Encyclopédie des gens du monde/Sophocle

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(21p. 405-409).

SOPHOCLE, un des trois grands poëtes tragiques de la Grèce, et le plus parfait, au jugement de la plupart des critiques, naquit environ 5 siècles av. J.-C. L’année précise de sa naissance est sujette à quelques difficultés. L’indication qui se concilie le mieux avec les circonstances de sa vie est celle du scoliaste grec, qui le fait naître dans la 2e année de la lxxie olympiade (495 av. J.-C.). Les marbres de Paros avancent de trois ans l’époque de sa naissance, en la fixant à la 3e année de la lxxe olymp. Quant à l’allégation de Suidas, qui la porterait à la 3e année de la lxxiiie olymp., elle s’accorde mal avec les époques les mieux connues de ses ouvrages. Plus jeune qu’Eschyle de 25 ou 30 ans, Sophocle était plus âgé qu’Euripide d’environ 15 ans. La tradition a attaché le nom de ces trois poëtes au souvenir de la journée de Salamine (480 av. J.-C.) : elle rapporte qu’Eschyle combattit avec valeur dans les rangs des défenseurs d’Athènes ; Sophocle fut choisi, à cause de sa beauté, pour être coryphée des adolescents qui, la lyre en main, le corps nu et parfumé, chantèrent l’hymne de victoire et dansèrent autour des trophées ; et Euripide naquit pendant le combat, dans l’île même de Salamine.

Sophocle était de Colone, bourg situé aux portes d’Athènes, qu’il a chanté dans son Œdipe à Colone. D’après des auteurs cités par le scoliaste qui a écrit sa vie, son père, Sophile, aurait été forgeron ; mais le scoliaste révoque en doute cette assertion, parce que, dit-il, « il n’est pas vraisemblable qu’un homme d’une telle extraction eût été nommé général conjointement avec les premiers citoyens d’Athènes, tels que Périclès et Thucydide. » Cette réflexion pourra paraître bien aristocratique, appliquée à un gouvernement tel que celui d’Athènes. « En outre, continue le biographe, les poëtes comiques, auxquels la naissance d’Euripide, fils d’une fruitière, a fourni de si grossières plaisanteries, n’eussent pas ménagé à Sophocle les traits mordants qu’ils n’épargnèrent pas même à Thémistocle. Peut-être, ajoute-t-il, son père avait-il des esclaves forgerons et ouvriers en airain. » Si l’on goûte ces raisons, il faudra en revenir au témoignage de Pline le naturaliste, qui, d’après d’autres autorités, assure que Sophocle était issu d’une grande famille, principe loco genitum.

Les anciens n’ont pas oublié de nous apprendre que Sophocle reçut une éducation brillante : il s’exerça, dans son enfance, à la palestre et à la musique, et il fut couronné dans l’un et l’autre exercice. Son biographe et Athénée (I, 20) lui donnent pour maître le musicien Lampros ; peut-être est-ce le même que le célèbre poëte lyrique cité par Plutarque {De musicâ).

Des avis divers ont été émis sur la question de savoir quand Sophocle fit représenter sa première pièce. Selon les marbres de Paros, il vainquit pour la première fois sous l’archonte Apsephion, la 4e année de la lxxviie olympiade, à l’âge de 28 ans. (Nous avons vu que cette chronique lapidaire le fait naître, ol. lxx, 4.) Cette date nous paraît la plus conforme au récit détaillé de Plutarque dans la Vie de Cimon, ch. 8 : « Cet acte, dit-il (Cimon avait rapporté de Scyros les ossements de Thésée), lui valut la faveur du peuple, et c’est à cette occasion que s’établit le jugement des tragédies par des juges désignés. En effet, Sophocle, encore jeune, faisant représenter sa première pièce, comme il y avait du tumulte et de la cabale parmi les spectateurs, l’archonte Aphepsion (Plutarque écrit ce nom autrement que les marbres de Paros) ne tira pas au sort les juges du concours ; mais Cimon s’étant avancé sur le théâtre avec les généraux, ses collègues, pour faire aux dieux les libations voulues, il ne les laissa pas se retirer ; mais, leur ayant fait prêter serment, il les força de s’asseoir et de juger, étant au nombre de dix, un de chaque tribu. »

Le biographe d’Eschyle dit qu’il fut vaincu par Sophocle encore jeune, et qu’à cette occasion il quitta Athènes, pour se retirer en Sicile. Sophocle fit en effet jouer sa première tragédie avant l’âge fixé par la loi, qui défendait aux poëtes et aux acteurs, qu’on ne distinguait pas alors des poëtes, de paraître sur la scène avant 40 ans ; d’autres disent 30.

Malheureusement, Plutarque ne nomme pas la pièce qui valut à Sophocle cette première victoire sur Eschyle. On conjecture seulement que c’était une tétralogie, dont Triptolème était le drame satirique, etc. C’est Pline le naturaliste qui a mis sur la voie de cette conjecture.

Depuis ce premier succès jusqu’à sa mort, Sophocle ne cessa de travailler pour le théâtre ; il n’est donc pas étonnant qu’il ait composé un grand nombre d’ouvrages : Suidas dit 123 ; le grammairien Aristophane de Byzance dit 130, dont 17 supposés. Sept tragédies seulement nous sont parvenues en entier, mais dans ce nombre se trouvent plusieurs chefs-d’œuvre. En voici les titres : 1° Ajax armé du fouet ou Ajax furieux, 2° Électre, 3° Œdipe roi, 4° Antigone, 5° les Trachiniennes ou la Mort d’Hercule, 6° Philoctète, 7° Œdipe à Colone.

Sophocle, à cause de la faiblesse de son organe, ne se conforma pas à l’usage qui voulait que le poëte jouât lui-même le principal rôle dans ses ouvrages. Il ne parut sur la scène que dans des rôles qui exigeaient un talent particulier. Ainsi, il remplit le rôle de Thamyris jouant de la lyre, et celui de Nausicaa jouant à la paume. Il introduisit d’ailleurs plusieurs innovations dans les représentations dramatiques, il ajouta à la pompe des décorations, et porta à 15 le nombre des personnages du chœur, qui n’était que de 12. Malgré les heureux changements qu’Eschyle (voy.) avait faits à la tragédie, l’enfance de l’art se fait encore sentir dans ses pièces : Sophocle, à son tour, en modifia la forme, et la porta à sa perfection. Il fit paraître sur la scène un troisième interlocuteur, et, tout en rattachant toujours le chœur à l’action, il le réduisit à un rôle secondaire, celui d’un simple spectateur qui témoigne par ses paroles l’intérêt qu’il prend à l’événement. Cette place que le chœur conserve encore dans la tragédie grecque, cette espèce d’intervention populaire, suffirait seule pour marquer un des caractères distinctifs qui la séparent profondément de la tragédie française.

Sophocle remporta vingt fois le premier prix de la tragédie ; souvent il obtint la seconde nomination, jamais la troisième. Telle était la douceur de son caractère, dit son biographe, qu’il était chéri de tout le monde. Il était si attaché à son pays, que les offres de plusieurs rois qui l’engageaient à venir auprès d’eux ne purent jamais le décider à quitter sa patrie. Les Athéniens, pour lui donner un témoignage de leur admiration, l’élurent général, à l’âge de 57 ans, sept années avant la guerre du Péloponnèse, lors de leur expédition contre Samos. Aristophane de Byzance rapporte que cet honneur lui lut déféré après le grand succès de sa tragédie d’Antigone. Au premier abord, on ne peut se défendre d’une certaine surprise, en voyant un mérite purement littéraire récompensé par les charges les plus importantes de l’état ; on est tenté de sourire devant les bizarres caprices de cette démocratie qui payait le talent dramatique par un commandement militaire ; on a beau jeu alors à plaisanter sur le caractère frivole des Athéniens, assez riches d’ailleurs sous ce rapport pour qu’il ne soit pas besoin de charger le portrait.

Quant au fait que Sophocle fut général une fois en sa vie, il est attesté non-seulement par son biographe, mais aussi par un grand nombre d’écrivains. Plutarque, dans la Vie de Périclès, dit que Sophocle fut son collègue comme stratége ; d’autres précisent l’époque au temps de la guerre de Samos. Pour ce qui est du motif qui fit élever notre auteur tragique à ce poste important, il est assez probable que la poésie si riche, si élevée, si touchante de la pièce n’était pas le seul mérite que les Athéniens applaudissaient dans l’Antigone. On oublie trop le côté politique de la tragédie grecque, et il est à propos de remarquer avec quel soin particulier et de quel ton grave l’auteur de cette tragédie expose (v. 175-190) des règles de gouvernement, des maximes sur les devoirs du citoyen et sur l’obligation imposée au chef de l’état de sacrifier ses amitiés particulières à l’intérêt public. Démosthène dans son discours sur les prévarications de l’ambassade, a cité tout ce passage, et il ajoute que ce sont non-seulement de beaux vers, mais qu’ils sont pleins de conseils utiles aux Athéniens. Plus bas (v. 659-676), le poëte attaque l’anarchie, il recommande l’obéissance aux lois, la soumission aux magistrats ; de la stricte observation de ce devoir dépend le salut de l’état, comme l’insubordination de quelques-uns peut amener la perte de tous. De plus, tout en prenant dans cette pièce la défense des lois divines et du culte dû aux dieux infernaux, ce qui fait du dévouement d’Antigone non-seulement un acte de piété fraternelle, mais aussi un acte essentiellement religieux, Sophocle a su néanmoins traiter ce sujet avec tant de mesure, qu’il se garde bien de porter la moindre atteinte à l’autorité des lois civiles. Enfin, une autre cause qui a pu valoir à l’auteur la faveur populaire, c’est la haine de la tyrannie qui respire dans cette pièce, et qui, bien que formellement exprimée dans tel passage particulier, par exemple v. 729-735, se révèle encore plus par l’impression générale de tout l’ouvrage, comme un sentiment qui s’exhale de l’âme même du poëte. On conçoit très bien que cette aversion pour la tyrannie ait été de nature à agir vivement sur l’esprit de la multitude, à provoquer ses acclamations et son enthousiasme, et à inspirer le désir de récompenser l’auteur en l’élevant à de hautes fonctions politiques.

Selon Aristophane de Byzance, l’Antigone était la 32e pièce de Sophocle. Si l’on admet l’opinion la plus accréditée, qui place sa naissance à l’an 495, il aurait eu cinquante et quelques années lorsqu’il fit jouer cette tragédie. Il était alors dans la force de son génie, qui d’ailleurs se maintint longtemps dans tout son éclat, puisque la plupart des chefs-d’œuvre qui nous restent de lui sont postérieurs à l’Antigone[1]. Ainsi l’Œdipe-roi, et l’Œdipe à Colone, qui sont généralement reconnus comme ses deux plus beaux ouvrages, l’un sous le rapport de l’art dramatique, l’autre pour l’élévation de la poésie et pour la pureté des idées morales, ont été composés par Sophocle, le premier à l’âge de 64 ans au moins, et le second à 76. À la composition de l’Œdipe à Colone se rattache une anecdote rapportée par un assez grand nombre d’écrivains, entre autres par Cicéron, Plutarque, Apulée, Lucien, etc. Voici en quoi s’accordent leurs diverses relations : Sophocle, paraissant négliger son patrimoine pour se livrer à la poésie tragique, fut cité en justice par ses fils, ou bien par son fils Iophon, dans l’intention de lui faire enlever l’administration de ses biens, comme n’ayant pas l’esprit sain et ne possédant plus l’usage de toutes ses facultés. Alors Sophocle lut devant ses juges des passages de son Œdipe à Colone auquel il travaillait, notamment le beau chœur qui contient l’éloge de l’Attique ; puis il leur demanda si un tel poëme était l’ouvrage d’un homme qui radote. Il fut renvoyé absous, et les juges blâmèrent son fils.

La mort de Sophocle arriva sous l’archontat de Callias, dans la 3e année de la xciiie olympiade, l’an 406 av. J.-C., peu de temps après la mort d’Euripide, et un peu avant la prise d’Athènes par Lysandre. Il était âgé de 89 ans, si l’on adopte, comme nous l’avons fait, la date indiquée par le biographe pour sa naissance. Cette mort est racontée de plusieurs manières : selon les uns, il mourut de joie en apprenant le succès d’une de ses pièces ; selon d’autres, il expira à la fin d’une lecture de son Antigone, pendant laquelle il aurait fait effort pour soutenir sa voix. Ce dernier fait est évidemment supposé. Une épigramme de l’Anthologie prétend qu’il mourut étouffé par un grain de raisin vert.

Selon le biographe, les sépultures de la famille de Sophocle étaient à Décélie, à 11 stades d’Athènes. Les Lacédémoniens occupaient alors Décélie, et ravageaient le territoire athénien. Bacchus apparut en songe à Lysandre, chef des Spartiates, et lui ordonna de laisser inhumer le poëte, que ce dieu chérissait. Lorsque ce général eut appris par des transfuges quel était celui qui venait de mourir, il envoya un héraut porter à la ville assiégée la permission d’ensevelir Sophocle. Ce récit du biographe présente plus d’une difficulté. D’abord Décélie n’était pas, comme il le dit, à 11 stades d’Athènes, mais à 120 ; de plus, le général lacédémonien qui commandait à cette époque n’était pas Lysandre, mais le roi de Lacédémone, Agis, fils d’Archidamus (Thucyd., VII, 9). Lysandre n’assiégea Athènes que par mer, la lre année de la xcive olympiade : or Aristophane, dans ses Grenouilles, qui furent représentées la 3e année de la xciiie olympiade, parle de Sophocle comme déjà mort.

L’espace nous manque ici pour marquer avec des développements suffisants le progrès des idées morales tel qu’on peut le suivre dans les tragédies de Sophocle, en partant d’Ajax, qui paraît être un de ses premiers ouvrages, pour arriver à l’Œdipe à Colone, où l’idée de la justice divine se montre si épurée. On est frappé de l’intervalle immense qui sépare ces deux pièces. Il y a, il est vrai, dans le caractère d’Ajax une idée exagérée de la puissance humaine : c’est l’homme des temps héroïques, c’est le guerrier qui doit tout à la force de son bras. Le délire qui égare son esprit est une punition de son irrévérence envers les dieux ; mais, dans la réalité, Ajax est victime de la colère de Minerve : au fond du délit qui lui attire un châtiment si funeste, on ne voit guère qu’une rancune de la déesse qui veut venger un grief personnel. L’intervention divine n’apparaît donc ici que dans un intérêt privé, et non dans l’intérêt de la loi morale. Que si nous passons à l’Œdipe à Colone, nous voyons encore en lui la victime de la fatalité ; mais il n’en conserve pas moins un caractère hautement moral. Un enchaînement de circonstances extérieures, tout-à-fait indépendantes de son libre arbitre, l’a rendu criminel, mais sans qu’il l’ait voulu, et cette absence de participation de sa volonté rassure sa conscience. Il parle de ses crimes involontaires sans embarras : ils sont l’œuvre des dieux. Il établit nettement, et à plusieurs reprises, que c’est l’intention qui fait la faute ; la culpabilité n’est reconnue que dans l’intention de faire le mal : le crime involontaire n’est plus un crime ; l’homme a pu servir d’instrument dans la main des dieux ; mais, si sa conscience est pure, il n’est pas vraiment coupable. Voilà donc le dogme de la fatalité épuré ou plutôt dégagé de la moralité qui ne lui appartient pas ; voilà la ligne de démarcation profondément tracée entre le domaine moral de la conscience, où règne la liberté humaine, et le domaine de la fatalité, qui n’est plus que l’enchaînement des faits extérieurs, placés en dehors de notre action, et derrière lesquels la liberté de l’homme reste entière. Ainsi, du triste dogme de la prédestination, le poëte n’a pris, en quelque sorte, que la partie étrangère à l’homme ; il en retranche toute la partie odieuse, celle qui répugne le plus à la nature humaine, c’est-à-dire l’imputabilité.

Certes une pareille transformation de l’idée du destin dans la tragédie grecque marque un progrès assez important dans l’histoire des idées morales, pour autoriser à dire que Sophocle avait pressenti quelques-unes des vérités que le christianisme devait mettre en lumière quelques siècles plus tard. Il suffit de citer toute la réponse d’Œdipe à Créon (v. 950-1003), trop longue pour être rapportée ici : on y verra toutes ces notions parfaitement éclaircies et en accord avec la conscience la plus pure et le bon sens le plus élevé[2].

A-D.

  1. Cette pièce vient d’être remise sur la scène, d’abord à Berlin, sous les auspices d’un roi protecteur des lettres et des arts, par les soins du célèbre Tieck et avec la musique de M. Meudelssohn-Bartholdy ; puis à Paris, au théâtre de l’Odéon, où elle est depuis un mois en possession d’attirer la foule et de satisfaire les juges les plus difficiles. Rien ne semblait manquer à la gloire de Sophocle ; mais quel triomphe pour lui que cette éclatante résurrection après 22 siècles et dans un temps de lassitude et de désenchantement !
    J. H. S.
  2. La plus ancienne édition de Sophocle est celle des Aldes, Ven., 1502, in-8o, édition rare, correcte et très bien imprimée ; elle fut suivie des scholies de Lascaris, Rome, 1518, et des éditions des Juntes, Flor., 1522, in-4o ; de Victorius, ib., 1547, in-4o ; de Turnèbe, Paris, 1552, in-4o ; de H. Estienne, avec notes, Paris, 1568, in-4o, etc. Parmi les modernes, on cite celles de Brunck, Strasb., 1786-89, 2 vol. in-4o et 2 vol. in-8o ; de Musgrave, Oxford, 1800-1, 2 vol. in-8o ; d’Erfurdt, Leipz., 1802-11, 6 vol. in-8o avec un 7e vol. en 1825, etc. Une édition accompagnée de notes allemandes par M. Schneider (Weimar, 1823-30, in-12) est suivie d’un glossaire détaillé. Il existe en outre un grand nombre d’éditions de pièces détachées. Sophocle a été partiellement traduit en français par de Longepierre, J.-B. Gail, etc. Nous avons les Tragédies grecques par A. Dacier (Amst., 1693, in-12 ; Altenb., 1763, in-8o) ; le P. Brumoy a compris Sophocle dans son Théâtre des Grecs ; G. Rochefort en a aussi donné une traduction estimée ; enfin, on doit à notre savant collaborateur, auteur de cette notice, une traduction des Tragédies de Sophocle (Paris, 1827, 3 vol. in-32), dont une 2e éd. a constaté le mérite et le succès. Parmi les traductions étrangères, on cite surtout celle de Solger, en vers allemands (2e éd., Berlin, 1824, 2 vol. in-8o).
    S.