il semble, compliquer les conditions de la vie et la rendre plus précaire, comment se fait-il qu’elle ait été le plus sûr agent du progrès, c’est-à-dire qu’elle ait acheminé l’humanité vers une vie plus large et plus intense ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner maintenant.
III. On attribue aujourd’hui, ainsi que nous l’avons dit, la différenciation des espèces à des mutations brusques qui font apparaître des êtres nouveaux que nous sommes tentés de qualifier de monstres, si nous les comparons à l’ancien type.
Sous l’influence de circonstances locales, certaines fractions de l’espèce peuvent évoluer d’une façon différente. Une même souche peut donner naissance, vers la même époque, à des branches dissemblables bien qu’apparentées.
C’est ce qui semble s’être produit dans le genre humain.
M. Guyénot, au cours d’une séance de la Semaine internationale de synthèse, en 1929, écrivait : « L’homme ne paraît pas le produit d’une seule mutation, mais d’une série de mutations indépendantes, ayant porté sur le crâne, le cerveau, la mâchoire, les dents, etc… Une mutation sur le crâne peut ne pas avoir été accompagnée d’une mutation sur la mâchoire, ce qui permet de comprendre la coexistence, chez l’homme de Piltdown, d’un crâne humain et d’une mâchoire simienne. Une mutation peut avoir donné aux dents un caractère humain sans que la mandibule se soit trouvée modifiée, ce qui expliquerait la dentition humaine de la mâchoire pithécoïde de Mauer. »
Sur quoi ont porté la mutation principale et les mutations secondaires qui la caractérisent ? Sur le cerveau et sur l’ensemble de la tête ; celles du corps ne sont qu’accessoires.
Au prix de quels sacrifices l’accroissement de l’appareil cérébral s’est-il réalisé ? Comparé aux grands anthropoïdes, l’homme paraît un être dégénéré. On peut le considérer comme une machine plus délicate que les êtres auxquels il est apparenté, mais son rendement n’est pas moindre.
N’oublions pas qu’au point de vue physique, le primitif était plus solidement constitué que l’homme moderne. De plus petite taille, mais très massif, il avait des muscles puissants, une mâchoire robuste, une dentition très forte. En somme, après la mutation, le débit énergétique était resté équivalent, tandis que les possibilités d’utilisation étaient démesurément accrues. Ainsi, tandis que chez toutes les autres espèces, production d’énergie nerveuse, besoins et moyens d’emploi s’équilibraient sensiblement, il s’est manifesté dans l’espèce nouvelle une énorme disproportion entre ces facteurs. Ce remaniement est bien plus important qu’il ne semble résulter d’un examen superficiel des organes. Il ne porte pas seulement sur l’accroissement de l’étendue de la couche corticale grise, mais sur la multiplication des fibres de relation et d’association qui relient les cellules de la première, soit avec les organes sensitifs et musculaires, soit entre les fibres dont l’ensemble forme la substance blanche, dont le volume est proportionnel au cube des dimensions. Les neuf milliards de cellules grises, reliées par leurs cylindres-axes et plusieurs autres prolongements donnent la possibilité de combinaisons qui se chiffrent par milliards de milliards, alors que la vie humaine est loin d’atteindre trois milliards de secondes. Quelle latitude laissée aux différences de pensée et aux écarts de comportement, chez un individu ou entre divers individus !
Ces considérations sont appuyées par le fait que lorsqu’il s’agit de l’exercice de la pensée, beaucoup de biologistes modernes sont portés à attribuer un rôle prépondérant dans l’élaboration de la pensée aux fibres d’association et de transmission et non plus aux cellules elles-mêmes.
On peut avoir une idée de la constitution psychique de l’homme en se représentant un ouvrier dont la force musculaire est étroitement limitée et qui a à sa disposition un magasin approvisionné d’une multitude d’outils, susceptibles de combinaisons variées, appropriées à tous les genres de travaux qui pourront se présenter ; abondance telle qu’au cours de la plus longue existence, il ne trouvera l’occasion que d’en utiliser une infime partie. C’est un semblable excès des ressources mentales sur les moyens et les besoins physiologiques qui assigne à l’homme un rôle privilégié dans le monde vivant ou, du moins, qui le lui assurerait s’il avait la sagesse de le mettre à profit.
La mutation essentielle dont nous venons d’exposer la nature a été accompagnée d’une série de mutations indépendantes. On ne saurait mieux qualifier la plupart de celles-ci qu’en les appelant un remodelage de la face. Les masses osseuses et musculaires se réduisent, les arcades sourcilières s’effacent, le prognathisme s’atténue, la mâchoire s’amenuise, les dents sont moins volumineuses. Ce qui attire encore l’attention, c’est l’apparition et le dégagement du menton. Or, cette particularité nouvelle, jointe à celles qui sont relatives à l’articulation plus libre des branches de la mâchoire, à la souplesse des joues, à l’amincissement et à la mobilité des lèvres, donne plus de jeu aux mouvements de la langue, à la modulation des sons. Le langage articulé existait-il chez les précurseurs de Néanderthal ou d’avant ? Peut-être, mais à l’état réduit (Boule). Le remaniement facial ultérieur a considérablement accru non seulement les facilités d’expression, mais le champ même de la pensée.
« La sensation et le mouvement constituent la première et la dernière étape de la pensée, même de la pensée abstraite, spéculative, dans laquelle la région des images est dépassée et la parole semble paralysée. Le mot, si je ne parle pas, je ne pense pas, mis satiriquement dans la bouche de l’orateur Gambetta, synthétise cette intime articulation du langage, qui en accompagne l’extériorisation et qui est nécessité commune à tout homme, quelle que soit sa valeur mentale. » (Bruggia).
La faculté d’employer une quantité réduite d’énergie nerveuse à mettre en œuvre des comportements infiniment variés, selon les circonstances, donnait à l’homme une supériorité prodigieuse sur les représentants les plus voisins de l’ordre des primates dont il fait partie. Cet avantage s’alliait pourtant à quelques dangers. L’avantage est qu’un ajustement, moins étroitement standardisé, de la puissance nerveuse motrice et des rouages qu’elle peut mobiliser, a rendu possible à chaque individu de faire face, par ses propres moyens, aux incidents dont le milieu ambiant est le théâtre ; multipliant ses points de contact avec le monde, elle lui en facilitait la pénétration, lui fournissait des armes personnelles pour sa conquête. Dans l’animalité, l’accommodation est globale ; dans l’humanité, elle peut à la rigueur être individuelle et la possibilité d’isolement s’y accompagne d’une différenciation du comportement.
Ce penchant à l’individualité est une cause de dissolution des groupements humains. Le péril est grave tant que l’homme est insuffisamment armé pour la lutte. L’animal végétarien ou carnivore médiocrement puissant concentre sur un seul objectif, pour la défense ou pour l’attaque, tous les moyens restreints mais routiniers des membres de la horde. Le clan humain, uni par l’instinct grégaire reçu en héritage, agit de même. L’intelligence, rivale de l’instinct, va compromettre sa cohésion.
À la tendance dissociative de l’esprit, le langage puis l’écriture sont venus apporter un tempérament. Multipliant les moyens d’expression des idées et, par là, les occasions de relations entre les hommes, rendant aisée la communication de l’expérience personnelle, des connaissances acquises sur le monde, le langage restituait toute sa valeur à la cohésion sociale et tendait à la consolider. Aidé de l’écriture, il donnait naissance à la tradition qui, reliant les générations successives, leur permettait de constituer et de conserver intact le capital intellectuel de l’humanité.
Sous l’influence contraire de l’intelligence dissolvante et du langage serviteur des tendances à la sympathie, le groupe humain, au lieu de se disperser, allait se maintenir, mais sur une nouvelle base. Il n’allait plus reposer sur la contrainte inconsciente de l’instinct grégaire, mais s’orienter vers l’association consentie régie par la raison.
Si, comme on le fait communément, on appelle sociétés aussi bien les groupements animaux que les groupements humains, il faudrait dire non pas que l’homme est un animal sociable, mais que son état de civilisation est la conséquence de son naturel insociable.
En réalité, ce paradoxe est simplement l’effet d’une confusion due à l’application d’un vocable à deux types d’agrégats. En cessant peu à peu d’obéir à l’instinct, passion, sentiment, tendances se socialisent. Mais il ne faut pas confondre avec les sociétés animales, instinctives, les sociétés humaines de plus en plus artificielles. D’une part, il y a absence de personnalité, grégarisme, conformisme spécifique, autorité (dictature ou « sociocratie » ). D’autre part, individualisation dans le cadre social, prévalence de la raison, initiative, liberté (socialisme libertaire).
Toute l’histoire de la civilisation est celle du passage, si loin encore d’être achevé, d’une structure sociale à l’autre.
IV. Des deux tendances, l’une purement animale poussant au grégarisme instinctif, restrictif, l’autre plus spécialement humaine inspirant le socialisme rationnel, libertaire, comment se fait-il que la plus ancienne et la plus vile n’ait pas été supplantée par sa rivale vigoureuse et expansive.
Nous avons vu que c’est grâce au maintien du contact entre parents et descendants – rapprochement qui, en provoquant entre eux des comparaisons, éveille les idées de ressemblance spécifique et de différences particulières – que l’être est amené à prendre conscience de son individualité. Nous avons vu aussi que les relations qui s’établissent entre générations successives sont celles d’hôte à parasite.
Dans l’espèce humaine, en raison de la longue durée que nécessite la formation de l’adulte, formation progressive qui l’associe graduellement aux travaux de la famille, lui assigne une fonction à la mesure du développement de ses facultés, si le sentiment d’individualité croît avec l’importance du rôle assumé, par contre l’habitude de bénéficier de soins et d’une protection longtemps indispensables consolide le goût de la vie parasitaire.
Autre particularité : dans les familles, les naissances de rejetons successifs devancent l’époque à laquelle l’élevage des premiers nés est terminé. Circonstance éminemment favorable au développement de l’individualité, mais qui entraîne aussi une réciprocité de dépendance.
Le parasitisme, au lieu de demeurer unilatéral, est devenu commutatif ; il rend solidaires les générations, il est le fondement de la famille.
La tendance parasitaire, née dans la famille, devait naturellement s’étendre au clan.
La tendance individualiste n’était certes pas étouffée, mais, au lieu de se manifester dans chaque homme comme volonté particulière d’action, elle était transférée au groupe, à la puissance et à l’expansion duquel la personne devait se sacrifier.
Le fait de se dépouiller, en faveur du groupe social auquel on est incorporé, de la tendance naturelle à l’expansion de sa personnalité a donné naissance à l’esprit de caste, à l’esprit de corps, à l’orgueil racial ou national. Moins il y a de liberté individuelle, plus se développe la passion guerrière d’un peuple. Les régimes de dictature ont pour conséquence d’exalter chez ceux qui les supportent le nationalisme, de les entretenir dans des sentiments d’hostilité permanente à l’égard des peuples étrangers.
Les facteurs essentiels qui ont influé sur l’évolution des sociétés humaines peuvent donc se ramener à trois : instinct grégaire et instinct parasitaire, d’une part, et, d’autre part, aspiration consciente à développer l’individualité. Il était impossible que la première tendance pût l’emporter ; il eût fallu pour cela que l’organe si richement doté que l’intelligence humaine avait à sa disposition pour utiliser l’énergie nerveuse fût, dès son apparition, frappé de paralysie. Toutefois, sans être un obstacle infranchissable, l’instinct grégaire, vestige d’animalité rattachant l’homme au passé, allait persister en tant que frein au progrès.
La seconde tendance a joué un bien plus grand rôle. Elle a provoqué la formation de sociétés oligarchiques. (Voir le mot Oligarchie.)
Un régime d’inégalité, dans la mesure même où il laisse place au progrès, ne peut être stable. Or, l’instabilité, pour n’être pas une cause de ruine pour une société, doit elle-même obéir à des règles, et ces règles seront celles d’un régime contractuel visant à rétablir à chaque moment l’équilibre entre les tendances de chaque membre du groupe et celles de tous ses associés.
V. De l’analyse que nous venons de faire de la nature humaine, quelles déductions pourrons-nous tirer relativement à la structure sociale propice à la mise en valeur de virtualités psychiques qui excèdent si démesurément le débit de l’énergie nerveuse individuelle nécessaire à leur utilisation ?
Comparons les êtres humains à des mécaniques comportant générateurs de force et machines opératrices – comparaison, certes, très grossière, puisque, dans notre cas, ce qui est le plus caractéristique est l’extrême abondance des transmissions qui permettent d’associer une grande variété d’outils, mais comparaison suffisante pour orienter nos recherches. En présence de l’énorme disproportion qu’il y a entre l’outillage et la force motrice, deux solutions extrêmes s’offrent à nous : ou bien, nous allons dans chaque atelier-individu appliquer toute la puissance disponible à la mise en marche d’un nombre limité de mécanismes, toujours les mêmes, d’autant mieux adaptés à leur usage que le mécanisme vivant a la propriété de s’entretenir et même de se perfectionner par son fonctionnement, ce qui est la promesse d’un rendement particulièrement avantageux ; ou bien, nous accouplerons le moteur alternativement avec tous les appareils, de telle façon que nul ne se dégrade ou se paralyse et qu’en conséquence chaque atelier-individu se maintienne interchangeable avec les autres et soit constamment prêt à satisfaire à la variété des besoins. On y gagnera en sécurité, mais le rendement sera moindre, ne fût-ce qu’en raison du temps perdu pour la mise en train des machines.
Ces deux solutions conduiront à des structures sociales très différentes. Avant de nous prononcer en faveur de l’une ou l’autre, nous nous permettons une digression. L’homme psychique aussi bien que physique est un être composite. « En fait, l’unité du moi semble bien n’être qu’illusion ; c’est celle que donne la succession de clichés cinématographiques… La personnalité se compose donc de moi successifs. » (Dr A. Marie, 1928).
L’activité vitale, en effet, est une activité synthétique. La perception est la synthèse des données transmises par les analyseurs sensoriels touchés par les excitations reçues de l’extérieur. La réaction qui la suit est la synthèse qui met fin à la lutte des tendances qui viennent d’être éveillées. Toutes deux doivent être en accord suffisant avec la réalité extérieure ; tout obstacle à cette harmonie, qu’il soit imputable à un arrêt de développement ou à un défaut d’usage d’un faisceau de fibres nerveuses d’association, compromet l’équilibre mental et aboutit à ce que M. P. Janet a appelé la perte du sentiment réel.
Cette perte a des degrés. Si l’homme ne fait rien de plus qu’accorder quelque préférence à certaines des voies d’association dont son cerveau est doté, il se peut que la concentration de sa puissance psychique sur des sujets, que le vulgaire ne fait qu’effleurer, l’amène à des découvertes admirables. « Certains esprits, avec les données intellectuelles et morales qui sont le domaine commun, créent des synthèses nouvelles, artistiques, scientifiques, morales ; et, sans doute, nous sommes particulièrement frappés, alors, de l’activité synthétique de l’esprit. » (P. Janet.) Nous parlons alors de génie. Mais du fait de cette spécialisation, le génie est toujours quelque peu détaché du réel. Et lorsque la spécialisation devient trop exclusive, le détachement trop prononcé, nous voyons poindre les conceptions chimériques, les idées délirantes, l’aliénation.
Nous verrons que la nature porte d’elle-même aux spécialisations utiles à la société. Ce qui ne saurait être admis, c’est la prétention de confiner artificiellement l’intelligence dans le domaine épuisé acquis à l’automatisme de créer une classe de dégénérés inférieurs.
Dans une direction opposée, au lieu de chercher à canaliser l’énergie nerveuse dans certaines voies préférées, on peut se proposer de la répartir, au moins périodiquement, entre toutes celles qui sillonnent le cerveau. Du coup, l’individu va être exposé à tomber dans la banalité. Le progrès sera compromis, du jour où les résultats accumulés dans chaque catégorie de sciences ou d’arts, dont l’assimilation préalable est indispensable à toute nouvelle avance, exigeront, pour être acquis, toute une existence. L’homme sera voué à la médiocrité en tout.
Les deux conceptions dont nous venons de résumer l’essence et de montrer les dangers ne sont pas demeurées théoriques. Elles ont été mises en pratique, et se disputent encore la prééminence.
C’est à la première que l’on peut rattacher la division en castes spécialisées : prêtres, guerriers, artisans et commerçants, agriculteurs et manœuvres, en général les régimes aristocratiques de l’Antiquité et du Moyen Âge. C’est cette opposition que consacrerait la rationalisation.
Le deuxième courant d’idées n’a pas, cependant, perdu tout pouvoir d’attraction. La généralisation et l’uniformisation de la culture ont le plus souvent été préconisées au sein de chaque classe particulière, surtout parmi celles qui tenaient le premier rang. Aux xviie et xviiie siècle, les plus grands esprits se gardent de se spécialiser. Dans le moment présent, ce sont les classes opprimées qui, pour sauvegarder leur dignité et l’intégrité de leurs facultés intellectuelles, réclament une instruction identique à la base et veulent, lorsque les exigences modernes auront diversifié les activités, qu’au moins les éléments d’une culture commune soient dispensés à tous.
Entre ces deux aspirations contraires, dont l’une nous incline à la spécialisation qui donne la primauté à l’intérêt de la société considérée, en quelque sorte, comme une entité métaphysique, tandis que l’autre nous fait désirer la culture générale qui rétablit dans l’intégrité de ses droits l’individu, réalité tangible, la conciliation pourra-t-elle s’effectuer ? Le sentiment nous porte à le croire ; la physiologie nous le confirmera en nous éclairant sur les conditions de l’accord.
Le comportement des vertébrés supérieurs, de l’homme même, n’est pas seulement sous la dépendance des hémisphères cérébraux. Tout un système relativement indépendant, qui a son aboutissement dans le crâne même, préside à la vie animale, peut même, à la rigueur, suffire à l’existence s’il s’agit des échelons inférieurs, l’entretenir du moins quelque temps dans le cas des plus élevés. Dans les conditions normales, influençant plus particulièrement les organes de la vie végétative : nutrition, circulation, respiration, reproduction, il en reçoit aussi les excitations, il est affecté par les sécrétions que ces organes élaborent et rejettent dans les vaisseaux sanguins.
« L’importance du système autonome dans la vie psychique, c’est qu’il commande aux réactions élémentaires fondamentales et les plus puissantes de l’être vivant. Il fait participer l’organisme, ses viscères, ses sensibilités les plus primitives, les plus obscures, les plus impérieuses à tous les niveaux de l’activité psychique où lui-même se trouve intégré, c’est-à-dire éventuellement à des intérêts dont les motifs peuvent être d’ordre purement intellectuel ou idéal. » (Dr H. Wallon.)
Cet appareil organo-végétatif détermine les tempéraments individuels innés, à peu près héréditaires et qualitativement variables, seulement dans de faibles limites, d’après les vicissitudes de l’existence.
C’est, jointe aux dissemblances corporelles, la diversité de ces tempéraments – que, pour la commodité du langage, on a ramené à quelques catégories tranchées ; qui oriente l’activité particulière de chacun de nous et nous porte à mettre en œuvre, de préférence, tel ou tel ensemble de nos virtualités cérébrales. C’est de là que dérive normalement cette spécialisation naturelle, au surplus très large, qui se traduit par le contraste des attitudes. Spécialisation que l’on peut qualifier de préférentielle, car elle ne saurait être absolue, vu que la vie est phénomène d’ensemble auquel nulle partie ne peut être étrangère sans péril pour l’intégrité de l’être. Spécialisation qui incline l’individu à consacrer volontairement la majeure partie de son énergie psychique aux tâches que ses dispositions naturelles lui rendent le plus aisément abordables et qui correspondrait à sa bonne orientation professionnelle, si la Société comprenait que son rôle est d’aide plutôt que de contrainte.
D’où vient que l’espèce humaine seule nous offre le spectacle d’une telle variété de caractères physiques, de tempéraments, de dispositions intellectuelles ?
Dans une espèce animale, les conditions de vie sont les mêmes pour tous ; elles se modifient fort peu avec le temps, et les écarts affectent également chacun des spécimens du groupe. Tout jeune animal mal conformé physiquement ou psychiquement est voué à la disparition dès qu’il est livré à ses propres forces, ce qui arrive de bonne heure.
Dans l’humanité, au contraire, la protection familiale, dont l’enfant bénéficie si longtemps, donne d’abord à celui qui est anormal la possibilité de vivre pendant le premier tiers d’une existence moyenne. Les sentiments réciproques cultivés pendant cette longue période de vie en commun entre parents et descendants déterminent encore la prolongation de cette assistance aux faibles, devenue une obligation sociale. D’autre part, le développement de la civilisation, les migrations amenées, non plus par le besoin de conserver les conditions de vie habituelles, mais bien plutôt par le désir d’en expérimenter de nouvelles, sont des sources intarissables de différenciation physique ou mentale. Variations que la nature n’élimine plus, car la multiplication des industries, des fonctions donne la possibilité d’utiliser les anomalies, les vocations particulières, d’en rendre l’exploitation profitable à tous. L’originalité qui eût été néfaste à l’animal devient, dans notre cas, utile à l’individu, avantageuse au groupe, agent de progrès. L’anormal peut jouer dans l’organisme social un rôle utile, puisque l’acuité des sensations, la vivacité des réactions et l’esprit d’initiative peuvent triompher de la routine et provoquer l’invention. Il faut que les particularités ne s’éteignent pas dans l’isolement, qu’elles aient à leur disposition un champ d’action où elles puissent s’exercer librement.
L’homme est un composé d’une multitude de tendances, communes ou personnelles, desservies par une fédération de fonctions ; la Société doit être une fédération de groupes fonctionnels rapprochant pour l’action les aptitudes analogues, coordonnant enfin l’ensemble des tendances, substituant leur harmonie à la lutte.
VI. Bien des hommes, avant Fourier, ont regardé l’homme comme un faisceau de tendances différentes, de l’un à l’autre, comme qualité et comme intensité, déterminant, selon leur prédominance, le caractère et le comportement de chacun. Mais Fourier est, sans doute, le premier qui ait conçu et décrit en détail une structure sociale basée sur cette considération.
Inclure toute l’activité d’un homme dans les limites étroites d’un phalanstère est aujourd’hui une impossibilité (les échecs des colonies communautaires en témoignent). Les produits s’échappent des mains de ceux qui les ont faits, ils passent à d’autres ateliers dont le fonctionnement leur demeure étranger, s’échangent et se consomment au loin ; celui qui les a créés ne saurait porter intérêt à son œuvre.
On entrevoit, certes, la direction dans laquelle on devra s’engager pour surmonter ces obstacles : orientation professionnelle d’après les aptitudes physiques et intellectuelles, d’après les goûts manifestés pour le travail de telle ou telle matière, d’après l’intérêt que l’on porte à l’usage de l’objet à la création duquel on collabore ; choix de l’atelier d’après la sympathie éprouvée pour ses associés ; multiplication des emplois accessibles dans le cadre de la profession et, enfin, compréhension du rôle joué par chacun dans l’appareil de la production, et conviction de grandir sa propre personnalité dans une société dont on aura accru la puissance.
La société est donc appelée à prendre la forme d’une fédération de groupes fonctionnels pourvoyant aux besoins de la vie civique et économique.
Participant à la conception de l’œuvre, participant à ses bienfaits, l’homme atteindra enfin à la satisfaction de ses aspirations, de celles mêmes que ses forces limitées ne lui permettaient pas de contenter et dont le concours de ses associés lui assurera la réalisation.
L’idéal du monde actuel est le citoyen, résidu que l’on obtient en dépouillant l’être réel de toute originalité, en évaluant ses facultés au taux le plus bas.
L’idéal du monde nouveau sera l’Homme, création sociale douée au plus haut degré de tous les attributs psychiques dont la nature a pourvu chacun des membres de la société ; chacun recevant, en compensation de son propre apport, avec la certitude de pouvoir extérioriser toutes ses tendances, le droit d’accéder aux domaines explorés par l’intelligence de ses semblables.
Un tel idéal n’est pas un absolu. Issu du cerveau de l’homme, il se précise et s’enrichit à la mesure du développement des facultés humaines. C’est à lui que nous devons nous référer lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur la valeur des transformations que nous nous plaisons à qualifier de progrès.
VII. — Évolution de l’idée de progrès. — Si l’idée de perfection a toujours hanté le cerveau humain, il n’en est pas de même de la croyance au Progrès : « On n’a pas cru partout et de tout temps au progrès naturel ou nécessaire ; et, même, il est permis de se demander si l’homme n’est pas enclin à admettre plutôt l’idée opposée. Le désenchantement régulier de l’âge donne aux vieilles gens le sentiment que tout était mieux au temps de leur jeunesse… » et, d’autre part, « chacun de nous garde toute sa vie quelque trace de l’impression d’infériorité que nous avons justement éprouvée, étant enfants, à l’égard de nos parents, de nos maîtres et de nos aînés. » (Dupréel.)
Nous avons, au début de cette étude, défini provisoirement le progrès comme la continuité dans une direction constante d’un mouvement ayant sa source dans une impulsion de l’individu qui tend à s’acheminer vers un état meilleur ou plus désiré.
L’état meilleur auquel aspire l’homme nécessite la réalisation d’un double équilibre : « équilibre entre les tendances et les besoins de la nature humaine d’abord, et aussi un certain équilibre entre les hommes. » (Le Fur.) Le perfectionnement auquel nous aspirons ne peut pas être limité à la personne, il doit être collectif. Pour être qualifié de progrès et n’en pas être seulement un élément, il faut encore qu’il soit illimité.
Or, nous allons voir que ce n’est qu’à de rares époques et chez peu de peuples que la continuité, le développement illimité, l’individualisation et la socialisation des perfectionnements, considérés comme éléments inséparables, ont été acceptés comme un idéal à poursuivre, comme un but accessible. De nos jours, même cette conception du progrès est loin d’être universellement admise.
« Les Anciens n’avaient nulle idée du progrès ; ils n’avaient même pas besoin d’en repousser l’idée, car ils ne l’avaient jamais conçue. Les nations orientales, maintenant encore, sont exactement dans le même cas. »
Les premières légendes de l’Antiquité reportent loin dans le passé la période heureuse de l’Humanité : c’est l’Âge d’or d’Hésiode, chez les Grecs ; c’est l’Éden de la Genèse, chez les Hébreux. À l’aurore de la civilisation, il était difficile de concevoir une harmonisation entre les exigences du clan ou de la tribu et les tendances de leurs membres. Le souci de la sécurité commandait la cohésion du groupe et refrénait l’essor de la personnalité.
Les lois de la cité doivent tendre à sa conservation, plutôt qu’à son enrichissement et à son extension. Peu ou point de relations extérieures, pas de critiques, pas d’irréligion, sous peine de prison ou de mort. C’est la négation du progrès sous toutes ses formes.
Cependant, au ve siècle avant notre ère se manifestait aussi une réaction contre la tyrannie de la cité, une revendication des droits de l’individu. Mais ce qui s’exprime ainsi, c’est un individualisme égoïste ; l’homme doit chercher le bonheur en soi et non dans les choses qui ne dépendent pas de lui. « Le progrès moral est donc purement individuel et personnel. Ne dépendant pas des choses extérieures, il ne dépend pas du milieu où le sort nous a fait naître. L’idée qu’une transformation de la société, par une transformation préalable ou simultanée du milieu matériel, puisse rendre les hommes meilleurs, plus justes ou plus heureux parce qu’elle harmonise les individus avec la collectivité, est étrangère à la morale des anciens philosophes. » (L. Weber.)
Rome introduit dans le monde l’ordre et, jusqu’à un certain point, la paix ; par contre, elle fait bon marché de l’individualité. « Le Romain n’était pas un barbare vulgaire. Organisateur et administrateur hors ligne, il pesait de toute la force de son pouvoir méthodique sur ses administrés et, leur faisant goûter les fruits de l’ordre et apprécier les beautés du droit, dirigeait les énergies subsistantes dans l’élite vers les réalités politiques et sociales, c’est-à-dire dans une voie bien différente de celle qui avait conduit à l’étude désintéressée de la nature… La nullité scientifique des Romains n’a pas eu d’égale, si ce n’est celle des Chinois. » (L. Weber.) Progrès matériel, peut-être, mais ni progrès moral, ni progrès scientifique.
Cependant, à mesure que Rome étendait son hégémonie, abolissant l’autonomie des cités, et déracinait le citoyen dépouillé de son statut légal, prenait naissance l’idée de la valeur propre de l’individu. Le sentiment de la dignité de l’être humain et de la solidarité qui le lie à ses semblables se manifeste au iie siècle avant notre ère, chez Térence, par exemple.
La propagation des religions de salut, du Christianisme surtout qui triompha de ses rivales, parvint à dévier cette tendance, à dégrader l’homme en prétendant le spiritualiser, le détacher du monde au lieu de l’harmoniser avec lui.
« Selon le Christianisme, le progrès moral se ramène à la recherche du salut personnel, et le progrès social consiste dans la réalisation graduelle de l’Église universelle et de la communion des saints… »
« La préoccupation moderne du progrès est donc l’antipode des pensées qui élevaient l’âme chrétienne aux époques de foi. » (L. Weber.)
« C’est avec la Renaissance que la théorie moderne du progrès devait naître pour se développer sans interruption jusqu’à nos jours. » (E. Dupréel.)
Sans interruption, peut-être, mais pas sans difficultés, ni sans fourvoiements.
Au milieu du xve siècle, on acquiert une connaissance plus directe et plus exacte de la pensée des philosophes grecs ; on invente l’imprimerie, on découvre de nouveaux mondes. De ce fait, l’esprit critique s’éveille.
Aux xvie et xviie siècle, le scepticisme intuitif et subtil de Montaigne prépare le doute méthodique de Descartes. Chez ce dernier, chez Galilée, la science, au lieu de chercher son point d’appui dans l’autorité, dans la tradition, devient à la fois expérimentale et déductive. En résulte-t-il que l’on conçoit le progrès comme illimité ? Non. « L’idée mère de Descartes, qui sera encore la chimère de Leibniz, c’est réellement l’idée d’une machine logique qui ouvre toutes les portes du savoir et qui périme les tâtonnements séculaires, avec leur résidu : les livres. »
Ce qui prévaut, au xviie siècle, c’est moins l’idée de Progrès que celle d’un état de perfection qui, une fois atteint, ne laissera à l’homme rien d’autre à faire que vivre heureux et tranquille, dans l’attente de la béatitude qui lui est promise.
Au xviiie siècle encore, la foi au progrès est loin d’être générale. Rousseau voit toujours dans l’état de nature la condition de la vie heureuse.
Turgot, Helvétius, Diderot se font une autre idée du progrès ; ils ne séparent pas le progrès individuel du progrès social. Mais, pour que le principe du progrès soit accompagné de la conception des moyens de réalisation, il faut arriver à Condorcet qui, dans l’Esquisse du tableau historique des progrès de l’esprit humain, donne à l’idée son expression la plus complète. « Condorcet prévoit une marche générale des sociétés vers l’égalité : égalisation des nations et des races humaines ; égalisation des individus dans chaque société, le morcellement des héritages nivellera les fortunes ; l’art d’instruire s’améliorera… La vie humaine durera plus longtemps grâce à une meilleure hygiène. On peut même espérer un développement supérieur des facultés intellectuelles de l’homme et de ses facultés morales. » Telle devait être l’œuvre de la Révolution. « Mais celle-ci n’amènera pas le repos dans la perfection : au contraire, elle fait la voie libre au progrès désormais irrésistible et ininterrompu. » (E. Dupréel).
Au xixe siècle, par crainte de nouvelles révolutions, chez de Bonald et de Maistre, par déception, chez les libéraux, on constate d’abord une régression de l’optimisme. Puis Comte reprend la tradition des philosophes, en mettant l’accent sur l’aspect intellectuel de la civilisation. À l’exemple de Condorcet, d’ailleurs, mais à l’encontre de celui-ci, il fixe un terme au progrès : le jour où la société aura été organisée conformément au schéma positiviste qu’il propose, dont la réalisation n’exigerait pas plus de 25 années, après quoi l’ère des révolutions serait close dans tout l’univers.
Le transformisme, les doctrines évolutionnistes qui prennent consistance dans la deuxième moitié du siècle dernier redonnent enfin une nouvelle vigueur à la notion de progrès indéfini, en l’étendant même à toute la nature. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit de la part d’illusion que comporte cette conception anthropocentrique.
L’opinion qui a régné au sujet du progrès a toujours obéi à un certain rythme, suivant que les inventions techniques, la prospérité, la paix facilitent l’existence et incitent à l’optimisme, ou que la stagnation de l’industrie, la misère, la guerre, la rendent plus dure et provoquent le pessimisme.
Aujourd’hui, pour la première fois peut-être dans l’histoire, nous voyons le développement de la science, l’abondance des ressources naturelles, l’accroissement de la production devenir causes de détresse et nous faire douter de l’avenir.
L’habileté technique – tours de mains et de métiers – a, dès les premiers âges, porté l’homme à se singulariser ; et la monopolisation des découvertes en limitait l’essor. La science, au contraire, qui ne peut progresser que grâce à l’échange des idées, tendait à leur généralisation et aboutissait à doter l’humanité d’un fonds commun, à la socialiser.
Ce qui caractérise l’époque moderne, après François Bacon, empiriste, et Descartes, rationaliste, c’est la conjonction de la science et de la technique. Au milieu du xviiie siècle, la plupart des philosophes et les savants sont expérimentateurs, souvent même constructeurs de mécanismes.
Le but des deux fonctions, l’une pratique, l’autre théorique, jadis distinct, est le même aujourd’hui : fortifier la personnalité de l’homme, en lui donnant la maîtrise des forces naturelles, mettre de l’ordre dans le milieu et systématiser l’activité individuelle, dans la mesure nécessaire à l’harmonie de l’ensemble de la société, libérer les tendances particulières en ménageant les initiatives, en cultivant l’esprit d’invention ; au total, élever le niveau, assurer la sécurité de l’existence.
De l’accord entre les deux disciplines, si longtemps rivales, on était en droit d’attendre les plus grands bienfaits : d’abord une suppression des classes sociales, l’effacement de la distinction entre intellectuels et manuels.
D’où vient que l’époque à laquelle l’essor des sciences appliquées offrait à l’humanité de telles possibilités de bonheur soit précisément celle des plus insupportables inégalités, de la plus alarmante insécurité ?
C’est qu’il s’est produit, par l’effet même de la survivance des inégalités anciennes, une confusion entre les moyens et la fin, qui devait accroître les différences au lieu de les niveler. Plutôt que de s’appliquer à perfectionner la nature humaine, on a recherché la multiplication des richesses susceptibles d’être appropriées.
Accroissement incohérent et démesuré du rythme de la production et de sa masse, confiscation capitaliste des sources d’énergie naturelles et gaspillage de celles qui ne sont que des réserves limitées léguées par les temps révolus, rationalisation dont la dégénérescence est le terme, tout cela constitue notre civilisation quantitative qui n’a du progrès que l’apparence.
Le Progrès humain, qui n’implique nullement le renoncement aux conquêtes de la science, exige avant tout le retour à une civilisation qualitative ayant pour but le développement de la personnalité humaine, lié à l’enrichissement d’une société qui dominera son œuvre, au lieu de se laisser écraser par elle. — G. Goujon.
PROGRÈS. Étant donné l’article qui précède, je me bornerai à quelques réflexions personnelles. Notons avant tout que le mot progrès se classe parmi les très nombreux termes qui, tout en étant employés à tort et à travers, tout en ayant l’allure d’un désignatif clair et précis, sont, en réalité, désespérément vagues, ce qui donne lieu à des interprétations non seulement différentes, mais chaotiques et même contradictoires.
Malgré le nombre considérable d’auteurs qui ont cherché et qui cherchent toujours à établir la notion du progrès, à construire une théorie du progrès dans la Nature et dans la Société humaine, cette notion, cette théorie n’existent encore ni scientifiquement, ni philosophiquement. Chaque auteur traite et résout la question à sa façon, d’une manière plus ou moins fantaisiste. Le problème reste ouvert. La formule scientifique du progrès fait défaut. Toutes les hypothèses, plus ou moins fondées, sont admises, tant que les faits acquis ne les contredisent pas. Quant à ceux qui ne sont pas initiés aux œuvres de la science ou de la philosophie, ils se servent du mot progrès dans des cas et en des sens très variés. On ne pourrait rien déduire de l’emploi courant de ce terme. Dans le langage habituel, le mot progrès est lancé, à tout instant, d’une façon insouciante, sans précision aucune, par simple habitude. On l’applique toujours dans un sens très restreint, tout à faire conventionnel, purement empirique. Aussitôt sortis de ce terrain – immédiat, concret, mais très relatif, étroit et stérile – nous tombons dans le vide.
D’ailleurs, l’existence même du progrès, aussi bien dans la Nature que dans la vie humaine, est fortement contestée de toutes parts. « Le soi-disant progrès dans l’activité de la Nature est un non-sens. Certaines séries de phénomènes biologiques nous donnent cette illusion ; mais ce n’est qu’une illusion humaine due à l’évolution et à l’adaptation naturelles des organismes. Le progrès suppose un mouvement général, en ligne plus ou moins droite et continue, dans une direction donnée, vers un certain résultat à atteindre. Plus précisément, progrès – dans le sens du mot qui nous intéresse ici – signifie marche en avant, vers le mieux. Or, quelle « direction », quel « résultat à atteindre », quel « mal », quel « bien » ou quel « mieux » pourrait-on voir dans le mouvement perpétuel et circulaire de la Nature ? De toute évidence, il ne s’agit là que des transformations cycliques continuelles, sans aucune orientation, ni direction, ni tendance… » Telle est l’opinion très répandue sur le progrès dans la Nature. Et, quant à la vie humaine (individu, société, « culture », « civilisation » ), les avis négatifs sur le progrès dans ce domaine sont également très fréquents. Si, parfois, on est obligé d’admettre une sorte de progrès technique ou scientifique dans l’existence humaine – conquête croissante des forces de la nature par l’homme, par exemple –, nombreux sont ceux qui, d’une part, nient tout progrès moral ou social de l’humanité. Et puisque, d’autre part, les « conquêtes techniques et scientifiques » n’aboutissent, du moins jusqu’à présent, qu’à une dégénérescence physique (et peut-être aussi psychique) de l’humanité ; puisque, de plus, ces conquêtes sont mises surtout au service des instincts destructifs et dominateurs de l’homme, sans arriver à améliorer le sort des vastes masses humaines – nombreux sont ceux qui refusent de reconnaître même à ces conquêtes un caractère vraiment progressif.
Donc, toutes les questions se rapportant à l’idée du progrès – qu’est-ce que le progrès ? Existe-t-il dans la nature en général ? Existe-t-il dans l’évolution de l’homme ? Et ainsi de suite – restent, en somme, sans réponse nette. Et, cependant, assez multiples sont les faits qui, malgré tout, nous suggèrent cette idée et la maintiennent. Ces faits appartiennent surtout au domaine biologique et, spécialement, à celui de l’évolution humaine. L’idée et le terme existent. Intuitivement, on admet assez souvent la réalité d’un progrès, au moins relatif. Volontiers, on reconnaît à l’évolution de la vie (évolution des organismes, évolution de l’homme) un caractère « progressif », sans arriver, toutefois, à le préciser, sans réussir à rallier à cette opinion la totalité des suffrages.
Le progrès existe-t-il ? Si oui, en quoi consiste-t-il ? Peut-il être considéré comme une sorte de loi ou de tendance générale dans la Nature ? Est-il, au contraire, tout à fait relatif, inhérent à l’évolution des organismes seulement ? Ou, peut-être, seule la vie humaine en est bénéficiaire. Quel serait le véritable sens du progrès dans l’un ou l’autre de ces cas ? Comment pourrait-on démontrer son existence ? Comment pourrait-on le définir ?
Tel est le problème. Pour l’aborder utilement, il faut se demander : 1° Quelle est la raison pour laquelle il n’a pu encore être résolu ? 2° Quels sont les éléments indispensables à sa solution ? 3° Sommes-nous actuellement en possession de ces éléments ? Si oui, il faut les utiliser pour tâcher de résoudre le problème. Sinon, il faut s’appliquer à les rechercher.
À ces questions, nous sommes obligés de répondre comme suit : 1° La raison primordiale de notre insuffisance quant au problème du progrès est l’ignorance totale des principes généraux qui régissent l’activité de la Nature. Nous ne connaissons pas les forces mouvantes principales de l’Évolution (voir ce mot). Les ressorts fondamentaux de l’évolution en général, de l’évolution de la vie, de l’évolution de l’homme nous restent toujours inconnus. Tant que nous ne connaîtrons pas à fond tout le mécanisme du processus évolutionniste – ses bases, son fonctionnement, ses effets –, nous ne pourrons pas établir la notion du progrès. 2° L’élément le plus indispensable à la solution du problème du progrès est la connaissance du principe fondamental et des forces mouvantes de l’Évolution. 3° Cet élément nous fait toujours défaut. Il faut donc commencer par le rechercher.
Ainsi, les premières questions posées nous mènent au cœur même du problème du progrès. On voit que ce dernier est étroitement lié à celui de l’Évolution. Il nous y conduit directement. Car, tant que nous ignorerons le facteur initial, les principes fondamentaux, les véritables forces motrices du processus du transformisme évolutionniste, il nous sera impossible d’établir scientifiquement la notion du progrès. La clef de l’énigme gît au fond du grand problème de l’évolution de la Nature, de la Vie et de l’Homme. Jusqu’à présent, ce furent – hélas ! – la religion et la métaphysique qui prétendaient posséder le monopole de tout cet immense domaine. Il est grand temps que la science s’en saisisse d’une façon définitive.
Si le lecteur veut bien se donner la peine de parcourir, dans cette même Encyclopédie, quelques-uns de mes rapides aperçus (voir Création, Biologie, Faim, Matérialisme historique), il entrera déjà dans le cercle de certaines idées dont il trouvera ci-dessous un bref résumé. (Il va de soi que je ne pourrai développer ici un sujet aussi vaste, exigeant un ouvrage spécial. Quelques indications, nécessaires pour arriver à certaines conclusions sur le progrès, suffiront.)
J’estime, primo, que le facteur primordial, la véritable force motrice de l’évolution dans la Nature, est une énergie spécifique que j’appelle « énergie créatrice ». Je dis que c’est une énergie spécifique en ce sens qu’elle représente une forme d’énergie sui generis, de même que d’autres formes d’énergie connues jusqu’à présent (énergies mécanique, thermique, électrique, chimique, atomique, psychique, etc…), avec lesquelles elle ne coïncide pas. Et, de même que ces autres formes d’énergie, je la suppose transformable (en d’autres formes), inhérente à la matière, inconsciente. C’est à cette énergie que l’univers, tel que nous le connaissons, doit son existence. C’est elle qui détermine l’évolution de la matière, c’est-à-dire un mouvement qui, loin d’être un simple déplacement chaotique uniforme, éternellement pareil, des parcelles de la matière, est un mouvement de transformations consécutives : mouvement varié, compliqué, accusant une certaine direction ou tendance suivie.
J’estime, secundo, que cette énergie créatrice – de même que les autres formes d’énergie – n’est pas répandue, dans l’univers, d’une façon égale et uniforme. Ses aspects, ses effets et, surtout, son intensité, sont variables. Pour des raisons encore inconnues, cette intensité commence à augmenter, et l’activité de l’énergie créatrice commence à s’accroître dans certains points de l’univers. C’est là que se produit alors ce phénomène – l’évolution – qui nous intéresse ici particulièrement. Un « monde » naît et se développe.
J’estime, en troisième lieu, qu’une fois commencé, dans tel ou tel autre point de l’univers, ce processus d’accroissement de l’intensité de l’énergie créatrice y continue. C’est cette tension continuelle et continûment croissante de l’énergie créatrice que je considère comme le « principe fondamental », la véritable force motrice, l’essence même de l’évolution. Autrement dit, ce que nous appelons évolution, est l’effet naturel de la tension continuelle et progressive (croissante) de l’énergie créatrice dans un point donné de l’univers. C’est, au fond, grâce à cet accroissement continuel de la tension de l’énergie créatrice que la nature, commençant – dans un point donné de l’univers – par une simple transformation de la matière brute (dite « inorganique » ), arrive progressivement à la création de la cellule vivante et, ensuite, à l’évolution de la vie, jusqu’à ses formes supérieures.
J’estime, enfin, que toute cette évolution ou – ce qui revient au même – cet accroissement progressif de l’intensité de l’énergie créatrice, a une « tendance », une certaine « direction » (bien entendu, inconsciente). Au fur et à mesure de cette augmentation de tension, l’énergie créatrice se modifie qualitativement. Plus son intensité augmente, plus elle devient active, puissante, riche en combinaisons, « généreuse », variée, inventrice, organisatrice… Dans la matière brute, « inorganique » (minéraux, métaux, etc…), l’énergie créatrice se trouve en état primitif, état de tension très faible, état latent, passif, uniforme. L’évolution de la matière inorganique a pour cause plutôt le jeu d’autres sortes d’énergies (énergie mécanique, thermique, atomique, électrique, etc…) que l’activité de l’énergie créatrice. Mais la tension de celle-ci augmente progressivement. À un certain degré de son intensité, un nouveau pas est accompli par le processus évolutionniste : les premiers éléments organiques, vitaux apparaissent. L’énergie créatrice y est incomparablement plus active, plus apparente, plus puissante. Cependant, ce degré de son activité, de sa puissance reste encore très bas dans les organismes primitifs et aussi dans le monde végétal. La tension de l’énergie créatrice continuant d’augmenter, l’évolution arrive aux formes animales. Ici, l’énergie créatrice est plus prononcée que chez les plantes. Toutefois, tant qu’il s’agit des espèces animales, sauf l’homme, elle est encore loin d’y atteindre son plein épanouissement, de donner toute sa mesure. Dans le règne animal – sauf l’homme –, l’énergie créatrice reste limitée, « dosée », comme enfermée dans un vase clos. Elle est encore impuissante à s’y révéler, à « s’y réaliser » entièrement. Son activité, ses effets y sont très restreints, invariables chez chaque espèce donnée. Il ne s’agit pas encore là de la véritable faculté créatrice, pouvant varier infiniment, capable d’une auto-évolution illimitée, susceptible de se mettre au-dessus des autres forces et énergies de la Nature, de les dominer, de les maîtriser, de s’en emparer, de les faire servir… Mais l’évolution continue. Elle « tend » vers un être créateur par excellence ; un être qui – son organisation physique correspondant, par suite de cette évolution, à un niveau supérieur de la puissance créatrice – serait créateur avant tout, et dont la faculté créatrice serait complète, définitive, dominante, illimitée. Cet être, sur la Terre, est l’homme. En lui, la Nature atteint l’effet vers lequel elle « tendait » au cours des millions d’années : apparition – au bout de cette longue évolution (mue, au fond, par l’intensité continûment croissante de l’énergie créatrice) – d’un organisme qui possède cette énergie créatrice au plus haut point ; qui est, pour ainsi dire, lui-même « générateur » de cette énergie ; qui est bâti, en même temps, de façon à pouvoir, justement, la produire, la développer, la varier, la mettre à l’œuvre avec une diversité, avec une profusion magnifiques, sans qu’une limite quelconque vienne s’opposer à cette activité.
Oui, l’homme est surtout un créateur. Il possède l’énergie créatrice au suprême degré et un corps approprié, souple, se prêtant à une auto-évolution totale et fondamentale. Une activité créatrice infiniment riche et variée, tel est le véritable destin vers lequel l’humanité s’avance par le long et pénible chemin de l’évolution. La faculté créatrice – multiforme et quasi illimitée – fusionnée avec le besoin inné, irrésistible, de créer (besoin qui évolue également), tel est le trait le plus remarquable, le trait dominant, essentiel, fondamental, de la nature de l’homme. C’est même son unique trait nettement distinctif. À l’encontre du corps des autres animaux, celui de l’homme n’offre pas d’obstacle insurmontable à la pleine activité, à l’évolution illimitée de la faculté créatrice.
Et quant à certaines entraves que ce corps présenterait, en raison de sa parenté naturelle avec le corps animal en général ; quant, aussi, à certaines régressions physiques ou autres qui résulteraient parfois de toute cette évolution spécifique – très compliquée et tortueuse –, les unes et les autres pourront être surmontées et vaincues par l’avancement continuel de la même évolution, par l’activité incessante de cette même faculté créatrice de l’homme.
Ainsi, ce sont la faculté créatrice et l’organisme approprié qui déterminent l’évolution de l’homme. Il est poussé, au fond, par le triple ressort que voici : la présence de la faculté créatrice, le besoin impérieux de l’appliquer, et la possibilité physique de le faire.
L’homme est, sur la Terre, le combinateur, l’organisateur, l’inventeur, le créateur le plus riche, le plus parfait, le plus puissant qui puisse exister. C’est pourquoi il réussit à dominer, à maîtriser les autres forces et énergies de la Nature, ainsi que les autres formes de la vie végétale et animale.
La différence entre l’évolution de l’animal et de l’homme est frappante. L’animal – même le plus intelligent ou le plus social – s’adapte au milieu : il subit l’emprise de l’ambiance et il « s’y fait », au moyen d’un mécanisme de sélection et de variations anatomiques ou autres. L’homme évolue dans un tout autre sens : au lieu de s’adapter au milieu, il tend, dès ses débuts, à se soustraire à cette nécessité, à dominer le milieu. Il cherche, de plus en plus, à adapter le milieu à ses besoins. La différence est plus que frappante : elle est un indice. Car elle nous impose un « pourquoi » et nous mène ainsi vers la clef de l’énigme de l’évolution et du progrès.
Arrivée à l’Homme, la Nature a créé un être qui continue, lui-même, l’évolution par l’activité incessante et illimitée de son génie créateur. Arrivée à l’Homme, la Nature a créé, sur la Terre, la forme vitale supérieure, capable d’une auto-évolution illimitée, en sorte que, après l’Homme, la Nature ne créera pas de formes plus parfaites encore que lui. Elle abandonnera, pour ainsi dire, entre ses mains le sort de l’évolution ultérieure. Avec l’homme, l’intensité de l’énergie créatrice atteindra le point culminant. Désormais, c’est l’homme qui se chargera de la suite de la progression créatrice. Grâce à sa puissance de création, l’homme pourra : d’une part, se perfectionner lui-même ; et, d’autre part, il pourra façonner, modifier, maîtriser, adapter, organiser, mettre à profit, améliorer ou perfectionner tout ce qui l’entoure sur la Terre. (Il se peut même qu’il réussisse, un jour, à dépasser les limites de sa planète.)
Ce qui est le plus remarquable chez l’homme, ce qui le distingue effectivement des autres animaux et le met définitivement et à jamais au-dessus d’eux, ce n’est pas encore son intelligence (il existe des animaux très intelligents, et il est prouvé que leur intelligence peut évoluer) ; ce n’est pas, non plus, sa sociabilité (il existe des animaux très sociables, autant et même plus sociables que l’homme) ; ce ne sont pas sa « conscience », son « sens moral », etc. : c’est sa faculté créatrice, infiniment variée et infiniment évolutive. La célèbre définition de Pascal – « L’homme est un roseau pensant » – devrait, il me semble, être remplacée par celle-ci, plus significative : « l’homme est un roseau créant. »
Les perspectives de l’évolution créatrice de l’homme sont illimitées. (Il va de soi que j’emploie cette expression – « évolution créatrice » – dans un sens tout autre que celui qui inspira à H. Bergson le titre de son ouvrage connu.) L’humanité n’est encore qu’au début de son chemin. Sa véritable ascension créatrice ne commencera pour elle qu’après qu’elle aura surmonté, sur le chemin de l’évolution, tout ce qui l’attache encore au monde purement animal, tout ce qui l’empêche de déployer rapidement et sans entrave son activité créatrice. Une bonne partie du chemin consiste, précisément, à se débarrasser entièrement du lourd fardeau que l’homme hérita de ses ancêtres, fardeau qui, certes, s’allège progressivement, mais qu’il aura à traîner encore longtemps, et qui retarde terriblement son ascension vers les splendides sommets d’une existence créatrice, vraiment humaine. C’est en raison de ce fardeau, et des effets de sa pression, que tant d’hommes, aujourd’hui, sont contraints à rester à l’écart de toute création.
Après tout ce qui précède, le lecteur comprendra aisément la façon dont il me semble juste de concevoir le progrès. Un bref résumé et quelques explications complémentaires suffiront. Naturellement, la notion du Progrès – comme d’ailleurs, toutes nos notions – est purement humaine. « Progrès » signifie « marche en avant vers le mieux ». Or, la Nature, prise dans son ensemble, ne connaît ni le « bien », ni le « mal », ni le « mieux ». Elle ne connaît donc pas de progrès. C’est exact.
Mais la Nature connaît l’Évolution. Et l’évolution – telle que je la conçois et que j’ai tâché de la dépeindre – s’accomplit dans un sens qui mène (sur la Terre) à l’homme et qui le touche profondément. Or, l’homme connaît parfaitement le « mal », le « bien » et le « mieux ». En maintes occasions, l’homme connaît aussi la « marche en avant vers le mieux ». Il connaît donc le progrès. S’il ne s’agissait que de ces différentes occasions, le problème serait facile à résoudre. Au fond, il n’existerait même pas, car l’existence, dans la vie humaine, de certains progrès, est un fait indéniable. D’autre part, l’homme connaît aussi la régression, une « marche en arrière vers le pire ». De sorte qu’aucune déduction définitive ne pourrait être tirée de ces faits épars ou de ces fluctuations en elles-mêmes. À quelqu’un qui citerait des exemples pour démontrer l’existence du progrès dans la vie humaine, un autre pourrait répliquer en citant des exemples contraires, et la discussion n’avancerait pas d’un pouce, tant qu’on resterait sur ce terrain de faits décousus. Ce genre de discussion, très répandu malheureusement, est même l’une des raisons pour lesquelles le problème du progrès piétine. Or, il ne s’agit pas de ces faits épars ; il s’agit d’autre chose. Le problème qui nous importe est général, à savoir : l’évolution (de l’homme) dans son ensemble est-elle, oui ou non, une « marche en avant vers le mieux » ? Autrement dit : l’humanité, dans sa marche historique, va-t-elle, oui ou non, vers un progrès (un « mieux » ) général et définitif, aussi bien individuel que social ? La « balance » de l’évolution humaine est-elle positive ou négative ? (Quant aux régressions – au cas d’une réponse affirmative –, il faudrait, tout simplement, chercher les raisons qui les expliqueraient.)
Si, par un moyen quelconque, nous apprenions aujourd’hui que, d’ici à des milliers d’années, l’humanité, en dépit de l’intelligence de l’homme, de ses succès techniques et de sa conquête des forces de la Nature, continuera de se mouvoir toujours, et sans autre issue possible, dans les cadres de la société absurde et horrible de nos jours – société basée sur l’autorité, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’injustice, le profit des uns, la misère des autres, l’iniquité, la guerre et, surtout, comme résultat, l’écrasement de l’individu créateur –, nous dirions sans hésiter : « Non ! Au fond, le vrai progrès n’existe pas dans la vie humaine. » Car, naturellement, l’intelligence et le « progrès technique » en eux-mêmes – s’ils n’aboutissent pas à une vraie société, c’est-à-dire à un vaste ensemble de toutes sortes d’associations d’hommes sains, créateurs libres, à la place d’une « société » de profiteurs et d’esclaves dégénérés et malheureux – ne signifient nullement un vrai progrès général et définitif de l’humanité.
Si, d’autre part, nous apprenions que l’évolution de l’humanité aboutira finalement à une société semblable, par exemple, à celle des fourmis ou des abeilles, société rigide, à cloisons étanches entre des individus à fonctions fixes (même innées), société dont l’harmonie purement « mécanique » aura pour base le sacrifice total de l’individu, au profit de ce « mécanisme social » dont cet individu deviendra une « vis » quelconque (au lieu d’une société où tout individu puisse développer et appliquer librement et infiniment ses facultés créatrices), nous dirions encore : « Non ! Il n’y a pas de véritable progrès dans la société humaine. »
Ce n’est que si nous apprenons que la longue et pénible évolution de l’humanité aboutira à une société dont la solidarité et l’harmonie, pleines de vie, de mouvement réel, de création palpitante se feront non pas à l’aide d’un « ajustage » de « vis mécaniques », mais par le libre exercice, le libre jeu, la libre combinaison de l’activité créatrice de tous les humains ; société qui sera, par conséquent, une libre association d’individus créateurs ; société où tout homme, totalement émancipé, pourra développer et appliquer, sans entraves ni limites, toutes ses capacités de créateur (en art, science, métiers, technique, matière sociale, etc.), de sorte que l’harmonie collective, la vie et révolution ultérieure de cette société, basées sur la liberté totale, l’égalité sociale et la fraternité des hommes, seront assurées non pas par un mécanisme sans âme, mais, précisément, par cette création libre et pleinement épanouie de ses membres, auxquels, inversement, cette société assurera la pleine liberté et dont elle favorisera l’activité créatrice, — ce n’est qu’alors que nous dirons sans hésitation : « Oui ! Cela, c’est du vrai progrès humain, général et définitif. Et si telle est la perspective de l’évolution humaine, — alors, oui, cette évolution est franchement progressive. » Car le point essentiel de notre notion du progrès est, sans aucun doute, la libre activité créatrice de tous les humains, au sein d’une société favorisant cette activité, basée sur elle, et évoluant par elle.
Ainsi, ce qui, pour l’homme, caractérise et détermine généralement et définitivement le progrès, c’est la perspective d’une évolution créatrice de l’humanité. Or, en admettant ce qui a été dit précédemment, nous constatons : 1° Que l’évolution de l’homme se fait, au fond, précisément, dans ce sens. 2° Que la Nature, évoluant (sur la Terre) vers l’homme, évolue, au fond, dans le même sens. Nous constatons donc que, au point de vue humain (le seul possible et le seul qui nous intéresse) : — A) Le progrès est inhérent à l’homme, à la société humaine, à l’évolution de l’humanité ; et B) L’évolution générale de la Nature (du moins sur la Terre) – de la matière « inorganique » à la vie et, ensuite, à l’homme – est progressive.
Nous pouvons même essayer de définir le progrès, au point de vue humain, comme une tendance générale de la Nature, dans son évolution, vers le maximum d’activité de l’énergie créatrice, vers la réalisation, la « matérialisation » la plus complète possible de cette énergie ; tendance qui se manifeste par la croissance continue de l’intensité de cette énergie (là où l’évolution a lieu) ; tendance qui, sur la Terre, mène à l’homme-créateur, lequel, conséquemment, en développant et en appliquant ses facultés créatrices, évolue vers le plus grand bien que l’homme puisse concevoir : une activité créatrice libre, complète, illimitée, de tous les hommes, au sein d’une société parfaite, basée sur cette activité, l’assurant et la favorisant.
Soulignons, ici même (afin de faire mieux comprendre l’essence du progrès et de ses facteurs principaux : la faculté et l’activité créatrices), que cette activité créatrice forme non seulement le « but » vers lequel « tend » l’évolution humaine, mais aussi, en même temps, le seul moyen d’atteindre ce but. En effet, ce n’est que par la voie de la création croissante que l’humanité parviendra à son splendide avenir. Cet avenir, c’est la vie créatrice. Et le moyen, c’est encore l’action créatrice. Sans cette dernière, l’humanité, vu les conditions spéciales de son existence, et malgré son intelligence ou sa sociabilité, serait infailliblement condamnée, soit à la dégénérescence complète et à la disparition, soit à la formation d’une société « mécanique » semblable à celle des fourmis ou des abeilles. Seules sa faculté et son action créatrices parent à ces menaces et guident l’humanité vers le triomphe définitif, affirmant sa progression au milieu et à travers des dangers, des difficultés et des obstacles de toutes espèces. Donc, le progrès en marche est formé par l’ensemble du moyen et du but, l’un étant inséparablement « soudé » à l’autre. Cette constatation est très importante pour comprendre le vrai caractère de l’évolution créatrice de l’humanité et pour arriver à des appréciations, à des déductions justes.
Précisément, nous avons dit plus haut qu’au cas où nous aurions admis le progrès, nous devrions chercher les raisons pour lesquelles la voie du progrès n’est pas absolument droite, nette, continue. En effet, l’humanité connaît, au cours de son évolution, des déviations, des interruptions, des arrêts, des égarements, voire des reculs et des régressions. D’autre part, elle est constamment contrariée et menacée dans sa marche par toutes sortes d’imperfections, de contradictions, de dégradations, de déchirements, etc…, ce qui paraît justifier la mise en doute de l’existence même d’un progrès définitif. D’ailleurs, s’il en était autrement, le problème du progrès ne se discuterait pas, car le progrès serait alors évident. Si le problème se pose, c’est justement parce que le progrès n’est pas encore bien prononcé. On ne peut pas encore le concevoir autrement que d’une façon générale, cherchant à deviner, à dévoiler les ressorts profonds et cachés de l’activité de la Nature. Et quant aux raisons de cette marche entrecoupée, inconséquente du progrès, elles sont multiples, variées et compliquées. Il nous est impossible de les analyser, comme il convient, dans ces colonnes. Bornons-nous à constater deux choses. 1° L’homme, s’étant détaché du reste des animaux (par suite d’un surcroît, physiquement à peine perceptible et, cependant, décisif, de la faculté créatrice), resta au début très près de ses ancêtres. Pour plusieurs raisons, son éloignement progressif des animaux se fit – et se fait encore – très lentement et très péniblement, sans harmonie ni concordance. Tandis que, dans certains sens, l’homme se trouva bientôt très en avance, dans d’autres il reste encore aujourd’hui presque au niveau de l’animal. La grande tragédie de l’humanité consiste justement dans ce déchirement, dans ce tiraillement entre sa situation primitive tout près des animaux, d’une part, et, d’autre part, son éloignement par une évolution spécifique, singulière et, par conséquent, disproportionnée, accidentée, difficile, vers de nouveaux horizons d’une vie humaine, créatrice. C’est cette disproportion, ce tiraillement, ce contraste entre l’avancement très prononcé dans certaines matières et le piétinement dans d’autres, qui fait surgir sur la route du progrès humain des obstacles, des difficultés, des dangers sans nombre, et qui explique, tout au fond, les défaillances, les trébuchements, les culbutes et les reculs de l’humanité. 2° Hâtons-nous de le préciser – c’est encore et toujours la faculté et l’action créatrices de l’homme, et elles seules, qui lui permettront, en fin de compte, d’écarter toutes les entraves, de triompher de tous les dangers, de parer à de graves menaces de dégénérescence, de vaincre les faiblesses et ses imperfections, en les aplanissant ou même en les transformant en forces et avantages, de résoudre la tragédie et d’arriver au port. Et, d’ailleurs, la marche du progrès devient de plus en plus rapide et prononcée (en dépit des tiraillements qui, en raison même de cette accélération, se font sentir, eux aussi, d’une façon plus intense, soulignant davantage les contrastes tragiques de la progression humaine). Je pourrais citer, à l’appui de mes paroles, des exemples et des preuves à volonté, puisés dans la vie quotidienne. Le manque de place me le défend. Mais j’aime à croire que le lecteur les trouvera aisément lui-même, s’il veut se donner la peine de regarder attentivement autour de lui et de réfléchir. Il n’est pas si éloigné, le jour où la marche progressive de l’humanité vers les horizons créateurs – quelques gros obstacles étant franchis – deviendra moins pénible, moins accidentée, plus nette, plus ferme et plus alerte.
Soulignons, ensuite, que le progrès est illimité, dans ce sens et pour cette raison que ses sources – la faculté et l’activité créatrices de l’homme ainsi que les possibilités de les exercer – n’ont pas de limite, n’ont pas de « fin » (à moins de la disparition de notre monde). La création est infinie. Donc, infini est le Progrès.
Précisons enfin, brièvement, encore un point important. C’est aussi uniquement par le chemin de la création, par l’effort créateur, que l’humanité arrivera à liquider la fameuse contradiction entre le progrès individuel et le progrès social, le conflit « éternel » entre l’individu et la société, ce gros tiraillement sur le chemin du progrès. C’est par son action créatrice que l’homme réalisera la grande synthèse qui conciliera l’intérêt, la liberté, le bien-être de l’individu avec le bien-être de la collectivité. Cette conciliation est, naturellement, un des éléments les plus indispensables du vrai progrès. Or, aucune force, en dehors de l’activité créatrice de l’homme, ne pourrait y aboutir. En l’absence de cette force, l’un ou l’autre – individu ou société – aurait été finalement, et fatalement, sacrifié. (Bien entendu, plutôt l’individu que la société. Voir, encore, la société des fourmis, des abeilles, etc…). Ce n’est que par ses capacités, ses aspirations et ses réalisations créatrices que l’homme parviendra à une solution où les intérêts, la liberté, le progrès de l’individu et le bien de la société coïncideront en une harmonie parfaite. C’est en cela que la société humaine diffère de celle des animaux, lesquels, faute de l’élan créateur, sont impuissants à arriver à une solution pareille. Et cela nous dit encore que la véritable base, le vrai levier du progrès humain est la force créatrice de l’homme.
Passons à quelques déductions et, aussi, à certaines réserves.
I. D’après notre conception, la véritable base, la vraie force motrice de l’évolution dans la Nature est l’énergie créatrice qui, par la croissance continue de son intensité, et sans intervention d’un autre principe spécial, pousse l’évolution, progressivement, à travers le développement de la matière « inorganique », au phénomène de la « vie » et à l’évolution de celle-ci (là où l’évolution a lieu). Cette conception nous mène à la liquidation de la fameuse controverse entre les « mécanistes » (ceux qui réduisent le processus évolutionniste à des phénomènes purement mécaniques) et les « vitalistes » (ceux qui supposent l’existence d’un « principe vital » distinct des autres forces de l’évolution). En effet, notre conception tend à réconcilier les deux doctrines opposées, car elle offre une synthèse unique où tous les phénomènes de l’évolution – qu’ils soient « mécaniques » ou « vitaux » – trouvent leur explication naturelle, sans qu’on ait recours à l’intervention d’un « principe vital » spécial.
2° D’après notre conception, la base, la force motrice du progrès humain est la puissance créatrice de l’homme (c’est-à-dire la faculté créatrice, le besoin de créer, et la possibilité matérielle de le faire). C’est cette force qui a poussé – et qui pousse toujours – son évolution en avant, depuis les premiers pas, la découverte et l’application du feu, jusqu’aux réalisations modernes sur tous les champs de l’activité humaine.
Cette conception nous oblige à rejeter comme inexactes les théories qui voient la base et la force motrice de l’évolution humaine dans la particularité des besoins matériels de l’homme, dans la croissance de ces besoins et des forces productrices de l’humanité – c’est-à-dire les théories qui reconnaissent, comme étant le facteur primordial du progrès humain, les nécessités matérielles de l’homme et, ensuite, le facteur socio-économique. Pour nous, la nature particulière des nécessités humaines, la croissance des besoins et des forces productrices de l’homme sont des éléments « de second plan », des « dérivés » qui proviennent justement de sa substance créatrice, qui ne forment nullement le ressort fondamental du progrès (de même que l’intelligence de l’homme, sa sociabilité, etc.), et qui, par eux-mêmes, n’assurent pas forcément le progrès. Ce qui l’entraîne et l’assure au fond, et fatalement, c’est l’élément créateur de l’homme. Il faut creuser plus profondément pour arriver à la véritable base du progrès humain. La particularité des nécessités de l’homme, leur croissance, etc…, nous laissent entrevoir déjà, justement, l’existence d’un élément spécial et plus profond, propre à l’homme : sa substance créatrice. C’est donc l’économisme marxiste (appelé inexactement « matérialisme historique » ) que nous sommes obligés de rejeter définitivement. (Je regrette de ne pouvoir traiter ici ces questions importantes que très sommairement. J’espère, toutefois, que le lecteur lui-même voudra bien et pourra les approfondir.)
3° D’après notre conception, le vrai critérium fondamental du progrès est le niveau – l’intensité, l’extension, les réalisations – de l’activité créatrice des hommes. Le progrès consiste en une évolution vers la plus grande « somme » possible de cette activité créatrice. (Puisqu’il n’existe aucune limite dans le domaine de la création, puisque le « plein » ne peut jamais y avoir lieu, le progrès est infini).
Le dit critérium de base du progrès peut être appliqué aussi bien à l’ensemble de l’évolution humaine (ou d’une époque historique entière) qu’à des faits séparés, tant individuels que sociaux. D’une façon générale, est progressif tout ce qui facilite, favorise et stimule l’éclosion, l’élan, l’épanouissement, l’extension de l’activité créatrice des hommes, tout ce qui augmente les possibilités de créer pour le plus grand nombre d’individus. Au contraire, tout ce qui diminue, empêche, entrave, restreint ou arrête ces possibilités est régressif.
Toutefois, il faut savoir manier ce critère (comme tout autre, d’ailleurs). Il faut s’en servir avec beaucoup de prudence et de savoir-faire, ce maniement étant délicat et présentant certains dangers pour le jugement de celui qui s’y prendrait maladroitement. En appliquant le critère du progrès à des faits concrets, il faut savoir regarder en profondeur et en largeur, savoir analyser, peser, calculer, comparer, établir la « balance », etc… ; sinon, on pourrait commettre de graves erreurs, les éléments et la marche du vrai progrès n’étant pas encore suffisamment simples, précis et visibles en eux-mêmes.
D’ailleurs, en affirmant que la puissance créatrice de l’homme est l’élément fondamental de son progrès, et que le niveau de l’activité créatrice en est le critérium de base, je ne veux pas dire par là qu’ils sont le seul élément en général et l’unique critère. Ainsi, par exemple, la puissance créatrice de l’homme ne pouvant donner son véritable effet autrement que dans l’ambiance d’une entière liberté, cette dernière constitue un élément indispensable du vrai progrès. En appliquant notre critère de base, nous devons donc toujours tenir rigoureusement compte de cet élément essentiel du progrès : la liberté. Et généralement, nous faciliterons notre tâche, nous obtiendrons des résultats plus exacts en tenant compte de beaucoup d’éléments complémentaires qui viennent s’ajouter à l’élément fondamental, et qui sont souvent d’une grande portée pour notre jugement.
4. Je me rends parfaitement compte qu’il existe une multitude de questions, étroitement liées à notre problème et à ma thèse, qui se dressent devant nous et demandent impérieusement une solution claire. Malheureusement, il m’est impossible de les traiter dans ces colonnes. Je me bornerai à en citer quelques-unes et à donner à certaines d’entre elles une très brève réponse.
La première de ces questions – et certainement la plus importante – est celle-ci : qu’est-ce, concrètement, que l’énergie créatrice dans la Nature, en général, et la puissance (faculté) créatrice de l’homme, en particulier ? Cette question devrait faire l’objet d’un ouvrage spécial. Je me bornerai à dire que la faculté créatrice de l’homme pourrait être, dès à présent, précisée biologiquement (anatomiquement, physiologiquement) et psychologiquement. Et quant à l’énergie créatrice dans la Nature, je me permets de rappeler au lecteur que la nature concrète des autres formes d’énergie reste aussi inconnue, jusqu’à présent.
Autre question. La faculté créatrice est-elle propre à tous les hommes ou, seulement, à certains parmi les millions d’humains ? Je réponds brièvement : la faculté créatrice est une qualité dont chaque homme est doué, dans des domaines différents et aussi dans des proportions variées. Tous les hommes, par le fait même de leur naissance, possèdent la faculté créatrice. Mais cette faculté varie à l’infini, aussi bien qualitativement que quantitativement. J’ajoute que les conditions horribles de notre existence actuelle défendent à des millions d’hommes d’avoir conscience de leur faculté créatrice, de l’apprécier, de la développer, de l’appliquer. Ce fait est, d’ailleurs, connu. J’ajouterai qu’au fur et à mesure de l’avancement du progrès humain, la puissance créatrice des hommes se développera, elle aussi.
Encore une question : la conception de l’énergie créatrice dans la Nature, et de la faculté créatrice chez l’homme s’oppose-t-elle à la théorie de Darwin sur l’origine des espèces et de l’homme ? Je réponds : nullement. Cette conception ne s’oppose qu’aux deux théories suivantes : 1° celle de l’origine « accidentelle » de l’homme ; et 2° celle d’après laquelle l’homme serait un primate « dégénéré ». Quant à la théorie de Darwin, ma conception n’y apporterait que certains correctifs, compléments et développements. Elle tâcherait, ensuite, de répondre à certaines questions dont Darwin ne s’occupait pas, et qui se rapportent précisément au problème du progrès. J’ajouterai que, pour moi, la faculté même des espèces de varier, de s’adapter au milieu, etc…, suggère l’idée d’une énergie créatrice – très primitive, très limitée – chez les animaux, ce qui, évidemment, n’exclue pas le rôle des facteurs immédiats constatés par Darwin. L’homme, soumis d’abord à l’action des mêmes facteurs immédiats, mais possédant l’énergie – ou, plutôt, la faculté – créatrice complète, illimitée, finit par dominer cette action, par se soustraire à ces facteurs, et même par les maîtriser. Il continue, ensuite, son évolution sur un tout autre plan. L’animal s’adapte, et s’arrête là. Il ne peut pas faire davantage. L’homme finit par ne plus s’adapter, mais par dominer. Quelles en sont les causes ? Est-ce du progrès ? Et si oui, pourquoi et dans quel sens ? Tel est, en partie, le problème auquel nous tâchons de répondre. Comme le lecteur s’en rend certainement compte, mes recherches s’orientent donc dans un autre sens – plus en profondeur – que celui des études darwinistes, sans contredire en quoi que ce soit les conclusions de ces dernières. Il m’est impossible de développer ici ce sujet, pourtant très intéressant.
On pourrait me demander encore ceci : la faculté créatrice de l’homme et le progrès dont je parle ne se confondraient-ils pas, en somme, avec le progrès de la science ? N’est-ce pas par la science que l’homme progresse ? Je réponds : Non. La création humaine, le progrès humain sont pour moi des notions très vastes. L’opinion que « seule la science assure le véritable progrès de l’humanité » est – je le sais – fort répandue. Je ne la partage pas. Dans le domaine extrêmement vaste et compliqué de l’évolution, de la création, du progrès, la science et sa marche en avant ne forment qu’un élément (important, sans doute, mais pas unique ni fondamental) parmi d’autres. En elle-même, la marche en avant de la science n’assure pas le véritable progrès. Et puis, la science et son progrès sont eux-mêmes les conséquences de la faculté créatrice de l’homme.
On pourrait aussi me poser la question en quelque sorte inverse, notamment : si le « retour à la nature » (à la vie naturelle et primitive) ne constituerait pas le vrai progrès de l’humanité ? Je réponds : Non. La doctrine du « retour à la nature » est, à mon avis, un égarement, explicable par le dégoût, sain dans le fond, des revers du chemin du progrès, mais qui n’en reste pas moins un égarement. On progresse en continuant la route et non pas en rebroussant chemin. Le progrès est à l’avant. Et c’est en avançant, et non pas en reculant, que nous aurons raison des « maladies du progrès ».
D’ailleurs, le besoin de créer est irrésistible chez l’homme. On ne peut pas l’arrêter. On ne peut que le fausser, en attendant son vrai triomphe définitif. C’est par ce besoin inné chez l’homme que je m’explique cette multitude de « succédanés » de la véritable création que nous observons de nos jours à chaque pas. Ne pouvant pas goûter à la vraie activité créatrice, les millions d’hommes se divertissent et se bercent par des illusions de cette dernière : la nature actuelle des « sports », le « cinéma » de nos jours, le « théâtre » moderne, la « littérature » contemporaine – bref, tout ce que l’homme de notre époque trouve à sa disposition, en qualité de satisfaction intellectuelle, spirituelle ou morale (en dehors de son travail professionnel, presque toujours accablant et absurde), n’est qu’une diversion instinctive qui trompe, qui fausse et qui assoupit son instinct de créateur, son besoin de créer.
Il existe, sans aucun doute, beaucoup d’autres questions liées à notre sujet principal et formulées par le lecteur au cours de mon exposé. Ne pouvant les traiter ici même, je m’arrête aux indications données.
Loin de moi la prétention d’avoir trouvé une solution définitive, incontestable du problème.
Je soumets au lecteur une hypothèse sur laquelle j’étais tombé presque accidentellement, il y a plus de vingt ans, et laquelle, ensuite, m’a été confirmée par un grand nombre de faits et aussi par mes études personnelles. Je dis presque accidentellement, car, depuis longtemps déjà, je cherchais une réponse satisfaisante à cette question : « Pourquoi l’homme diffère-t-il tant des autres animaux ? »
J’ai scruté, d’une part, les théories qui cherchaient à réduire cette différence à peu de choses. J’ai examiné, d’autre part, les doctrines qui tâchaient de répondre à ce « pourquoi ». J’ai trouvé les unes et les autres tout à fait insuffisantes et très superficielles quant au fond du problème. Et c’est ainsi que j’étais arrivé à mon hypothèse. Je l’ai approfondie, éprouvée, travaillée, par la suite. J’ai trouvé des faits à son appui. Elle n’en reste pas moins une hypothèse, et restera telle jusqu’à sa confirmation ou son infirmation expérimentale et scientifique définitive. Mais il s’agit là d’un travail de longue haleine aboutissant à des ouvrages d’une allure spéciale.
Le lecteur serait en droit de me demander s’il existe déjà, dans la littérature scientifique ou philosophique, un exposé du problème du progrès se rapprochant de ma conception. Ce sujet n’a pas encore été, que je sache, traité sous cet aspect. Certains auteurs – des biologistes et des philosophes – ont prêté leur attention à la situation exceptionnelle de l’homme dans le règne animal. Ils en cherchèrent l’explication surtout dans l’évolution de l’intelligence. D’autre part, on parle bien, par-ci par-là, de l’action créatrice de l’homme, mais sans aucune tentative de précision ou de généralisation. Il existe des auteurs qui, non satisfaits des explications courantes, restent simplement décontenancés, profondément intrigués devant certains phénomènes frappants, inexplicables de l’Évolution. Quant à moi, je traite le problème dans la presse pour la première fois. Je le fais : d’une part, parce que ma conception est actuellement achevée dans son ensemble ; et, d’autre part, parce que j’espère pouvoir publier, sous peu, un ouvrage plus complet auquel l’exposé ci-dessus servirait d’une sorte d’introduction. — Voline.
PROGRÈS. Un accroissement quelconque, en bien ou en mal, constitue un progrès. Le développement d’un être ou d’une activité constitue un progrès. Le progrès est représenté spécialement par le développement de la civilisation et de la justice. En résumé, le progrès est le mouvement, la marche vers un but. Dès lors, il y a autant de progrès, c’est-à-dire de marches que d’hommes et de mouvements. De là, bien des difficultés qui entravent la marche du progrès.
Quand deux ou plusieurs personnes se réunissent pour causer progrès, chacune en est partisane, mais pour peu que l’on s’explique sur ce mot, on ne tardera pas à constater qu’il n’y a pas deux personnes qui aient sur le mot « progrès » une communauté de vues identiques. Cela s’explique, surtout à notre époque qui se plaît à faire dire au même mot des choses différentes. Aussi, un jour, l’homme penche à droite, le lendemain à gauche ; et, en agitant le même mot, un tel fait machine en avant, quitte, le lendemain, à faire machine arrière. De ces interprétations multiples, le progrès réel est la victime. Dans son sens propre, le progrès ne convient qu’à l’ordre physique. Dans l’ordre moral, rien n’avance ni ne recule ; rien ne varie. Cet ordre, disent Colins, De Potter, etc…, est ou n’est pas.
Depuis que l’humanité a une histoire, elle n’a pas fait un pas vers la vérité qui lui importe le plus, c’est-à-dire vers la vérité vraie. On raisonne sur l’ordre moral comme sur l’ordre physique. On oublie que les variations sont essentielles aux sciences naturelles et exactes et constituent toujours des progrès. Elles ont pour cause la découverte de faits nouveaux ou de nouveaux rapports entre les faits déjà constatés et, de la sorte, constituent une découverte que la science s’assimile par une coordination rationnelle en un système plus large et d’une portée plus étendue. Ces variations constituent un changement de forme, un progrès… Il en est de même de la civilisation qui varie avec les circonstances ; de même, aussi, pour l’organisation sociale, qui se modifie avec le besoin d’ordre. L’on peut en dire autant des religions révélées, qui dépendent du plus ou moins d’appui que les sociétés ou gouvernements leur demandent pour se conserver. L’exemple récent du pape-roi est la caractéristique de notre époque où l’odieux le dispute au ridicule. L’ignorance sociale du peuple et des… élites peut, seule, expliquer ce que certains considèrent comme un progrès, lorsque bien d’autres n’y voient qu’un recul de la civilisation. Ces variations sont le résultat d’une marche quelconque et représentent en bien ou en mal un progrès.
La raison, la morale, la justice, c’est-à-dire la vraie religion ne peuvent varier sans cesser d’être vérité. Pour elles, le mieux est l’ennemi du bien et il n’y a pas de progrès possible ; aussi, un protestantisme, si bien ordonné qu’il paraisse, ne représente qu’une succession non interrompue de variations.
Une agitation aussi confuse, dans un ordre social quelconque, mène nécessairement à reconnaître la nécessité de mettre un terme à ce progrès déréglé que la raison condamne et l’expérience confirme.
L’on a l’habitude de dire : il faut toujours marcher. À cette proposition, nous dirons oui et non. En effet, marcher est bien si l’on sait que la route qu’on suit nous mènera au but recherché ; mais marcher est indifférent et même mauvais si, en suivant le chemin à parcourir, on dépasse le but et si l’on aborde le port de l’Indifférence ou de l’Abîme. On marche pour arriver à un but et, le but atteint, on s’arrête ; marcher encore serait montrer qu’on ne savait pas ce qu’on voulait ; et dépasser le but, c’est le manquer.
Quand les hommes veulent avancer réellement, se sentant mal là où ils sont, il faut qu’ils soient convaincus de la possibilité d’être bien dans certains cas déterminés ; sans cela, ajouter à leurs maux le mal inutile de s’agiter sans résultats rationnels serait une folie.
Lorsque l’Humanité sera bien, quand les hommes arrivés au terme du progrès moral sauront qu’ils ont, qu’ils possèdent tout le bonheur qu’ils méritent, va-t-on supposer qu’ils s’agiteront encore pour retomber au mal ? De ce qu’ils ont mal raisonné jusqu’à ce jour, faut-il conclure qu’ils raisonneront toujours mal ? Nous ne le pensons pas. S’ils le faisaient, ce serait pour être mal de nouveau ; et alors ils ne seraient effectivement que des toupies ou des écureuils qui tournent sans savoir pourquoi, et le mot progrès n’aurait même plus aucune signification.
À notre époque d’ignorance sociale, le progrès dans le mal est certain et sert à titre d’indication nécessaire. N’oublions pas qu’il n’y a de mal que celui qu’on sent inévitablement ; ils ne sentent le mal qu’au physique.
Aussi longtemps qu’on peut faire croire aux malheureux qu’ils sont dans cette situation providentiellement, inévitablement, ils ne sentent le mal qu’au physique, ce qui, pour les exploiteurs des masses laborieuses, est peu de chose. Ce n’est que quand ces malheureux examinent, que la société ne peut plus les empêcher de comparer et de discuter, que les prolétaires sentent moralement leur malheur et cherchent à s’y soustraire. Pendant que les prolétaires s’agitent au lieu d’agir, et espèrent, par des moyens de fortune, faire cesser leurs souffrances, le mal contre lequel ils s’insurgent, plus ou moins chaotiquement, continue à être, en attendant une éducation rationnelle, une condition d’ordre relatif dans la société capitaliste.
À mesure que les prolétaires laisseront tomber les œillères qui les empêchent de voir clair, ils prendront conscience de la valeur de leur personnalité, aussi bien que des conditions sociales qui leur sont faites par leurs seigneurs modernes, et s’appliqueront à anéantir le paupérisme moral et matériel qui sert de refuge aux maux qui les accablent.
Les apôtres du progrès continu sont, par cela même, des partisans de réformes partielles et successives qui ne portent que sur les effets en laissant subsister la cause ; elles sont empiriques et ne peuvent que prolonger l’agonie d’une société qui se meurt d’hypocrisie et d’exploitation économique et sociale.
Ces prétendues réformes, plus ou moins empreintes d’éclectisme, ne font qu’entretenir le mal au lieu de le supprimer et ne constituent un progrès qu’en apparence. C’est ainsi que le bien n’étant pas déterminé, tout progrès est un pas de plus vers le mal. Par là, nous voyons que le malheur est essentiellement progressif ; s’il n’en était pas ainsi, il serait tolérable et n’aurait pas de fin. C’est le progrès excessif du mal qui imposera à l’Humanité la nécessité de s’y soustraire et la mettra sur la voie de la Vérité, de la Justice qui est son unique remède.
À ce moment, le progrès, dans tous les domaines, donnera toute la mesure de ses possibilités. — Elie Soubeyran.