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Encyclopédie anarchiste/Raisonnement - Réciprocité

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2275-2287).


RAISONNEMENT Le raisonnement consiste dans un enchaînement de jugements, organisés de telle façon que le dernier dépende des premiers avec plus ou moins de rigueur. Instrument de démonstration et de vérification, il assure la cohérence de la vie mentale, rend la science possible et permet de prévoir. Il engendre, écrit L. Barbedette, « une représentation impersonnelle du monde qui, sur des points de plus en plus nombreux, provoque un accord unanime. Ses vérités ne sont pas celles d’une race, d’une époque ou d’un individu, ce sont celles de l’humanité entière, consciente de son milieu ; d’où son évidente supériorité sur les croyances religieuses, sur les opinions commandées par l’intérêt ou le sentiment. » Perceptions des sens, données de la conscience font l’objet d’une intuition immédiate ; mais bien des vérités ne peuvent être connues que d’une façon indirecte, grâce à la force démonstrative du raisonnement. Ce dernier, inexplicable par la seule association des idées, se ramène en définitive à une substitution de termes ; et sa rigueur sera d’autant plus grande que la similitude des termes substitués sera plus complète. En mathématiques, où la similitude atteint son plus haut degré, le raisonnement obtient une rigueur absolue. Longtemps, on considéra le syllogisme comme la forme idéale du raisonnement ; d’où l’abus qu’en firent les scolastiques au Moyen Âge. Oubliant de consulter l’expérience, ils raisonnaient à vide et n’aboutissaient qu’à de creuses abstractions, sans lien avec le réel. Dans le raisonnement inductif, l’esprit conclut du particulier au général ; il s’élève de la connaissance des faits aux lois qui les régissent. Dans le raisonnement déductif, l’esprit conclut du général au particulier ; il tire une vérité particulière d’une vérité générale. Le raisonnement par analogie, si conforme à la mentalité primitive, part de la constatation de certaines ressemblances pour en supposer d’autres.

RAISONNEMENT. — Le raisonnement est l’expression de la raison individuelle, de l’individualité, enfin de l’homme. C’est l’action de raisonner. Du reste, raisonner c’est observer, réfléchir, parler en dehors ou en dedans ; enfin, c’est calculer dans son propre intérêt, en rapportant tout à soi avec l’intention de rechercher ce que l’on croit le bien, de fuir ce que l’on croit le mal, toujours et exclusivement pour soi-même. Un raisonnement sérieux comporte l’enchaînement de diverses raisons déduites les unes des autres et aboutissant à une démonstration logique. S’il en est ainsi, c’est que la caractéristique de l’homme dans ses multiples réflexions, dans ses calculs intéressés, le porte vers l’égoïsme dont il ne se séparera jamais entièrement, lors même qu’il fasse les plus sérieux efforts dans ce sens. Est-ce à dire que, si le raisonnement nous porte vers un égoïsme rationnel, qui est la source et la condition du progrès, qui assure l’existence générale, il ne doit pas, par le pouvoir que confèrent la force et les richesses dont certains hommes disposent au détriment des masses laborieuses, dégénérer en cupide exploitation, comme la société actuelle nous en fournit l’exemple ? À cet effet, le raisonnement, de particulier à l’origine, doit devenir social, c’est-à-dire être le même pour tous devant l’évidence des faits, ce qui revient à dire qu’il doit avoir pour tous un point de départ identique, un principe commun. Tant que l’ignorance sociale sur la réalité du droit dure, il est impossible, pratiquement, d’espérer la démonstration du principe d’équité. En époque de libre examen, qui est la nôtre, non seulement la démonstration devient possible théoriquement, mais elle peut être fortifiée par les événements qui la justifient. L’on voit alors que le doute ne peut être combattu victorieusement par l’incontestabilité socialement acquise, et les conservateurs de toutes nuances continuent à évoquer l’ancienne foi, devenue impossible à restaurer. À ce moment, qui est celui de notre époque, nous remarquons que les progressistes, les matérialistes, plus ou moins déterministes, s’en remettent aux événements qui sont sans but et sans direction, et qu’à continuer ce mécanicisme de la pensée et de l’action, c’est vers sa perte que l’humanité s’oriente. Les exemples d’immoralité diverse qui se multiplient à l’infini ne peuvent laisser de doute à cet égard. Cependant, les matérialistes aiment s’appesantir sur les faits qui frappent leur imagination, leur intelligence ; ils oublient que les faits, par eux-mêmes, sont sans signification sociale. Les faits sont ce qu’ils sont et c’est au raisonnement à les déterminer. Tous les objets du raisonnement sont des faits ; et, parmi les faits, le raisonnement nous montre que les faits physiques ne sont relatifs qu’aux phénomènes, alors que les faits moraux le sont à la matière aussi bien qu’à l’intelligence, à la liberté, à la raison qui, elle-même, est un fait.

Dans le monde, il n’y a que des faits réels, éternels, et des faits apparents, physiques, temporaires. Les faits moraux, quels qu’ils soient, doivent être conformes au raisonnement sain. Ils sont une preuve surabondante de la bonté du raisonnement qui les établit. Il en est ainsi parce que ces faits sont, eux-mêmes, le résultat du raisonnement, ils ne font rien d’autre que manifester la modification éprouvée par celui qui, en raisonnant, les accepte ou les repousse. Certains nous disent : inutile de raisonner avec les faits, les faits sont entêtés, ils s’imposent en dépit de tout ce que le raisonnement pourrait leur opposer. Un pareil raisonnement, qui a quelque apparence de logique, est cependant absurde. En effet, quel est le fait qui ferait admettre que deux et deux font cinq ou sept, que un n’est pas un, que deux plus deux ne font pas quatre ? Il en est de même du fait qui serait invoqué contre l’immatérialité de la sensibilité, contre la faculté du choix, du jugement exclusive à l’homme, contre la liberté de l’homme qui n’agirait que par la volonté d’un dieu ou sous l’empire de la fatalité du mouvement et de la matière. De même, la nécessité du contact de deux ou plusieurs organismes sensibles pour développer l’intelligence et le langage, pour faire enfin qu’il y ait conscience de soi et distinction entre les idées, les faits dont la conscience se compose et imprime aux organes la connaissance de faculté qui détermine l’homme et l’action. Pour réfuter ce raisonnement logique, certains matérialistes opposent la mobilité des tables qui parleraient et répondraient aux questions posées. Nous ne nous attarderons pas à expliquer que les tables qui semblent (à la suite de certains mouvements qui ne leur sont exclusifs qu’en apparence) formuler une réponse favorable à la conscience de l’acte, ces tables sont sensées participer à cet acte. Dans les mouvements de la table, il y a un comment et un pourquoi, mais dans les actes humains il n’y a ni comment ni pourquoi, parce que c’est superflu, inutile, et qu’il est impossible de connaître le comment et le pourquoi d’un fait primitif, d’une vérité-principe. Si, dans le fait ou le principe, il y avait un pourquoi et un comment à découvrir, il y aurait par cela même, dit De Potter, un fait antérieur, un principe encore plus primitif. Le cercle est vicieux. Cherche-t-on à savoir pourquoi la violette a le parfum que nous lui connaissons, et non celui du jasmin ou de la pensée ? L’homme est envieux et voudrait même savoir ce qui reste dans l’inconnaissable, quoique sans résultat pour son action individuelle et sociale. Ce qu’il y a à faire, logiquement, c’est de constater la réalité du principe ou du fait par un bon raisonnement. Nous avons le sentiment de nous-mêmes et le raisonnement doit partir de là ; ce qui nous permettra de constater que l’ordre physique est ce qui est. Nous verrons alors que ce que nos sens perçoivent est le comment des choses, des phénomènes démontrés nécessaires dans leur enchaînement de causes et d’effets. Ce qui doit être est déterminé par leur pourquoi, et l’enchaînement de tous les pourquoi, déduits par identité d’une vérité qui n’a pas, elle-même, de pourquoi. C’est cette détermination logique qui constitue l’ordre moral.

Ainsi, le raisonnement se présente sous deux aspects et constitue soit un raisonnement simple, soit un raisonnement complexe. Le premier est la modification du soi qui n’est liée à aucune autre modification qu’elle-même ; le second est un enchaînement de deux ou plusieurs propositions qu’on peut ramener à soi et qui en sont des modifications. Ainsi, le raisonnement simple ne peut donner lieu à aucune contestation. C’est la constatation d’un fait affirmé, d’une part, et que personne ne peut contredire. Le raisonnement complexe, seul, peut être bon ou mauvais. Il est d’une manière ou d’une autre, selon que l’enchaînement des propositions se rapportant à la modification du soi est ou n’est pas conforme à la raison. Pour mieux préciser, supposons que je dise : j’entends le son d’une cloche. Si je persiste à affirmer que, réellement, j’entends le son d’une cloche, il est absolument impossible de me prouver, et même de prouver aux autres, que je ne l’entends pas. Cependant, on peut conclure et démontrer qu’il n’existe pas de cloche à la distance où on peut l’entendre régulièrement, ce qui ne prouve pas que je n’en entende pas une, ou plus exactement le son. Nous ne nous étendrons pas davantage sur des faits physiques constatés par le raisonnement simple et se rapportant à un raisonnement complexe. Nous aborderons le raisonnement métaphysique – ou plus que physique – qui, de l’ensemble des faits physiques et du fait de la conscience que le raisonnement a de son existence, au moyen des modifications que ces faits lui font subir successivement, déduit la conséquence qu’il y a, hors et au-dessus de ces faits, une vérité d’un tout autre ordre que celui dont ils font partie. De cet ordre de faits, le raisonnement en compose la nature physique, qui n’a pas d’autre valeur réelle que celle des faits mêmes dont la succession constitue la réalité de l’être qui les perçoit ; et il appartient au seul raisonnement métaphysique de déterminer la réalité qui domine le fait primordial du sentiment de soi.

Ce que nous venons de dire prouve que le raisonnement est une propriété exclusive à l’homme de comparer, de juger, de faire un choix. Dès lors, le raisonnement devient l’animateur de la conscience pour apprécier les faits, aussi bien que le guide de la volonté dans son action déterminante. Le raisonnement est personnel, mais la raison qu’il doit déterminer peut devenir raison impersonnelle en n’enchaînant entre elles que des propositions identiques et en partant du fait perçu du sentiment de l’existence. En résumé, dit Colins, c’est parce que les hommes ont mal raisonné, jusqu’à ce jour, qu’ils sont malheureux en général. Si la nécessité sociale les pousse à bien raisonner, comme nous le désirons, le chaos de nos jours fera place à l’harmonie ; et la société, dans son ensemble, sera heureuse. Puissions-nous le comprendre et en hâter l’heure ! — Élie Soubeyran.


RAPACITÉ n. f. On appelle rapaces certains oiseaux à bec fort et recourbé, à griffes puissantes qui se repaissent avec voracité de la chair de leurs victimes. Aussi, la rapacité est-elle devenue synonyme d’avidité à se jeter sur une proie. Malgré des dehors avantageux et des manières polies, beaucoup d’hommes sont de vrais rapaces et vivent de la chair et du sang de leurs contemporains. « Ces graves messieurs, vautours de la finance, de la politique ou de l’académie, crâne chauve et l’œil cerclé d’un monocle d’or, épient sans douceur les faiblesses de leurs partenaires : celui-ci n’est qu’une outre gonflée de vent, celui-là sert de caniche à une maîtresse acariâtre, ce troisième, d’intelligence redoutable, est à vendre au plus offrant. Et, tandis que les bouches n’ont que miel à répandre, quand de partout s’élèvent des congratulations mutuelles et générales, chacun songe au meilleur moyen de frapper celui qu’il encense. » La guerre a montré jusqu’où pouvait descendre la rapacité des fabricants d’armes, des grands banquiers, de tous ceux qui vivent de la misère des peuples. Dans les colonies, rapines et brigandages se parent du beau nom d’action colonisatrice. Les jeunes peuvent tomber dru ; les mères peuvent pleurer. Qu’importe ! « Ce sang, ces larmes, écrit L. Barbedette, des hommes de proie en ont besoin : à l’abri des balles, ils guettent l’heure de la curée. Honneur ou progrès sont pour eux des prétextes, armée et diplomatie des instruments ; ils veulent des concessions fructueuses et sans bourse délier, des dividendes inouïs, de l’or, toujours plus d’or. » Au Moyen Âge, les rapaces furent les nobles ; aujourd’hui, ce sont les capitalistes. Autour des gros oiseaux de proie vole, d’ailleurs, toute une armée d’éperviers de petite taille et de noirs corbeaux qui se nourrissent des débris laissés sur les champs de carnage. Du nombre sont les prêtres aux doigts crochus et aux dents longues, les argousins de tous grades, les juges, les politiciens au plumage passant du blanc de lys au rouge écarlate. Et loin de se liguer contre ces mangeurs de cadavres, les hommes les admirent et se résignent à devenir leurs victimes quand ils jugent utile de décimer les masses moutonnières. C’est afin qu’ils ne manquent ni de viande fraîche, ni de sang vermeil que les femmes procréent sans cesse et que les pères triment pour nourrir leurs rejetons. Souhaitons qu’un jour les travailleurs finissent par comprendre que les rapaces disparaîtront quand on leur donnera la chasse et que les peuples se refuseront à leur servir de proie plus longtemps.


RATIONALISATION n. f. On désigne, sous le nom de rationalisation, l’ensemble des méthodes ayant pour but d’obtenir une triple réglementation : 1° des ateliers, par la standardisation et la taylorisation ; 2° des approvisionnements, par la standardisation et la normalisation ; 3° de la production, par le « fayolisme » et la formation des cartels d’écoulement. C’est, on le voit, toute une politique économique qui s’exprime à l’aide de ce seul mot : « Rationalisation ». Au fond, la rationalisation n’est qu’un mot nouveau employé pour désigner une très vieille chose. La rationalisation n’est pas seulement économique, elle a aussi un caractère politique et social très net, très précis, qui ne peut surprendre aucun de ceux qui savent à quel point l’économique dirige la politique et détermine le social. On peut donc dire que la rationalisation se développe parallèlement sur ces trois terrains et affirmer qu’elle est la doctrine économique des puissances d’argent, dont le but final est le fascisme.

Il m’est matériellement impossible de tenter ici l’exposé chronologique et analytique de la rationalisation. Des gros volumes n’y suffiraient pas.

Je dois donc me borner, après avoir indiqué ce que sont, suivant des auteurs divers, la standardisation et la normalisation qui sont les bases de la rationalisation, à examiner ce qu’elle est réellement et où elle risque de conduire le prolétariat, s’il ne réagit pas contre elle. J’en aurai fini lorsque j’aurai rappelé la position prise par l’Association Internationale des Travailleurs sur cette importante question.

La « Standardisation » n’est pas américaine, comme on pourrait le croire ; elle est d’origine britannique. Elle consiste à unifier le travail des ateliers, de façon à ne faire créer que quelques modèles spéciaux et à réduire ainsi le nombre des éléments types de fabrication. Les modèles « normaux » deviennent, si possible, des modèles adoptés internationalement. Il en résulte une extension immédiate et considérable du champ d’expansion des produits ainsi « normalisés ». La standardisation indique surtout la création de calibres ou de formes mécaniques destinés à unifier, par exemple, le pas des vis ou des boulons, qui deviennent, de ce fait, utilisables par toutes les industries de tous les pays.

La « normalisation » a des objectifs beaucoup plus larges ; elle vise, en somme, à « l’organisation » moderne et scientifique de la production et des échanges, en vue de l’augmentation du rendement et de la vente.

C’est ainsi que s’exprime M. Charles d’Avron, dans un article paru dans « Excelsior » du 6 juin 1927. Et il ajoute : « On veut s’efforcer, en rationalisant, de mettre fin au gaspillage des énergies et des capitaux résultant de l’empirisme de l’industrie.

« On conçoit, par conséquent, que la rationalisation n’implique pas seulement des améliorations de l’outillage mécanique et la substitution de la machine automatique à la main-d’œuvre humaine, mais qu’elle suppose – et voilà tout le système – surtout « le remaniement général des cadres de la production, une refonte organique et totale de l’économie nationale… et, bien entendu, internationale. »

La « Standardisation » s’applique donc à l’exécution du travail dans l’atelier et dans l’usine ; elle donne naissance à la normalisation, et celle-ci conduit à la « rationalisation ». Voilà le processus.

L’organisation scientifique du travail, avec ses deux branches différentes et complémentaires : le taylorisme, qui a trait à l’exécution du travail – auquel une étude spéciale sera consacrée – et le fayolisme, c’est-à-dire l’organisation rationnelle, scientifique de l’administration des entreprises, concourt également, et en premier lieu, à réaliser ce qu’on appelle la rationalisation. Selon ses protagonistes, pour que la rationalisation puisse donner son plein effet, il faut non seulement que le produit manufacturé soit fabriqué le mieux et le plus vite possible, qu’il réponde à un type « normal », susceptible d’intéresser une vaste clientèle, mais il faut encore que, par des ententes particulières et générales, les industriels qui le fabriquent s’assurent la collaboration d’industries voisines capables de les aider à se procurer à moins cher leurs matières premières, ou à écouler leurs sous-produits.

Il faut encore que par la formation de cartels, réglés par des accords commerciaux, l’industriel et le commerçant aient la certitude de trouver, le moment venu, des débouchés capables d’absorber leur production. On voit, en effet, qu’il s’agit bien là d’une nouvelle doctrine économique, d’une refonte organique et totale de l’économie nationale et internationale.

Parlant de la « rationalisation » industrielle devant une assemblée composée de financiers, de parlementaires, d’industriels et de diplomates, le 6 décembre 1926, sous l’égide du « Redressement français », à la tête duquel on trouvait, à l’époque, MM. Mercier et Romier, M. Julius Hirsch, professeur à l’université de Berlin, ancien ministre socialiste allemand de l’Économie nationale, faisait appel à la collaboration du travail, du capital, de l’intelligence et de la main-d’œuvre, et assignait comme but à la rationalisation : Produire davantage, pour diminuer le prix de revient, pour assurer à la consommation des produits meilleurs et en plus grand nombre, pour appliquer le progrès, pour augmenter les salaires, pour rendre joyeux les foyers ouvriers, pour doter ceux-ci de l’hygiène, pour donner de sains loisirs aux travailleurs. Le 1er mai 1927, le « Redressement français » affichait ce « magnifique » programme sur les murs de Paris et, le 2 mai, M. Pierre Bertrand, rédacteur en chef du Quotidien, lui donnait une adhésion retentissante qui décidait, par la suite, la C.G.T. à « laisser se dérouler l’expérience de la rationalisation ».

On connaît, aujourd’hui, les résultats de cette expérience. Il n’est pas exagéré d’affirmer que ces résultats – voulus – ne ressemblent en rien à ceux qu’indiquait M. Julius Hirsch, les mêmes d’ailleurs que M. Dubreuil, délégué de la C.G.T. et du Bureau international du travail de Genève formulait, avec une clairvoyance ( ?) rare, dans son fameux livre « Standards ». À l’heure actuelle, on peut dire que la rationalisation a eu pour conséquences : de produire davantage pour un salaire moindre ; d’augmenter les prix, sans se préoccuper du caractère des produits ; d’appliquer le progrès mécanique, sans se soucier des conséquences de son application ; d’imposer des conditions de travail abrutissantes ; d’exténuer l’ouvrier jusqu’au point de l’empêcher de se recréer ; et, surtout, de créer un état de chômage permanent à caractère massif. Cela suffit à la juger.

Pour bien fixer l’attention du lecteur, pour l’édifier, surtout, il n’est pas mauvais de lui faire remarquer que le chômage, qui est la conséquence directe de la rationalisation, a atteint, en premier lieu et le plus durement, les pays les plus industrialisés, ceux qui ont appliqué le plus largement la rationalisation ; c’est-à-dire, dans l’ordre : l’Amérique du Nord, l’Allemagne, l’Angleterre, la France, etc. Si, aujourd’hui, plus de cent millions d’êtres humains souffrent de la faim dans tous les pays du monde, ils le doivent d’abord et avant tout à la rationalisation barbare du capitalisme ; si les hommes de 40 ans restent sans emploi ; si les « cadres » sont imbus d’un esprit féroce, de caractère nettement fasciste ; si les ouvriers subissent les vexations de l’anthropométrie, du bertillonnage, etc., c’est parce que le capitalisme a « remanié les cadres de sa production », parce qu’il a insufflé à ses techniciens et à ses chiens de garde un état d’esprit nouveau, caractérisé par un Mépris total de la personnalité humaine.

On conçoit aisément que pareille situation ait incité l’A.I.T. à dire son mot sur la question. Voici comment : appelé à examiner la rationalisation, le IVe congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, qui s’est tenu à Madrid, du 16 au 21 juin 1931, déclare ce qui suit : « Considérant que, dans le développement moderne des forces industrielles, la classe ouvrière organisée doit avoir exclusivement en vue d’exploiter ce développement en faveur des travailleurs ; que l’idée du perfectionnement de la technique est en soi-même une idée à laquelle nous devons faire bon accueil ; que ce perfectionnement concerne la technique musculaire et cérébrale tout aussi bien que la technique mécanique ; « Que, néanmoins, ce qu’on continue à appeler présentement « rationalisation » ne prévoit ces perfectionnements qu’au profit du capitalisme et, par conséquent, au détriment de la classe ouvrière ; que cette rationalisation capitaliste, tout en augmentant sensiblement les profits industriels, abaisse sensiblement le niveau vital de la classe ouvrière, tant au point de vue matériel que moral et physique ; que le but fondamental d’un perfectionnement rationnel des méthodes de travail et de la technique industrielle devrait consister à réaliser, par une production plus intensive, un abaissement sensible du coût des produits fabriqués et, par conséquent, aboutir à une distribution accrue de ces produits, tout en apportant une diminution correspondante de la dépense d’énergie musculaire et nerveuse imposée aux travailleurs ; qu’une distribution plus large des richesses ainsi produites nécessiterait, par ricochet, une production plus intense et apporterait, par conséquent, une solution efficace à la crise mondiale du chômage ;

« Qu’en même temps, la course aux profits exagérés et criminels de la classe capitaliste doit être sérieusement freinée par l’organisation, plus méthodique et plus resserrée, de la classe ouvrière contre les appétits du patronat ;

« Que le prolétariat doit étudier tous les projets concernant le perfectionnement technique de la production, de la distribution et des méthodes de travail, dans le seul but de défendre les intérêts et les droits des travailleurs ; le IVe Congrès Mondial de l’Association Internationale des travailleurs place devant la classe ouvrière, en général, et devant les sections nationales de l’A.I.T., en particulier, l’urgente nécessité des mesures ci-jointes :

« 1° En premier lieu, le perfectionnement des méthodes de travail du syndicalisme révolutionnaire, et la réorganisation de ses rouages, du comité d’atelier à l’Internationale elle-même, en passant par les syndicats et fédérations d’industrie.

« 2° L’institution des comités d’ateliers qui auront pour mission, en liaison avec les comités d’usines, de renseigner le bureau d’études techniques du syndicat d’industrie sur les perfectionnements et les modifications que le patronat se propose de réaliser, en vue d’en apprécier les répercussions probables et de déterminer, en toute connaissance de cause, l’action des travailleurs intéressés pour la sauvegarde de leurs conditions de salaires, de travail et de vie.

« 3° L’envoi par les bureaux d’études fédéraux d’industrie des renseignements recueillis au Comité économique national du travail et à la Fédération internationale d’industrie intéressés. Ces derniers, à leur tour, auront charge de documenter le Conseil économique international du travail, organisme de documentation économique et de préparation révolutionnaire que l’A.I.T. se doit de créer. »

Ainsi se trouve précisée, en face de la rationalisation, la position du syndicalisme révolutionnaire international, représenté dans le monde par l’Association Internationale des Travailleurs. S’il tient pour nécessaire le perfectionnement constant de l’outillage, des procédés de fabrication et de construction, s’il fait bon accueil à toute technique nouvelle de nature à augmenter l’importance et la qualité de la production, il entend que l’ensemble des méthodes et systèmes connus sous le nom de « rationalisation » profite, en premier lieu, aux travailleurs considérés à la fois comme producteurs et consommateurs ; par contre, il est irréductiblement opposé à toutes les mesures, quels qu’en soient le caractère et l’application, qui ne profiteraient qu’à la classe capitaliste et, par là même, menaceraient les conditions de travail et de vie du prolétariat.

Pour sauvegarder les intérêts dont il a la charge, et préparer les tâches de l’avenir, le syndicalisme révolutionnaire, représentant qualifié des travailleurs dans la société actuelle, se rend parfaitement compte qu’il doit constituer et faire fonctionner sans aucun délai les organismes techniques qui lui font encore défaut ou n’existent, çà et là, qu’à l’état embryonnaire, en même temps qu’il doit s’efforcer de développer les facultés de compréhension et la capacité d’action de la classe ouvrière, en vue de faire échec à cette « rationalisation ». — Pierre Besnard.


RATIONALISME n. m. De même que nous opposons la méthode scientifique à la croyance dogmatique, nous opposons le rationalisme à la religion. Le rationaliste est partisan de la primauté de la raison, dans tous les domaines. Le croyant n’admet cette primauté que dans les domaines étrangers à la foi religieuse. (Il serait plus exact de préciser ainsi : à SA foi religieuse personnelle. Car il admet très bien que les dogmes des autres religions soient analysés et discutés impitoyablement, passés au crible du libre examen et réfutés. Ce travail de critique lui paraît même nécessaire et bienfaisant, dans la mesure, tout au moins, où il est de nature à diminuer l’adversaire et à fortifier ses propres conceptions – auxquelles il est interdit de toucher sous aucun prétexte, bien entendu.)

Le motif de cette attitude est facile à apercevoir. En effet, les croyances ne reposent pas sur des faits démontrés, sur des connaissances acquises et toujours contrôlables. Elles sont faites de spéculations et de rêves et ne tirent leur force, quand elles sont sincères, que du seul mysticisme. En dernière analyse, c’est entre le mysticisme et le rationalisme que réside tout le conflit. Il y a une conception mystique du monde, visant à expliquer les phénomènes (ou du moins les principaux) par des interventions surnaturelles, par des pouvoirs invisibles et cachés, par des forces occultes.

En face de cette conception mystique (ou magique), la mentalité rationaliste se dresse. Le rationaliste ne veut connaître que des faits, avec leur déterminisme. Cette étude le conduit à formuler des lois, dont la connaissance lui est précieuse, puisqu’elle lui permet de régler sur elles sa conduite personnelle. Tous les progrès humains, tout ce qu’on appelle « civilisation », sont le fruit de la méthode rationaliste. C’est par cette méthode que l’homme est parvenu à surprendre quelques-uns des secrets de la nature. Dès que l’individu est parvenu à acquérir une connaissance rationnelle concernant une question quelconque, le mysticisme bat en retraite On ne peut nier que le champ du surnaturel soit allé en se rétrécissant sans cesse, dans la mesure exacte où le domaine de la Raison s’était préalablement développé. La célèbre parole demeure toujours vraie : « Chaque pas de la Raison en avant marque un recul du Mysticisme et de la Foi. »

Tous les efforts tentés, parfois avec une grande habileté, pour concilier la Raison et la Religion sont restés et resteront infructueux. Pourquoi ? Parce qu’aucune religion dogmatique ne résiste à l’examen. Chaque église apporte sa « révélation » plus ou moins enfantine, souvent même grotesque. La méthode rationaliste anéantit sans peine ces collections de légendes merveilleuses, ces fables insipides, ces affirmations sensationnelles et ces prodiges… La théologie ne peut vaincre et gouverner que par l’autorité. La raison ne peut, au contraire, se développer qu’en dehors de toute contrainte, par la Lumière et la Liberté.

Les adversaires du rationalisme nous objectent : « vos arguments sont excellents aussi longtemps que vous demeurez sur le terrain scientifique, mais ils ne valent rien lorsque vous vous aventurez dans le domaine de la métaphysique. Il y a des vérités qui échapperont toujours à votre Raison et auxquelles il n’est possible d’arriver que par le canal de la Foi. »

Certes, il nous reste beaucoup à apprendre. La Science est bien loin d’avoir élucidé toutes les énigmes. Mais la religion est bien plus impuissante encore à résoudre les problèmes humains. S’il en est ainsi, les Religions sont irrémédiablement condamnées. En avouant leur impuissance formelle à les fonder sur la raison, les défenseurs des croyances et des mystères religieux confirment notre thèse. Ils n’ont plus d’autre ressource que de barrer la route à l’examen, à la critique. Ne touchez pas aux « vérités surnaturelles » ! Ce sont des choses éminemment respectables et sacrées… Ne troublez pas la candide quiétude des âmes que la religion aide à vivre !

Ainsi, c’est au nom de la Tolérance ( ?) que l’on demande au Rationalisme de mettre la Lumière sous le boisseau, de ne pas combattre le Dogme et de laisser le champ libre à l’Obscurantisme. Pendant ce temps, les gens d’Église enseignent leurs calembredaines à des enfants de six ou sept ans. N’ignorant pas que l’adulte serait réfractaire à leurs fausses conceptions, ils tiennent à prendre d’abord l’enfant. La Religion lui sera inculquée tyranniquement. Le prêtre usera de tout son ascendant pour dominer et faire plier la jeune conscience. Il fera même appel à la peur, et n’hésitera pas à faire intervenir le terrorisme de son Dieu impitoyable, les lugubres (et cocasses, à la fois) images de l’Enfer, du Purgatoire et du Diable.

C’est au nom de la Liberté Humaine que le Rationalisme intervient en faveur de l’Enfant. Le cerveau de celui-ci doit être préservé de toute déformation autoritaire. L’éducateur se bornera, sans faire pression sur lui, à mettre à sa disposition les éléments indispensables à sa formation harmonieuse et à son évolution normale. Le Rationalisme constitue la seule méthode véritablement émancipatrice, non seulement dans le domaine religieux, mais dans tous les autres domaines politiques ou sociaux. L’homme n’aboutira à rien de grand aussi longtemps que la Raison sera méconnue et sacrifiée au nom des intérêts de classe ou de caste. Comment la Paix, comment la Justice et la Fraternité pourraient-elles être réalisées en dehors de la raison ? Travaillons donc sans répit à éduquer les hommes, à fortifier les consciences, à développer en l’individu un idéal logique, élevé, puissant. C’est seulement ainsi que l’humanité pourra se libérer et grandir. — André Lorulot.


RATIONNEMENT n. m. Le rationnement s’impose dans deux cas : soit par suite de sous-production, soit pour éviter les conséquences des excès de consommation (au point de vue alimentaire surtout). Le rationnement est artificiel quand il résulte de la mauvaise répartition des produits du travail. Étant donné un groupement humain dont les besoins vitaux sont connus, en société égalitaire, le rationnement ne peut s’imposer que lorsqu’il y a impossibilité de satisfaire entièrement à tous ces besoins. Il faut dire que, dans ce cas, le rationnement ne sera jamais qu’une mesure transitoire, valable pour la période de passage de la société capitaliste à la société libertaire. En très peu de temps, en effet, le travail de tous les membres de cette société suffira à donner « à chacun selon ses besoins ». L’humanité est arrivée à une époque où, par l’emploi du machinisme, l’individu peut être totalement libéré des soucis qui le hantent depuis l’âge des cavernes (nourriture, vêtement, logement, sécurité). Encore faut-il que, par la révolution (ou par des révolutions), il se débarrasse des parasites qui le dominent et l’exploitent.

En période actuelle, il y a toujours rationnement forcé pour la classe prolétarienne, qui ne peut consommer selon ses besoins par suite de la répartition défectueuse des richesses. Il n’y a jamais rationnement pour les riches. Même aux périodes de sous-production vitale (guerre), les puissants ont pu échapper aisément aux effets du rationnement (constitution de stocks, complaisances et complicités avec les maîtres de l’heure). Le chômage a pour conséquence un rationnement intensif de la classe ouvrière, mais, par le jeu des contradictions économiques que le régime porte en lui, il est facteur de la décomposition même de ce régime et il aggrave la crise sociale. Et lorsqu’un trop grand nombre d’individus souffre de misère tandis qu’une minorité de gavés détient les moyens de production, il y a déséquilibre total et, par suite, les conditions de rupture sont remplies ; l’explosion devient inévitable. L’aveuglement d’une grande partie de la masse inconsciente ne fait que retarder l’heure de cette rupture, mais bientôt cette masse est entraînée par les éléments sains et elle apporte sa pierre à la construction sociale nouvelle.

Autre chose est le rationnement volontaire de l’individu, qui a pour but de prévenir les conséquences des excès de consommation alimentaire, et le rationnement forcé qui doit réparer ces conséquences, une fois l’imprudence commise. Ce rationnement sera certainement la règle générale à observer lorsque l’individu pourra consommer à satiété. Il est, dès maintenant, la règle de santé pour tous ceux qui consomment trop. Et ceux-ci sont relativement nombreux. Viande, alcool, tabac sont nocifs et trop souvent consommés avec exagération. Il a été constaté, en Allemagne en particulier, pendant la période de blocus, au cours de la guerre de 1914-1918, la quasi disparition du diabète, de la goutte et de nombre d’affections ayant pour origine un excès d’alimentation. Ces mêmes maladies ont réapparu dès que le ravitaillement a pu redevenir normal, c’est-à-dire dès qu’il n’y a plus eu rationnement. Que l’individu soit donc bien pénétré de cette idée que si, par la révolution, il peut un jour satisfaire à tous ses besoins, il sera de son intérêt même de se limiter. Dépasser la ration indispensable au maintien du corps en bon état de santé, sacrifier à des vices – tous artificiels – qui usent prématurément la machine humaine, cela serait se forger de nouvelles chaînes, cela serait s’avilir. Le rationnement – du latin ratio, raison – procèdera alors de la raison, maîtresse souveraine des instincts et seule conductrice des hommes. — C. B.


RÉACTION n. f. Employé dans le langage, soit scientifique, soit ordinaire, le mot réaction possède de nombreux sens ; nous en retiendrons un, celui d’opposition au progrès. Doivent être qualifiés réactionnaires tout mouvement, toute doctrine, toute institution qui arrêtent le genre humain dans sa marche en avant. Parce que ce terme possède un sens péjoratif, les politiciens l’emploient volontiers quand il s’agit de leurs adversaires ; et nous assistons à ce spectacle comique de conservateurs forcenés, de notoires soutiens du capital et de l’armée qui, en parole, s’affichent hommes de progrès. Des prêtres poussent l’audace jusqu’à prétendre que l’incroyant retarde. Bien que réactionnaires dans le domaine social, politique, religieux, les riches s’estiment à l’avant-garde de leur époque, quand ils suivent les caprices de la mode en matière de vêtement ou d’auto. Pourtant, la perfection ne s’identifie ni avec la nouveauté, ni avec la fantaisie, comme le supposent trop de civilisés. Ajoutons qu’un mouvement, même révolutionnaire à l’origine, et préconisant des réformes utiles, se stabilise fréquemment, par la suite, dans une attitude régressive ; le politicien avancé d’aujourd’hui peut se réveiller réactionnaire demain. Mais tout devient clair, lorsqu’on accepte pour critérium du progrès le perfectionnement de l’espèce humaine. Ce dernier, n’ayant pas de limite, comporte une marche en avant ininterrompue ; et l’on conçoit qu’il se mue en réactionnaire, l’individu qui, s’étant avancé même très loin, prétend s’arrêter de façon définitive, alors que d’autres le dépassent considérablement. Toute nouveauté, toute invention, si ingénieuses soient-elles, qui s’opposent au perfectionnement physique ou mental de l’homme, s’avèrent des régressions. Lorsqu’ils doivent aboutir à des conséquences désastreuses, plaisir et bien-être passagers ne sont plus que des appâts dangereux. Ce n’est point en raison de leur grand âge qu’une doctrine, qu’une institution, qu’un mouvement nous semblent réactionnaires ; l’harmonieux développement d’individualités libres et fraternelles, voilà le sûr indice nous permettant d’apprécier le progrès. Et nous n’hésitons pas à déclarer réactionnaires les nouveautés les plus en vogue, quand elles ajoutent d’autres chaînes à celles dont les peuples sont déjà surchargés.

Résolument tournés vers l’avenir, désireux de voir s’épanouir sans entrave toutes les virtualités de perfection que contient la nature humaine, nous ne pouvons admettre l’attitude réactionnaire, même lorsqu’il s’agit d’opérer le retour à une vie plus simple et plus saine : retour bien désirable, assurément. C’est d’une autre façon, à notre avis, que l’on doit remédier au déséquilibre du monde contemporain. Dans L’Incomparable Guide, j’ai traité ce problème : « Devant les dangers de la situation actuelle, des penseurs tournent un regard plein d’envie vers le temps où nos pères, ignorants des complications de l’existence moderne, s’enivraient d’air librement, étanchaient leur soif à l’eau claire des fontaines, demandaient exclusivement aux fruits, aux racines, au produits non frelatés de la nature de quoi satisfaire leur faim. Dans tous les domaines, ils constatent les déplorables effets des habitudes introduites par la civilisation. Que de morts dues aux excès de l’automobilisme ou de l’aviation, à l’infernale activité des monstres d’acier qu’abritent les usines, aux progrès variés d’un machinisme sans cesse plus envahissant ! Combien de fraudes alimentaires imputables à la chimie ! Et les drogues synthétiques, les médicaments artificiellement fabriqués ne donnent-ils pas des résultats décevants ? Exempts de la majorité des maladies qui nous affligent, doués d’une musculature puissante, endurcis contre les intempéries, nos sauvages et lointains ancêtres connaissaient un bonheur dont nous avons le droit de regretter la disparition. La civilisation fait œuvre régressive ; sous les guirlandes de fleurs, elle dissimule des chaînes ; ses prétendus bienfaits ont engendré d’indicibles douleurs. Élégant et policé au dehors, le moderne rejeton de l’homme préhistorique manque de vigueur physique et de ressort moral. C’est un dégénéré, dont l’ambition outrecuidante serait risible si elle n’avait pour effet de le maintenir dans son égarement ; tourné vers l’avenir, il rêve de transformations plus profondes, alors que le salut consisterait dans un retour vers le passé. Débarrassés des entraves d’une vie où l’artificiel tient une place excessive, revenons à la nature qui façonna le corps humain au cours d’innombrables siècles et qui, si nous le voulons, le régénèrera merveilleusement.

« Cette doctrine fondamentale a d’ailleurs revêtu des formes différentes ; sur la meilleure façon d’opérer pratiquement le retour à la nature, comme aussi sur l’aspect théorique du problème, les auteurs ne s’entendent pas. Plusieurs témoignent de préoccupations confessionnelles inadmissibles : ils n’ont pas compris que la religion, malsaine création de cerveaux ignorants, est encore plus nuisible que la mauvaise cuisine, que les appartements humides et sombres, que le manque d’exercice musculaire. Sourions des anathèmes contre la science que certains multiplient à profusion : indice fréquent de connaissances très superficielles ou de médiocres aptitudes pour la réflexion philosophique. Beaucoup, heureusement, ne songent point à nous ramener à l’époque où nos ancêtres habitaient des cavernes obscures, ne disposaient que d’instruments rudimentaires et disputaient aux grands fauves la pitance indispensable. Nous estimons, pour notre part, que le retour à la nature est conciliable avec les acquisitions heureuses de la civilisation. Bien plus, nous soutenons que la science est seule capable de mettre un terme au déséquilibre signalé, avec raison, par tous les hommes un peu clairvoyants.

« Le passé ne connut point une vie idéale digne de nos efforts ; demandons-lui seulement des leçons qui nous fassent éviter chutes et faux pas. Pourquoi souhaiter le maintien de l’espèce humaine, si elle devait rester éternellement stationnaire ! Arrière, les traditions désuètes qui compriment les virtualités de perfection que notre nature contient ! Inférieurs à nos ancêtres au point de vue physique, nous l’emportons sur eux, c’est indubitable, sous le rapport intellectuel. Remédions au dépérissement de notre organisme, sans renoncer aux conquêtes utiles d’une civilisation coupable d’erreurs grossières, mais détentrice des trésors que la science et l’art ont accumulés. C’est vers un futur meilleur qu’il faut tendre ; ne regrettons point un passé sinistre dans l’ensemble. Puis, combien vaines nos malédictions contre un devenir conditionné, dans une mesure importante, par des faits cosmiques inéluctables. Notre globe est le théâtre de perpétuelles modifications : température, humidité, distribution des terres et des océans, flore, faune ont changé à maintes reprises. Mais souvent la nature procède avec une lenteur extrême ; nous croyons immuable et définitif l’état sous lequel nous la voyons, parce que notre expérience individuelle n’a qu’une trop brève durée. » Les conditions extérieures n’étant plus celles d’autrefois, il serait dangereux de vouloir imiter servilement nos ancêtres préhistoriques ; la réforme de notre manière de vivre doit être œuvre de science et de réflexion. Pour qu’il soit utile, le retour à la nature doit s’inspirer d’un désir de perfection plus haute, non de tendances réactionnaires.

Historiquement, nous constatons d’ailleurs que les partis ou les hommes, en qui s’incarna successivement l’esprit conservateur, ont exercé une déplorable influence. Tardigrades, manquant de cœur ou d’intelligence, ils ne firent preuve d’énergie que pour barrer la route au progrès. Les privilégiés, ceux à qui l’organisation sociale assure d’abondantes ressources et de continuels loisirs, rentrent habituellement dans cette catégorie. Satisfaits du présent, ils veulent que s’éternise un état de choses qui leur assure des avantages injustifiés. Aussi favorisent-ils toutes les forces oppressives, toutes les institutions réactionnaires qui s’opposent à l’émancipation des masses asservies. Prêtres, éducateurs, soldats, juges, gendarmes sont pour eux des auxiliaires indispensables. Depuis les temps les plus reculés, l’histoire est remplie par la lutte entre les partisans du statu quo et les pionniers d’un avenir moins douloureux pour la multitude des opprimés. Une sotte méchanceté : voilà, chez nous, la caractéristique la plus frappante des partis réactionnaires. Malgré la diversité des formules adoptées par eux successivement, le but constant de leurs efforts fut de retarder l’émancipation de la classe ouvrière et de maintenir au pouvoir les hommes de confiance de l’aristocratie. Royalistes à l’époque de la Restauration et sous Louis-Philippe, bonapartistes sous l’Empire, conservateurs ou opportunistes au début de la Troisième République, ils sont maintenant démocrates, républicains de gauche, radicaux, voire socialistes. Entre les démocrates populaires, dont le cléricalisme se colore en rouge pour mieux tromper les travailleurs, et les membres de l’Action française, leurs adversaires du moment, la différence est minime ; les uns et les autres sont des soldats de la cause réactionnaire. À l’égard de tous les défenseurs des négriers du genre humain, nous ne saurions nourrir que des sentiments de mépris et de dégoût. — L. Barbedette.


RÉALISTES, RÉALISATEURS On appelle réaliste l’individu qui a le sens des réalités actuelles ; celui qui, doué d’esprit pratique et de la faculté d’adaptation et d’assimilation, poursuit le dessein de tirer le meilleur parti des circonstances du moment, de se créer une bonne situation, d’être quelqu’un au point de vue de la société ou du milieu auquel il appartient. Ne s’embarrassant ni de théories, ni de principes, ni de scrupules, sa seule ambition est de remplir une fonction, d’occuper un poste qui lui assure des avantages immédiats, le mette à l’abri des événements malheureux qui risquent de survenir, qu’il a provoqués peut-être : crise économique, guerre, etc… Le réaliste ne fait pas de sentiment, ou plutôt, si le vent est au sentiment, il se déclarera plus sentimental que n’importe qui. C’est chez lui question d’opportunité. Tout est, en effet, pour lui affaire et réalisation. Le réaliste use de la religion, de la politique, de la vertu, de l’aspiration vers plus d’équité ou vers un devenir meilleur pour parvenir à la position enviée qui lui permettra d’assouvir ses appétits ou ses ambitions. Tout cela, en considérant comme des fumisteries et des opiums pour le peuple : et le civisme, et la foi, et la moralité et la société harmonique de l’avenir.

Pour citer quelques exemples : réalistes les détacheurs de coupons et encaisseurs de dividendes, détenteurs-accapareurs des moyens de production, manieurs d’argent et brasseurs d’affaires, joueurs et spéculateurs en bourse et en banque. Ah ! certes, réalistes, ceux-là et comment ! Réalistes les monopoleurs et les privilégiés qui se disputent sur le dos de millions de victimes insensées les marchés commerciaux du monde exploitable. Réalistes, bien sûr, les capteurs de sources de pétroles et les Comités des Forges d’en deçà comme d’au delà du Rhin, réalistes les chemises noires du pseudo-César transalpin ou les rouges galonnards de la Moscovie soviétique. Réalistes aussi les copains roublards à la recherche d’une combine impérilleuse — n’importe laquelle — pourvu que ça rapporte — l’argent n’a pas d’odeur — fût-ce celle de solliciter leur inscription sur la liste des émargeurs aux guichets de publicité des emprunts de l’État qui prépare et fomente la guerre, ou de la Haute Banque qui profite de la Barbarie universelle !

Nous appelons par contre réalisateur celui qui veut faire passer dans la pratique une théorie ou une thèse qu’il ne lui suffit pas ou plus d’énoncer ou de diffuser par le verbe ou l’écrit. Pour celui-là il n’y a aucune jouissance dont il voudrait se priver, aucun raffinement auquel il voudrait renoncer, aucun appétit qu’il voudrait laisser inassouvi, mais ces réalisations, il les veut obtenir sans se prévaloir de l’archisme : domination de la société ou de l’homme sur l’unité sociale, exploitation de l’unité sociale par l’homme ou la société.

Le réalisateur, selon notre cœur, dit : « Tous les êtres sont à moi, comme je suis à eux ; ils sont faits pour ma consommation comme je le suis pour la leur ; mais étant bien entendu que pour réaliser cette proposition je n’aurai pas recours au système dont usent et ont toujours usé les gouvernements : coercition, contrainte, obligation, etc… » De sorte que ce n’est pas en adapté au milieu sociétaire et à ses conditions de fonctionnement que l’individualiste à notre façon veut réaliser, s’approprier et incite autrui à s’approprier le maximum de volupté possible, compatible avec son pouvoir de jouissance.

Bien au contraire, c’est en révolté, en réfractaire, en négateur, en contempteur des valeurs économiques, intellectuelles, éthiques, consacrées par l’archisme que l’individualiste à notre façon réalise, c’est-à-dire foule aux pieds croyances, conventions, idées préconçues, restrictions et constructions de tout acabit, qu’il fera litière des impedimenta que l’autorité religieuse et la domination laïque cultivent au sein des masses. Dans le domaine de la pratique — et il n’est pas question ici d’optimisme ou de pessimisme — tout programme qui ne se réalise pas est chiffon de papier et rien de plus. Philosopher, ratiociner, couper des cheveux en quatre, discuter à perte de vue pour savoir si l’on est déterminé absolument ou partiellement est excellent quand il y a eu réalisation d’une sorte ou d’une autre — auparavant, c’est du temps gaspillé. Se tâter pour se rendre compte si l’environnement est une illusion ou un fait qui existe tel que nous le voyons, est compréhensible quand il y a eu réalisation — auparavant, c’est du temps perdu. On imagine difficilement le nombre d’heures de la vie que nous dissipons à métaphysiquer entre nous — tout en faisant la moue quand on nous parle du monde moral ou de l’état spirituel.

Notre anarchisme n’est pas une religion, une promesse de vie future, un rêve de vie meilleure ; il est vie et activité. Il est dynamisme et non hypothèse. Notre individualisme est égoïsme actuel, égoïsme de jouissance palpable, égoïsme de joie de vivre — un égoïsme capable de s’associer à d’autres égoïsmes, à un très grand nombre d’égoïsmes. La société anarchiste, le milieu individualiste anarchiste existe aujourd’hui : il est composé de tous ceux qui ne veulent ni dieu ni loi pour régler leurs affaires, passer contrat ensemble, s’associer dans un but quelconque.

Toutes les objections qu’on peut opposer à cette constatation, à ce fait, dénotent tout simplement chez les objecteurs de la paresse de compréhension ou de la déloyauté. Les premiers chrétiens avaient réalisé des associations où ils vivaient plus ou moins parfaitement leur conception de la vie, les Carpocratiens, les Frères du Libre esprit, je ne sais combien de milieux analogues ont vécu et se sont développés sans se soucier si l’ambiance leur était favorable ; les communautés religieuses vivent et se développent. Ce qu’ils ont pu faire, les individualistes anarchistes le peuvent aussi, s’ils le veulent. Toute la question est là : c’est une affaire de volonté individuelle ou collective. L’on se plaint que notre propagande ne porte pas de fruits. D’accord. Qu’il se forme des milieux fraternels, tellement différents des groupes ambiants que les nouveaux venus y seront conquis par l’atmosphère de camaraderie franche, d’intimité sincère, qui y règnera. Mais si l’on retrouve dans ces milieux les mêmes façons de juger, les mêmes préjugés, les mêmes timidités, les mêmes réticences que dans les milieux bourgeois, mieux vaut s’abstenir.

Et qu’on ne prenne pas pour une réalisation individualiste le fait de se trouver possesseur d’une petite maison, à la campagne avec un champ alentour, où finir ses vieux jours, associé à une compagne jalouse et qui s’insoucie de la propagande des idées qui vous sont chères. Et qu’on ne qualifie pas réalisation individualiste non plus le fait d’être un petit commerçant ou un négociant moyen, dont les affaires prospèrent. C’est un moyen de débrouillage, où l’honnêteté ne joue qu’un rôle secondaire et rien de plus. Je le maintiens. Dès qu’on possède, ou qu’on se décide à acquérir la volonté de réalisation, la mise en pratique de l’Une tout au moins de nos revendications devient facile. L’irréalisation est une preuve d’impuissance ou de mauvaise volonté. — E. Armand.


RÉBELLION (du lat. rebellio), n.f. Révolte, résistance ouverte aux ordres de l’autorité légitime ». Voilà, donc, d’après le Dictionnaire Larousse, la définition du mot. Il semble clair que la rébellion soit l’acte de désobéissance, d’un ou de plusieurs individus, à l’autorité — tout simplement, sans ajouter le qualificatif : légitime — Car ce qui paraît légitime aux éducateurs plus ou moins officiels des enfants du peuple ne l’est pas pour nous, qui ne sommes ni des écoliers naïfs, ni des étudiants prétentieux, ni des électeurs ignorants, mais des individus conscients à la recherche de toutes les vérités.

Le mot Rébellion a pour synonymes : Émeute, Insurrection, Mutinerie. Mais comme tous les synonymes sont imparfaits, il nous paraît nécessaire d’analyser, ici, chacun de ces mots et d’autres encore comme : Résistance, Révolte pris dans leur vrai sens et selon les actes, les faits, les théories, les raisonnements qui se rapportent à ces différents mots ( voir ces mots). Nous devons les examiner avec notre raison et notre mentalité qui ne sont certes pas la raison et la mentalité bourgeoises soumises à l’autorité légitime. Par le fait même, nous sommes en rébellion, en résistance ouverte contre la façon de comprendre ces mots selon l’enseignement officiel. Selon le Droit bourgeois : « Pour que la rébellion constitue une infraction punissable, il faut : 1° Qu’il y ait « attaque ou résistance avec violence et voies de fait » ; 2° que cette attaque ou résistance soit dirigée contre « les officiers ministériels, les gardes-champêtres ou forestiers, la force publique, les préposés à la perception des taxes et des contributions, les porteurs de contraintes, les préposés des douanes, les séquestres, les officiers ou agents de la police administrative ou judiciaire » ; 3° que les personnes ainsi déterminées agissent « pour l’exécution des lois, des ordres ou ordonnances de l’autorité publique, des mandats de justice ou jugements ».

La rébellion constitue un crime : a) lorsqu’elle a été commise par plus de vingt personnes, soit armées, soit non armées (dans le premier cas, elle est punie des travaux forcés à temps ; dans le deuxième, de la réclusion) ; b) lorsqu’elle a été commise par une réunion armée de trois personnes et plus, jusqu’à vingt (elle est alors punie de la réclusion). En toutes autres circonstances, la rébellion est un simple délit, puni correctionnellement.

L’article 219 du Code pénal assimile aux réunions de rebelles les émeutes qui peuvent éclater dans les ateliers publics, les hospices ou les prisons. Celui qui fait acte de rébellion est un rebelle : Il refuse d’obéir à l’autorité légitime, il se révolte.

Mais la rébellion ne peut être considérée comme un forfait que si elle est vaincue. Les rebelles victorieux sont des héros, des justiciers, des sauveurs de toutes sortes de belles entités, selon les circonstances, les lieux, les motifs et les buts de la rébellion. Selon le point de vue où l’on se place, la Rébellion est sainte, héroïque, sacrée ou elle est horrible et criminelle. Dans toutes les Révolutions, ou politiques, ou religieuses, ou sociales, sont ordinairement considérés comme rebelles ceux qui se révoltent contre un joug, une tyrannie, un régime. Que ces rebelles aient conquis le Pouvoir, ou renversé le tyran ou transformé le régime, ce sont, alors, les vaincus, s’insurgeant à leur tour, qui deviennent les rebelles.

En principe, le Rebelle a toujours tort, selon les soutiens ou les partisans de l’ordre établi. S’il réagit dans son acte de rébellion, s’il est vainqueur, alors, il n’a plus aucun tort. Il est le héros de la Justice, de l’Indépendance, du Droit, de la Liberté. Si les combattants de la Commune. n’avaient pas été vaincus par l’armée de Versailles, en mai 1871, ils eussent été les fondateurs immortels du Régime Républicain pour lequel ils sont morts.

La rébellion c’est, pour l’agent des mœurs, l’honnête femme qui résiste à l’infâme maladresse, à l’ignoble erreur de ce voyou légal qui arrête souvent, à tort et à travers, des malheureuses coupables de se trouver seules sur la voie publique. Cet individu est assermenté et quand il prétend avoir vu cette femme, non accompagnée, proposer par ses allures le commerce de son corps, il est cru sur parole, car il est assermenté. Le magistrat donne rarement tort à l’auteur d’une arrestation opérée par l’un de ces bandits des Mœurs et, s’il soutient qu’il y eut rébellion, la malheureuse n’est pas seulement flétrie de la mise en carte, c’est-à-dire inscrite et assujettie aux règlements ignominieux de filles soumises et ainsi matriculées dans le troupeau des prostituées, elle doit répondre de l’accusation d’injures et coups à agent de la force publique et se voit condamnée sans délai à plusieurs mois de prison. À la prison de Saint-Lazare, elle fait connaissance d’autres rebelles, victimes de la Police presque toujours, en tout cas, victimes de la société qui prétend que la réglementation policière de la prostitution est une institution magnifique, digne de la société bourgeoise qui règlemente ce dont elle a besoin. En effet, la Prostitution est nécessaire à la pourriture bourgeoise, au nom de sa morale hypocrite, comme le Militarisme et la Caserne lui sont indispensables au nom de son Patriotisme. Pour l’un et pour l’autre, ce sont les enfants du Peuple qui sont enrôlés et sacrifiés. S’ils osent se regimber, au moment de l’enrôlement ou après, ils sont d’inqualifiables rebelles, de monstrueux mutins et, pour ceux-là, le Code n’est pas tendre. Ne faut-il pas, au gré des profiteurs du Régime bourgeois, de la chair à plaisir et de la chair à canon ?

Il y a également rébellion dans les masses exploitées. On ne vénère pas les enrichis du travail des autres. La classe ouvrière, par moment, semble prendre conscience de sa force et de sa valeur. On a pu le constater, surtout avant la terrible guerre de 1914-1918, au temps où le Prolétariat savait s’organiser en dehors des politiciens et des intellectuels et, confiant en lui-même, croyait à son émancipation sociale par sa propre action, directement exercée contre tous ceux qui exploitent, commandent, trompent, asservissent. Il était sur la bonne voie du syndicalisme révolutionnaire, se suffisant pour affranchir les producteurs du Patronat, du Salariat et de l’Autorité sous toutes ses formes. Les travailleurs reviendront à ces efficaces méthodes. Ils répareront les dégâts de la désunion causée par la question politique et ils rattraperont le temps perdu.

Il nous faut parler ici d’un genre de rébellion particulièrement intéressant. Cela se passa pendant la guerre de 1914-1918 et l’on en a parlé depuis. Des volumes, des articles de journaux ont donné des éclaircissements sur ces faits connus maintenant et classés sous le titre de Mutineries dans l’Armée française. Il y a déjà, en ce sens, de significatives rébellions contagieuses.

C’est ainsi que, dans le journal l’Œuvre, Paul Allard a publié sous ce titre une série d’articles, d’après les Comités secrets qui se sont tenus à la Chambre des députés, sur les Mutineries de 1917.

Ces articles ont fait sensation et nous pensons que le volume qui paraîtra aura le succès de curiosité qu’il mérite. Il faut savoir ce que furent ces mutineries d’après les Comités secrets. Voici donc ce qu’annonçait Paul Allard, dans le journal l’Œuvre, du 26 août 1932 :

« C’est le 29 juin 1917 que s’ouvrit — dans quelle atmosphère de fièvre et de passion ! — la deuxième série des Comités secrets : celle où furent longuement évoquées les fautes commises par le Haut Commandement dans la conception et l’exécution de la meurtrière et criminelle offensive du 16 avril 1917 et ses conséquences les plus directes et les plus douloureuses : les mutineries.

« Et c’est une des premières révélations historiques aujourd’hui incontestées des Comités secrets de juin et juillet 1917 : la révolte des « poilus » — qui s’étendit d’une manière insoupçonnée du peuple français et des combattants eux-mêmes — sur tous les fronts, même les plus lointains (Salonique, Palestine, etc.), résulte de l’inutile massacre de plus de 100.000 soldats français, victimes de l’impéritie et d’on ne sait quel délire d’orgueil et de vertige de triomphe facile du Haut Commandement, représenté par les généraux Nivelle, Mangin, Micheler et Mazer. »

Et Paul Allard continuait en promettant des révélations sensationnelles — sur les rebellions militaires.

Le samedi 27 août, paraissait le second article. Parmi d’autres choses, on y lisait :

« Ce n’est pas de la gauche ni de l’extrême gauche que partirent les réquisitoires les plus passionnés contre le haut commandement : c’est un député de la droite, le lieutenant Ybarnegaray, qui exerça sur l’assemblée un « effet foudroyant », par le récit pathétique et indigné qu’il fit, d’une voix tremblante d’émotion et les yeux encore pleins d’horreur :

« Je vois et je verrai toute ma vie, sur l’immense plateau de l’Aisne, un quart l’heure après le départ des vagues d’assaut, ces groupes errants de noirs courant au hasard, cherchant leurs chefs, se faisant massacrer par les mitrailleuses et aussi par nos propres 75 !… A six heures du matin, la bataille était commencée : à sept heures, elle était perdue !… Nous étions loin du rêve du matin ! Le rêve, c’était la marche en avant, l’offensive joyeuse, hardie, rapide !… Et alors, de tout ce désordre, de toute cette douleur, de toute cette terre sanglante, c’est une immense désillusion qui monte !… Et aussi le reproche, la colère, les mots violents, vers ceux qui, dans un geste imprudent, ont ainsi sacrifié le meilleur de nos soldats !… »

« Albert Favre, Abel Ferry, de nouveau Ybarnegaray, et enfin, le capitaine d’artillerie Albert Lebrun, apportent, ensuite, un ensemble de faits écrasants.

» M. Albert Lebrun résuma, avec son éloquence sobre, précise et dépouillée de polytechnicien, les fautes commises par les grands chefs militaires.

» Pour sortir de la situation où nous sommes — conclut le futur chef de l’État — il faut trouver autre chose ! Le gouvernement n’a pas su contraindre le haut commandement à abandonner cette sorte d’omniscience qu’il affecte (applaudissements) ni l’obliger à s’adapter aux faits, et à ne pas se laisser surprendre par eux comme nous l’avons été depuis le début de la guerre ! Ce sont ces faits que nous ne voulons plus voir se reproduire ! ” (Vifs applaudissements sur tous les bancs.)

» M. Diagne, défenseur-né des troupes noires, fit, à son tour, un récit émouvant, appuyé de menaces précises, du « massacre des noirs de l’armée Mangin. »

Il révéla qu’avant son interpellation, un officier d’ordonnance du général Mangin était venu lui demander, au nom de son chef, de retirer son interpellation. Faisant allusion aux événements du 16 avril, il lui en a donné cette explication :

« Nous avons été desservis par le temps : le marronnier du 21 mars n’a pas fleuri ! C’est là notre seule faute ! » (Bruit sur tous les bancs.)

» Quant aux malheureux nègres : « fondus par le feu, en débandade par suite de l’absence des chefs tués, obligés par le froid de mettre leur fusil sous le bras, en parapluie, incapables de se servir de leurs grenades, de mettre baïonnette au canon, voués à un véritable massacre sans utilité par l’inimaginable légèreté des généraux. » M. Diagne conclut :

« Et c’est à ces hommes-là que vous demandez de finir la guerre pour vous ? Non, messieurs ! Je n’accepte pas cette idée. Je ne veux pas vous humilier : ce n’est pas digne de la France ! »

Le dimanche 28 août 1932, sous la signature de Paul Allard, paraissait dans l’Œuvre, un troisième article, intitulé : La parole est à M. Laval. Le député d’Aubervilliers avait signalé à la Chambre combien était mauvais l’état moral du pays en général et, plus particulièrement, celui des soldats du front.

C’était bien une révolte militaire, cette rébellion, cette mutinerie si grave, si contagieuse que ceux de l’arrière qui en avaient eu connaissance en tremblaient de frayeur ou en tressaillaient d’espoir en la Révolution possible et en la paix immédiate.

Le lundi 29 août, l’Œuvre insérait, sous le titre : Le Rapport du général Pétain, un quatrième article. Voici des extraits de ce rapport :

« Des actes d’indiscipline collectifs — écrit le général Pétain — se multiplient de façon inquiétante depuis quelques jours. Une compagnie qui doit participer aux nouvelles attaques sur le moulin de Laffaux, refuse de monter en ligne. Dans les cantonnements, partout sont posés des papillons : « À bas la guerre ! Mort aux responsables ! » Les hommes déclarent hautement qu’ils ne veulent plus se battre tandis que dans les usines, leurs camarades gagnent 15 à 20 francs par jour. »

« …19 mai : un bataillon qui devait faire la relève se disperse dans les bois.

» 20 mai : un dépôt, divisionnaire désigné pour renforcer un régiment parcourt les rues au chant de l’Internationale, fouille la maison du commandant de dépôt, envoie trois délégués chargés de porter les réclamations.

» 26 mai : Les hommes de quatre bataillons qui doivent remonter dans le secteur se rassemblent dans le cantonnement du quartier général de la division. Les efforts du major et des officiers sont vains pour obtenir la dispersion du rassemblement.

» 27 mai : Dans la région de La Fère-en-Tardenois, un bataillon doit être embarqué en auto pour entrer en ligne. Les meneurs, excités par la boisson, parcourent le cantonnement en poussant des cris. Ils tirent des coups de fusil et empêchent l’embarquement. Au lever du jour, les mutins courent à la gare pour prendre des trains d’assaut. Un fort détachement de gendarmer ! et les en empêche.

» 29 mai : Les régiments qui doivent se mettre en marche manifestent, se forment en cortège et chantent l’Internationale en criant : « On ne montera pas ! On ne montera pas ! »

Le mardi 30 août 1932, un cinquième article sur les Mutineries dans l’Armée française, d’après les documents secrets. Cet article, dans l’Œuvre a pour titre : M. Diagne à la Tribune. L’auteur montre M.Diagne plaidant avec ardeur la cause des troupes nègres particulièrement éprouvées. Il ajoute : « Les nôtres sont venus ici pour accomplir un devoir patriotique. Mais, à aucun moment, il ne saurait être question, — et si le gouvernement ne m’en donne pas l’assurance, je suis décidé à le répéter en séance publique, — en aucune circonstance, ni aujourd’hui ni demain, il ne saurait être question de demander aux nôtres d’accomplir une besogne qui n’est pas celle de soldats. »

Et le mercredi 31 août 1932, le journal l’Œuvre publie son sixième article sous le titre : Au tour de M. Dalbiez.

« Le 29 juin, lit-on, c’est M. Victor Dalbiez qui, à 3 h. 35, la séance publique étant close et les tribunes évacuées, prit la parole :

— Il est indispensable que la Chambre soit mise au courant des renseignements que la Commission de l’armée a reçus du ministre de la guerre. Le pays souffre de ce régime du silence qui lui a été imposé depuis si longtemps. Le résultat de ce silence c’est que la légende — la légende qui se crée et se propage — démoralise beaucoup plus sûrement le pays que la vérité ! Si nous n’avions pas eu peur de la vérité depuis le début de la guerre, et surtout si nous n’avions pas eu peur de la dire au pays, nous ne serions pas, aujourd’hui, en proie à de vives inquiétudes au sujet de l’état moral de nos combattants !

» Non, messieurs, nous ne pouvons pas continuer la guerre les yeux fermés ! Vous savez que cela nous a conduits à deux doigts de l’abîme, car les gouvernements se laissent prendre eux-mêmes aux formules qu’ils servent au pays !

» Et nos chefs militaires s’hypnotisent, eux aussi, sur des formules ! Quand ils disent aux combattants qu’il faut passer, coûte que coûte, la formule leur suffit ! Ils ne savent pas que, lorsque les mitrailleuses sont en action, il n’y a aucune volonté humaine, aucun héroïsme qui puisse venir à bout de ces instruments-là !…

» Or l’attaque du 16 avril, cause essentielle des mutineries, a été ordonnée alors que les états-majors savaient que les ennemis étaient au courant de nos intentions. L’ennemi savait parfaitement comment elle se déclencherait, à quelle heure elle se déclencherait et comment elle serait conduite !…

» M. Victor Dalbiez montra, à l’aide de documents, que les chefs d’unités savaient — et certains pleuraient en donnant aux poilus l’ordre de sortir de la tranchée — qu’ils conduisaient leurs troupes à une mort inutile. En vingt minutes, des unités entières ont été fauchées. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que quinze jours après, lors des attaques du 5 mai, les mêmes erreurs, les mêmes fautes, les mêmes crimes ont été commis. »

Enfin, le jeudi 1 septembre 1932, parait le septième article sous ce titre : Et M. Abel Ferry lui-même :

« — Pourrons-nous passer un quatrième hiver de guerre ? demanda ensuite d’emblée M. Abel Ferry. Le pourrons-nous dans les circonstances présentes ? Chacun de vous connaît maintenant, messieurs, la crise morale, douloureuse, par laquelle passe l’armée française. Le poilu n’est pas tel que le représentent les journaux. C’est une pauvre chose héroïque qui souffre, qui souffre beaucoup et qui, actuellement, est arrivé à un degré d’usure physiologique dont, ici, vous n’avez pas idée. »

Voilà ce que disait, en pleine guerre, un député français qui devait, plus tard, être tué à l’ennemi, M. Abel Ferry. Il n’hésitait pas à demander au gouvernement, pour calmer la révolte des héros, des sanctions contre les chefs responsables des plus grandes fautes…

Après avoir ainsi exposé les causes — strictement militaires — des mutineries de l’armée, la Chambre entendit les rapports de délégués au front.

Et, d’abord, M. Aristide Jobert.

M. Jobert n’hésita pas à opposer ceux qu’elles avaient chargés, au front, de missions d’enquête.

Il fit une antithèse liminaire, l’impunité des coupables haut placés et l’impitoyable sévérité pour les véritables victimes : ceux qui se sont mutinés à la suite de ces effroyables aventures. C’est immédiatement après que, sur tout le front, se produisirent, dans l’armée, des révoltes.

Quant aux causes de la révolte, il y a, d’abord, le retard systématique des permissions ; les cantonnements défectueux ; le repos dérisoire donné à certaines unités combattantes ; les brimades…

Mais, ô surprise… après ce septième article… silence et déception. Sans prévenir, l’Œuvre avait cessé cette publication d’articles sur les Mutineries militaires de 1917. Que s’était-il donc passé ? Comment expliquer cette suspension soudaine ?

C’est le 10 septembre 1932 que parut une explication sous le titre : La Fin des Mutineries.

« Nous continuons, disait Paul Allard, de recevoir, à l’Œuvre, une très abondante correspondance dont le thème essentiel est celui-ci : « Pourquoi ne poursuivez-vous pas la publication de vos passionnantes révélations sur les mutineries dans l’armée française en 1917 ? »

» Pourquoi ?

» Pour une très simple raison. C’est que l’Œuvre est un journal qui se pique de suivre l’actualité quotidienne et ne se considère pas comme un dépôt d’archives historiques, que le sujet des mutineries est immense et qu’il fallait bien arrêter ce récit à un certain moment sous peine d’encombrer, indiscrètement, les colonnes d’un journal auquel je suis très sincèrement reconnaissant d’avoir bien voulu présenter à sa clientèle avertie les bonnes feuilles du livre que les Éditions de France vont lancer, dès octobre prochain, sur les « Dessous de la guerre » révélés par les comités secrets.

Au surplus, mon éditeur a eu la gracieuseté de m’autoriser à faire bénéficier les lecteurs de l’Œuvre des extraits les plus importants relatifs aux mutineries. Je lui en sais gré ; mais je ne puis lui demander de pousser l’abnégation jusqu’à me permettre de publier le texte intégral de mon livre dans les colonnes de l’Œuvre… »

Nous voici maintenant fixés sur ce que furent les rébellions pendant la guerre.

Cela nous dispense d’y ajouter d’autres arguments. Aussi bien, les mots résistance, révolte restant des synonymes de rébellion nous pouvons nous y reporter. Nous y trouverons sans doute un sens particulier qui dissipera toute confusion entre ces divers mots d’une ressemblance toute relative. Le mot Rébellion n’a de réelle parenté qu’avec le mot Mutinerie : Au point de vue militaire, il en est le frère jumeau. Au mot Mutinerie nous avons donné une documentation sur ce qui passa particulièrement dans la marine. Pour le mot Rébellion, l’occasion s’est heureusement présentée d’utiliser les précieux documents fournis par les articles de Paul Allard sur les Comités Secrets. — G. Yvetot.


RÉCIPROCITÉ n. f. Sur quelle base asseoir les accords entre les humains, dès lors qu’en sont exclues l’obligation et la sanction ? De quelle méthode se servir pour réaliser les rapports et les accords entre les constituants d’un quelconque milieu humain – rapports et accords qui croissent en complexité, à mesure que l’intelligence s’affine et que devient plus considérable l’acquis des connaissances humaines, que s’amplifie le rayon de leurs applications ? Quel principe poser comme fondement, comme norme des ententes et contrats de toute espèce que les êtres humains peuvent être amenés à envisager et à conclure entre eux pour leur permettre de se comporter les uns à l’égard des autres, selon leurs besoins, leurs désirs, leurs aspirations – qu’il s’agisse d’unités isolées ou associées ?

Première considération. Puisqu’on entend ignorer la coercition sous tous ses aspects – autrement dit, la réglementation légale et les sanctions pénales ou disciplinaires –, il est de toute nécessité que la méthode dont on se servira pour fonder les rapports et les accords entre les hommes implique en soi « l’équité » et l’absence totale de duperie, de tromperie, de dol.

Tout le monde sait que l’objet présumé de la loi, c’est de rendre efficaces les conditions qui déterminent ou sont censées déterminer les rapports entre les habitants d’un territoire donné. Cette efficacité s’obtient par l’application de certains châtiments à ceux qui contreviennent à la loi. On comprend que s’impose la loi, puisque les conditions qui, dans les sociétés humaines, président aux rapports et aux accords entre leurs membres sont établies sans leur consentement unanime, souvent même malgré la protestation de minorités importantes ; en tous cas, sans qu’il ait jamais été tenu compte de l’avis ou de l’opinion des transgresseurs ou des contrevenants. C’est la crainte de subir ces sanctions qui empêche un grand nombre de personnes de transgresser la loi – tout au moins ouvertement. D’ailleurs, il y a des individus qui préfèrent courir le risque d’un châtiment, quelquefois très dur, plutôt que d’observer les termes d’un contrat qui leur est imposé, ou d’accords qui les gênent ou leur répugnent, pour une raison quelconque.

Il existe une méthode dont l’application absolue garantirait à ceux qui la choisiraient comme base de leurs rapports ou de leurs accords qu’ils ne seront lésés, dupés, ni trompés – matériellement parlant –, qu’ils ne seront diminués ni même atteints au point de vue de leur dignité : c’est la réciprocité. Loyalement pratiquée, quel que soit le domaine ou la branche de l’activité humaine où elle s’appliquerait, la méthode de réciprocité implique en soi l’équité, aussi bien dans la sphère économique que dans celle des mœurs, aussi bien dans le domaine intellectuel que dans celui du sentiment. En fait, il n’y a rien qui puisse échapper à l’atteinte de la réciprocité. C’est une méthode de se comporter à l’égard d’autrui d’un rayonnement véritablement universel. Elle est très simple à exposer : puisqu’elle se résume et consiste à recevoir autant qu’on a donné, aussi bien en ce qui concerne l’isolé que l’associé.

En échange du produit de ton effort, je t’offre le mien. Tu le reçois et nous sommes quittes. Au contraire, il ne te satisfait point, tu ne le penses pas équivalent à ce que tu livres : en ce cas, gardons chacun nos produits respectifs et cherchons ailleurs si nous ne trouverons pas à mieux nous accorder. De cette façon, nul d’entre nous ne sera redevable à autrui.

On objectera qu’il est un aspect de cette conception de la réciprocité qui aboutit à dresser l’humain en face de son semblable, à la façon d’un fauve. Par exemple, tu me juges, c’est entendu ; mais moi aussi, je te juge de la même façon que toi : tu n’y échapperas pas. Tu ne m’épargnes pas ta critique, je n’aurai garde de t’épargner la mienne ! Tu m’as causé un tort, un dommage, je te causerai un tort, un dommage égal, sinon pire ; tu t’es montré cruel, impitoyable, inexorable à mon égard, j’agirai de même te concernant : c’est de cette manière que nous sommes ou serons quittes. Même pratiquée dans toute sa sécheresse, la méthode de la réciprocité aboutit pour ainsi dire automatiquement à relever, à rétablir la dignité humaine, à l’affirmer, à la sceller sur un piédestal indéracinable.

Sans doute, basés sur la réciprocité, les rapports et les accords entre les humains excluent la duperie et la tromperie. Sans doute, la méthode de la réciprocité implique, si l’on veut, l’application du talion. Mais elle n’est opérante qu’à la condition que, dans mes tractations avec autrui, nous nous situions, lui et moi, sur un plan d’équivalence par rapport à notre dignité personnelle. C’est tels que nous sommes que nous discuterons et traiterons ensemble. Mon déterminisme n’est pas le tien, c’est entendu : les mobiles qui m’incitent à agir ne sont pas ceux qui te poussent à l’action ; très souvent, là où le raisonnement te fait mouvoir, c’est le sentiment qui m’indique comment me conduire. Mais tel que je suis, sur mon propre terrain, j’estime que je te vaux ; je ne me prétends pas ton égal ; je suis peut-être moins bien musclé que toi, les capacités de ton cerveau sont peut-être plus étendues que les miennes, peut-être même es-tu plus sensible que moi à des émotions qui ne m’agitent ni ne me troublent. Mais tel que je suis – tout recours à la violence étant exclu de nos rapports –, tu ne peux m’arracher ou me saisir mon produit, si je ne trouve pas ce que tu m’offres équivalent à ce que je te demande. Donc, nous restons quittes, que nous nous accordions ou non, que nous échangions ou non le produit de notre effort. Je reste moi-même et tu demeures toi-même, aussi bien dans l’offre que dans la demande, dans le donner que dans le recevoir.

Mais ce que les individualistes anarchistes entendent par réciprocité est tout autre chose que l’aride fonctionnement d’un système d’échange consistant à recevoir en poids, en mesure, en valeur l’équivalent exact de ce qu’on a donné, ou vice-versa. Ce n’est pas non plus au point de vue éthique, l’application inexorable de la loi du talion. Je la considère, pour ma part, à un point de vue tellement individuel, tellement plastique et sujet aux variations de l’appréciation personnelle, qu’il m’est absolument nécessaire, pour en exposer les aboutissants pratiques, de me situer bien au-delà de l’idée d’une évaluation mathématique ou d’un étalon irrétrécissable. Je pose donc en première ligne que chacun a de la réciprocité la conception que lui fournit son déterminisme, tempérament ou nature, raisonnement ou sentiment. C’est donc entendu, dans mes rapports avec autrui, dans les accords que je puis conclure avec lui, je ne veux pas être lésé ; et je me sens et me sais lésé dès que je reçois moins que je donne. Et je lèse autrui dès que je donne moins que je reçois. Mais donner et recevoir sont deux rapports, deux valeurs, deux termes dont la signification et l’acception sont uniquement relatives à celui qui donne et à celui qui reçoit.

Par exemple, j’ai passé des années à me consacrer à l’éducation d’un enfant, à faire tout ce qui était en mon pouvoir afin qu’il se forme, qu’il se sculpte, qu’il devienne « soi », qu’il se dégage de la gangue des préjugés et des traditions attentatoires à l’évolution et à la constitution d’une personnalité originale. Ce fut mon don. Je me considère comme amplement payé en retour, en assistant au spectacle du développement graduel de ce jeune être, s’affirmant peu à peu ; empruntant, à mesure qu’il grandit, toujours moins à la routine et aux conventions de l’ambiance sociale. Je m’étais aperçu qu’il avait certaines dispositions pour les lettres ou pour les sciences – pour la musique –, pour les voyages. Et le voilà, parvenu à stature d’homme, un prosateur achevé, un chimiste éminent, un musicien accompli, un intrépide explorateur. Non pas un imitateur servile de ceux qui l’ont précédé dans la voie où il s’est engagé, mais en assimilant les efforts de ses devanciers, de manière à porter les siens au plus haut degré d’originalité possible. Peut-être est-ce dans un sens tout autre que je l’aurais souhaité que les dispositions que j’avais distinguées se sont développées, ou que son originalité possible s’est démontrée. J’ai cependant atteint mon but puisque, devenu adulte, l’enfant à la culture duquel je m’étais adonné n’est ni le reflet d’un homme ni le produit d’une formule.

Il se peut qu’un autre que moi eût compris autrement, dans ce cas particulier, l’application de la méthode de réciprocité. Il se pourrait qu’il se fût cru payé de retour par un peu plus de manifestations affectueuses et un peu moins d’accomplissements. Conséquence de tempérament, affaire de caractère. Mais si c’est l’affection qui semblait la plus exacte récupération des peines prises pour l’éducation de l’enfant, il eût été dès l’abord nécessaire d’insister davantage sur l’éclosion des qualités sentimentales, de développer dans ce jeune être les propensions à la sensibilité.

J’ai passé maintes nuits au chevet d’un des miens, dangereusement malade, et qui m’était cher. Pendant longtemps, sa vie n’a tenu qu’à un fil. J’osais à peine quitter la chambre où il gisait alité, tant ma crainte était grande de ne pas le retrouver vivant à mon retour. Mes soins ne sont-ils pas remboursés, aujourd’hui que j’aperçois le malade guéri arpenter la rue à grands pas, frais et dispos, prêt aux expériences et aux aventures d’une vie intense ?

Je suis payé de retour lorsque prospère une œuvre ou que réussit un de mes semblables auquel j’ai témoigné un intérêt, de quelque ordre que ce soit. Je suis payé de retour lorsque, sous condition bien entendu de le couvrir de ses frais de déplacement, j’obtiens qu’un causeur, qu’un propagandiste qui m’intéresse vienne et passe quelque temps chez moi : la jouissance que je retire de sa conversation compense amplement mon effort pécuniaire.

Je suis payé de retour lorsque je provoque ou accomplis les démarches nécessaires pour arracher quelqu’un qui m’intéresse à une souffrance, ou à une épreuve qui l’accable, et que j’y réussis. Je suis payé de retour lorsque je parviens à soulager un de mes amis, un de mes compagnons d’idées, et à alléger le fardeau matériel ou moral qui le fait ployer. Je suis payé de retour lorsque j’ai conscience que des consommateurs apprécient la confection ou l’utilité du produit que je leur livre. Je suis payé de retour chaque fois qu’ayant accompli un effort spécial à l’intention de tel ou tel de mes semblables – effort bien défini –, je suis certain que celui-ci en profite.

Voilà sous quels aspects – et je n’en ai esquissé que quelques-uns – il est nécessaire de considérer, dans sa pratique, la méthode de réciprocité, si l’on veut qu’elle soit autre chose que le conformisme à un barème accepté de part et d’autre, et qui voudrait, par exemple, lorsque j’ai échangé une paire de chaussures contre 40 ou 50 kilos de farine, que j’aie reçu autant que j’ai donné. C’est le point de vue littéral, cela, et depuis longtemps l’on sait que la lettre tue. Si je suis un artiste en cordonnerie, il se peut que 35 ou 40 kilos de pain me contentent, et que la joie que j’éprouve en sachant mon travail apprécié comme j’aime qu’il le soit par mon consommateur, compense amplement les 5 ou 10 kilos de déficit. Recevoir autant qu’on a donné, ce n’est donc pas uniquement, je le réitère, toucher l’équivalent en poids, en mesure, en qualité, en valeur de ce qu’on a remis ou livré, c’est aussi, c’est surtout être satisfait du marché qu’on a passé, c’est avoir pleine conscience que, dans « l’affaire » traitée – intellectuellement, affectivement, récréativement, économiquement parlant –, il n’y a eu, de part et d’autre, ni trompeur, ni trompé, ni dupeur, ni dupé ; autrement dit, que chacun, au cours du contrat, a agi selon son déterminisme et s’est montré sous ses véritables couleurs.

La réciprocité est là et non ailleurs.

Je connais l’objection. Si la méthode de la réciprocité n’est pas appliquée comme il est indispensable qu’elle le soit pour remplir son but, qui en surveillera, qui en déterminera, qui en garantira l’exercice loyal ? C’est l’éternelle question qui se pose dès qu’on parle d’un système de conduite dont le fonctionnement n’exige aucune espèce de coercition ou de sanction. Et l’éternelle réponse est que les aspirations et que les revendications individualistes ne sont réalisables qu’à la condition que soit courante dans le genre humain une certaine mentalité – sans qu’une conception de la vie autre que celle qui domine actuellement ne soit devenue une habitude, un acquis, une caractéristique de l’humanité.

On m’objectera encore que l’humanité ne parviendra à ce niveau général de mentalité que lentement, très lentement ; qu’on ne sait même pas si elle s’y hissera jamais ; qu’elle n’y atteindra peut-être que la veille du jour de la disparition de la vie organisée. Je répliquerai que la mentalité, aussi bien générale que particulière – et celle-là dépend de celle-ci –, a été faussée par ceux qui ont continuellement sur les lèvres l’amour du prochain, le dévouement aux intérêts d’autrui ou de la collectivité, et qui, en pratique, visent à l’asservir et à l’exploiter par tous les moyens et de toutes les façons.

Les individualistes – on s’en est rendu compte – ne font pas des rapports et des accords entre les humains une matière, une « affaire » de pur sentiment. Baser les rapports entre les hommes sur un amour du prochain égal à celui dont on use à l’égard de soi-même ne correspond pas à une réalité. Une fois l’être humain dépouillé de son vernis, de ses habits, de ses discours, on découvre, au contraire, qu’il s’aime d’abord. Et c’est l’équité même, car c’est là l’objet, le commencement et la fin de l’instinct ou du sentiment de conservation. On aime le plus souvent son prochain moins qu’on s’aime soi-même. On peut l’aimer – et cela arrive fréquemment – autant et même plus que soi-même. Mais c’est parce qu’on y trouve son intérêt ou son plaisir – une joie, une satisfaction, un contentement d’un genre ou d’un autre – sentimental, ou éthique, si l’on veut. Quand on aime son prochain, c’est pour soi-même et la majorité des hommes s’insoucie de l’amour du prochain. Voilà la vérité. D’ailleurs, une satisfaction d’ordre sentimental ou intellectuel est toujours une satisfaction, il n’y a pas à ergoter. Le sentiment est un facteur aussi intéressé que le raisonnement, sinon davantage, car il porte à des extrémités qu’ignore le raisonnement.

Le genre humain pratiquera la méthode de la réciprocité pour établir ou conclure les rapports ou les accords entre les unités qui le constituent, lorsque, dans sa majorité – ou une minorité très nombreuse ou très influente –, il aura reconnu qu’il en retire intérêt. Si, au contraire, le genre humain, en général, estime que son intérêt est que la duperie ou la tromperie mutuelle soit à la base des rapports entre ses composants, s’il l’excuse, s’il le tolère, qu’on ne se fasse aucune illusion : on continuera, dans les journaux, dans les livres, ou dans les chaires, à parler d’amour du prochain et, dans la vie courante, à n’en tenir aucun compte.

Mais tout cela entendu, en quoi les individualistes anarchistes se trouvent-ils empêchés de se comporter à l’égard les uns des autres selon la méthode de la réciprocité ? Nous savons à quoi nous en tenir : les hommes, en général, se lèsent, se dupent, se trompent à qui mieux mieux, jamais ils ne donnent ou ne rendent, toutes choses étant égales, l’équivalent de ce qu’ils ont reçu ou emprunté. Dans les contrats qu’ils passent les uns avec les autres, il y a toujours quelqu’un de « roulé » ou de « refait » ou, du moins, c’est sous-entendu dans les sous-entendus des termes des accords discutés ou en discussion. Peut-être, au point de vue de l’absolue réalité, n’est-ce pas tout à fait exact et, pour ma part, là où cela se produit, je suis disposé à en placer la responsabilité sur la manie ou la tendance qui, jusqu’ici, a possédé les hommes de s’imposer leurs rapports et leurs contrats, d’en appeler à la contrainte, à la réglementation forcée, aux châtiments, pour les rendre viables et valables, pour trancher leurs différends. J’en rends également responsable le système de dissimulation qui régit toutes les transactions qui ont cours entre les hommes, système qui consiste dans tous les domaines et dans toutes les sphères à se montrer autrement que l’on est en réalité.

Mais, même alors que ce serait la règle universellement en vigueur parmi les hommes de se montrer des loups les uns à l’égard des autres ; quand bien même, pour lui rendre ce qui lui est dû, ils se situeraient à l’égard de l’ambiance humaine en état de légitime suspicion, qu’est-ce qui empêche les individualistes de se servir les uns vis-à-vis des autres de la méthode de réciprocité ? Qui les en empêche, puisqu’ils proclament que c’est l’utilité ou l’agrément qui les guide, puisqu’ils affirment s’afficher, se montrer tels qu’ils sont les uns aux autres ?

Qui peut dire si leur exemple – puisque leur tactique est, en général, de ne dissimuler rien du résultat de leurs expériences – ne parviendra pas à déterminer, sinon l’évolution de la mentalité générale, en tous cas la mentalité de milieux particuliers dans le sens de l’adoption de la réciprocité volontaire, comme base des rapports entre les unités humaines ?

La réciprocité n’est pas ignorée dans la nature, bien loin de là. Mais elle y est appliquée d’une façon qu’on a coutume de qualifier d’inconsciente, c’est-à-dire selon un degré de conscience qui échappe à notre compréhension. Tout le monde sait qu’une culture rapporte dans la mesure où on lui consacre davantage de soins ; dans la mesure où l’on débarrassera un champ de plantes parasites, ou qu’on l’épierrera, le fumera, le grain qu’on y a semé croîtra et fructifiera. Dans la nature, qui veut la fin veut les moyens. Plus un organisme développe certains organes, plus les fonctions que commandent ces organes s’accomplissent avec régularité et dans leur plénitude. Sans doute, tous les organismes ne reçoivent pas autant qu’ils donnent – mille circonstances imprévues s’interposent entre l’effort et son résultat –, mais, d’une façon générale, on peut poser comme produit acquis de l’observation que là où il n’y a aucun effort de fait, il n’y a point de résultat ; que là où il n’y a rien de donné, il n’y a rien non plus de reçu. À moins que quelqu’un de ses congénères le remplace, l’oiseau qui ne couve pas ses œufs, ne les voit pas éclore, l’être vivant qui ne s’en va pas à la recherche d’une proie végétale ou animale risque de rester l’estomac vide.


Il va sans dire que la réciprocité, telle que nous avons essayé de la définir, avec les détails et les nuances que nous avons esquissés, ne saurait être conçue que volontaire. Là comme ailleurs, nous nous tenons sur le terrain foncièrement individualiste. Solidarité volontaire, garantie volontaire, sociabilité volontaire, réciprocité volontaire. Il ne s’agit point de forcer qui que ce soit à agir de réciprocité à l’égard d’autrui, de contraindre quiconque à se demander en toute occasion s’il a bien reçu ou non l’équivalent de ce qu’il a donné ; il ne s’agit point d’imposer à la pensée, comme un dogme, qu’il est plus digne, d’abord, plus profitable, ensuite, d’user de réciprocité plutôt que de s’employer à léser, duper ou tromper son prochain. Nullement, il est question ici de l’application intégrale, loyale, de la méthode de la réciprocité dans tous les rapports et dans tous les accords entre les humains – tout au moins entre individualistes –, mais volontairement, à titre d’expérience, non comme une loi, ni comme un commandement moral. Par le libre consentement des individus isolés ou des associés qui décident de s’en servir. Comme un mode de se comporter l’un envers l’autre, les uns envers les autres,

D’ailleurs, l’individualiste véritable aura à cœur de ne point se sentir redevable à qui lui a rendu service ; le sentiment qu’il possède de sa dignité personnelle ne lui permettrait pas de rester sur cette constatation qu’il a davantage reçu que donné. Ne point se sentir diminué à ses propres yeux est un facteur qui sera toujours appelé à jouer un grand rôle dans les accords à souscrire entre individualistes.

Pour qu’un individualiste soit satisfait des résultats de l’accord qu’il a conclu avec autrui, il est nécessaire qu’il ait pleine conscience qu’il a donné tout ce qui était en son pouvoir, tout ce que lui permettait son déterminisme ; autrement dit, qu’il n’a pas reçu davantage que ce qu’il pouvait donner. Sa dignité le demande, sa fierté le réclame. Le cas peut se présenter que l’on rende service à quelqu’un, mais que les efforts accomplis n’aboutissent pas aux fins auxquelles tend ce service. Il est évident, cependant, qu’à moins de manquer à la plus élémentaire dignité, celui auquel il a été rendu service ne saurait se dérober quand la personne, qui s’est intéressée ainsi à lui, fait, à son tour, appel à son effort. La réciprocité, somme toute, c’est la tendance à compensation parfaite dans les rapports entre humains – compensation entre tout ce qui est donné, prêté, reçu, rendu, dans tous les domaines et dans toutes les sphères de la pensée et de l’activité humaines, selon les aptitudes de chacun.

Enfin, il faut tenir compte que cette compensation ne puisse être réalisée par suite d’un cas fortuit ou de force majeure : la maladie, un état d’impuissance momentané ou prolongé, etc. Il y a des circonstances où un être humain ne peut, ne pourra jamais donner autant qu’il reçoit, mais son cas peut provoquer un tel intérêt qu’il ne viendra jamais à la pensée d’aucun de ceux qui lui donnent de s’attendre à une compensation quelconque.

En résumé, la seule base équitable sur laquelle puissent se fonder les rapports entre les hommes nous semble être la réciprocité. Car là où il y a exactement réciprocité, dans les produits et dans les actions, il n’y a pas de place pour la méfiance, le doute ou la rancœur. Où la difficulté commence, c’est quand il s’agit de déterminer exactement l’équivalence des actions ou des produits, étant entendu qu’on est mû par le désir de ne pas léser autrui ni d’être lésé par lui, et non par celui de faire triompher, même par la force, un étalon d’équivalences. La notion de réciprocité n’apparaît plus alors comme une notion purement utilitaire, au sens grégaire et vulgaire du terme. Le troupeau social admet, en effet, qu’une action est compensée ou qu’un produit est rétribué lorsqu’on a « rendu la pareille » ou versé telles espèces.

L’idée de réciprocité, au point de vue individualiste, tend à instaurer une « valeur » toute différente : étant donné, dans certaines circonstances, le degré d’aptitudes et la possibilité d’efforts d’une unité humaine, quelle action pratique, quelle attitude affective, quelle production positive compenseront équitablement la somme d’efforts et la mise en jeu d’aptitudes que cette unité a dû employer pour accomplir ce geste-là ou ce labeur-là, sans qu’il puisse y avoir place pour le moindre soupçon d’exploitation ? — E. Armand.