Encyclopédie anarchiste/Vacances - Vanité
VACANCES. Paul Lafargue a exposé avec beaucoup de clarté, dans Le Droit à la paresse, cette idée que la classe ouvrière est possédée par une « étrange folie » : l’amour du travail, la passion furibonde du travail. Et c’est bien, en effet, une des étranges maladies sociales qu’a engendrées le régime capitaliste. Paul Lafargue a montré, dans le cours de son exposé, que ça n’a pas été les peuples qui se sont exténués à des besognes serviles qui ont été grands dans l’histoire, mais au contraire ceux qui ont eu de nombreux moments de loisir et qui ont su les occuper en artistes et en rêveurs. La mercantile Carthage n’a rien créé d’original dans le domaine de l’art, le négoce ne laissant aucune place au rêve. La Grèce, qui a su apprécier les bienfaits de la paresse a légué à la postérité les trésors artistiques et les hautes spéculations philosophiques qui ont, au cours des siècles, fait l’émerveillement des hommes. Ce sont les peuples bergers qui ont découvert les lois de l’astronomie, parce qu’ils ont eu le loisir de contempler le ciel étoilé. Encore aujourd’hui, les créations géniales, les œuvres d’art, les inventions multiples, ne sortent-elles pas, en général, de l’esprit de rêveurs, souvent considérés comme d’inoffensifs maniaques, parce que, aux yeux du vulgaire, ils sont plus préoccupés de leurs chimères que du souci de leur fortune ou de leur pain quotidien ? Il est certain qu’un des droits les plus légitimes de l’homme est le droit au repos. Convenons que le travail est une malédiction (Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front !), du moins le travail tel que la société actuelle l’impose à l’individu. Le travail, vu les progrès du machinisme, ne serait presque plus une nécessité. N’étaient les profiteurs du désordre mondial, le travail, organisé rationnellement, abolirait la plus-value, par suite le chômage et la misère. Alors, le temps de repos pour chaque individu pourrait être très grand ; d’amples vacances viendraient embellir la vie, et l’esprit libéré des soucis matériels pourrait se hasarder plus facilement vers des problèmes plus hauts. Actuellement, la nécessité des vacances s’impose d’autant plus que la production est rationalisée. (La diminution constante de la durée de la journée de travail le démontre). Il est certain qu’après une période d’activité, les muscles ou le cerveau ont besoin de se reposer. Détente et distraction sont des facteurs de régénération. Les machines – organismes d’acier – sont soumises à des révisions périodiques. Avec la machine humaine ne devrait-on pas, à plus forte raison, prendre toutes sortes de précautions ? Jamais le proverbe n’a été aussi juste : « Qui veut voyager loin ménage sa monture. » Quel est l’être humain qui ne voudrait pas « voyager » aussi longtemps que possible, c’est-à-dire retarder à l’extrême limite le moment de la déchéance et de la mort ? Cette nécessité du repos est apparue dès qu’on a voulu faire travailler les enfants. Mais peu à peu s’est imposée aussi la nécessité des vacances pour les adultes ; et c’est sous ces deux aspects que nous allons envisager la question.
L’enfant éprouve un besoin impérieux de se reposer régulièrement, car il n’est susceptible d’exercer une attention soutenue que pendant un temps très court, d’autant plus court que son cerveau est moins mûr. (Voir Éducation). Un emploi du temps rationnel comprend des récréations journalières, des repos hebdomadaires, mensuels, annuels. Les vacances scolaires, sauf les vacances d’été, sont réglées selon les fêtes religieuses. Il est à regretter qu’elles ne soient pas déterminées d’une façon rigoureusement mathématique et que, dans ce domaine encore, la raison soit à la remorque de la foi. Dans le cadre du calendrier actuel nous verrions très bien quelques jours de repos à chaque fin de mois, à chaque fin de trimestre et à chaque fin d’année. Ce qui peut encore être passable pour la Noël devient par trop élastique pour Pâques qui oscille avec la pleine lune de Mars. Dans les pays du nord de l’Europe, il y a un mois de repos vers la Noël, ce qui coupe l’hiver long et rigoureux, et les classes vaquent de juin à fin septembre, afin que l’on puisse profiter de la belle saison. Par contre, les vacances s’allongent en été dans les pays chauds (de mai à novembre en divers endroits d’Afrique).
Des vacances réparties judicieusement dans l’année évitent à l’esprit la monotonie des occupations, la lassitude qu’occasionne un effort t trop prolongé, et même l’ennui ou le dégoût pour les natures qui répugnent à un trop long asservissement. Se reposer ainsi n’est pas perdre du temps, c’est laisser à l’esprit le loisir d’assimiler des acquisitions hâtives et de rejeter aussi tout le fatras livresque que des programmes parfois irrationnels – et surtout des maîtres trop imbus de la méthode de remplissage – voudraient empiler dans les crânes jusqu’à éclatement. Elles sont alors comme une sorte de lac régulateur où le fleuve des connaissances vient se clarifier. Malheureusement le déplorable système d’instruction – avec ses compositions, ses examens et concours qui empoisonnent toute la jeunesse studieuse – oblige les élèves à sacrifier jeudis, dimanches et jours de fêtes (et souvent toutes les vacances d’été pour les sessions d’octobre). Cela, au détriment de la santé morale et physique. Il n’y aura de remède que lorsqu’on éduquera la jeunesse selon des conceptions saines, lorsqu’on cherchera à avoir, selon le mot célèbre, non des têtes bien pleines mais des têtes bien faites. Il faut signaler cependant le mouvement sans cesse grandissant des « colonies de vacances ». La question est d’importance pour la population scolaire des grandes villes où, pendant la canicule, l’enfant s’étiole et souffre. L’idée de ces colonies est du pasteur W. Bion, de Zurich, et remonte à 1876. Ce pasteur emmena dans l’Appenzell un groupe d’écoliers de Zurich choisis parmi les plus pauvres et les plus débiles. L’effet sur la santé de ces écoliers fut merveilleux. L’idée suivit son chemin et le mouvement gagna successivement le Danemark, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie, la Suède, l’Italie, la Belgique, la France, les États-Unis. Partout, on constata chez les enfants des accroissements de poids, de taille, de tour de poitrine, des habitudes de propreté et d’ordre, une faculté d’acquisition intellectuelle accrue, en même temps que le bénéfice de connaissances nouvelles obtenues au contact de la nature.
Devant ces succès et l’engouement légitime des populations, les colonies de vacances se sont développées, et dans ce domaine comme ailleurs, des spécialistes en charité publique et en distribution de dons se sont dépensés (moins par philanthropie que par intérêt bien compris : élection ou réélection, décoration, avancement ou besoin d’assurer une emprise profonde sur les familles). Tout au début, en 1884, par souscription publique, dans le IXe arr. de Paris, on recueillit 9.000 francs ; en 1885 près de 14.000 francs. Deux adjoints, MM. Champrenault et Duval acquirent un château et son parc à Mandres-sur-Vair (Vosges) et cela permit l’envoi de 100 colons par mois de mai à octobre 1889. On ne compte plus, depuis lors, les initiatives individuelles, les réalisations municipales, départementales ou d’organisations diverses. Des fêtes sont données ici au profit des « pupilles de l’École » ou des « pupilles de la Nation » ; et là on ouvre des souscriptions, on procède à des loteries, à des quêtes, on vote des subventions. On acquiert de magnifiques domaines et c’est alors qu’on organise la plus flatteuse des publicités au bénéfice moral de l’organisation ou de l’organisateur. Seulement… on ne peut satisfaire qu’à un dixième des besoins ! C’est ainsi que, par exemple, la municipalité d’une grande ville de France a reçu, en 1932, 5.000 demandes pour ses colonies de vacances et elle n’a pu offrir que 480 places. Comme toujours, on a l’air de faire beaucoup ; en réalité on exploite un besoin, pour le plus grand profit d’un clan (politique ou religieux) ; et le peuple, au lieu d’exiger la justice, c’est-à-dire des vacances pour tous les enfants, se satisfait d’une misérable charité trop souvent offerte aux bien-pensants, aux quémandeurs, aux petits camarades… La tare du système est là. Et voilà pourquoi, essayant de faire vibrer la corde sentimentale, lorsque les dirigeants de ces œuvres disent aux révolutionnaires : « C’est pourtant une bonne œuvre ; il vaut mieux faire peu que de ne rien faire », ceux-ci répondent : « Votre œuvre est un masque qui cache la justice ; toute l’Église tient votre raisonnement dissimulant ainsi sa malfaisance sous une façade de philanthropie. Nous n’apportons pas notre concours aux œuvres sociales de l’Église ; nous n’allons pas l’apporter aux œuvres du capitalisme, car ces œuvres servent à le consolider alors qu’il doit être détruit ». Mais nous avons vu des organisations prolétariennes créer des camps de vacances où se sont rencontrés des enfants de divers pays. Ces initiatives ne peuvent qu’être encouragées, lorsqu’elles sont susceptibles de créer une mentalité internationale.
Si les vacances ne sont pas toujours profitables, comme elles devraient l’être, aux enfants de nos écoles, elles le sont aux maîtres, et cela d’une façon fort appréciable. On ne se représente pas toujours très exactement le degré d’épuisement physique et cérébral d’un éducateur auquel on a confié de 40 à 50 enfants pendant 10 mois consécutifs. Sans doute ces vacances sont-elles enviables et enviées, mais indispensables. Si les organismes jeunes sont rapidement redressés, il n’en est pas de même de ceux qui se sont usés sous le harnais. Certes, tout travail devient vite épuisant, et un travailleur manuel a tout autant besoin de repos qu’un travailleur intellectuel ; nous n’allons pas tomber dans le travers courant d’opposer l’un à l’autre. Selon ce que nous avons dit plus haut, des vacances sont nécessaires à tous. Que les avantages obtenus par une catégorie sociale soient reportés sur les autres, c’est tout ce qu’il faut demander et exiger. Le bien fondé de cette revendication n’est plus d’ailleurs mis en doute, et quantité d’organismes capitalistes ont admis la pratique des vacances payées, ceci dans leur propre intérêt : le rendement du matériel humain s’en trouvant accru ou meilleur. En attendant la transformation radicale – et prochaine – de la société dans le sens libertaire, tous les travailleurs doivent exiger des vacances payées car les vacances sont, pour l’individu, bienfaisantes, régénératrices, vitales. — Ch. Boussinot.
VALEUR (La) et les conséquences de son abolition. — Valeur intrinsèque et valeur mesurable. — Dire que les objets appropriables ont, par eux-mêmes, une valeur intrinsèque, c’est émettre une proposition évidente, un truisme que ne peut annuler ou battre en brèche aucun ergotage, aucun sophisme. On peut, certes, on pourra, par un dispositif légal, décréter que les utilités nécessaires à la vie de l’homme ne possèdent par elles-mêmes aucune valeur mesurable, c’est-à-dire aucune valeur qui les rende susceptibles d’être échangées de gré à gré contre d’autres utilités de valeur mesurable ; cela ne saurait empêcher qu’un morceau de pain, un verre d’eau, une couverture, un dictionnaire auront, dans tous les temps et dans tous les lieux, une valeur intrinsèque très considérable pour tout être humain qui a besoin de manger, de boire, de se réchauffer, d’être renseigné sur la signification exacte d’un vocable. Les choses appropriables ou, comme disent MM. les économistes, les utilités, possèdent donc une double valeur : une valeur absolue, la valeur qu’elles ont par elles-mêmes, correspondante au besoin humain qu’elles sont destinées à satisfaire, autrement dit une valeur intrinsèque : et une valeur relative ou mesurable par une autre valeur appelée valeur d’échange, grâce à laquelle l’utilité peut être troquée contre une autre utilité, être négociée, devenir un objet de commerce.
C’est de la valeur mesurable dont nous voulons nous occuper ici.
La valeur mesurable et le point de vue individualiste. — Étant donné la conception individualiste (anti-autoritaire ou anarchiste) de l’activité humaine au point de vue économique, et les revendications auxquelles elle donne lieu : possession individuelle et inaliénable pour chacun du moyen de production ; disposition libre et entière du résultat de l’effort strictement personnel ou « produit » ; absence d’interventionnisme sous tous ses aspects ; abolition de la domination de l’homme sur l’homme ou le milieu ou réciproquement, de l’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu et vice-versa ; — étant donné cet exposé succinct des aspirations de cet individualisme : y a-t-il utilité ou profit pour l’individualiste — producteur ou consommateur — à ce que les objets appropriables ou utilités économiques soient doués de valeur mesurable, possèdent une valeur d’échange ?
Définition actuelle de la valeur mesurable. — En premier lieu, avant toute discussion, il est nécessaire de définir ce qu’il faut entendre par « valeur » dans les circonstances économiques actuelles.
La valeur est le rapport entre deux besoins et deux puissances : besoin d’échange et puissance d’offre de la part du producteur on détenteur de l’utilité économique — besoin d’appropriation et puissance d’achat de la part du consommateur ou intermédiaire.
Tout ce que l’on veut comprendre dans ce rapport : prix de revient, amortissement, quantité de travail matérialisé, équivalence de services humains et tutti quanti, tout cela n’est que subsidiaire. Étant donné les conditions de la vie économique actuelle, la valeur est le rapport entre l’offre et la demande de toute utilité ou objet de consommation.
Deux ou trois exemples « en feront foi » :
Il pleut : un camarade a besoin d’un parapluie. Il a en poche de quoi l’acheter. Il se rend chez un marchand de parapluies. Et il se produit ceci : c’est que s’il a besoin de s’approprier cette utilité et, grâce au contenu de sa bourse, la puissance de se le procurer, le marchand de parapluies ressent un besoin au moins égal au sien d’acquérir, grâce au bénéfice que lui laisse l’écoulement de sa marchandise, des utilités relatives à son entretien : aliments, vêture, gîte, etc. Deux besoins sont en présence, et il y a rencontre de deux puissances : puissance d’offre de son côté, puissance d’acquisition du côté du client. Le prix du parapluie peut varier : il peut être offert à 5 francs, à 10 francs, à 20 francs, à 100 francs, c’est-à-dire que la valeur peut différer en raison de la beauté ou de la solidité de l’étoffe qui a servi à le confectionner, du manche qui peut être en bois précieux ou posséder une poignée en argent massif. Mais ces variations ne sont que des accessoires ; s’il ne pleuvait pas, si ce camarade n’avait pas oublié son parapluie, ou encore si son porte-monnaie ne contenait que trente-cinq sous, on pourrait lui offrir pour 2 fr. 25 un parapluie tout soie avec manche en bois des îles, ce serait peine perdue.
D’où il s’ensuit que, pour qu’il il ait valeur mesurable, il est essentiel qu’il se produise une offre et une demande.
Là où il y a offre et point de demande, là où il y a demande et point d’offre, il n’y a pas lieu à valeur mesurable.
Second exemple : un autre camarade est sur le point de partir en qualité de commis-voyageur pour la Polynésie et, pour mieux réussir que ses concurrents, il a calculé qu’il lui serait extrêmement avantageux de posséder le dialecte plus ou moins maori qui se parle en ces îles lointaines et fortunées. Or, on ne trouve là où il réside que de rares méthodes ou vocabulaires de ce dialecte, et cela, à des prix très élevés : 200 à 250 francs l’exemplaire, bien que très inférieurs quant à l’exécution et à la qualité aux ouvrages semblables pour l’étude des langues courantes, qu’on trouve dans le commerce à des prix très modérés. Il n’ignore aucune de ces particularités, mais il n’hésite pas cependant à faire la brèche nécessaire dans ses économies pour se procurer le vocabulaire dont il s’agit.
La rareté de la demande est, dans ce cas, un déterminant effectif de la valeur de l’utilité. Mais vendrait-on une telle quantité de méthodes ou de vocabulaires de ce dialecte que l’éditeur pût les offrir à 2 francs l’exemplaire ; s’il n’en a pas besoin, ledit camarade n’en achètera pas. De même si, en ayant besoin et n’ayant en poche que 1 fr. 75, il ne pouvait découvrir un moyen de se procurer les 25 centimes qui lui manqueraient.
Alors même que, tenté par leur bas prix, on achète des utilités dont on n’a pas un besoin immédiat, on le fait parce qu’on prévoit qu’elles feront faute ultérieurement. Si on ne prévoyait pas cet usage ultérieur, on les laisserait chez l’offrant, fabricant ou détenteur.
Cette définition de la valeur en tant que rapport entre deux besoins et deux puissances fait comprendre tout de suite le mécanisme de la hausse et de la baisse des prix, phénomène relatif aux variations de l’offre et de la demande.
Plus on a besoin d’une utilité, plus son prix s’élève mais aussi plus s’accroît sa production.
L’augmentation dans la demande provoque, appelle l’augmentation dans l’offre.
Le nombre des offrants-fabricants ou détenteurs d’une utilité donnée, grossit en proportion de l’accroissement du nombre des acheteurs ; les offrants se font concurrence et le résultat de la concurrence est la baisse des prix.
C’est pourquoi la concurrence est le régulateur actuel du prix des utilités ou objets appropriables.
Abolition de valeur mesurable. — Il est évident que la définition de la valeur mesurable, telle que nous venons de la faire, ne laisse pas dans son application de susciter un très grand nombre d’abus.
On peut en effet avoir un besoin urgent d’une utilité économique et se trouver dans l’impossibilité de l’obtenir — autrement dit il y a des consommateurs incapables de se procurer — faute d’instruments d’échange, espèces ou marchandises leur permettant de traiter avec le producteur ou détenteur — les objets de consommation qu’ils désirent.
Il y a des pauvres, des déshérités, des misérables de toute espèce qui se trouvent dans l’impossibilité absolue de s’approprier des utilités de première nécessité, indispensables à leur alimentation, à leur vêture, à leur gîte, à leur culture intellectuelle. Et autant d’êtres, autant de besoins différents.
Des esprits généreux et des doctrinaires remarquables se sont rencontrés pour déclarer ou expliquer qu’il était facile de mettre fin à cet état de choses déplorable en abolissant — non pas la valeur intrinsèque, comme des ignorants se l’imaginent — mais la valeur mesurable des objets.
Tous les systèmes proposés se réduisent, en dernière analyse, à ceci : à la suppression de l’échange direct entre individus produisant ou consommant, et au remplacement de l’intermédiaire-individuel par l’intermédiaire-administration, intermédiaire tellement privilégié qu’en dehors de lui aucune transaction ne peut avoir lieu.
Ces systèmes supposent que chaque membre de la société ayant droit à un travail assuré, on peut lui assigner le devoir correspondant de déposer le résultat de son travail, de son effort producteur, dans un magasin ou entrepôt, ou autre établissement.
En échange de cette remise ou abandon, il possède la faculté de se fournir dans ce magasin, cet entrepôt, ou dans tout autre, tout ce dont il a besoin pour sa consommation.
Il existe plusieurs écoles, divers projets et des plans de réalisation différents, mais tous — et le communisme libertaire en fait partie — veulent aboutir au même but : l’extinction du paupérisme non seulement par la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais encore par celle des rapports directs entre la production et la consommation.
L’abolition de la valeur mesurable et ses conséquences. — L’abolition de la valeur supprime le producteur individuel, à commencer par l’artisan. En effet, dès que le coût du produit ne peut pas être proposé par le producteur et discuté par le consommateur, dès que le produit ne peut plus être offert directement par l’offrant au demandant et demandé par le consommateur au producteur — dès lors enfin que toutes les transactions doivent avoir lieu par l’intermédiaire d’une administration impersonnelle et anonyme, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir que production automatique, machinale, impersonnelle, collective. Le producteur ignore le consommateur de son produit — il travaille pour l’administration répartitrice. La production personnelle à domicile est condamnée à disparaître à bref délai, par crainte de fraude possible. — Comment le producteur posséderait-il un seul outil de production, le moindre fragment de matière première ? Comment détiendrait-il une parcelle de sa production ? — Qui l’empêcherait alors de trafiquer en cachette avec un consommateur voisin, ou de travailler en secret pour le compte de ce dernier ?
On peut douter que les systèmes de ce genre mènent à la disparition des inégalités économiques ; il semble, en revanche, qu’ils conduisent à une étroite limitation de l’autonomie humaine, si on veut les appliquer de façon à ce qu’ils aient le résultat qu’on leur prévoit.
Essayons impartialement de nous rendre compte jusqu’où peuvent atteindre ces limitations, en nous demandant — en amants impénitents que nous sommes de la dignité humaine — si les protagonistes de ces systèmes en ont bien calculé les conséquences logiques.
Il est évident que l’interdiction de mettre en rapport celui qui produit et celui qui consomme nivelle les besoins et donne à la production un caractère uniforme. L’ignorance du consommateur individuel mène à l’ignorance de la gamme des besoins personnels. Des vêtements taillés sur un même patron, des objets d’ameublement sans style, des édifices, des demeures ne se différenciant pas les uns des autres, ceci n’est pas nouveau. Le système de production appelé « confection » ou de fabrication dénommé en « séries », nous a accoutumés à l’absence d’originalité dans l’aspect de la plupart des choses dont l’homme se sert. Mais le règne de régimes semblables à ceux dont il est question ici, réduirait bientôt à néant tout ce qui reste encore chez le producteur d’esprit de création, d’initiative, de tendance au perfectionnement du procédé de fabrication.
Le producteur anonyme n’a aucun avantage à faire un effort pour produire un objet qui diffère de ceux qu’il a produits jusqu’ici, pour modifier le moindre rouage de la fabrication routinière, à laquelle il est attelé chaque jour pendant un nombre d’heures plus ou moins grand. D’ailleurs, la collectivité, l’ensemble social peut décréter, à la majorité, que telle production est inutile, en arguant qu’elle s’applique à des objets de luxe ou des utilités superflues très peu demandées, ou demandées par une si petite minorité qu’il ne vaut pas la peine de s’en préoccuper ; elle peut refuser ou défendre la reproduction ou la propagation d’une œuvre donnée parce qu’elle contredit le canon artistique ou économique en vigueur dans le milieu social. L’administration-arbitre, en tant que représentant ou délégué de la collectivité, peut également refuser à n’importe quel producteur manuel et intellectuel, désireux de s’évader du dogme ou de la doctrine en cours, les moyens d’exprimer, d’exposer, de diffuser son opinion sur telle méthode de fabrication, ou tel procédé d’enseignement. Dépourvu du moyen de production, il lui est impossible de résister, de réagir, de s’affirmer.
Supposons qu’un camarade veuille produire pour son usage personnel des meubles sculptés ou autres objets façonnés avec originalité, dans l’unique dessein d’en orner sa demeure. Où trouver, comment se procurer les outils ou les matières indispensables à la réalisation de ce désir, si la majorité du groupement auquel appartient ledit camarade, ne voit pas la nécessité de se mettre en relations avec les pays où croissent les bois précieux dont il a besoin ou d’accomplir les recherches indispensables pour lui procurer les instruments de travail voulus ? Et si, moins ambitieux, un autre camarade exprime tout simplement le désir de critiquer le régime exécutif, le mode d’élection des administrateurs, l’application des décisions des majorités, etc, — où trouvera-t-il imprimerie, papier, éditeur, si la grande majorité du milieu où il évolue refuse de lui accorder la disposition des caractères, des machines ou des presses qui sont en son pouvoir ? Artiste, le voilà exposé à ne point trouver une seule salle pour exposer ses sculptures ou ses peintures, ou pour se faire entendre s’il est musicien ou acteur, dès lors que sa façon de peindre, sa manière de sculpter ou son jeu froisse les préjugés ou heurte les conventions de la collectivité dont il dépend. Inventeur, il connaîtra plus de déboires que dans la société actuelle, où il peut encore nourrir l’espoir de trouver dans la concurrence un débouché pour son invention.
On n’aperçoit dans les systèmes proposant la disparition de la valeur rien qui garantisse la possibilité de produire un objet quelconque s’il sort de la catégorie des utilités courantes.
On comprend alors le mot de Proudhon faisant de la valeur la pierre angulaire de l’édifice économique.
Les bons de consommation. — On peut pallier certains des inconvénients énoncés ci-dessus, par l’emploi des « bons de consommation » délivrés à chaque producteur au fur et à mesure de son apport, de son dépôt au magasin commun, entrepôt central, etc. Ce système permet, jusqu’à un certain point, la possession d’outils ou engins de production au domicile du producteur. De plus, le bon de consommation qui peut être tout aussi bien « au porteur » que « nominatif » permet à celui qui le présente au guichet de l’administrateur-répartiteur, de se faire délivrer les utilités dont il a besoin et cela dans n’importe quel établissement.
Cette méthode, qu’on peut supposer pratiquée sans difficulté, bat en brèche la notion de l’abolition de la valeur mesurable. On ne saurait imaginer la délivrance de pareils bons sans contrôle. On peut concevoir qu’en échange de toute sa production, on garantisse à un être humain toute sa consommation. Il est inconcevable qu’on délivre un bon de consommation ayant même puissance d’appropriation — j’allais dire d’acquisition — à deux producteurs dont l’apport se chiffre pour celui-ci par deux paires de sabots et pour celui-là par cent ressorts de montre. Il faut un étalon, quel qu’il soit. Ce sera l’heure de travail, le poids, le volume de l’objet, la qualité de la matière qui a servi à le confectionner, — mais il faut une mesure. Et cette mesure servira à déterminer la quantité et l’espèce d’utilité de consommation à laquelle donne droit le bon délivré au producteur. Ce bon de consommation représentera donc un salaire. Comme tous les salaires, il sera susceptible de discussion si on ne l’impose pas. En outre, s’il est nominatif, il pourra être l’objet de « thésaurisation » et s’il est au porteur, de « spéculation ». Je ne parle que pour mémoire de la mise en circulation de faux bons de consommation. L’emploi des bons de consommation est un système bâtard. Il supprime les rapports directs entre la production et la consommation, mais il ouvre la porte à toutes les fraudes qu’on entendait extirper par cette suppression et il ne présente aucun des avantages qu’offre la méthode des tractations de gré à gré.
Influence du monopole et du privilège dans la fixation actuelle de la valeur. — Il est évident que dans les conditions économiques auxquelles sont astreintes les sociétés actuelles, il n’y a que peu ou point de relations directes entre le producteur réel et le consommateur véritable. Le fait de l’exploitation, l’existence de privilégiés, de monopoleurs, d’intermédiaires de tous genres, donne au produit une valeur souvent arbitraire et parfois fictive, grossit son prix de frais de toutes sortes. Le producteur réel est fréquemment un salarié qui loue ses bras à un accumulateur d’espèces et de moyens de production ; il n’a, dans un grand nombre de cas, jamais affaire avec le consommateur réel.
Même lorsqu’il possède l’outillage de production, c’est le plus souvent avec un intermédiaire, un revendeur qu’il traite, et il arrive qu’avant d’être acquis par le consommateur véritable, un produit a passé par de nombreuses mains intermédiaires. Du propriétaire d’usine privilégié, détenteur de machines colossales et loueur du travail de milliers de bras, au dernier intermédiaire, petit détaillant en échoppe, chacun prélève un taux d’intérêt, un bénéfice, un profit quelconque.
Je ne citerai que brièvement l’action très importante des Trusts, des Cartels ou Corporations, — vastes associations de privilégiés douées d’une immense puissance d’achat, en possession de moyens de production énormes, organisées dans le but de « contrôler » la production d’un article ou d’une série d’articles de consommation, dans un territoire donné, et même à l’extérieur — parvenant ainsi à déterminer la quantité à produire et le prix de vente — ou encore monopolisant pour le monde entier l’extraction, la fabrication, la mise en vente d’un produit.
On peut donc affirmer que le libre jeu de l’offre et de la demande est vicié par les conditions dans lesquelles ont lieu actuellement la production et la consommation, ou plutôt par les conditions auxquelles sont astreints, pour entrer en rapport, le producteur et le consommateur réels. La fixation actuelle de la valeur n’a rien d’individualiste en soi. Elle ne dépend ni de ceux qui produisent ni de ceux qui consomment : elle dépend de ceux qui exploitent le travail d’autrui.
Une définition individualiste de la valeur. — Étant donné un milieu où (chaque individu étant considéré comme un producteur) le producteur possède à titre inaliénable le moyen de production, dispose à son gré et sans restriction aucune du résultat de son effort personnel — ne produit que ce qu’il est apte à produire par soi-même, qu’il travaille isolément ou en association ; étant donné un milieu où on ne connaît ni l’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu ou réciproquement, ni l’interventionnisme gouvernemental ou administratif à n’importe quel degré — sur quelles bases serait établie la valeur des utilités économiques ? Comment la définirait-on ?
Il est nécessaire de faire remarquer que dans pareil milieu humain, il n’y aurait plus d’accaparement possible — que l’épargne ne pourrait même pas se transformer en accumulation, vu la limitation des capacités productrices de l’unité humaine — qu’il n’y aurait plus en présence que des producteurs — non plus des acheteurs et des vendeurs — ou des associations de producteurs désireux de troquer l’utilité qu’ils produisent contre d’autres utilités qui leur font besoin.
Il est rationnel, dans ce cas, que la valeur soit l’expression normale de l’effort individuel du producteur, c’est-à-dire corresponde à ce que le produit a coûté de peine, de labeur, de travail. Proposée par le producteur-offrant, la valeur est discutée par le producteur-demandant, en raison de l’intensité plus ou moins vive de son besoin de l’utilité à laquelle elle s’applique.
Assigner à un produit une valeur qui corresponde à la peine qu’il a coûté, c’est l’équité même, car il est de toute évidence que sa confection plus ou moins parfaite dépend du soin qu’on y a apporté. Question de terrain et de phénomènes atmosphériques mise à part, un champ qu’on se sera donné du souci pour cultiver produira. — toutes choses étant égales — davantage que celui qu’on aura négligé. Et il en est de même dans tous les domaines de la production. Et la peine qu’a coûté un produit peut s’entendre non seulement de son obtention, mais encore de tous les efforts faits pour le présenter au consommateur. Baser la valeur d’un produit sur la peine qu’il a coûté, c’est de « consommateur » à « producteur » pratiquer la réciprocité, la base unique sur laquelle peuvent se fonder les rapports entre hommes animés de la volonté de ne léser jamais autrui. Évaluer un produit selon les efforts accomplis pour l’obtenir, cela revient à offrir pour telle utilité de consommation dont vous avez besoin, un produit on une valeur d’échange d’autant plus avantageuse ou profitable que cette utilité est mieux conditionnée.
Il est évident que dans les termes « effort individuel », « produit », « peine », « labeur », « travail », rentrent tous les éléments nécessaires à la détermination complète de la valeur : rareté de la matière première, frais de transports, amortissement d’outillage, etc…, quels qu’ils soient.
Régulateurs de la valeur. — S’il s’agit d’utilités d’usage courant provenant d’un grand nombre de producteurs, la concurrence est tout indiquée pour servir de régulateur à la valeur, laquelle variera alors au dedans de limites très étroites et ces variations seront généralement relatives à la qualité ou à la perfection d’exécution des objets offerts.
S’il s’agit d’objets d’usage moins courant, rares, précieux, spéciaux, s’adressant à un petit nombre de personnes, il est clair que la concurrence étant restreinte, la valeur serait l’objet de tractations plus étudiées entre l’offrant et le demandant. Plus le producteur aurait montré d’originalité, d’initiative, de savoir-faire, de raffinement dans l’exécution de l’objet, plus la valeur de celui-ci s’en ressentirait. Il ne faut pas oublier, pour en revenir à la question du régulateur de la valeur, qu’aux associations de producteurs-offrants répondraient les associations de producteurs-demandants.
La concurrence — dans son sens absolu, — les associations de producteurs-demandants (ou consommateurs) — suffiraient, selon nous, dans un milieu individualiste, au rôle de régulateurs de valeur. S’il est vrai, en effet, que par suite de l’inexpérience du producteur le produit ne corresponde pas toujours à l’effort qu’il a coûté, il n’en est pas moins évident que par le jeu de la concurrence — une concurrence-émulation et non une concurrence-guerre-au-couteau — les négligents se trouveraient amenés naturellement à se soucier davantage de la qualité de leur production.
Raison d’être de la valeur mesurable. — A quoi servirait la faculté, pour le producteur, de fixer une valeur à son produit, si cette valeur n’était pas mesurable par une autre valeur ? Car — ne l’oublions pas — c’est cette qualité de mesurable qui rend un objet, une utilité économique, susceptible d’être échangée. On ne peut échanger, on n’échange pas, un objet dont on ne peut mesurer la valeur, peu importe le rapport auquel on a recours. Un roitelet nègre — s’il en existe encore — peut échanger un kilogramme de poudre d’or contre un habit d’académicien, ou bien une paire de défenses d’ivoire contre un bicorne de garçon de recettes ; il y a toujours un rapport entre les objets échangés, une valeur mesurable ; le kilogramme de poudre d’or par la défroque académique, la paire de défenses par le bicorne de l’encaisseur bancaire.
Un consommateur peut n’avoir pas besoin de l’objet même qu’il se procure, mais se l’approprier à titre d’instrument de troc destiné à se procurer une utilité qu’il trouvera chez un tiers qu’il sait soucieux d’obtenir ledit objet.
Il est donc utile, non seulement que la valeur du produit offert soit mesurable, mais qu’elle le soit de telle façon que le consommateur puisse, en l’échangeant, se procurer, le cas échéant, d’autres produits impossibles à obtenir, par exemple, dans l’endroit où a lieu d’échange.
Divers étalons de la mesure de la valeur. — Mesurable, mais par quoi ? Par une autre utilité ou objet de consommation. Et toutes sortes d’utilités ou d’objets de consommation — périssables et non périssables — peuvent servir de mesure à la valeur d’un produit donné. On peut estimer, s’il s’agit de la production en association, qu’une heure de travail moyen équivaut au temps nécessaire pour la production d’un demi-kg de blé par exemple — (à « Modern Times », colonie créée par l’individualiste américain Josiah Warren, le temps fixait la valeur. On présenta à M. Daniel Conway qui la visita vers 1860, un bon ainsi conçu : « Dû à X… (médecin) cinq heures de services professionnels ou 80 livres de blé » ) — ou de x kg d’avoine ou de x stères de bois, ou de x hg de houille, ou de x mètres d’une certaine qualité de drap, ou de x kg de fer, acier ou fonte. C’est-à-dire que si l’objet a coûté à fabriquer, transformer, façonner, transporter, etc, 6 heures, sa valeur est égale à 6 demi-kg de blé, ou à 6 x avoine, bois, houille, drap, etc.
On peut enfin avoir recours à un étalon de nature plus transportable et en revenir à un instrument d’échange employé de temps immémorial, c’est-à-dire les lingots des métaux rares et précieux, les moins oxydables comme le platine, l’or, l’argent. C’est ainsi que :
1 décagr. platine mesure x
1 décagr. or
___ y1 décagr. argent
____ zheures d’un travail moyen et normal.
Quelques lignes expliqueront cette expression « d’un travail moyen et normal ». A supposer qu’un producteur, pour confectionner un objet donné, ait dû fournir un effort de x heures d’un travail sortant de l’ordinaire — par exemple se procurer certaines matières rentrant dans la composition de la chose offerte, — il est logique qu’il augmente la valeur moyenne et normale de l’objet d’un nombre d’heures de travail équivalent à l’effort spécial qu’il a dû faire.
Dans un milieu individualiste, un producteur ou une association de producteurs pourrait encore émettre des bons au porteur représentatifs de la valeur de leurs produits, et conserver ces derniers en stock. Ces bons représentatifs circuleraient, serviraient d’instruments d’échange, et au bout d’un temps plus ou moins long, reviendraient à leur lieu d’émission, afin d’être remboursés en produits — les produits mêmes dont ils représentent la valeur et dont le producteur ou l’association de producteurs détient le stock. Il se créerait d’ailleurs par la suite des associations de transporteurs qui épargneraient aux producteurs individuels de longs et ennuyeux voyages, bien qu’il faille prévoir le perfectionnement et l’universalité des moyens de locomotion individuels, tels les aviettes. De même il se formerait des associations de garde-produits, déchargeant le producteur ou l’association de producteurs du souci de la garde de leurs produits et chez lesquels le porteur du bon n’aurait qu’à se présenter pour obtenir les utilités auxquelles son bon lui donne droit.
Ce système de bons représentatifs peut remplacer avantageusement l’emploi des petits lingots de métaux précieux. Il demande moins de volume, il offre plus de transportabilité.
Dans un milieu individualiste où n’existerait ni domination, ni exploitation ou interventionnisme d’aucun genre, les étalons, les mesures de la valeur, les instruments d’échange varieraient à l’infini. Ils se concurrenceraient, et cette concurrence assurerait leur perfectionnement. Chaque personne, chaque association se rallierait au système cadrant davantage avec son tempérament, s’il s’agit d’individualités ; avec le but qu’elle se propose, s’il s’agit d’associations.
Autres opinions individualistes sur la valeur. Objections. Le rôle de la mentalité dans l’absence de la contrainte. — Ce point de vue individualiste de la valeur est d’ailleurs présenté uniquement ici à titre d’aspect particulier du problème des relations économiques entre les unités humaines. On trouve des individualistes qui ne relativisent pas la valeur du produit à la peine qu’il a coûté pour être mis au point. On en rencontre d’autres qui admettent l’idée de rétribution du service rendu en se basant uniquement sur les affinités qu’ils ressentent pour le producteur, sur le plaisir que leur procure sa fréquentation.
Il y a certains individualistes qui suppriment toute idée de valeur dans le procès de production ou de répartition à l’intérieur du groupe dont ils font partie.
On peut évidemment opposer à la conception individualiste de la valeur que nous venons d’exposer et aux conséquences où elle mène, des objections qui en reviennent toutes à cette base fondamentale : la fraude ou la mauvaise foi.
Les individualistes ne nient aucune de ces objections et voici pourquoi :
Ils ne sont pas de ceux qui prétendent que venant au jour, l’homme est « tout bon » ou « tout mauvais », c’est-à-dire s’insouciant ou non de nuire à autrui. Ils exposent que le principal souci de l’être humain est celui de sa propre conservation, et que s’il est influencé par l’hérédité, il l’est aussi par le milieu où il se développe. Néanmoins, ils pensent qu’il lui est possible de se cultiver soi-même au point d’utiliser le fait héréditaire et le phénomène des influences extérieures, et de les combiner pour en faire jaillir, pour ainsi dire, un déterminisme personnel, une mentalité particulière, un tempérament à lui comme l’on dit vulgairement.
Donc, qu’il s’agisse de milieux sociaux, étatistes, collectivistes, communistes et autres, leur existence économique dépend de deux facteurs : ou la mentalité de leurs composants sera telle qu’elle exclura tout recours à la contrainte légale, les conditions économiques du milieu répondant absolument aux aspirations de tous — ou les conditions économiques du dit milieu ne répondront ni aux besoins ni aux vœux de tous ceux qui le constituent, d’où recours à la force, aux mesures coercitives.
Il est impossible de s’évader de ce dilemme : ou mentalité adéquate aux règlements en vigueur dans le milieu — ou recours à la réglementation obligatoire avec son cortège d’inspecteurs, de surveillants, son tarif de répressions et ses geôles.
S’il est impossible d’échapper, à la mauvaise foi, à la tromperie, à la fraude, au dol, autrement que par la menace et l’application de mesures de répression, il n’y a plus qu’à en faire son deuil. La thèse individualiste « à notre façon » demeurera une opinion, une attitude, une tendance, ni plus ni moins. La constatation que son heure de réalisation n’a pas encore sonné ne saurait empêcher d’ailleurs qu’elle satisfasse l’entendement, qu’elle réponde à la conception de la vie économique de ceux qui l’ont adoptée.
Cela n’empêcherait pas non plus que les individualistes continuent à la considérer, sur le terrain économique comme dans les autres domaines de l’activité humaine, comme répondant plus que tout autre aux besoins, aux aspirations et aux désirs intimes de la personne humaine. — E. Armand.
VANDALISME n. m. Ce mot vient du nom des Vandales, peuple de la Germanie Orientale qui participa aux invasions barbares des premiers siècles chrétiens, et qui se serait particulièrement mis en évidence par ses dévastations dans l’Europe Occidentale et le nord de l’Afrique. Dans cette dernière contrée, il fonda, en 434, avec son chef Genséric, un empire dont la capitale fut Carthage, et qui fut détruit cent ans après par les Byzantins, sous la conduite de Bélisaire, général de Justinien, empereur de Constantinople.
Les exactions attribuées aux Vandales sont restées dans l’histoire comme l’exemple de la plus sauvage barbarie, et le mot vandalisme a pris place dans la langue pour qualifier « tout procédé destructeur qui anéantit ce qui commandait le respect par son âge, ses souvenirs ou ses beautés », (Littré). Le vandalisme est la destruction, la mutilation des belles choses, en particulier des œuvres d’art. Cette définition est d’origine latine moderne, or il y a lieu d’être très réservé sur le véritable rôle des Vandales, ceux-ci s’étant montrés, par de nombreux côtés, un des grands peuples du premier moyen âge, aux temps où l’empire romain était en pleine décomposition. (Voir E.-F. Gautier : Genséric, roi des Vandales). Leur plus grand tort fut d’avoir été, parmi les Barbares, ceux qui tinrent tête le plus opiniâtrement au christianisme ; cela explique la réputation que leur ont faite les chrétiens. Laborde a dit fort justement : « Chaque époque ayant des méfaits de vandalisme à reprocher à sa devancière, et ne se sentant pas elle-même la conscience bien nette, on est tombé d’accord qu’on rejetterait le tout sur les Vandales qui ne réclameraient pas. »
Les barbares destructeurs furent ce que Flaubert a appelé « une force matérielle » ; ils furent comme les éléments inconscients, le vent, le feu, l’eau qui emportent, désagrègent, détruisent. Des vandales qui furent pires, et mille fois plus barbares, furent ceux conscients de leur destruction, qui l’organisèrent systématiquement, par fanatisme, par haine de tout ce qui pouvait servir une pensée différente de la leur, par stupide conviction qu’ils détenaient « l’Unique Vérité » la leur, qu’ils devaient imposer par tous les moyens, fût-ce le feu et le sang. Ce furent aussi ceux dont la méchanceté raffinée, l’ambition monstrueuse, le bas esprit de vengeance, la jalousie impuissante à manifester quelque grandeur, se plurent à souiller, à flétrir, à anéantir tout ce qui les dépassait. Or, de ce vandalisme, les Barbares furent bien innocents. Il fut le propre du monde chrétien et des temps qu’il a formés. Depuis la première statue païenne à laquelle les Polyeucte ont coupé le nez, jusqu’à la destruction de la bibliothèque de Shanghai par les Japonais, en 1932, toute l’histoire du monde appelé « civilisé » est déshonorée par ce vandalisme sauvage, pire que barbare, parce que dirigé par une volonté éclairée, consciente, persévérante, de malfaisance et de destruction.
Le vandalisme chrétien précéda celui des Barbares en Grèce, à Rome, dans les Gaules. L’évêque Saint-Martin de Tours, au IVe siècle, ne laissa « pas un temple, pas une pierre-fitte, pas un chêne consacré par le druidisme, debout dans son diocèse. » (Zeller). Lorsqu’en 410, le barbare Alaric saccagea Rome, ce furent les chrétiens qui lui ouvrirent les portes de la ville, comme ils auraient ouvert les digues d’un fleuve pour répandre la dévastation. Celle qu’Alaric sema dans Rome fut douce à leur cœur en n’atteignant que « l’œuvre des idolâtres ». Vainement ils voulurent pousser le barbare à faire la même besogne dans Athènes ; Alaric refusa et ce furent les moines qui brûlèrent le temple d’Éleusis. Edgar Quinet a dit comment l’Église catholique a détruit le paganisme, grâce à « l’avidité, l’acharnement avec lesquels les empereurs du Bas-Empire ont saisi l’unité catholique dès qu’ils l’ont entrevue… Longtemps avant d’être convertis au christianisme, ces despotes avaient vu tout ce que le despotisme aurait à tirer de l’Église catholique ». Bien avant d’être baptisé chrétien, Constantin « était déjà fanatique de ce nouvel instrument de domination ». Il inaugura la série des décrets impériaux qui ordonnèrent la destruction des monuments du paganisme, et que clôtura Théodose II en disant : « Que tous les temples, sanctuaires, s’il en reste encore d’entiers, soient détruits par l’ordre des magistrats et purifiés par la croix. » C’est ainsi que fut opérée cette « purification » du Colisée de Rome qui souleva l’indignation de Flaubert, en 1854 : « Ce qu’ils ont fait du Colisée, les misérables ! Ils ont mis une croix au milieu du cirque et tout autour de l’arène douze chapelles… Je comprends la haine que Gibbon s’est sentie pour le christianisme en voyant dans le Colisée une procession de moines ! A Cordoue, on a « purifié » la mosquée en l’enfermant dans les murs d’un immense couvent. Le sage Libanius, qui fut précepteur de l’empereur Julien, exprima les protestations les plus véhémentes contre le vandalisme stupide dont il fut le témoin au IVe siècle. Ses Lettres, qui nous sont restées, en sont le plus précieux des témoignages. Elles dénoncent les « hommes noirs » entraînant les foules ignorantes à la destruction des monuments ; « ces moines qui mangent plus que des éléphants, passent leur temps à boire et à chanter, et volent, pour les vendre, le bois, le fer et les pierres des temples. Ces voleurs, vêtus de noir, se répandent dans la campagne, saccagent les fermes, tuent ceux qui résistent, et si on leur demande en vertu de quel droit ils se livrent à ces violences, ils répondent qu’ils font la guerre aux temples !… » Voilà les gens qui se permettraient, plus tard, de juger la « barbarie » des Vandales !…
Les moines poursuivirent dans la vieille Égypte la même besogne acharnée de destruction des villes, temples, œuvres d’art. Ce sont eux qui détruisirent à Alexandrie, en 390, la bibliothèque de Ptolémée Soter déjà brûlée en partie dans le siège de la ville sous Jules César, mais reconstituée sous le règne de Cléopâtre par l’appoint des 200.000 ouvrages grecs, à un seul exemplaire, de la bibliothèque de Pergame. Malgré les témoignages probants qui sont demeurés, entre-autres celui du prêtre Orose contemporain de l’événement, de pieux faussaires n’en continuent pas moins à imputer cette destruction aux Arabes venus plus tard. Les vandales modernes ont continué l’œuvre des moines contre les temples égyptiens pour prendre dans leur maçonnerie celle de leurs usines. L’arc de triomphe d’Antinoë a fourni la pierre à chaux nécessaire pour la construction d’une sucrerie !…
C’est le pape Grégoire 1er, appelé « le Grand », qui fit brûler la bibliothèque du Palatin, fondée par Auguste ; il fit détruire les derniers monuments païens et chasser les savants de Rome. Presque tous les livres anciens avaient alors disparu ; il ne resta, pour parvenir jusqu’à nous, que soixante-un volumes de la littérature grecque sauvés par les Arabes qui les conservèrent et deux volumes de poésie latine dont le second est presque entièrement d’auteurs chrétiens.
De tout temps les monuments et les bibliothèques eurent à souffrir de façon encore plus irréparable que les populations de la sauvagerie guerrière qui détruit pour détruire, avec la stupide imbécillité de ce qu’on appelle : la raison du plus fort ! De tout temps aussi s’est exercé le vandalisme civilisé qui prend pour une raison supérieure une rhétorique insane. Les destructeurs de livres ont toujours été aussi odieux et stupides, depuis ce Nabonassar, roi de Babylone, qui les faisait anéantir huit siècles avant J.-C, jusqu’aux hitlériens qui les brûlent dans l’Allemagne actuelle. Le type le plus caractéristique de la folie mégalomane qui préside généralement à ces destructions s’est présenté dans l’empire chinois, Chinguis, qui imagina, 200 ans avant J.-C., de faire détruire tous les livres du pays pour faire oublier aux Chinois ceux qui l’avaient précédé sur le trône !
L’Église ne cessa jamais de brûler la pensée écrite. Elle possède toujours parmi ses troupes des excités frénétiques comme cet abbé Bethléem qui met le feu à des journaux sur la voie publique. Quand elle n’a pas brûlé, elle a interdit, censuré, gratté, tripatouillé de toutes les façons. (Voir Tripatouillage). Toutes les églises, au nom de la « vérité » particulière à chacune et qu’elles affirment être la seule authentique et supportable, ont fait les mêmes besognes, ont pratiqué le même vandalisme. Les Romains précédèrent M. Hitler contre les livres juifs, et aussi le nommé Pfeffercorn (grain de poivre), dont, à quatre cents ans de distance, il réalise la criminelle insanité. Les protestants firent subir aux livres catholiques le sort que les chrétiens avaient infligé aux livres païens. Cromwell, sombre brute puritaine, fit mettre le feu à la bibliothèque d’Oxford.
Au temps des Grecs, on grattait déjà les manuscrits pour substituer un texte à un autre. Les manuscrits ainsi traités étaient appelés palimpsestes. Au moyen âge, ce grattage devint une véritable industrie et une profession monacale qu’on a cherché à justifier par la pénurie du parchemin. Elles s’exercèrent en particulier dans les monastères de Bobbio, de Wissembourg, de Fulda, de Saint-Gall, de Mayence, du Mont-Cassin. Des milliers de textes antiques furent ainsi détruits pour substituer « d’ineptes grimoires aux chefs d’œuvres sublimes que les moines ne comprenaient point. » (Michelet). A partir du VIIe siècle, il n’y eut plus un seul exemplaire d’œuvres comme les véritables poésies d’Anacréon, les comédies de Ménandre, les écrits de Varron et une foule d’autres de l’antiquité. Une autre forme du vandalisme bibliophobe fut la guerre acharnée que les iconoclastes firent aux livres enluminés à partir du VIe siècle. Léon l’Isaurien fit brûler en un jour 50.000 volumes. Les chefs d’œuvres de la peinture antique furent anéantis comme ceux de la poésie.
Le Parthénon, temple d’Athéna, qui dominait la ville d’Athènes et fut l’œuvre de Phidias au 4e siècle avant J.-C., avait résisté à toutes les attaques du temps, à l’iconoclastie chrétienne, à l’invasion des Turcs, à l’imbécillité militaire qui faillit le faire sauter dans l’explosion d’une poudrière établie dans ses flancs. En 1816, un Anglais, lord Elgin, entreprit de le dépouiller de ses merveilles décoratives. Statues, bas-reliefs, frises, furent enlevés, arrachés, mis en débris pour être transportés en Angleterre, où, depuis, ils croupissent au British Museum ! Ce fut le commencement d’une industrie que, pour la honte de lord Elgin, on appelle l’elgénisme. Son fils la continua avec une sauvagerie encore plus grande en présidant, avec le général français Cousin-Montauban, au pillage et à l’incendie du Palais d’Été de Pékin, lors de la Guerre de Chine, en 1860. L’elgénisme s’est exercé depuis cent ans avec le plus déconcertant cynisme et la plus scandaleuse impunité. Il a donné à la guerre un caractère de banditisme jamais atteint jusque là, à la guerre coloniale surtout, les « civilisés » ayant, dans la transcendance de leurs turpitudes, tous les droits sur les « peuples inférieurs ». Il ne fut plus de monument qui fut respecté partout ce fut la destruction, et surtout le « chapardage ». Dans les cinq parties du monde, des individus, vrais « antiquaires de grands chemins », trouvèrent toutes les complicités excitées par l’esprit de lucre, et l’imbécillité de fonctionnaires, comme cet abbé Barthélémy qui aurait voulu faire transporter à Paris la Maison Carrée de Nimes !…
Aux colonies, le soldat chapardeur se livra à une dévastation inouïe. La Guerre de Chine, en 1901, fut la plus inimaginable expédition de brigandage international civilisé, sous la pieuse direction de l’évêque Favier. On envoya même en Europe des têtes coupées de Chinois ! (Voir U. Gohier : La Guerre de Chine.) Au Cambodge, aux Indes, en Syrie, en Égypte, on pilla et on dévasta les palais, les temples, les vieilles nécropoles royales, objets des cultes indigènes. Souvent, les archéologues furent complices de ces exactions. Les malfaiteurs qui se livrent à ces exploits hurlent d’horreur lorsque, chez eux, une sépulture quelconque est profanée !
En 1832, V. Hugo ajoutait une note à l’édition définitive de Notre-Dame de Paris pour protester contre le vandalisme acharné sur la cathédrale, vandalisme aussi redoutable dans ses inintelligentes restaurations que dans ses stupides démolitions. « C’est, disait-il, une chose affligeante de voir en qu’elles mains l’architecture du moyen âge est tombée, et de quelle façon les gâcheurs de plâtre d’à-présent traitent la ruine de ce grand art. » À Paris, l’ignorance de ces goujats qui « se prétendent architectes, sont payés par la préfecture ou les menus, et ont des habits verts », (V. Hugo), s’acharnait alors, sans aucune nécessité véritable, sur de vieilles églises qui étaient des joyaux, sur l’évêché du XIVe siècle, la chapelle de Vincennes, les vitraux de la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, etc. Le mal s’est étendu en province. On est stupéfait de voir chez les marchands d’antiquailles, dans les ventes publiques, tant de trésors artistiques volés dans les églises, les musées, les bibliothèques. Le public, indifférent au vandalisme qui a dispersé ces trésors, ne s’émeut, parfois, que si un parti l’excite. Cléricaux et anti-cléricaux ne s’affrontent alors que pour des intérêts où l’art n’a rien à voir. Les dévastations que M. Barrès, parmi tant d’autres, a dénoncées dans sa Grande pitié des églises de France, ont eu pour auteurs autant des uns que des autres. Des curés, des fabriciens, toute la faune des rongeurs de sacristies, en ont tiré bénéfice quand ils se sont faits les pieux brocanteurs de ce qu’ils appelaient de « vieux bois », de « vieilles ferrailles », et qui étaient des stalles sculptées, des fers forgés, des tableaux, des statues, des objets précieux enlevés des vieilles églises dont ils avaient la garde. Les journaux donnent du « généreux mécène » à ceux qui restituent les œuvres d’art volées, comme cet Américain qui a fait don au Musée du Louvre de l’Ange de Reims, mais ils n’ont pas dit comment cet ange avait été enlevé à sa cathédrale, et comment le « mécène » était entré en sa possession.
Les « dynamiteurs de clochers » sont, paraît-il, des Homais, quand ils ne sont pas des Allemands, mais est-ce M. Homais ou un Allemand qui fit abattre, sur la façade de la cathédrale de Reims, les têtes des statues des saints, à l’occasion du sacre de Charles X, en 1824, parce qu’on craignait que « le canon et les cris de fête ébranlant l’atmosphère, ces têtes ne vinssent à tomber sur celle du monarque au moment où il entrerait dans l’Église » ? Vitet, qui a raconté cela en 1831, dans son rapport au Ministre de l’Intérieur sur les monuments historiques, a signalé nombre d’autres faits qui montrent un vandalisme aussi hypocritement clérical que stupidement administratif, civil et militaire. Ils sont constants. Aujourd’hui, les Vitet constatent la disparition d’un tableau de Philippe de Champaigne qui était au Palais de Justice de Rouen, les dégâts subis par de nombreuses toiles du Louvre dans le voyage qu’on leur fit faire à Toulouse en 1914, les mutilations du pavillon de la Reine au Château de Vincennes pendant l’occupation militaire de la Grande Guerre, et mille autres semblables.
Les « accroupis de Vendôme » qui ont établi des latrines publiques dans la tour d’une vieille église, et les « francs-maçons d’Avignon » qui font déposer et distiller les vidanges de leur ville dans l’église de Saint-Ruf, monument roman du XIIe siècle, sont évidemment d’affreux scatologues puisqu’ils ne sont pas des hommes d’église. Toute la France pieuse frémira d’indignation, des siècles durant, contre les « bandits de 1789 » qui saccagèrent tant de monuments, représentations d’un passé odieux à leurs yeux, et brûlèrent entre-autres la vierge noire de Notre-Dame de Liesse. Mais elle veut ignorer qu’en 1690, Louis XIV, le roi si solairement pieux, avait fait enlever et fondre à la Monnaie les objets précieux de cette église pour payer les dernières faveurs qu’il dispensa à Mme de Montespan tombée en disgrâce.
Une forme de vandalisme pieux, qui témoigne d’un esprit particulièrement dépravé, consiste à « cacher ces seins que l’on ne saurait voir », à dissimuler la nudité, habiller les peintures et sculptures, les affubler d’un cache-sexe. On a mis des feuilles de vigne à la statuaire antique que l’on n’a pas détruite. Dès la Renaissance, les « honnêtes gens » à la façon de l’Arétin protestaient contre les « nus » de Michel-Ange. Le gouvernement de M. Mussolini a fait vêtir les personnages des fresques de Pisano à la cathédrale de Pise !
Le Palais des Papes, à Avignon, servit longtemps de caserne. Ses sculptures furent brisées, ses fresques badigeonnées à la chaux, ce qui n’empêcha nullement le pullulement des punaises, attributs spécifiques de toutes les casernes. Combien d’autres monuments historiques subirent un sort semblable sous les règnes de princes « éclairés » comme sous le régime républicain, sous les curés comme sous les francs-maçons !
Le vandalisme édilitaire actuel n’est pas moins calamiteux que celui du passé, quand il s’attaque à de vieilles choses, parures des cités qui pourraient être conservées pour leur charme et leur beauté. Dans la plupart des villes anciennes, on n’ose pas raser complètement de vieilles constructions pour faire de la place et apporter de l’air. Il y a les intérêts des propriétaires vautours, plus respectables aux yeux des politiciens que la santé et la vie des pauvres gens logés dans ces taudis foyers de crasse et de tuberculose, qui s’y opposent. On se rattrape sur le domaine public qui ne gêne personne et fait l’agrément de tous. Sournoisement, on déchiquète les remparts d’Avignon ; on agrippe à ceux d’Aigues-Mortes des excroissances parasites qui détruisent leur magnifique ensemble. De vieux châteaux et hôtels qui ne gênent personne et feraient d’admirables musées, sont démolis pour la seule satisfaction des chiffonniers et des brocanteurs à l’affut de ces déprédations. On projette le bouleversement des jardins des Gobelins, une des plus belles choses du vieux Paris, pour y construire des maisons modernes. Des centaines de monuments et d’œuvres, affirmation intellectuelle et artistique du passé, de l’effort humain pour embellir la vie, sont ainsi détruits, mutilés, par la rapacité affairiste des uns, par la sottise inesthétique des autres, et sans aucun bénéfice véritable pour la collectivité. On entretient la lèpre et on supprime la beauté.
Pour les avantages particuliers d’un prétendu utilitarisme, les plus beaux sites sont dévastés, livrés à des rongeurs cosmopolites qui les souillent de leurs usines, de leurs palaces, de leur publicité.
La petite ville de Cassis, la cité de Calendal est empoisonnée par une usine de ciment construite, malgré les protestations de la population, par une société que soutiennent des politiciens puissants intéressés dans ses affaires. Les « calanques » de Cassis, véritables merveilles naturelles, ont été attaquées par des marchands de pierres. Les jardins Biovès, à Menton, sont menacés de destruction pour faire place à un casino. Dans les vieilles villes où des arbres centenaires mettent encore un peu de fraîcheur et de couleur à côté des bâtisses lépreuses et des trop modernes « buildings », ces arbres sont abattus systématiquement. Marseille est favorisée, depuis dix ans, de cette sorte d’édilité. Sous prétexte de faciliter la circulation, on y met à bas les vieux arbres, mais on les remplace par des bustes de célébrités politiciennes et des tables de cafés !…
Le déboisement intensif, par la hache et par le feu, fait des déserts stériles des montagnes et des plateaux les plus fertiles. Les populations sont obligées de les abandonner pour aller s’entasser dans les villes où elles sont la proie des entreprises industrielles, du chômage, de la maladie. Et les criminels responsables gémissent contre l’abandon de la terre et la dépopulation !…
Enfin, nous ne pouvons en terminer avec le vandalisme sans dire quelques mots de la censure, bien qu’il en ait été déjà parlé dans cet ouvrage. La censure est à la fois du vandalisme et du tripatouillage, son emploi étant d’interdire, de supprimer ou de n’admettre que sur correction. Elle procède avec un véritable machiavélisme et une hypocrisie supérieure. Elle ne fait pas disparaître en détruisant — elle laisse cela aux « barbares », aux temps « d’intolérance », des tribunaux ecclésiastiques et des parlements qui livrèrent au feu tant de livres, et parfois leurs auteurs — ; elle fait disparaître en interdisant et en supprimant. Elle est à l’image des gouvernements libéraux qui remplacent la peine de mort par la prison perpétuelle. Elle ne tripatouille pas, — elle laisse cela aux goujats de l’écritoire ; — elle oblige l’auteur à se tripatouiller lui-même, quand il n’a pas assez de dignité pour l’envoyer se faire f… ! Elle est à la fois odieuse, par sa tyrannie et sa cafardise, et ridicule, par les mobiles rarement avouables qui la guident dans les voies du puffisme souverain contre toute intelligence et toute liberté. Il est des pays, comme l’Angleterre, où elle interdit les pièces de Molière, les tenant pour immorales !… Il est des pays, comme la France, où elle laisse commettre les pires attentats contre les chefs-d’œuvre littéraires par les « pignoufs » du cinéma et du roman populaire, où elle laisse ridiculiser bassement, par des pitres-provocateurs de tréteaux policiers, les sentiments et les opinions les plus dignes, mais où elle défend qu’on brûle autre chose que l’encens de la flagornerie sous le nez des déesses de la République, tout comme au temps des Pompadour, des Thérésa Cabarrus et des Nana.
Le rôle que la censure a exercé de tout temps contre la pensée humaine devrait valoir, à ceux qui s’y emploient, un mépris universel. Le plus cocasse est qu’ils prétendent être des artistes et des esprits libres ! Ne sont-ils pas particulièrement considérés dans le monde des lettres et des arts où il y a tant de larbins pour si peu d’hommes libres ? La censure représente ce que Baudelaire appelait « l’art et la littérature honnêtes », l’art et la littérature des messieurs « bien pensants » du Cercle de la librairie dont le catalogue annonce Gamiani, édition illustrée par surcroît, mais demeure fermé à tout ouvrage dont les tendances philosophiques et sociales ne sont pas inspirées de ce que feu Barboux, académicien, appelait « les vérités chrétiennes » et de ce que les chroniqueurs nationalistes nomment « l’Ordre » !…
La censure, et ceux qui l’exercent, voici comment Flaubert les a jugés, et il sera inutile d’en dire davantage sur leur compte : « Voilà le sieur Augier employé à la police ! Quelle charmante place pour un poète et quelle noble et intelligente fonction que celle de lire les liore destinés au colportage ! Mais est-ce que ça a quelque chose dans le ventre ces gaillards-là ? C’est plus bourgeois que les marchands de chandelle. Voilà donc toute la Littérature qui passe sous le bon vouloir de ce monsieur ! Mais on a une place, de l’importance, on dine chez le ministre, etc, et puis il faut dire le vrai ; il y a de par le monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir la poésie et la liberté ; les gens de goût se chargent d’exterminer l’une, comme les gens d’ordre de poursuivre l’autre…, Augier, sans doute, croit faire quelque chose de très bien, acte de goût, rendre des services. La censure quelle qu’elle soit me parait une monstruosité, une chose pire que l’homicide ; l’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. La mort de Socrate pèse encore sur le genre humain. »
Terminons en disant que le vandalisme est la forme exaspérée et violente de la stupidité nationaliste qui se traduit dans l’impérialisme. De même que l’assassinat est admirable quand il consiste à tuer l’homme de l’autre côté de la frontière, la destruction est louable quand elle sévit contre l’étranger ou contre l’adversaire de parti. Les véritables vandales, ce sont les fanatiques, les intoxiqués de préjugés nationaux et dogmatiques, qui n’admettent qu’une seule patrie et qu’une seule foi, la leur, faisant un instrument homicide de la formule : « Hors de l’Église, pas de salut ! » ; ce sont les iconoclastes qui ne détruisent des idoles méprisables que pour les remplacer par d’autres aussi méprisables, parce qu’elles ne peuvent avoir d’autre emploi que de tenir l’homme dans la servitude ; ce sont tous les tenants de l’autorité qui ne renversent une tyrannie que pour en établir une autre. Nous devons être des Barbares, nous devons être ces barbares qui jetteront à bas toutes les idoles et tous les temples de l’autorité pour dresser sur leurs ruines la Cité des Hommes, la cité où la vie sera libre, bonne et belle pour tous. — Édouard Rothen.
VANITÉ n. f. Ce mot a été formé de vain qui marque l’inutilité, la futilité, la fragilité des choses, ce qui est enflé et vide, ce qui est faux, illusoire, sans fondement réel. La vanité est particulièrement un faux orgueil qui pousse l’individu à briller, à paraître par des moyens inférieurs, par la sottise plus que par l’intelligence, par des excentricités plus que par des œuvres sérieuses, par la malfaisance plus que par un travail utile. La vanité est, comme l’orgueil, un sentiment naturel, mais tandis que l’orgueil exalte l’individu dans la supériorité d’un véritable effort, la vanité le dégrade dans l’infériorité de basses satisfactions. Nous avons vu, au mot Orgueil, ce qui différencie ces deux sentiments, et au mot Paraître les formes et les conséquences de la vanité dans ses manifestations, le plus souvent d’ordre pathologique.
Vanitas vanitatum, et omnia vanitas ! (Vanité des vanités, et tout est vanité), répète volontiers l’Église, pour montrer la fragilité des choses humaines et opposer, à tout ce qui est sujet à l’erreur et ne dure pas, ce qu’elle appelle l’infaillibilité et l’éternité du divin qu’elle prétend représenter. Elle s’appuie sur cette formule catégorique pour condamner l’orgueil comme le premier des péchés capitaux, parce qu’il pousse l’homme à rechercher et à trouver la vérité en dehors d’elle et d’un divin aussi chimérique que malfaisant. Tous les hommes qui ont été vraiment grands, utiles à l’humanité et l’ont fait progresser dans les voies de la connaissance et d’un perfectionnement de ses conditions de vie et de bonheur, ont été stimulés par un légitime, un admirable orgueil. Tous ceux qui n’ont été que des fous, des malfaiteurs, n’ont occupé le monde que par un exhibitionnisme sanglant ou grotesque, n’ont obéi qu’à leur vanité. C’est l’orgueil qui a construit, sur le roc inébranlable de la science, le monument de l’humanité. La vanité n’a fait qu’édifier, sur le sable mouvant de la sottise, une gloire dérisoire que le vent et la vague emportent dans une nuit. « Votre humanité n’est pas plus solide sur le roc que sur le sable. Omnia vanitas ! », ricanent, en grinçant des dents, les coryphées de l’éternité divine. Ces imposteurs, qui détiennent la vanité la plus monstrueuse, oublient que leur divin n’est pas plus éternel que l’humain puisque c’est l’humain qui l’a fabriqué. Or, le fini, l’imparfait, le temporaire ne peuvent produire l’infini, le parfait, l’éternel, pas plus que ceux-ci ne peuvent produire sans se démentir eux mêmes le fini, l’imparfait, le temporaire, sauf dans les divagations théologiques qui font l’arithmétique trinitaire et réparent les virginités éculées. L’Église condamne l’orgueil, mais elle exploite la vanité. Dans son Histoire des oracles, qui a fourni à la critique philosophique du XVIIIe siècle presque tous ses arguments contre la religion, Fontenelle a montré comment l’ignorance des hommes les a poussés à adopter un merveilleux que la fourberie des prêtres n’était que trop disposée à leur servir. Mais il a fallu leur vanité pour leur faire imaginer qu’ils étaient l’objet de l’attention spéciale d’un Être Suprême. Sans elle, les prêtres n’auraient pu les faire croire à des oracles, des miracles et des mystères « impénétrables aux sens et à la raison humains », comme disait Bossuet en déclarant adorer le Seigneur qui les avait faits. La vanité a fait ainsi adorer aux hommes un insane capitulation de leur intelligence.
Il n’est de vanité que chez ceux qui recherchent des satisfactions illusoires. Pour ceux qui savent conserver dans toutes les circonstances la sérénité de l’esprit et la joie du cœur, rien n’est vain ; leur sérénité et leur joie demeurent autant qu’eux. Oscar Wilde disait : « C’est curieux comme la vanité soutient l’homme qui réussit et comme elle abat celui qui échoue. » C’est parce qu’il n’y a rien de noble et de réconfortant dans la vanité, et qu’elle n’est que vent et pétarades.
Balzac disait que la vanité était « l’art de s’endimancher tous les jours ». Le vaniteux, en effet, se voit toujours devant le photographe ou le peintre qui feront de lui le portrait le plus avantageux. Il ne cesse pas de poser pour sa statue partout où il est, quitte à se voir sifflé comme un cabotin ridicule.
« La vanité nous rend aussi dupe que sot. »
a dit Florian :
La vanité est tellement dans le caractère de la foule des hommes qu’on ne peut rien réussir sans elle, dans quelque situation publique que ce soit. Chez tous ceux qui sont arrivés, comme l’a constaté Flaubert, « la vanité a chassé l’orgueil et établi mille petites cupidités là où régnait une large ambition ». C’est elle qui fait des hommes politiques des politiciens, des écrivains des « gendelettres », des artistes des cabotins. Un marquis de la Pailleterie disait d’eux :
« Amoureux de la particule,
Ils oublient que le talent
Succombe sous le ridicule. »
Il y a toujours des Thomas Corneille que Molière pourrait railler en disant :
« Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit, tout à l’entour, faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Ile en prit le nom pompeux. »
Flaubert disait encore:« L’orgueil est une bête féroce qui vit dans les cavernes et dans les déserts; la vanité, au contraire, comme un perroquet, saute de branche en branche et bavarde en pleine lumière. » Le vaniteux est obligé de faire le beau, de plaire, de séduire, d’avaler sans rien dire toutes les couleuvres, d’encaisser avec un sourire tous les coups de pied dans le derrière et d’en redemander. C’est à lui que La Fontaine a donné, bien inutilement, de si sages conseils dans maintes fables. Il lui a dit :
« Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce. »
Le vaniteux n’en a pas moins continué a jouer la mouche du coche, à se parer des plumes du paon, à s’enfler jusqu’à en crever.
Mlle Clairon, tragédienne du Théâtre Français, disait avec cette superbe des grands seigneurs qui la protégeaient : « Quand un auteur a fait une pièce il n’a fait que le plus facile. » et elle donnait en ces termes congé à Sauvigny, que ses insolences avait obligé à retirer une de ses pièces : « Allez, Monsieur, si vous avez du talent, vous nous reviendrez ! » De son côté, Vestris, le « diou de la danse », déclarait avec conviction, en donnant sa jambe à baiser à ses admirateurs : « Il n’y a que trois grands hommes en Europe, le roi de Prusse, M. de Voltaire et moi ! » Le mot a servi depuis, arrangé par les flagorneurs qui guignaient les millions de l’imbécile Chauchard, propriétaire des magasins du Louvre. Ils lui disaient : « Il y a eu trois grands hommes au XIXe siècle : Napoléon, Pasteur et Chauchard ! » De vieux cabotins, qui ne savent pas prendre une sage retraite et présentent un Cid fourbu, rugissent indignés quand ils sont conspués par le public : « Les misérables ! Ils sifflent Corneille !… » La dame Sorel de Ségur, la plus prétentieuse cabotine de notre époque, interpelle en les traitant d’ « idiots » les spectateurs qui ne sont pas assez sensibles aux séductions douteuses de son « sex-appeal » !
La vanité des cabotins de théâtre n’est que comique et inoffensive. Celle des cabotins de la politique est autrement dangereuse, surtout chez les mégalomanes furieux et sanglants que la stupidité publique accepte pour chefs, les Mussolini, les Hitler et autres Soulouque moins bruyants mais aussi redoutables. Celle des généraux-maréchaux et autres guerriers supérieurs qui, par principe, devraient être « muets », les fait s’engueuler entre eux à la façon des héros d’Homère, et ce sont toujours, comme dans l’antiquité, les guerriers inférieurs qui paient la casse à leur place.
Dans les divers compartiments de la mégalomanie, la vanité ecclésiastique n’est pas la moins curieuse pour l’observateur ironique. Elle se continue, avec la vanité nobiliaire, en souvenir des temps où il était aussi noble d’être sorti des cuisses d’un archevêque que de celles de Jupiter. En ces temps-là, un évêque de Bonnecouille n’avait pas encore éprouvé le besoin de troquer son nom contre Bonnechose ou Bonnecorse. Les Rohan, généraux ou cardinaux, disaient, avec une vanité dont ils firent souvent un bien vilain usage : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan je suis ». Un des plus grotesques de ces sots de cour et d’église fut le sieur François de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, au XVIIe siècle. Il eût été digne de figurer dans la galerie molièresque, à côté de la comtesse dEscarbagnas pour qui un domestique ne pouvait s’appeler que Laquais. Cet évêque a servi de modèle à La Bruyère. Il s’était fait, disait-il, « une loi de ne jamais louer de roturier ». Dans ses discours, ne pouvant se décider à appeler ses auditeurs : « mes frères », il les traitait de « canaille chrétienne ». Au moment de mourir, il dit avec la plus profonde conviction : « Dieu y regardera à deux fois avant de damner un homme de ma qualité ! » La charité et l’humilité chrétiennes n’étouffaient pas, comme on le voit, cet évêque de « qualité » ! Elles n’ont jamais étouffé la plupart des gens d’église avec ou sans « qualité ».
Bien qu’ils affectent de mépriser la vanité pour des vertus plus édifiantes, les gens d’Église s’affublent, comme des charlatans, de titres auxquels ils s’attachent avec opiniâtreté. Ils jouent ainsi les ânes qui portent des reliques. Sans rire, du moins devant leurs dupes, ils se font appeler « Sa Sainteté », « Sa Grandeur », « Son Éminence », et ils se donnent à tort et à travers du « Monseigneur ». L’histoire de l’origine de ce dernier titre dont se parent MM. les Évêques, est vaudevillesque. Saint Simon l’a contée ainsi : « Dans une assemblée du clergé, les évêques, pour tâcher de se faire dire et écrire « Monseigneur », prirent délibération pour se le dire et se l’écrire réciproquement les uns les autres. Tout le monde se moqua d’eux et on riait de ce qu’ils étaient monseigneurisés. Malgré cela, ils ont tenu bon, et il n’y a point eu de délibération parmi eux, sur aucune matière sans exception, qui ait été plus invariablement exécutée ». Depuis, la loi de 1801 qui a établi le Concordat, a dit dans un de ses articles organiques : « Il sera libre aux archevêques et évêques d’ajouter à leur nom le titre de citoyen ou de monsieur ; toutes tes autres qualifications sont interdites. » Cette prescription légale demeure toujours ; mais ces messieurs ont « tenu bon », ils ont continué à se donner à tour de bras du « monseigneur », à s’en faire donner par leurs ouailles et même par le monde officiel de la République laïque. Il est, pour les évêques, des grâces d’État, comme il en est de divines, qui les mettent au dessus de la « canaille » laïque aussi bien que chrétienne. Renan appelait cette façon de se « monseigneuriser » une faute de français. Dernièrement, un décret de la Congrégation du Cérémonial auprès du Saint-Siège a conféré officiellement le titre d’ « Excellence » à nombre des dindons de la haute volière ecclésiastique.
La vanité nobiliaire n’a pas non plus disparu, malgré l’abolition des privilèges féodaux. Au contraire, elle a multiplié avec le nombre des gens qui se disent « de qualité », depuis qu’on est en démocratie. Aussi est-elle devenue de plus en plus bouffonne et ridicule. Le ver s’était introduit dans le fruit de l’orgueil nobiliaire lorsque celui-ci s’était laissé gagner par ce qui pourrissait tout ce qu’il pouvait y avoir de noble dans la bourgeoisie : l’argent. Lorsqu’un général de Castries disait d’un d’Alembert : « Cela veut raisonner, et cela n’a pas mille écus de rente ! », il résignait définitivement toute supériorité aristocratique pour tomber dans l’incongruité bourgeoise. La vanité nobiliaire s’est complètement ravalée et discréditée par la suite dans les compromissions les plus suspectes. Les « chroniques mondaines » du Figaro et autres moniteurs du muflisme aristocratique, révèlent une singulière promiscuité entre la noblesse « Vieille France » et la progéniture de Thénardier qui fait aujourd’hui l’aristocratie des « gangsters » du gouvernement, des affaires, du théâtre, des lupanars et autres « milieux de qualité » !… Il n’est plus possible de distinguer un « baron », barbeau de basse classe, d’un ruffian, authentique descendant des anciens preux. Les proxénètes qui gagnent la Légion d’honneur en fournissant des petites filles à des ministres de la République se trouvent en famille dans les palaces, les tripots, les bobinards, avec les petits-fils des du Barry qui étaient faits chevaliers de Saint-Louis quand ils donnaient leur nom, par un mariage saintement béni de l’Église, à des demoiselles Jeanne Bécu, catins royales. Seules des reines de concours de beauté, des dames de cinéma et leurs Alphonse peuvent être « épatés » par la vanité ostentatoire de cette aristocratie fangeuse, et seules aussi peuvent en avoir encore le respect les vieilles nouilles de l’Académie et du « noble faubourg », indécrottablement figées dans ce que E. Bergerat appelait la « costalgie du beauregard » !…
Ayons en nous l’orgueil libérateur, l’orgueil excitateur d’une « large ambition », celle de sauvegarder notre personnalité, notre Moi, dans une collaboration fraternelle avec tous ceux qui la méritent en nous la rendant. Mais combattons la vanité sordide établie sur « mille petites cupidités », celle qui veut faire de nous des inférieurs et des esclaves, qui veut entretenir son parasitisme de notre travail, cultiver son insanité aux dépens de notre intelligence, et gardons-nous de suivre ses exemples de servilité, de lâcheté et de sottise. Soyons orgueilleux, dans le bon sens du mot, et non vaniteux, ce mot n’ayant qu’un mauvais sens. Nous voulons être des hommes libres ; soyons, s’il le faut, des bêtes féroces des cavernes et des déserts, ne soyons pas des perroquets bavards, sans âne, sans rognons, sans conscience. Laissons les perroquets vider leurs ordures sur nos têtes. Comme le disait Tailhade : « La fiente des choucas ne déshonore pas les métopos du Parthenon. »
Dans Calendal, Mistral a donné ce magnifique conseil à tous ceux qui veulent être des hommes libres : « Sieguès umble emé l’umble, é mai fier que lou fier ! » (Sois humble avec l’humble et plus fier que le fier !). C’est là le conseil d’un orgueil fraternel, généreux et digne. Il méprise la vanité, insolente devant les humbles, obséquieuse et rampante devant les puissants. ― Édouard Rothen.