Encyclopédie anarchiste/Romantisme - Rotation
ROMANTISME. Le mot romantisme vient de l’adjectif romantique, d’origine anglaise (romantic), synonyme de romanesque, et qui est passé dans la langue française vers le milieu du XVIIIe siècle. À cette époque, il fut de mode d’appeler « romantiques » les constructions et les jardins répandus par le goût anglais, et où la libre nature remplaçait l’ordonnance classique des Perrault et des Le Nôtre. Le néologisme romantique a été créé lorsqu’il s’est agi de qualifier une forme de pensée et d’art affranchie des règles du classicisme du XVIIe siècle. Par suite, les romantiques ont été les partisans du romantisme et de son école.
Si on ne considère le romantisme que dans la doctrine de l’école qui s’est manifestée sous son nom à partir de 1830, il n’est, comme l’a défini Victor Hugo, que « le libéralisme en littérature ». Champfleury a dit que « sa doctrine avouée fut la liberté dans l’art ». C’était rétrécir le point de vue, car il n’est pas de liberté dans l’art si elle n’est partout, et on le vit bien lorsque l’on constata que les libéraux en art furent des conservateurs en politique, tandis que les libéraux en politique furent des conservateurs en art. Les romantiques furent royalistes et catholiques ; les libéraux furent les défenseurs du classicisme. Cela dura jusqu’au jour où ils s’entendirent tous pour être des bourgeois politiques et remplacer la réaction aristocratique et légitimiste par une réaction démocratique et républicaine.
Mais le véritable romantisme a des sources et un fond bien antérieurs au mouvement d’art et de littérature de l’époque de 1830 ; son importance est autrement grande que celle d’une doctrine et d’une école artistiques et littéraires. Le véritable romantisme est non seulement la « liberté dans l’art » — formule vide de sens si elle ne comporte pas aussi la liberté de l’artiste — mais il est la liberté dans la vie toute entière, dans toutes les formes de la pensée et de l’activité humaines. Il est la manifestation de l’esprit contre son asservissement et, comme tel, la protestation contre un pacte social arbitraire qui viole la liberté ; il est l’explosion des passions et des sentiments naturels à l’individu, hors des conventions d’un ordre qui prétend les faire servir contre l’individu. Il est en particulier le mouvement d’idées formé au XVIIe siècle pour retourner à l’humanisme deux fois dévoyé, par la scolastique médiévale et par le classicisme. Comme la Renaissance au XVIe siècle, il a cherché à ramener à la liberté le grand courant de la pensée humaine, ce courant formé lorsque l’homme est devenu « la nature prenant conscience d’elle-même », suivant la magnifique expression d’Élisée Reclus, lorsque la nature spirituelle s’est révélée à lui par une connaissance de plus en plus étendue, lui permettant de s’arracher aux abstractions pernicieuses du divin pour s’élever dans la lumière de l’humain. C’est ainsi que Paul Souday a pu dire très justement que le romantisme n’était pas le « vague à l’âme » qui en a été une déformation et une mode, mais qu’il était « dans un effort de la raison pour atteindre à une vaste compréhension des choses ». Comme l’humanisme, le romantisme, effort de la nature humaine pour se grandir dans la nature spirituelle, est éternel — dans la mesure où l’est l’humanité —, car il est dans celle-ci la part de la libre nature, de l’imagination, du sentiment, la revendication de la personne humaine et sa libre manifestation.
préromantisme et romantisme. — Ce grand mouvement de pensée s’est produit avant le romantisme proprement dit. Il a été ce qu’on a appelé : le pré-romantisme.
Il a été l’œuvre des « philosophes » du XVIIIe siècle. Il avait eu ses précurseurs dans Fénelon, La Bruyère, Vauban, Fontenelle et les cartésiens. Sa première manifestation avait été sur le terrain de l’art dans la « Querelle des Anciens et des Modernes ». Celle-ci avait ouvert le conflit qui aboutirait à 1789 sur le terrain social. Le préromantisme fut, dans tous les domaines de l’humain, le développement de cet esprit critique dont les premières formes littéraires avaient été dans Rabelais, La Boétie, Montaigne, et qui se transmit par Gassendi et Descartes dans la philosophie. Il bouleversa toutes les conceptions de ce que M. Cresson a appelé « le fétichisme de la révélation ». Il jeta à bas tout l’échafaudage de la philosophie scolastique, tant dans les spéculations métaphysiques que dans les sciences naturelles, et tous ses dogmes, toutes ses disciplines arbitraires. Il appartiendrait au romantisme proprement dit d’en recoller les morceaux.
Ce romantisme proprement dit ne vint qu’après la Révolution. Il devait être son couronnement, le libre épanouissement de l’humain affranchi du passé et portant tous les espoirs de l’avenir. Il fut un avortement. Non seulement il ne sut pas défendre et maintenir les courants dont il était issu, mais il les combattit, et rarement de front par les moyens obliques d’un catholicisme qu’il contribua à restaurer. Le romantisme, réduit au « libéralisme en littérature » et à la « liberté dans l’art », devint une boutique où l’art et la littérature furent de moins en moins révolutionnaires, de plus en plus bourgeois, comme le libéralisme devint de plus en plus le parti politique du conservatisme social. Il a fait de la liberté une nouvelle grue qui a rejoint au ciel métaphysique Dieu, la Patrie et la Fraternité universelle.
A quoi tient l’avortement du romantisme ? Il a deux causes principales : l’insuffisance de sa préparation scientifique devant la nouvelle situation économique créée par le machinisme, et son impuissance à opposer de nouvelles notions morales aux assauts d’un individualisme de plus en plus dépourvu de scrupules. Le préromantisme était né d’un besoin de vérité et de liberté d’autant plus impérieux qu’il ne se basait pas sur des réalités concrètes et ne savait pas où il allait, il voyait ce qu’il pouvait démolir mais non ce qu’il aurait à construire contre l’ignorance et la sottise momifiées par delà leurs formules. Les Copernic, Kepler, Galilée, Descartes, Newton, Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan, avaient apporté une autre conception du monde que celle du temps d’Hérodote. Les conciles de papimanes étaient devenus impuissants à empêcher la Terre de tourner autour du Soleil. Dans le domaine sentimental on avait assez de consignes qui étouffaient toutes les tendances naturelles de l’homme et contraignaient ses mœurs au nom de l’hypocrite morale des tartufes maquillés en « honnêtes gens ». Il semblait que pour changer le monde on n’avait plus qu’à souffler sur tous les vieux phantasmes, comme il semblait au peuple qu’il n’avait qu’à brûler les châteaux pour abattre la tyrannie. On ne paraissait pas se rendre compte qu’il fallait forger tout un ordre nouveau en coordonnant les connaissances et les aspirations nouvelles.
La première manifestation de l’esprit romantique fut dans le besoin de retrouver la nature, de s’évader des conventions et de leurs réalités malpropres et tyranniques, de respirer un air plus pur et de goûter la liberté. On commençait à voyager. On désirait voir une nature plus libre, d’autres hommes dont parlaient des relations de voyageurs. Mais on craignait d’aborder l’inconnu, on était effrayé par les glaciers, les torrents, les précipices aperçus de loin, du bas des montagnes, des prés et des lacs où l’on promenait une rêverie nostalgique. Vers 1730, l’anglais John Spence disait : « J’aimerais beaucoup les Alpes s’il n’y avait pas les montagnes ». Il préludait à ce snobisme qui ne les aime aujourd’hui que parce qu’il y retrouve ses coiffeurs, ses danseurs mondains, ses gigolos de palaces et de casinos, sa T. S. F. et tous les éléments de sa vie abrutissante. Le lyrisme romantique, tout artificiel, s’exalta d’autant plus devant la montagne qu’il la connaissait moins. Elle lui parut le refuge de toutes les vertus humaines, dans les villages bienheureux de ses vallées. La pureté primitive des âmes devait y égaler celle des sommets et l’oppression devait y être inconnue des hommes fiers et hardis pour qui les cimes étaient les « forteresses de la liberté » (Schiller : Guillaume Tell).
Le paysage romanesque anglais fut le premier décor du romantisme ; il en fut aussi la première expression. Aux grands parcs, on ajouta des cascades, des rochers, des ruines, des grottes, des souterrains, des tombeaux plus ou moins truqués qui rappelèrent le moyen-âge. Dans ce milieu se développa le deuxième aspect du romantisme, la rêverie, la mélancolie, le « vague à l’âme » né de l’insatisfaction de l’être, qui deviendrait le « mal du siècle » dans le conflit de plus en plus aigu entre le rêve et la réalité. Par réaction sentimentale contre la sécheresse de l’esprit d’analyse du XVIIe siècle et son insupportable insincérité, ce fut un débordement de passion et aussi de désolation et de désespérance. Une littérature romanesque en sortit qui fut le produit d’un matagrabolisme de plus en plus morbide.
Quand Goethe publia Werther, en 1774, et introduisit le suicide romantique dans la littérature, il ne fit, comme il le dit lui-même, que « manifester les rêves pénibles d’une jeunesse malade, se faire l’écho, l’expression d’un sentiment universel ». Il n’avait très probablement pas lu Werther cet « amant inconnu » qui vint se tuer près du tombeau de Rousseau, à Ermenonville, et inaugura ainsi la longue série des suicides dont la mode ferait une véritable épidémie quand elle passerait, après 1830, chez les clercs de notaires et les garçons de boutiques provinciaux. Rabelais aurait dit que le monde était devenu « marmiteux », c’est-à-dire triste par affectation. Aussi, est-ce à tort qu’on a reproché au romantisme littéraire d’avoir provoqué les excès des mœurs de son temps. Comme toutes les modes littéraires, le romantisme n’a été que le reflet des idées et des coutumes. Remy de Gourmont a écrit fort justement qu’il « ne fut pas seulement un mode de littérature, mais encore, et surtout, un mode de sensibilité ». Ce mode de sensibilité était dans l’air, depuis le milieu du XVIIIe siècle, et il n’était pas particulier à un pays ; il était européen. Le romantisme a été européen. Il a été « un de ces vastes mouvements, ou, si l’on veut, de ces remous de profondeur, où il semble qu’il n’y ait pas un flot qui pousse l’autre, mais un ébranlement de toute la masse » (Daniel Mornet). Le romantisme fatal sembla porter le deuil de la vieille société avant qu’elle fût écroulée. N’ayant pas assez de foi, d’enthousiasme et surtout de volonté d’action révolutionnaire, crevant d’ennui, il s’abandonna au « mal de vivre », à tous ses relâchements et à toutes ses capitulations. Mais cet eunuque voulut se donner un air viril en saluant la « beauté du geste », du geste négatif ; ce déserteur de la lutte pour la liberté se posa en aristocrate en se renfermant dans « l’art pour l’art ». Le mal de vivre fut général, dans Goethe (Werther), dans Jean-Paul (Siebenkœs), dans Foscolo (Jacopo Ortiz), dans Byron (Manfred) et dans les œuvres françaises qui suivirent René et Obermann : Adolphe, de B. Constant, Chatterton, d’A. de Vigny, Joseph Delorme, de Sainte-Beuve, Lélia, de G. Sand, Arthur, d’Ulrich Guttinguer, etc…
Peu à peu, cette réaction sentimentale poussa l’individu à une introspection de plus en plus maladive, à une panique du « conscient » devant l’envahissement de « l’inconscient » à une obnubilation progressive du sens de l’humain et du collectif pour ne considérer que le « moi » et arriver à « l’état d’âme » du « héros » romantique, de l’individu centre du monde, désespéré de ne pouvoir résoudre les « énigmes de l’univers » et commander à leurs phénomènes. On maudissait la vie, la « cuisine ignoble et fade » des basses réalités qu’elle imposait à des êtres épris d’idéal. Pour rien au monde, un Chateaubriand, comblé de tous les dons, n’aurait voulu se déclarer heureux ; il se serait cru déshonoré s’il eût fait paraître une âme sereine. Le « volcanisme » grondait dans toutes les poitrines. On rugissait : « Enfer et damnation ! » On eût voulu cracher du feu, lancer des éclairs et copuler avec le diable, comme, dans l’opéra de Meyerbeer.
Aussi, le premier décor romantique ne suflit-il plus, bientôt, à l’imagination, même en y ajoutant les Alpes vues à distance, des rives du Léman où le snobisme faisait accourir les admirateurs de la Nouvelle Héloïse. On y ajouta toute la fantasmagorie moyenâgeuse, d’une part. D’autre part, l’exotisme apporta un décor et une forme de sensibilité nouveaux, l’engouement pour les paysages des îles lointaines, des pampas américaines, et pour le sauvage dont les qualités primitives étaient perdues pour le civilisé. C’est Lahontan qui semble avoir fourni, dans ses Dialogues rapportés d’Amérique et publiés au commencement du xviiie siècle, le type du « sauvage de bons sens ». Il a incontestablement inspiré l’exotisme de Marmontel, de B. de Saint-Pierre et de toute une série de romans, les Azakia et les Cetario qui affadirent jusqu’à l’écœurement les images du « bon sauvage » aimant, fidèle, chevaleresque et pacifique. Chateaubriand lui-même a pris dans Lahontan son personnage d’Adario des Natchez. Il est non moins incontestable que l’œuvre de Lahontan contient la substance de tout ce qu’écrivirent sur les rapports de l’homme et de la nature en conflit avec la civilisation, Rousseau, Voltaire, Diderot, Mably, etc. L’exotisme produirait le goût de l’orientalisme qui serait le dada des romantiques de 1830. Plus exact que l’exotisme, l’orientalisme serait enrichi par l’observation directe que rapporteraient de leurs voyages Musset, G. Sand, Mérimée, Th. Gautier, Gérard de Nerval, Flaubert, pour arriver ensuite à la vérité psychologique et documentaire des romans de Mme Judith Gautier sur l’Extrême-Orient.
En fait, les pré-romantiques, et après eux les romantiques. ne furent que très peu des « hommes de la nature ». Leurs impressions furent plus imaginées que réelles. Ils ne demandèrent à la. nature qu’un brillant décor pour leur virtuosité sentimentale. L’exotisme et l’orientalisme abondèrent en clichés. Il faudrait attendre le naturalisme pour qu’on aimât et qu’on étudiât réellement la nature. Jusque là, il n’y eut guère qu’un Rousseau pour y transporter ses « rêveries d’un promeneur solitaire », un Senancour pour entretenir sa mélancolie dans « la permanence silencieuse des cimes », un Walter Scott pour en décrire la vraie poésie, et les poètes lakistes pour y puiser véritablement le réconfort de l’âme.
Si artificiel, et parfois si niais, qu’ait pu être le nouveau culte de la nature, il ne manquait pas d’avoir un motif profond dans le besoin de transformation sociale. En attendant les actes révolutionnaires, les esprits se nourrissaient d’un idéalisme de plus en plus exalté qui faisait monter la température romantique. Rousseau lui communiquait toute sa puissance explosive en niant la nécessité de la raison dans la direction des mobiles humains et en remettant cette direction à la seule loi du sentiment, guide infaillible par lequel le cœur devait commander le cerveau. C’était le renversement total de la métaphysique sociale du vieux monde. C’était l’anarchisme auquel il ne manquait que de faire une place à la raison afin d’équilibrer les facultés du cœur et du cerveau, du sentiment et de l’esprit, pour le rendre capable d’enfanter un monde nouveau où l’homme serait véritablement « la conscience de la nature ». Cette exaltation de l’homme dans la nature tendait à établir l’égalité entre les individus et non à susciter l’individualisme orgueilleux, bouffi de mégalomanie toujours insatisfaite que le romantisme produirait.
Aussi, y a-t-il un abîme entre un Rousseau et un Chateaubriand. L’un représente l’optimisme pré-romantique faisant confiance à la bonté foncière de l’homme. L’autre est l’image du pessimisme romantique ayant décidé que tout est mauvais dans la vie et aboutissant au suicide. L’un rêvait de liberté, d’égalité, de fraternité ; l’autre, dévoré d’aristocratisme s’abandonnerait au culte de la force. Ce fut Chateaubriand qui créa le héros romantique, le cabotin parfois génial, mais le plus souvent sot, ridicule et malfaisant, celui dont Sucy disait, à propos de Bonaparte : « Je ne lui connais pas de point d’arrêt autre que le trône ou l’échafaud ». Si le pré-romantisme avait entretenu le « mal du siècle », l’ennui, la lassitude de vivre, on doit au romantisme, depuis Chateaubriand, le besoin de « paraître ». (Voir ce mot.) C’est à l’auteur de René qu’on doit le type du dominateur, du dictateur, de « l’homme d’exception dont les défauts sont plus beaux que les vertus des autres, les misères plus délicieuses que tous les bonheurs de ceux qui ne sont pas lui. C’est lui (Chateaubriand) qui a donné aux romantiques ce goût tenace d’occuper le monde d’eux-mêmes, l’illusion d’être le centre de l’univers. » (Daniel Mornet.) Napoléon pouvait venir ; Chateaubriand préparait la drogue littéraire, le sortilège qui érigerait le bandit en héros.
Grâce à Napoléon, le romantisme a inauguré le « beau » dans le crime de la guerre. C’est ce Napoléon qui disait, devant le champ de bataille de La Moskowa où 90.000 hommes étaient morts ou blessés, devant ce charnier où râlaient les mourants dans le sang, la boue et la puanteur : « Je ne le croyais pas si beau !… » C’est cette sorte de romantisme que M. Robert de Fiers, académicien du Figaro, magnifiait quand il écrivait : « Le sommet de l’idéal romantique ne doit-il pas être placé à l’instant où celui qui avait dominé le monde mourut sur le rocher de Sainte-Hélène ? » C’est pour cela qu’on est toujours romantiquement « fier d’être Français quand on regarde la colonne » !… Napoléon n’en fut pas moins — lui aussi — un romantique sentimental. Ugolin ne pleurait-il pas quand il dévorait ses enfants ? Comme tous ses contemporains, Bonaparte, avant d’être Napoléon, s’était « livré aux désirs et aux palpitations de son cœur sur des bancs argentés par l’astre des amours ». Il a raconté cela dans un simili-roman intitulé Clisson et Eugénie où l’on peut lire encore ceci : « Il est d’autres sentiments que celui de la guerre, d’autres penchants que la destruction. Le talent de nourrir les hommes, de les élever, de les rendre heureux, vaut bien celui de les détruire ». Le sinistre cabotin n’avait pas encore découvert la « beauté » des champs de bataille.
L’abîme n’est pas moins grand entre le spiritualisme d’un Rousseau, adorateur de l’Etre Suprême, du Grand Architecte, du Grand Horloger qui a fait le monde et accroché le balancier des harmonies de la nature, et celui d’un Chateaubriand, restaurateur du catholicisme. Certes, la théorie des harmonies était bien puériles, surtout vue dans des ouvrages comme les Études de la nature, de B. de Saint-Pierre. La divinité qui y présidait n’était pas très subversive et Voltaire l’amendait encore en disant : « Il faut une religion pour le peuple ». Mirabeau ajouterait : « Dieu est. aussi nécessaire au peuple français que la liberté », et Robespierre dresserait le culte de l’Etre Suprême contre les athées anarchistes et communistes voulant que la nature fût bonne pour tous les hommes. Les étrangleurs de la Révolution n’auraient plus qu’à adjoindre à la religion le droit de propriété pour faire sombrer la liberté sous ses deux négations fondamentales : Dieu et l’État. Malgré ce, Rousseau demeurait un ferment de désordre, puisqu’il repoussait les disciplines catholiques. Son naturisme et son panthéisme étaient à l’antipode du Génie du Christianisme ; ils étaient hérétiques aux yeux de l’Église et, si elle n’osait envoyer Rousseau au bûcher en même temps que La Barre, elle brûlait ses livres, le Contrat Social et l’Émile. La religion du cœur ne pouvait être confondue avec celle des dogmes, quelle que fût l’habileté des casuistes du néo-catholicisme alors naissant. Il y avait entre eux le bûcher, ce bûcher que l’Espagne rallumerait en 1823, grâce à la « glorieuse » victoire française du Trocadéro.
Le spiritualisme de Chateaubriand fut l’esprit du catholicisme rétabli dans sa malfaisance temporelle et sa puissance sociale, dans les formes concordataires de collaboration avec le pouvoir. Chateaubriand et le romantisme aidèrent à réencapuciner la France. Jusqu’en 1830, le romantisme fut monarchiste et catholique, en réaction flagrante avec la pensée et l’œuvre préromantique et révolutionnaire. Il subit cette attraction psychologique qu’Oscar Wilde a constatée ainsi : « Partout où se produit un mouvement romantique en art, là, d’une façon et sous une forme quelconque, se trouve Christ ou l’âme du Christ. » Par le caractère imaginatif de sa nature, le Christ est « le centre palpitant du romantique. » (O. Wilde : De Profundis.) Après la Révolution de 1830, les romantiques ne devinrent frondeurs que politiquement, et Baudelaire a pu observer ceci : « Si la Restauration s’était régulièrement développée dans la gloire, le Romantisme ne se serait pas séparé de la royauté ; et cette secte nouvelle, qui professait un égal mépris pour l’opposition politique modérée, pour la peinture de Delaroche ou la poésie de Delavigne, et pour le roi qui présidait au développement du juste milieu, n’aurait pas trouvé de raison d’exister. » (Baudelaire : l’Art romantique). L’intérêt personnel des romantiques, qui affectaient si superbement d’autre part leur détachement de « l’utilitarisme » au nom de la doctrine de « l’art pour l’art », leur faisait favoriser le « voltairianisme » bourgeois du « roi-parapluie ». Ce voltairianisme qui plongeait l’homme dans un bain de religiosité vague, d’humanitarisme émollient, rendrait les travailleurs incapables d’énergie et d’organisation devant les fusilleurs de l’Ordre.
En 1869, Flaubert écrivait à Michelet : « Je crois qu’une partie de nos maux viennent du néo-catholicisme républicain. J’ai relevé dans les prétendus hommes de progrès, à commencer par Saint-Simon et à finir par Proudhon, les plus étranges citations. Tous partent de la révélation religieuse. » Ce néo-catholicisme républicain s’était développé grâce à la bourgeoisie romantique et voltairienne arrivée au pouvoir et qui avait fait la loi Falloux sous la République de 1848. La même année 1869, Michelet avait écrit dans sa préface à son Histoire de France : « En juillet (1830), l’Église se trouva désertée. Aucun libre-penseur n’aurait douté alors que la prophétie de Montesquieu sur la mort du catholicisme ne dût bientôt être accomplie. » Mais, ajoutait-il, « le choléra moral qui suivit si près juillet fut le désillusionnement, la perte des hautes espérances. »
L’art pour l’art. — Durant le règne de Louis Philippe, 188 romantiques s’enlisèrent dans l’égoïsme social, dans l’amoralisme béat de « l’art pour l’art » dressé contre l’ « utilitarisme » par l’artiste superbement indifférent à l’origine de la fortune assurant son « indépendance » et aux calamités publiques : guerres, choléra, banqueroutes, crises économiques ne l’atteignant pas personnellement.
« L’art pour l’art » fut le cheval de bataille des romantiques de 1830 ; ce fut leur grande faiblesse et ce fut le mal qu’ils transmirent à la littérature. Depuis, dans toutes les écoles littéraires, il a été le masque le plus hypocrite de l’égoïsme individuel et du muflisme. Il continue à stériliser l’art, à le tenir hors de la vie comme il a fait du romantisme après l’avoir vidé de tout véritable lyrisme, jaillissement spontané de l’être intime qui est celui de la nature tout entière, après l’avoir fait se recroqueviller dans cette psychologie spéciale qui entretient l’égotisme exagéré, le besoin effréné chez l’individu de « paraître », de poser pour sa statue, tels Chateaubriand sur son rocher, Th. Gautier dans son gilet rouge, G. Sand et toutes les « muses » du temps écrivant le roman de leurs amours avec de grands ou de petits hommes. Le lyrisme romantique ne fut plus que conventionnel, dépourvu de toute sincérité. Il fut un immense « chiqué ». Dès lors, il importa peu qu’au point de vue des règles, de la forme, le romantisme nous fit « repasser de l’abstraction à la poésie », puisque sa poésie était aussi fausse que l’abstraction, et que « quoiqu’il ait pu sembler d’abord faciliter l’invention aux dépens de l’art, il ramène l’art à la place du mécanisme. » (Lanson). Si cet art n’est pas plus vrai, plus sincère, plus humain que celui qu’il remplace, il ne fait que mettre un nouveau mécanisme à la place de l’ancien.
C’est chez Théophile Gautier que « l’art pour l’art » trouva sa théorie absolue, à savoir que l’art est indépendant, au-dessus de tout, qu’il est affranchi de l’utilité, de la morale, et même de la pensée et des idées ! La forme seule importe !… Ainsi, on repoussait Racine pour remonter à Rabelais, mais on s’arrêtait avec Bridoye. De Th. Gautier sont sorties les exagérations des « épateurs de bourgeois », des exhibitionnistes de l’immoralité, des excentriques de la « couleur locale » et des techniciens de l’impersonnalité qui semblent assister des hauteurs de Sirius à la mêlée humaine. Mais il n’est pas exact que, comme a dit M. Lanson, Th. Gautier a engendré Baudelaire. Ce qui fut attitude, parti-pris, excentricité chez Gautier, fut sensibilité aiguë et profonde du cœur, noblesse de l’âme chez Baudelaire. Son immoralité n’a nullement été du cynisme ; elle a été la juste révolte, on peut dire la révolte désespérée contre la cafardise bourgeoise qui l’accabla toute sa vie et en fit un parla jusque dans ses plus proches et plus chères affections. Ses Lettres à sa mère, publiées dernièrement, en apportent un témoignage particulièrement émouvant. On est bien loin du romantisme devant une pareille douleur. Parce qu’il fut le plus douloureux des hommes, il fut, contrairement à Gautier, le plus lyrique des poètes. Si son œuvre est dans sa forme d’une beauté indépassée, si elle est aussi « coruscante » que des Emaux et Camées, elle n’est pas un étalage de pierreries pour éblouir les nouveaux riches, ni un feu d’artifices pour ébahir les badauds ; elle est pétrie de pensée, nourrie de méditation, elle jaillit et saigne d’une âme ulcérée qui porta en elle toute la douleur du monde et n’eut pas la consolation d’être celle d’un dieu, Baudelaire, penseur et précurseur, dont le génie critique eut si souvent l’intuition de vérités auxquelles les romantiques restèrent fermés, les jugeait ainsi et, avec eux, les théories de « l’art pour l’art » : « Certainement, il y aurait injustice à nier les services qu’a rendus l’école dite romantique. Elle nous rappela à la vérité de l’image, elle détruisit les poncifs académiques, et même, au point de vue supérieur de la linguistique, elle ne mérite pas les dédains dont l’ont iniquement couverte certains pédants impuissants. Mais, par son principe même, l’insurrection romantique était condamnée à une vie courte. La puérile utopie de l’école de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de l’humanité. Au nom des principes supérieurs qui constituent la vie universelle, nous avons le droit de la déclarer coupable d’hétérodoxie. » (L’Art romantique.) Il dit encore non moins nettement : « Congédier la passion et la raison ; c’est tuer la littérature… Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus. Absorbées par la passion féroce du beau, du drôle, du joli, du pittoresque, car il y a des degrés ; les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion frénétique de l’art est un chancre qui dévore le reste et, comme l’absence nette du juste et du vrai dans l’art équivaut à l’absence d’art, l’homme entier s’évanouit ». Et, prophétiquement, il ajoutait : « Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide. » Michelet avait dit de son côté : « Je restai à bonne distance des doctrinaires, majestueux, stériles ; et du grand torrent romantique de « l’art pour l’art », j’étais un monde à moi. » Cette dernière phrase serait du plus parfait romantisme si l’on ne savait que ce « monde à moi » de Michelet s’étendait à toute « l’humanité qui se crée ».
Dans sa préface à Mademoiselle de Maupin, Th. Gautier s’est donné le plaisir facile de déshabiller et de fustiger comme il convenait les moralistes, espèce particulièrement malpropre de gens qui enseignent la vertu en fourrant avec délices leur groin dans toutes les ordures, et vitupèrent ceux qui rejettent toute hypocrisie pour vivre sainement et proprement. C’était ce que Stendhal appelait le bégueulisme : « Art de s’offenser pour le compte des vertus qu’on n’a pas. » C’était ce que représentait magistralement un Pinard qui requérait contre l’immoralité de Madame Bovary et qui était un collectionneur de cartes transparentes. Mais Th. Gautier s’est profondément fourvoyé lorsqu’il a voulu dégager l’art de toute promiscuité utilitaire, et il a apporté dans le débat plus de virtuosité que d’arguments, ne s’apercevant pas même, dans son ardeur, de ses propres contradictions. C’est ainsi qu’il écrivait : « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie… Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et intime nature. » Mais, en même temps, il expliquait qu’une nature comme la sienne avait besoin de l’art et que, parlant, il lui était utile ! Qu’avait donc la « nature » de th. Gautier de plus que celle des autres hommes ? Cyrano de Bergerac aurait ajouté à notre question : « et que celle d’un chou ou d’un escargot ? » C’était bien là l’effet de l’égotisme romantique réduisant tout à soi-même. Comment s’étonner dès lors que Th. Gautier, comme tous les romantiques, ait montré une si complète ignorance de la question sociale ? Lui, comme eux, n’ont pas vu, dans leurs ripostes contre les socialistes aussi sottes que celles des Prudhommes qu’ils vilipendaient, qu’il ne s’agissait pas de donner aux gens trop à manger, ni de les obliger à aller s’ennuyer à l’audition d’une symphonie ou à la vue d’un tableau, ni de leur faire respirer les parfums des lis et des roses quand ils préféraient l’odeur des latrines. Ces choses-là étaient trop des « goûts » de bourgeois pour qu’on ne les leur laissât pas. Ce dont il s’agissait, et qui dépassait les facultés de compréhension bourgeoise, c’était de permettre à tous les hommes de manger à leur faim, de goûter les joies de l’art quand elles les attiraient, d’échapper à l’odeur des latrines quand ils préféraient les parfums des lis et des roses. On doit aussi à Th. Gautier cette vieille facétie de « l’homme de progrès » portant une queue de quinze pieds de long avec un œil au bout, qu’il lança contre les phalanstériens et qui fait toujours la joie des vieilles nouilles conservatrices dans les Café du Commerce de France. Th, Gautier n’en savait alors pas plus que ces fossiles édentés qui usent aujourd’hui leur énergie salivaire contre un autre « œil », celui de Moscou !…
Proudhon n’eut que trop de raisons de railler les « blagues romantiques », au nom du beau du vrai de l’utile réunis, contre les écrivains « corrupteurs et corrompus ». Car « l’art pour l’art » n’empêcha pas qu’après 1830 : « On se rua en bas. Le roman, le théâtre éclatèrent en laideurs hardies. Le talent abondait, mais la brutalité grossière ; non pas l’orgie féconde des vieux cultes de la nature qui ont eu sa grandeur, mais un emportement voulu de matérialité stérile. Beaucoup d’enflure, et peu dessous. » Michelet, qui écrivit cela, salua en même temps, avec une ironie douloureuse, le retour et la fraternelle entente de la religion catholique et de la religion de la banque : « les capuccini revenaient banquiers et industriels. » Il y eut peut-être de « l’art » dans cette entente toute romantique ; il y eut certainement, et surtout, du banditisme social.
Le romantisme signa sa propre déchéance en 1848, par son attitude anti-populaire. Il fit, alors, au socialisme et à la classe ouvrière la réponse cynique des rois de la Sainte Alliance à Robert Owen leur demandant de supprimer le paupérisme : « S’il n’y avait plus de pauvres, qui travaillerait pour nous ? » Il fut d’autant plus odieux en France qu’il était arrivé à se dire républicain ! A l’étranger, où avaient persisté les formes aristocratiques de gouvernement, il n’eut pas à se montrer hypocrite ; il n’eut qu’à continuer à servir les princes, les nobles et le clergé.
Le romantisme, héritier infidèle de l’humanisme et du préromantisme a trahi ses origines et ses parentés les plus certaines. Il a livré aux « philistins » bourgeois la pensée et l’art qu’il devait défendre ; il a abandonné la cause révolutionnaire qui devait apporter la « liberté dans l’art » en même temps que dans l’humain. Les romantiques devaient être des réformateurs, sinon des chambardeurs ; ils n’ont été que des amuseurs. Ils voulaient être Hamlet, ils n’ont été que Polonius.
Influences étrangères. — Le besoin général, européen, d’une nouvelle vie intellectuelle, morale, sociale qui se manifesta au XVIIIe siècle avait fait affluer les influences particulières aux différents pays pour la formation romantique. Les deux principales furent celles de l’Angleterre et de l’Allemagne. Celle de l’Angleterre, la plus importante, s’exerça la première et joua un grand rôle dans le préromantisme français. Ce pays avait déjà fait la moitié du chemin révolutionnaire ; son influence fut surtout politique et sociale. Celle de l’Allemagne, plus tardive, affecta le romantisme proprement dit. Elle fut plus de convention, de sentiment et d’art. L’Allemagne attendait la Révolution française pour se révéler à elle-même. Au moment où elle prit son élan, Napoléon l’arrêta comme il arrêta celui de la France et le romantisme révolutionnaire tourna au romantisme littéraire. L’Allemagne apporta à celui-ci un fond de légendes moyenâgeuses fantastiques, hallucinantes et exagérément sentimentales. L’école romantique y trouva tout son bric à brac d’opéra et s’en contenta sans chercher à percer la pensée cachée. Elle ne comprit pas plus Goethe, Schiller et Beethoven qu’elle n’avait compris Shakespeare.
La France du XVIIIe siècle fut heureuse de s’adapter aux mœurs anglaises, plus libres que celles d’une étiquette imposée depuis deux siècles par les cagots et les tartufes aux âmes et aux pieds aussi noirs que leur costume. De même, elle fit le meilleur accueil à une littérature qui échappait aux règles classiques, qui prenait plus d’aisance, en attendant que la vérité lyrique et dramatique la débarrassât des stupides conventions d’une antiquité coiffée de perruques irisées, habillée de robes à paniers et madrigalisant suivant la mode des cours. Il ne s’agissait pas encore de tomber dans le ridicule qui consisterait, au nom de la liberté dans l’art, à déclarer mauvais tout ce qui était classique, de maudire Racine au nom de Shakespeare et de remplacer l’affectation préieuse par l’affectation du vulgaire ; mais il s’agissait de faire d’Oreste un Grec et non un marquis de Mascarille ou un petit abbé, et de Camille une Romaine et non une Montespan ou une Maintenon. Dès 1750, Garrick et une troupe de comédiens anglais vinrent à Paris jouer des pièces de Shakespeare, le « barbare », comme l’appelait Voltaire resté littérairement classique. On ne le siffla pas, comme firent en 1822 les imbéciles protestataires contre l’art étranger, au nom de « l’honneur national » !… Au contraire. En 1750, si on ne comprit pas Shakespeare, on l’applaudit, ou le traduisit, plutôt mal, il est vrai, et le roi souscrivit pour l’édition de la traduction de Letourneur.
Le romantisme anglais redécouvrit les vieux poètes Chaucer et Spenser, et la littérature du temps d’Elisabeth. Il retrouva les vieilles ballades d’avant la domination anglo-saxonne, que peuplaient les lutins et les fées des forêts mystérieuses et des lacs ténébreux. Les poètes des lacs, appelés lakistes, ouvrirent la voie à Byron et à Walter Scott. L’influence de la poésie romantique anglaise fut très grande. Elle est la plus lyrique du romantisme. Non seulement la personnalité de l’auteur y domine ainsi que l’émotion et la passion, l’imagination et le sentiment, mais elle est le retour à « la spontanéité naïve des âmes simples, aux grands instincts de l’humanité, que la vie mondaine et sociale n’a réussi qu’à voiler, aux joies tranquilles et douces des humbles, à l’intérêt pour les petits parce qu’ils sont si naturellement humains ». (P. Berger : Les préromantiques anglais). Thomson (1700-1748), avait commencé l’évolution pré-romantique vers la nature avec ses Saisons (1730) qui furent traduites et répandues dans l’Europe entière, imitées en France par Saint Lambert (Les Saisons), Roucher (Les Mois), Delille (Les Géorgiques), et mises en musique par l’autrichien Jh. Haydn. Le même Thomson inaugura aussi la première forme romanesque, légendaire et allégorique dans son Château de L’Indolence où il imita Spenser. Avec Shenstone (1714-1763) et sa Maîtresse d’école, ce fut le romantisme pittoresque, fantaisiste et humoristique de la vie villageoise. Young (1681-1765), dans ses Nuits, fut le premier interprète anglais de cette mélancolie qui deviendrait le « mal du siècle ». Celui-ci, avant de conduire Werther au suicide dans la fiction littéraire, y entraîna, dans la réalité, le poète Chatterton (1752-1770), qui se tua à dix-sept ans, après avoir commencé une œuvre légendaire curieuse par ses archaïsmes. Son histoire douloureuse fournit à A. de Vigny le sujet de l’œuvre la plus sincère et la plus pathétique du théâtre romantique. La note caractéristique de la poésie anglaise de l’époque fut apportée par Gray (1716-1771), avec son Élégie dans un cimetière de campagne (1751), et ses autres poèmes où il mêla la poésie des légendes à la sienne propre. Blair et Collins le précédèrent ou le suivirent dans la même voie. Mais la trompette romantique sonna surtout sur le nom d’Ossian, sorte d’Homère irlandais dont de vagues poèmes étaient demeurés depuis des siècles et dont l’œuvre prétendue fut brusquement révélée par Macpherson (1736-1796), sous le titre Fingal qui fut le monument de la perfection romantique jamais atteinte encore. Fingal, paru en 1762, fut répandu dans le monde entier, particulièrement en Allemagne, avec le nom d’Ossian et eut encore plus d’échos que les Nuits de Young. Le goût de l’archaïsme fut, après Chatterton, celui de Percy (1729-1811). Crabbe (1754-1832), fut plus réaliste et actuel. Son Village, paru en 1783, est une œuvre de révolte contre la société indifférente à la misère du peuple. Cowper (1731-1800), souffrant et sensible, fut d’un romantisme élégiaque et d’un désespoir moins théâtral que celui de Byron. Burns (1759-1791), appelé le « Shakespeare de l’Ecosse », à la fois romantique et réaliste, fut le plus humain par l’expression autant que par le sentiment. Enfin, Rlake (1757-1827), « contempteur de la Raison » et « apôtre de l’Absurde », commença le vrai romantisme littéraire avec sa sensibilité et ses exagérations.
Le romantisme anglais trouva sa plus pure expression chez les poètes lakistes, Wordsworth et Coleridge, que la gloire de Byron a trop fait oublier. Wordsworth (1770-1850), possédé de bonne heure par un véritable amour de la nature et de la liberté, fut plein d’enthousiasme pour la Révolution Française, jusqu’au jour où, comme son compatriote Southey, il eut la douleur de la voir sombrer sous Bonaparte. Réfugié dans les montagnes, au bord des lacs de Cumberland et de Westmbreland, guéri des héros sinon des hommes, il retrouva son optimisme humain qui se renforça dans l’amitié de Coleridge. Celui-ci (1772-1834), autre esprit enthousiaste de liberté, avait rêvé de fonder avec Southey un « refuge pour la vertu » qui aurait été appelé la Pantisocratie (pouvoir égal de tous). Il vint vivre près de Wordsworth et ils firent ensemble les Ballades lyriques, publiées en 1798. Autour d’eux se forma toute une société littéraire qui fut celle des lakistes, à laquelle appartinrent Walter Scott et Thomas de Quincey. Personne n’a montré mieux qu’eux combien la beauté est faite d’harmonie entre, la nature et l’humain. Shelley (1792-1882), a été plus près d’eux que Byron.
Byron (1788-1822), fut le protagoniste le plus lyrique de l’héroïsme romantique, avec ses inquiétudes, ses aspirations idéales, ses élans fougueux, tout cela emporté, chaotique, sans équilibre de pensée et sans mesure. Il ne contribua pas peu à faire perdre la tête aux « Jeune France ». Une autre influence anglaise, bien moins heureuse, parce qu’elle n’eut pas l’excuse du génie, fut celle du roman qu’on a appelé « frénétique » et « noir », mélodramatique et fantastique, plein de récits de séductions, d’enlèvements, de substitutions d’enfants, de viols, de meurtres, d’emprisonnements, auxquels le satanisme, l’hypocrisie familiale et les vices ecclésiastiques apportèrent généralement leur mystère et leur horreur. Il se développa à côté des excentricités rabelaisiennes de Sterne (1713-1768), auteur de Tristram Shandy et du Voyage sentimental. Bien avant Walpole (1717-1797), auteur halluciné du Château d’Otrante (1767), qui est considéré comme le père du genre, Richardson (1689-1761), l’avait inauguré dans sa Clarisse Harlowe (1749), qui rencontra partout un succès inouï et ouvrit la voie d’une littérature de plus en plus indigne aux faiseurs du roman populaire. On doit à Richardson le type de Lovelace, sorte de Don Juan bourgeois. Lovelace a eu une postérité variée et monstrueuse. Lewis en a fait le personnage d’Ambrosio dans son roman Le Moine, un des plus célèbres du romantisme anglais, paru en 1897. Par Walpole et Beckford (1759-1844), celui-ci auteur de Vathek, le genre passa à Anna Radcliffe (1764-1823), auteur de la Forêt de l’abbaye de Sainte-Claire, des Mystères du château d’Udolphe, du Confessionnal des pénitents noirs, où la folie religieuse et les formes les plus imprévues du sadisme moinillant se livrent aux plus furieuses sarabandes. Il fut continué par Maturin (1782-1824), avec son Melmoth, mistress Shelley (1797-1851), avec son Frankenstein, Lewis (1775-1818), avec Le Moine, et aboutit à Waller Scott (1771-1832), dont le talent de romancier est éclairé par un sentiment de la nature encore plus vrai que celui de Rousseau.
En France, en dehors de quelques spécimen spéciaux et mal connus, le roman frénétique sombra dans le moralisme ancilliaire de Ducray-Duminil, corrigé par la polissonnerie égrillarde de Pigault-Lebrun et mis en tirades théâtrales par Pixérécourt. Ils furent les pères du roman-feuilleton et du mélodrame qui ont fourni, depuis cent-vingt ans, à un nombre incalculable de Français, leur pâtée morale et sentimentale. C’est à eux qu’on doit la réhabilitation du « bon Dieu » qui sentait un peu trop le soufre dans les romans anglais L’influence de la littérature frénétique et noire fut telle sur les esprits que le jugement de Balzac lui-même en fut obnubilé au point qu’il admira les romans de Mme Radcliff, compara Lewis à Stendhal et plaça Maturin entre Molière et Goethe ! Il en subit une sorte d’envoûtement. Certains de ses premiers romans en sont de véritables imitations : le Centenaire, le Vicaire des Ardennes, Aryow le pirate, l’Enfant maudit, etc. Il alla même jusqu’à transposer Célina, l’enfant du mystère, de Pixérécourt, dans son Héritière de Birague. De son côté, V. Hugo a fait de son Claude Frollo une pâle réplique de l’Ambrosio du Moine. Il lui est inférieur dans le dénouement, l’expiation du damné, qui est la plus belle page du roman de Lewis. Byron, Walter Scott, Fenimore Cooper, eurent des influences nombreuses et plus ou moins heureuses sur le romantisme français. Il s’écarta par contre de celles de Wordworth, de Coleridge, de Shelley, qui eussent pu être plus bienfaisantes.
En se répandant dans les mœurs, le romantisme perdait en qualité et devenait de plus en plus vulgaire pour ne pas dire bas et crapuleux. C’est ainsi qu’en 1829, la société anglaise fut occupée à la fois par Byron et un nommé Burke, qui s’était établi fournisseur de cadavres pour les amphithéâtres des hôpitaux, et qui fabriquait des macchabées par l’assassinat quand la mort ordinaire ne lui en fournissait pas assez. La langue fut enrichie du verbe burker : « étouffer une personne pour livrer son corps aux chirurgiens ». La littérature s’empara de ce réalisme macabre pour alimenter le romantisme le plus imprévu. C’est alors que Thomas de Quincey écrivit son ouvrage : De l’assassinat considéré comme un des Beaux Arts, où il mêla une ironie digne de celle de Swift à ses observations de chroniqueur judiciaire d’un journal. Les « beaux assassinats » furent alors fréquents, par contagion romantique. La France compta comme illustration dans ce genre le poète-assassin Lacenaire, qu’on appela le « Manfred du ruisseau ». Il adressa au roi une ironique Pétition d’un voleur à un roi, son voisin, qui commençait ainsi :
« Sire, de grdce, écoutez-moi :
Je viens de sortir des galères…
Je suis voleur, vous êtes roi,
Agissons ensemble en bons frères. »
Continuant le parallèle gouailleur, le voleur demandait successivement un emploi de sergent de ville, de préfet de police, de ministre, puis finalement la place du roi :
« Je suis fourbe, avare, méchant,
Ladre, impitoyable, rapace ;
J’ai fait.se pendre mon parent :
Sire, cédez-moi votre pince ! »
Il fallait être déjà condamné à mort pour oser parler ainsi à un roi, même au roi-parapluie. Aussi cette condamnation et la gullotine ne suffirent pas à la vengeance de Louis Philippe que, de plus, la popularité de Lacenaire gênait, et il chercha à le faire passer pour encore plus criminel qu’il n’était par des récits mensongers répandus dans le public !…
En Allemagne, Hegel a défini la philosophie du romantisme. Il l’a vu dans le développement de l’esprit, dans la recherche de l’homme lui-même, et non dans les formes plus ou moins conventionnelles du monde sensible. Il l’a fait remonter ainsi à Socrate et aux stoïciens et il a, en particulier, dégagé le sentiment religieux de toutes les interprétations arbitraires de la scolastique et du clacissisme qui l’a continuée, pour ne le voir que dans le panthéisme, le divin répandu dans l’univers tout entier. Il voyait l’individu guidé par ses passions et non plus par des conventions spirituelles et sociales qui avaient faussé sa vraie nature. C’était là la caractéristique des personnages de Shakespeare. Le romantisme se présentait ainsi comme la philosophie de l’humain harmonieusement uni par sa nature au divin universel, et pas du tout comme cette victoire du christianisme sur le paganisme dont Chateaubriand lui a donné les traits. Le même abîme qui sépare Chateaubriand du néo-christianisme de J.-J. Rousseau le sépare aussi de la philosophie de la nature d’Hegel.
L’interprétation hegelienne du romantisme avait eu son application littéraire et sociale dans le mouvement qu’on a appelé le Sturm und Drang. Ce mouvement correspondit en Allemagne au pré-romantisme français. Il fut la révolte de l’intelligence allemande étouffée depuis la Guerre de Trente ans sous des influences étrangères et sous des disciplines sociales oppressives. Ce fut le réveil de l’âme allemande et son effort, vers le libre épanouissement de l’esprit et de l’être.
L’Allemagne possédait un lyrisme intrinsèque venu d’une âme collective qui plongeait ses racines dans la nuit des temps scandinavo-germaniques, dans les Eddas « chants ingénus qui sont l’émotion même jaillissant des profondeurs de l’humanité », (Ph. Chasles), et sont dépouillés de tout didactisme. C’est dans ces chants que Luther avait trouvé l’âme de la Réforme. Rejetés par cette dernière, devenue religion d’État et d’oppression, ils restèrent vivants dans les mémoires populaires demeurées primitives, avec toutes leurs légendes, leurs rêves, leur sentimentalisme et leur fantastique. C’est d’eux que sortit, encore plus émouvante et plus complète que la poésie des mots, l’expression la plus magnifique et la plus variée du lyrisme allemand dans toutes les formes de la musique, de Bach à Haydn, à Mozart, à Beethoven, à Schumann, à Schubert, à Weber, en attendant que se fut formée la langue littéraire qui serait celle de Klopstock, Lessing, Wieland, et que le pré-romantisme allemand trouvât ses maîtres dans Herder, Gœthe, Schiller et Jean-Paul Richter, qui créèrent le vrai classicisme allemand. Herder avait dépouillé la philosophie allemande des bandelefies scolastiques et lui avait ouvert les yeux sur l’humanité. Gœthe apporta à la pensée universelle le plus parfait équilibre de puissance, de grandeur et de beauté. Schiller lui communiqua les plus enthousiastes et les plus généreux élans. Jean-Paul Richter fut un Rabelais allemand par sa truculence sinon par sa philosophie déjà atteinte du « mal romantique », mal particulièrement allemand.
Durant la période d’étouffement de la pensée allemande, c’est à peine si l’esprit populaire avait pu tenter de se manifester dans le Simplicissimus de Grimmelshausen, au xviie siècle. Ce furent Bodmer et Breitinger qui commencèrent, dans le milieu du xviiie, par leur querelle contre Gottsched, l’œuvre de libération qu’on appellerait Sturm und Drang — ouragan et emportement — d’après le titre d’une pièce de Klinger, parue en 1776. Ce fut un mouvement d’esprit largement naturiste et humain, très nettement social en même temps que littéraire ; tout un groupe de jeunes poètes, parmi lesquels Kinger, Lenz, Wagner, Müller, etc., y participèrent. Mais avant, Gœthe avait commencé, dès 1771, cette « période de l’assaut et de l’irruption » dans laquelle il apporta, pendant ses quatre années de Francfort, un véritable renouvellement de la littérature allemande. Ce furent Gœtz de Berlichingen, Werther, la première conception de Faust, et de magnifiques Lieder, où toute la vieille poésie populaire jaillit de nouveau comme une source pure. Clavigo et, Stella furent du même esprit avant que Gœthe, conquis par les faveurs princières, commença sa vie « olympienne » de Weimar. Après que Klinger eut donné son autre drame, les Escrocs (1780), Schiller fit un début impétueux avec les Brigands (1781). Il continua avec la Conjuration de Fiesque, dans laquelle il se montra ardent républicain, avec Intrigue et amour (1785), et ses poésies lyriques, parmi lesquelles cette Ode à la Joie, dont Beethoven lit l’admirable chant de sa Neuvième Symphonie. Après, Schiller rejoignit Gœthe dans les régions olympiennes. La même année qui avait vu Intrigue et amour, parut Ardinghello ou les lies bienheureuses, de Heinse. Ce furent les dernières manifestations du Sturm und Drang.
L’influence de ce mouvement aurait pu être beaucoup plus marquante et décisive sans la catastrophe napoléonienne qui frappa l’Allemagne encore plus que tout autre pays. Les élans généreux inspirés des sentiments de liberté et de fraternité humaine, les études philosophiques continuant l’œuvre de l’esprit critique du xviiie siècle, auraient pu se développer largement, avec plus d’universalité, si l’Allemagne n’avait pas été obligée de rentrer en elle-même, de se découvrir nationale et d’opposer à l’impérialisme d’un insane aventurier une résistance qui la conduirait aux plus démentes manifestations du culte de la force. Mais au temps où l’esprit du Sturm und Drang animait l’Allemagne il faisait mériter à Schiller, comme à Anacharsis Clootz, à Campe, à Pestalozzi, à Klopstock, le titre de « citoyen français » que la Convention leur décernait le 26 août 1792. Ils étaient légion les Allemands que la Révolution Française avait enthousiasmés et qui virent leurs espoirs douloureusement brisés par la mégalomanie napoléonienne. Campe se retira dans la solitude ; Beethoven déchira avec fureur la dédicace de sa Symphonie Héroïque à Bonaparte, en qui il avait vu un héros et qui n’était « qu’un empereur » ! Fichte protesta contre « l’inexpiable crime » ; il convia l’Allemagne à recueillir l’héritage révolutionnaire renié par la France et à se faire le « héraut de la liberté ».
Le romantisme allemand se forma au milieu des troubles, des déceptions, des colères et des misères semées par Napoléon. Il ne fit pas la l’évolution allemande espérée ; il consolida la puissance princière et ecclésiastique, il fit œuvre de régression sociale comme il fit en France. Il ne sut même pas s’inspirer de la sereine harmonie de la pensée, de l’art et de la vie que Goethe avait réalisée. Le besoin de s’évader de plus en plus de la réalité lui fit prendre les formes littéraires et artistiques spéciales de l’abus du gothique, du bizarre, du fantastique, du merveilleux, de tout ce qui a fait le « mal romantique ». Jean-Paul Richter avait, un des premiers, exprimé ce mal dans ses Papiers du diable. Il en corrigea quelque peu l’expression dans ses autres œuvres : la Loge invisible, Hespérus, le Titan, Sibenkœs, et Schmelzle, sorte de Panurge ; il n’en fut pas moins le père du romantisme allemand. Ce qui ne fut qu’inquiétude et bizarrerie chez lui devint désespoir et démence chez ses successeurs. A côté de Jean-Paul Richter, Werner (1768–1823), apporta les mêmes tourments de l’esprit au théâtre. Son œuvre est agitée comme le fut sa vie, et son drame, Martin Luther (1807), est d’un romantisme caractéristique que Stendhal a fort bien analysé.
La forme du conte fut plus particulièrement favorable à la floraison du romantisme littéraire allemand, nourri des vieux conteurs millénaires adaptés d’abord par les fableaux français, puis par les Italiens et les Espagnols, de Boccace à Cervantès, jusqu’aux romans du XVIIIe siècle répandus par les « Cabinets de fées » et autres bibliothèques. L’Allemagne eut sa « Bibliothèque des romans » à partir de 1778. Les contes de Gœthe eurent les heureux modèles qui favorisèrent le genre. Tieck et Novalis le continuèrent. Ils apportèrent la poésie dans la littérature narrative s’appliquant à exprimer le mystère de l’âme pénétrée de merveilleux, de puissance occulte puisée dans tout ce que la nature cache ou semble cacher pour le soustraire à la réalité perceptible. C’était là le caractère du conte défini par Goethe et par Novalis. Ils n’admettaient la réalité que dans ce qu’elle avait d’inouï, dans ce que l’imagination n’avait pas arrangé pour donner à penser que cela était arrivé. Le romantisme leur doit ce symbolisme qui le reliera par la suite à l’école symbolique. Baudelaire et Gérard de Nerval en seront particulièrement influencés. L’influence de Novalis, de son Ofterdingen en particulier, fut considérable sur le romantisme, et encore plus celle de Tieck, fantastique et terrifiant, bouleversant les événements humains.
A côté de ces conteurs, le groupe d’Heidelberg, avec Brentano (1778–1842) et Arnim (1781–1831), fut plus près de l’esprit populaire, sans abandonner le merveilleux. Brentano avait trouvé dans le monde de la fantaisie un refuge au-dessus de la « mare aux grenouilles » de la réalité souvent trop douloureuse pour lui ; il manifesta par la suite un cléricalisme effréné. Les grenouilles l’avaient pris et entraîné au fond de la mare. Arnim a fait figure de mystificateur par l’étrangeté de son mysticisme. Fouqué (1777–1843) apporta le goût des mythes et des légendes nordiques qui inspirerai eut le romantisme symbolique de Richard Wagner. La dualité de l’Ondine, de Fouqué, se trouve chez la plupart des héroïnes wagnériennes. Chamisso (1781–1838), auteur de Pierre Schlemiht, ne montra qu’une inquiétude tempérée, voulant se distraire par un récit d’une fantaisie agréable. Frédéric de Schlegel (1772–1829), développa dans son roman Lucinde (1799), la note épicurienne d’un sensualisme élevé, guidé par le culte du beau, qui a été reprise avec plus de démonstration théorique par Stuart Mill dans son livre l’Utilitarisme (1864). Schlegel, qui mit ses idées en pratique et fut imité par plusieurs romantiques, fut soutenu par le prédicateur Schleiermacher dans ses Lettres sur la Lucinde (1801).
C’est surtout à l’Allemagne qu’on doit le fantastique du romantisme. Les Aloysius Bertrand et tous les « frénétiques » français ne sont que de bien pâles illusionnistes, des démoniaques bien innocents à côté de ceux que couvèrent les « cabarets enfumés » où Brander et ses compagnons se « rougissaient la trogne », Henri Heine a remarqué à ce sujet : « Une démence française est loin d’être aussi folle qu’une démence allemande, car dans celle-ci, comme dit Polonius, il y a de la méthode ». Un Auguste Bürger (1747–1794) avait tiré un parti remarquable, dans ses célèbres Ballades, des vieilles légendes dramatiques populaires qu’il avait ranimées par la vivacité de ses propres passions. Un Eichendorff (1788–1857) réalisa un fantastique de bon ton, tout à fait moral et apaisant pour les familles, dans ses Pages de la vie d’un vaurien (1826), mais un Hoffmann (1776–1822) produisit le fantastique le plus allemand. Il fut conteur, dessinateur, musicien et eut une vie d’aventure le plus souvent semée de misère qui le poussa à l’abus des liqueurs fortes. Il en arriva à ne plus pouvoir travailler qu’en état d’ivresse. Son imagination était alors délirante, peuplée d’êtres diaboliques, en proie à la terreur, à des hallucinations, mais d’un caractère tout personnel. Le fantastique hoffmannesque montre une telle sensibilité qu’il fait participer l’humain à l’étrange, qu’il fait de celui-ci l’essence, le jaillissement de celui-là, alors qu’il n’est ailleurs qu’un procédé d’un merveilleux étranger à la nature humaine. C’est ainsi qu’Hoffmann fut parmi les romantiques un des plus véritablement lyriques. Il est le conteur qui a le mieux connu et utilisé les sciences psychiques qui transportent l’imagination dans le « monde invisible », Le succès d’Hoffmann, en France, fut très grand à partir de 1823, malgré l’insuffisance de la traduction Loève-Veimars. Des critiques revenus d’Allemagne le firent connaître. Il avait été déjà exploité par Latouche qui avait traduit et publié sa Mlle de Scudéry sous le titre d’Olivier Brusson, et par Jean Cohen, qui traduisit les Élixirs du Diable en leur donnant comme auteur un nommé Spindler. Hoffmann influença Musset, G. Sand, Balzac. Plusieurs œuvres de ces deux derniers portent la marque hoffmannesque. Celles de Th. Gautier, G. de Nerval et Mérimée encore plus. La mode fut à Hoffmann et, bien entendu, A. Dumas y trouva une mine où travaillèrent ses nombreux « nègres ».
Le succès d’Edgar Poe (1809–1849) arrêta la vogue d’Hoffmann. Mais nous arrivons à l’époque plus réfléchie, influencée par le naturalisme, du symbolisme dont Poe allait être un inspirateur, grâce à Baudelaire, qui traduisit ses œuvres et refléta son esprit. Poe fut un des plus grands artistes du romantisme littéraire. Intelligence supérieurement douée, caractère enthousiaste, généreux et révolté, il voulut, à dix-huit ans, se battre pour la Grèce, comme Byron, puis pour la Pologne. Malgré un travail acharné, il fut pauvre toute sa vie, victime des convenances anglo-américaines qui n’admettent pas l’indépendance de l’individu sans fortune, alors qu’elles sont si complaisantes à la fortune sans scrupules. Il fut poursuivi par la haine calomnieuse de cuistres impuissants comme ce Griswold qui s’acharna contre sa mémoire et fit dire à Baudelaire : « N’y a-t-il pas, en Amérique, de loi qui interdise aux chiens l’entrée des cimetières ? »
La figure la plus caractéristique du romantisme allemand, sentimental, rêveur, inquiet, mystique, épris d’un idéal surnaturel sans aucune possibilité de composer avec le réel, avait été celle d’Heinrich de Kleist. Un Chatterton avait essayé de lutter et avait été vaincu, à dix-sept ans, par la misère plus que par le « mal du siècle ». Heinrich de Kleist vécut plus longtemps mais porta toute sa vie la nostalgie de la mort. S’il tarda à mourir, c’est qu’il lui fallait un compagnon pour « tirer le rideau » avec lui. Il ne le trouva qu’à trente-trois ans, en 1811, lorsqu’il réussit à entraîner dans la mort, avec lui, sa fiancée, Henriette Vogel. Gœthe tenait Heinrich de Kleist pour un grand poète et l’on a dit « qu’auprès d’un tel créateur, un Novalis et un Tieck s’évanouissent comme des ombres exsangues ».
Au romantisme allemand se rattachent, par la langue, mais non par l’esprit, les autrichiens Grillparzer et Lenau. Grillparzer (1791–1872) fonctionnaire viennois dont l’existence calme contrasta avec le bouillonnement romantique, fut l’interprète du véritable esprit de la capitale autrichienne. Lenau (1802–1850), d’origine aristocratique et silésienne, fut, tout au contraire, le poète d’un romantisme exalté ; il succomba dans la démence. Tous deux marquèrent par dessus tout le parti-pris de ne pas être d’esprit allemand, Ils vinrent assez tard dans le romantisme et n’en virent que les excès. Ils ne paraissent pas avoir été sensibles il son sens universel détaché de l’esprit de clocher et de caste.
Le romantisme en France. — Ce fut Senancour (1770-1846), qui réalisa le personnage le plus caractéristique, le plus sincère et le plus réfléchi du romantisme. Moins exalté et moins remuant que Kleist, plus indécis et plus solitaire, il trouva dans la nature le refuge de ses rêveries, sinon l’apaisement de son âme. Il fut, de son temps, un des rares hommes qui sentirent et aimèrent véritablement cette nature. Nul, plus que lui, n’éprouva ses « effets romantiques » , « l’harmonie romantique » de sa « langue primitive ». Un des premiers il chanta la forêt de Fontainebleau qui a trouvé depuis tant de poètes et de peintres. Il a vécu avec ivresse parmi « ses fondrières, ses vallées obscures, ses bois épais, ses collines couvertes de bruyères, ses grés renversés, ses rocs ruineux, ses sables vastes et mobiles dont nul pas d’homme ne marquait l’aride surface… » (Obermann). Avant Shelley, il fut le poète des splendeurs alpestres, des glaciers qui faisaient à Chateaubriand l’effet de « carrières de chaux et de plâtre » !… La mélancolie d’Obermann (1804) est aussi sincère que celle de René (1802) est affectée. Il y a, dans l’œuvre de Senancour « le romantique qui suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité », alors que dans celle de Châteaubriand il n’y a que « le romanesque qui séduit les imaginations vives et fleuries ». Senancour, pour qui les affections de l’homme étaient « un abîme d’avidité, de regrets et d’erreurs » était trop sceptique pour trouver l’apaisement dans les soporifiques religieux. Il souffrait du mal de son époque. Chateaubriand se bornait à le mettre en roman en le délayant dans le julep du christianisme.
La véritable note française fut apportée dans la poésie romantique par Lamartine (Méditations, 1820, et Nouvelles Méditations, 1823), et Victor Hugo (Premières Odes, 1822, et Odes et Ballades, 1824). C’était une poésie nouvelle par la forme. Elle se manifesta par des œuvres, les théories n’étant pas encore formulées. Stendhal a été le premier des théoriciens romantiques. Par détestation de l’imitation classique qui n’était plus de l’époque, il s’était déclaré romanticiste et, dès 1823, il avait commencé la nouvelle bataille littéraire en posant la question : « Pour faire des tragédies qui puissent intéresser le public, faut-il suivre les errements de Racine ou ceux de Shakespeare ? » Toute une série d’articles pour la défense du romanticisme parurent sous sa plume et furent réunis dans le volume : Racine et Shakespeare. Mais Stendhal serait par la suite le moins romantique des romantiques. Il était trop sincère, aimait trop la vérité et détestait trop l’hypocrisie pour ne pas rompre avec le romantisme sentimental devenu une formule pour faire des dupes depuis la brutale fortune napoléonienne. Stendhal se plut à arracher leur masque sentimental aux beaux marlous, les Rastignac, les Rubempré, qui vivaient de la corruption des mœurs et que Balzac ménageait trop.
Vers 1823, Charles Nodier réunit chez lui le premier cénacle romantique. Nodier fut le romantique par excellence, par son besoin de mettre du romanesque en toute chose. Ses grandes qualités d’écrivain le firent exceller dans le conte où il ne fut pas inférieur aux Allemands. Il fut non moins romantique par la frénésie de son imagination et une remarquable insincérité le poussant à « paraître » et à étonner ses contemporains. La chose était alors plus neuve qu’aujourd’hui ; on pouvait encore en user honnêtement sans être absolument ridicule ou odieux. Le premier cénacle romantique compta les frères Deschamps, Vigny, Soumet, Chênedollé, Jules Lefèvre, etc. Hugo se réserva, à mi-chemin entre le classicisme et le romantisme, jusqu’en 1826 où il réclama la « liberté dans l’art », celle de tout dire, de tout représenter dans la réalité des sentiments humains. L’année suivante, tout en gardant une mesure que ses disciples n’observeraient pas toujours, il s’affirma avec fracas chef de l’école romantique dans la préface de Cromwell.
Le deuxième cénacle, formé en 1829, fut plus nettement romantique avec Nodier, Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, A. Dumas, David d’Angers, etc. Les artistes entraient dans le mouvement à côté des littérateurs. Les événements politiques, avant-coureurs de juillet 1830, favorisèrent l’offensive qui fut prise audacieusement. Les représentations d’Henri III et sa cour, d’A. Dumas, à la Comédie Française, et la publication du Dernier jour d’un condamné, de V. Hugo, furent en 1829, les deux premières manifestations triomphales du romantisme. Hernani, d’Hugo, et Othello, traduit de Shakespeare par A. de Vigny, consacrèrent sa victoire définitive au théâtre (Voir ce mot). Le romantisme apporta dans la poésie française une abondance et un éclat incomparables qui se transmirent durant tout le siècle aux écoles dérivées de lui, celles des Parnassiens et des Symbolistes. Lamartine, V. Hugo, Vigny, Musset, Th. Gautier eurent de dignes continuateurs en Leconte de Lisle, Baudelaire, Banville, Verlaine. Le romantisme avait vaincu.
Sa victoire se compléta dans les arts. Le romantisme artistique sortit d’un groupe formé autour d’Hugo et que fréquentaient entre autres Corot et Rousseau. Il avait commencé par une réaction puritaine du classicisme contre la peinture mondaine du XVIIIe siècle. Les Brutus et les Gracchus de la Révolution avaient déclaré la guerre aux Boucher, Van-Loo, Fragonard, et autres « pornographes », peintres d’une « société corrompue ». Les vertus romaines devenues à la mode, en attendant de devenir les vices de la décadence du Directoire, avaient inspiré l’œuvre de David et de son école. D’une fausseté absolue dans sa conception, cette œuvre n’avait pris son importance que du très grand talent de David. De cette école même sortit la première manifestation de la peinture romantique avec les Pestiférés de Jaffa, de Gros, en 1804. Celui-ci, sur les objurgations de David, n’osa pas continuer dans cette voie. Il fut victime de sa pusillanimité au point qu’il se tua. Le Radeau de la Méduse, de Géricault, en 1819, fut plus nettement de réaction anticlassique ; on peut dire qu’il commença le réalisme dans la peinture. La guerre éclata dans le domaine de l’art comme dans celui de la littérature. Les exaltés du romantisme ne virent plus dans David qu’un copiste de l’antique et, dans l’antique, qu’une matière froide et inactive. La peinture romantique trouva dans Delacroix son Hugo. Comme lui, Delacroix dépassa l’école et s’éleva aux hauteurs humaines. Les classiques furent alors définitivement battus et les plus vastes perspectives s’ouvrirent, non pour l’art romantique, mais pour l’art naturaliste incomparablement supérieur (Voir Peinture).
L’art romantique fut dominé par la littérature ; elle l’empêcha de donner toute sa mesure. Le décor des phrases nuisit au décor de la peinture. Il en fut de même en musique. Berlioz, qui avait l’âme d’un préromantique et le génie musical d’un Mozart, voulait la liberté pour la musique comme pour les autres arts ; il fut le plus révolutionnaire des musiciens. Il fut incompris comme l’avait été Mozart, et ils continuent à l’être tous deux (Voir Musique). Le romantisme se plaisait aux truquages mélodramatiques des Meyerbeer ; l’âme profonde de la musique, celle de Berlioz, comme d’ailleurs celle de Beethoven, lui resta étrangère.
Toute une jeunesse bruyante qui mêlait les aspirations littéraires, artistiques et politiques, formait les « Jeune France » qui s’étaient ralliés autour du gilet rouge de Th. Gautier à la bataille d’Hernani. Il en sortit cette bohème parfois sublime, mais hétéroclite, qui dirait plus tard, avec Degas : « De mon temps, on n’arrivait pas ! » Elle produisit les excentriques, les irréguliers, les en-dehors du romantisme, quand il « arriva » de plus en plus, ayant conquis les Académies et les Salons, les prix et les décorations. On vit une foule de sous-romantiques médiocres chercher dans l’outrance l’effet qu’ils ne pouvaient produire par un vrai talent. Pour un poète délicat comme Aloysius Bertrand, auteur de Gaspard de la Nuit, on vit une quantité d’Emile et Antony Deschamps, de Rességuier, d’Hegésippe Moreau, de Briffault, de Pelloquet, de Laurent Jan, de Charles Lassailly, de Pétrus Borel, de Philothée O’Neddy, de Mac-Kent, de Destombet. Ils apportèrent dans la poésie et le roman une variété intéressante, mais surtout, ils semèrent la terreur et l’ahurissement. « Sans la lycanthropie de Pétrus Borel, il y aurait eu une lacune dans le romantisme », a dit Baudelaire. Le jeune Escousse, trop louangé à sa première œuvre, ne voulut pas survivre à l’échec de la seconde et se tua. Arvers, moins exalté, vécut sur la réputation d’un sonnet et se livra modestement à la fabrication vaudevillesque. Aucune époque, sinon la nôtre qui la dépasse dans le genre, ne fut plus hyperbolique, plus riche en hommes de génie qui se dégonflaient comme des baudruches, plus comblée d’ambitieux et de ratés. Ceux-ci furent alors, beaucoup plus qu’aujourd’hui, « les tombés d’un trop haut idéal », comme disait Catulle Mendès. C’est pourquoi leur époque valut mieux que la nôtre dont l’idéal est par trop plongé dans les latrines utilitaires que raillait Th. Gautier. Les excentriques, « grands dépendeurs d’andouilles », « aboyeurs à la lune », « refileurs de comètes », « avaleurs de brouillards », du romantisme, exagérèrent tout ce qu’il portait en lui de conventionnel, d’excessif, de caricatural ; et quand Ponsard arriva avec la réaction de ce qu’on a appelé le « bon sens », il n’eut pas de peine à montrer combien le décor romantique tombait en poussière. Seules demeuraient du romantisme les œuvres portant en elles la jeunesse et la beauté éternelles, celles de l’humanisme dans tous les temps.
En conclusion. Le romantisme a été une époque du grand mouvement humaniste qui se déroule à travers les siècles pour la liberté de la vie et de la pensée.
Il a eu deux périodes : celle du préromantisme, de la préparation pour l’avenir contre le passé ; celle du romantisme proprement dit d’un épanouissement artificiel, de la banqueroute, de l’incrustation dans le passé contre l’avenir.
Le romantisme était vainqueur avec la Révolution. Il devint conservateur avec la contre-révolution et se perdit dans des questions de forme, des rivalités de boutiques. Une fois de plus, la lettre tua l’esprit. Après avoir fait atteindre à la pensée la pureté des cimes, à l’espérance humaine les « forteresses de la liberté », il a capitulé, s’est retranché dans les formules creuses de « l’art pour l’art » et a fait redescendre l’esprit dans les profondeurs caverneuses, il lui a rivé de nouvelles chaînes. Il s’est abandonné au muflisme, au sabre, à tous les dogmes destructeurs de la liberté et de la dignité humaines. Aujourd’hui, il n’en reste qu’un virus malsain dans l’organisme social. Il dresse, comme des labarums, les insignes infâmes des Mussolini et des Hitler, comme il dressa ceux des Napoléon, le « grand » et le « petit ». Il attèle à leur char de triomphe les foules imbéciles et lâches qui pâturent leur substance intellectuelle et morale dans les stades, les arènes, les dancings, au cinéma, dans les lupanars, les casernes, les sacristies, la presse, partout où l’on ne pense pas, mais qui brûlent ou sont prêtes à brûler les œuvres du génie humain qui a voulu les libérer, en faire des hommes. Le « héros romantique » est plus répandu et admiré que jamais. Mais il a de plus en plus la silhouette grotesque et les agissements calamiteux du père Ubu, avec sa « gidouille merdreuse », son « crochet à phynance » et son armée de « palotins ». — Edouard Rothen
ROTATION (du latin, rotare : tourner). En mécanique, science des mouvements ; on appelle rotation, le mouvement circulaire d’un corps autour d’un axe invariablement fixe ou supposé tel. Le mouvement de la terre autour de son axe est un mouvement de rotation. Un mouvement de rotation peut être uniforme ou varié.
Dans le cas d’un mouvement uniforme, un point quelconque du corps décrit des arcs égaux dans des temps égaux. La petite aiguille d’une montre parcourt 30 degrés par heure ; elle parcourt donc en 6 heures, 6 fois 30 degrés ou 180 degrés.
Dans le cas d’un mouvement varié, on démontre que le rayon mené d’un point considéré, au centre du cercle qu’il décrit, fait avec sa position initiale des angles variables selon une loi quelconque. L’équation de ce mouvement se déduit du principe dit de d’Alembert qui veut qu’il y ait équilibre entre les forces extérieures appliquées au corps et les forces d’inertie nées du mouvement. Laquelle condition d’équilibre, dans le cas d’un corps assujetti à tourner autour d’un axe fixe, consiste en ce que la somme des mouvements, par rapport à cet axe, des forces appliquées au corps soit identiquement nulle.
Quand un corps solide a un mouvement de rotation par rapport à un certain système de repères et que ceux-ci participent également à un autre mouvement de rotation, le mouvement absolu du solide résultera des deux rotations. La détermination d’un pareil mouvement de rotation comprend trois cas, selon que les axes de rotation sont parallèles, concourants ou situés dans des plans différents.
Il ne nous appartient pas d’exposer ici, la détermination de pareils mouvements de rotation, celle-ci ne pouvant se faire qu’en faisant appel aux formules de l’analyse mathématique, qui ne peuvent être comprises que par les personnes possédant une culture mathématique supérieure.
Les corps célestes, planètes et soleil, possèdent généralement tous un mouvement de rotation sur eux-mêmes, mouvement qui s’accomplit en des temps différents et donnant lieu à divers phénomènes que nous allons examiner en étudiant les conséquences du mouvement de rotation de notre planète.
Notre globe est à peu près rond et, de plus, il est isolé dans l’espace ; il possède donc toutes les propriétés nécessaires pour effectuer un mouvement de rotation. Si notre globe n’effectuait pas ce mouvement que présentent toutes les planètes du système solaire, il faudrait que tous les astres du ciel, depuis le plus proche de nous, la Lune, jusqu’aux étoiles perdues aux confins de la Galaxie, tournent tous ensemble et en un seul jour autour de la terre. Il serait nécessaire, pour qu’un tel mouvement se produisit, que tous les astres fussent animés de vitesses folles, dépassant tout ce que l’imagination peut concevoir, étant donné leurs distances énormes à notre globe. L’étoile alpha du Centaure, l’une des plus proches de nous, devrait couvrir, pour accomplir ce mouvement, une circonférence de 64 trillions de lieues, à la vitesse de 740 millions de lieues par seconde (d’après Flammarion). À ces considérations militant en faveur de la rotation de notre globe, s’en ajoutent d’autres tirées de la Mécanique, que nous ne pouvons exposer ici, étant donné leurs caractères transcendants. Nous dirons simplement que la preuve de la rotation de la terre, pressentie par Galilée, a été réalisée en 1851 par Léon Foucault et renouvelée, au Panthéon, en 1902 (expérience du pendule). Le baron Eötvös, professeur à l’université de Budapest, a fait, en 1917, une nouvelle et remarquable expérience, basée sur un principe différent de celui de Foucault, pour démontrer la rotation de notre terre.
Ce pourrait être un sujet d’étonnement qu’il ait fallu attendre jusqu’au XIXe siècle pour avoir une preuve positive de la rotation de notre globe, si nous ne connaissions le pouvoir émasculateur des dogmes religieux. Les anciens se figuraient malaisément la forme de notre terre ; mille et une considérations philosophiques et surtout religieuses, faisaient de celle-ci le centre de l’univers. Notre globe, les religions l’enseignaient, était l’objet principal de la sollicitude des ou de Dieu. De plus, les livres pieux donnaient l’explication des mouvements célestes. Aussi, pendant de nombreux siècles, se soutint la théorie de la terre, centre du monde. Durant les époques de civilisation gréco-romaine, de la civilisation arabe, jusqu’à la fin du moyen-âge, la théorie en vogue voulait que notre terre fût au centre de l’univers, le restant du monde lui étant concentrique et limité par une enveloppe sphérique qui porte les étoiles déclarées fixes et immuables. De l’autre côté de cette sphère, se trouve le domaine du principe moteur de l’univers. De là aussi, parvient l’impulsion de la révolution quotidienne de la sphère étoilée ainsi que de tous les systèmes d’enveloppes sphériques qui y sont contenues. Considérées comme concentriques à la sphère terrestre et portant dans leurs ordres les sept planètes, y compris le soleil et la lune, depuis le plus éloigné Saturne (les anciens ne connaissaient ni Uranus ni Neptune) jusqu’à celui qui est le plus proche de la terre, la Lune ; chacun de ces systèmes d’enveloppes sphériques transparentes mais solidement emboîtées, accomplissait, en dehors d’une révolution quotidienne autour de la terre, encore d’autres mouvements de rotation. Il a fallu attendre, malgré les travaux d’esprits indépendants, tels Aristarque de Samos, Héraclide de Pontus, jusqu’à Copernic et Galilée pour en arriver à une plus saine représentation du système du monde. Encore ce dernier a-t-il payé sa découverte, contraire à l’enseignement des saintes écritures, d’une abjuration en règle faite en l’église de la Minerve, à Rome, le 22 juin 1633. En réalité, c’est la Terre qui tourne sur elle-même et non le ciel autour de la terre. Ce mouvement de rotation s’effectue à gauche, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, en 23 heures, 56 minutes, 41 secondes 091.
Conséquences du mouvement de rotation de la Terre. — Tout corps en mouvement de rotation est sollicité, du fait même de cette rotation, de s’éloigner de l’axe autour duquel il tourne, par une force à laquelle ce mouvement tournant donne naissance. C’est la force centrifuge qui diminue le poids réel des corps. A l’équateur, elle est la 289ème partie de la force centripète (pesanteur). En conséquence, un corps pesant 289 grammes aux pôles, ne pèse plus que 288 grammes à l’équateur. Si la vitesse de rotation de notre planète était seulement 17 fois plus rapide, les corps ne pèseraient plus rien à l’équateur ; état de choses qui amènerait de sérieuses perturbations dans notre mode d’existence. La rotation de la terre a une autre conséquence importante pour la vie générale du globe et pour les mouvements des fluides (air et eau) qui se déplacent à sa surface. On démontre, en Mécanique (théorème de Coriolis) que tout corps en mouvement à la surface d’une sphère tournante doit être dévié de sa trajectoire du fait même de la rotation. Cette déviation se fait vers la droite dans l’hémisphère nord, vers la gauche dans l’hémisphère sud. Par conséquent, les masses d’air qui constituent les courants aériens et les vents généraux, les masses d’eau qui forment les courants marins sont déviées de leur trajectoire du seul fait de la rotation du globe. Cette cause de déviation qui s’exerce d’une façon permanente nous donne les vents alizés et les moussons, vents sur lesquels le navigateur peut toujours compter étant donné leur persistance et leur régularité. Ces mêmes vents agissant sur les masses d’eau de l’océan, leur impriment des mouvements de translation généraux connus sous le nom de courants marins ; courants qui, par leur apport de chaleur ou de froid, jouent un rôle capital sur la température des pays qu’ils baignent.
Le jour et la nuit. Rotation et mesure du temps. Aspects successifs du ciel. — Une conséquence immédiate de la rotation de la terre est la succession des jours et des nuits. La terre étant sphérique n’est, ainsi que toute sphère éclairée par une source lumineuse, qu’à moitié éclairée par le Soleil. Chaque point de sa surface passe donc alternativement dans la moitié éclairée et c’est le jour, et dans la moitié obscure et c’est la nuit.
Une autre conséquence importante est l’inégalité des heures aux différents points du globe. Le soleil paraît se lever à l’est, monte progressivement dans le ciel, atteint son point culminant à midi, et passe au méridien, puis redescend graduellement pour se coucher à l’ouest. Entre deux passages consécutifs du soleil au méridien, il s’écoule 24 heures. Cet intervalle est le jour solaire ou civil. De même, une étoile se lève à l’est passe au méridien (voir ce mot) et se couche à l’ouest. Entre deux levers consécutifs d’une même étoile, il s’écoule toujours le même nombre de secondes (86.164). Elle passe toujours au méridien à la même heure et le temps qu’une étoile met pour revenir au même méridien donne la mesure précise et constante du mouvement tournant de notre planète. Cet intervalle de temps a été appelé « jour sidéral ». Le soleil n’a pas cette constance, cette régularité. Tantôt il est en retard, tantôt il est en avance. Supposons qu’à midi, un point quelconque situé au méridien soit juste en face du soleil ; quand la terre aura accompli une rotation, le méridien se retrouvera comme il était la veille, mais le point considéré n’y sera plus. Pour qu’il revienne devant le soleil, il faut que la terre tourne sur elle-même pendant 3 minutes, 56 secondes. Et cela tous les jours de l’année. Le jour solaire qui, divisé en 24 heures, règle toute notre activité est donc plus long que le jour sidéral. Il y a, par an, 365 jours solaires 1/4, tandis qu’il y a exactement 366 rotations 1/4, soit une de plus. Cette durée du jour solaire est elle-même légèrement variable, le mouvement de translation de notre terre sur son orbite elliptique, qui lui donne naissance, n’étant pas lui-même uniforme. Cette différence entre le jour sidéral et le jour solaire détermine les aspects successifs du ciel qu’il nous est donné de contempler. Le jour sidéral étant plus court d’environ 4 minutes que le jour solaire, les étoiles, dans leur mouvement diurne, avancent donc sur le soleil. Au bout d’un mois, cette avance est de 2 heures et, après un an, de 24 heures. Les constellations que nous apercevons l’hiver sont, par suite de cette avance, voilées par le jour en été, et celles invisibles l’hiver, pour la même raison, illuminent nos nuits d’été.
Les heures. — Ceci posé, divisons la circonférence du globe à l’équateur en parties de 15 degrés chacune et considérons les méridiens passant par ces divisions qui partagent la terre en 24 tranches ou fuseaux. Quand, par exemple, en vertu de la rotation de la terre, le méridien de Paris passera devant le soleil, il sera midi à Paris. Une heure après, ce sera le tour du méridien suivant, il sera midi pour lui, tandis qu’il sera 13 heures à Paris. Les points diamétralement opposés auront alors minuit et 1 heure du matin. Jadis, chaque cité réglait les conditions de sa vie civile sur son heure locale, celle variant d’une ville à l’autre, c’est-à-dire avec le méridien. Les moyens d’interpénétration s’étant développés, il en résulta bientôt de sérieux inconvénients. Il fut décidé que chaque nation aurait une seule heure sur son territoire, celle du méridien passant par sa capitale.
Nonobstant cette amélioration, des différences d’heures persistaient quand on passait les frontières. On décida donc, en 1911, de partager la terre en 24 fuseaux horaires, contenant chacun 15 degrés de longitude, en convenant que l’heure serait la même à l’intérieur de chaque fuseau. L’avantage de cette modification est que lorsqu’on passe d’un fuseau à l’autre, le nombre des heures change exactement d’une heure et que le chiffre des minutes et des secondes ne varie pas.
Rotation des planètes. — La terre, nous l’avons dit, n’est pas la seule sphère qui gravite autour du soleil. D’autres sœurs de notre globe font cortège au soleil et, comme la terre, possèdent un mouvement de rotation. La Lune tourne sur elle même dans le même temps qu’elle accomplit sa révolution : elle ne nous présente donc que toujours la même face. La rotation du soleil s’effectue en 25 jours, 4 heures, 29 minutes, mais elle n’est pas uniforme, les diverses zones du globe solaire, de part et d’autre de l’équateur ont des vitesses de rotation différentes, qui se ralentissent progressivement à mesure qu’il s’agit de latitudes de plus en plus rapprochées des pôles, et cela au point qu’à la latitude de 40° (N et S) la rotation est plus longue de 2 jours qu’à l’équateur. La rotation des planètes Mercure et Vénus, les plus proches du soleil, semble être de même durée que leurs translations autour du soleil ; elles présenteraient donc, comme la lune, le même hémisphère au soleil, mais cette dernière hypothèse n’est pas prouvée. La durée de leur rotation reste inconnue. Mars effectue sa rotation en 24 heures, 37 minutes, 23 secondes 65. Jupiter, la plus grosse planète du système tourne sur lui même en 9 heures, 57 minutes, 37 secondes. Saturne, la merveille du monde solaire, l’accomplit en 10 heures, 15 minutes. La durée exacte de la rotation des planètes Uranus et Neptune n’est pas déterminée, elle semble être de 10 heures, 40 minutes pour la première et de 8 heures pour la seconde. Toutes deux, cependant, effectuent leur rotation en sens rétrograde, c’est-à-dire centre de celle du soleil et des autres planètes. On n’a évidemment, aucune donnée exacte sur la durée de la rotation de la planète transneptunienne, découverte récemment. — C. Alexandre