Encyclopédie méthodique/Arts et métiers mécaniques/Châtaignes
CHATAIGNES,
Art de les conserver & de les faire cuire.
On sera peut-être surpris de voir au rang des Arts une suite de procédés qui ne sont point adoptés & suivis, comme presque tous les Arts, par des personnes hors de la classe des cultivateurs. Malgré cela, j’ai cru que cette suite de procédés, tant par les avantages qui en résultent, que par les principes de bonne physique qui ont concouru à leur découverte, & qui president à leur usage, pouvoit former un corps de doctrine & de manipulations intéressantes ; en un mot, pouvoit être traitée & décrite comme un Art. J’ai pensé d’ailleurs qu’en rapprochant ainsi ces procédés, c’étoit un moyen, non-seulement de les répandre davantage parmi cette classe d’hommes qui n’a besoin que d’être instruite, mais encore de les faire connoître aux Savans, qui ne peuvent trop s’occuper à enrichir la physique des résultats que peut leur offrir la partie expérimentale des Arts.
Je me suis enfin déterminé à ce travail, en voyant ces procédés répandus dans divers cantons des États de l’Europe, où l’on fait des récoltes abondantes de châtaignes ; & présumant qu’au milieu des pratiques différentes qui sont les résultats d’essais & de tentatives infiniment variés par ces différentes nations, je parviendrois à distinguer les procédés les plus utiles & les mieux raisonnés ; qu’en conséquence je pourrois montrer les avantages de la méthode la plus parfaite, & par opposition, les inconvéniens des opérations ou défectueuses ou négligées : c’est sur ce plan que j’ai rédigé la description raisonnée de cet Art précieux, par le moyen duquel on parvient infailliblement, & avec le moins de frais possible, à conserver & à préparer un fruit de la plus grande ressource ; enfin, à le rendre inaltérable pendant quelques années, sans lui faire perdre aucunes de ses qualités naturelles.
La description de cet Art sera divisée en deux parties : la première contiendra les procédés qui ont pour objet la conservation des châtaignes ; & la seconde, ceux qui concernent la préparation qu’on leur donne pour les cuire, & en faire un aliment sain & agréable.
PREMIÈRE PARTIE.
Manière de conserver les châtaignes.
Dans toutes les provinces où la châtaigne sert à la nourriture du peuple, on a senti bientôt l’ avantage de la conserver, pour n’être pas obligé de consommer dans la saison de la récolte ce qui pouvoit faire la principale provision de l’année. On a pensé même à prévenir les accidens des récoltes futures, en réservant la partie surabondante des récoltes actuelles : on s’est occupé d’abord des moyens de conserver les châtaignes fraîches ou en vert, en les plaçant dans un endroit sec, & en les couvrant de différentes matières qu’on croyoit propres à absorber l’eau qui, dans les premiers temps, transpire à travers leur écorce, & à prévenir le contact de l’air chaud ou humide ; mais outre que le succès de ces tentatives n’a pas été constant chaque année, & ne pouvoit pas d’ailleurs assurer la conservation des châtaignes pour plus de six à sept mois, on a bientôt senti que ces attentions n’étoient pas applicables à une certaine provision de châtaignes. Il a fallu recourir à la dessication par le moyen du feu ; mais il a été nécessaire ensuite de rechercher la meilleure manière d’en tirer parti : en conséquence on a varié beaucoup l’application de la chaleur. Ce fruit a été, par exemple, exposé dans un four échauffé à un certain degré ; mais comme il étoit difficile de fixer en même temps le degré de chaleur convenable, ainsi que le temps du séjour dans le four, on ne retira pas de ces tentatives tous les avantages qu’on s’en promettoit ; on vit au contraire que par ce procédé, la substance farineuse des châtaignes étoit très-souvent altérée, & l’on parvint par ce moyen à reconnoître, ce qui étoit un point important dans ces recherches, que pour sécher, comme il convient, les châtaignes sans les dénaturer, il falloit les exposer à une chaleur graduée ; que c’étoit ainsi que s’en dégageoit d’abord l’eau de végétation qui y restoit, lorsqu’une chaleur trop vive saisissoit brusquement l’écorce. Nous allons donc décrire la méthode qui a été le fruit de cette première vue ; & comme l’administration du feu & la construction du bâtiment où l’on place les châtaignes pour les sécher ont une dépendance nécessaire, je donnerai premièrement une description très-détaillée d’un séchoir, bâti sur les meilleurs principes ; ensuite j’en montrerai l’usage, en indiquant sur-tout les attentions avec lesquelles on doit graduer le feu pour obtenir une parfaite dessication.
Art. I. De la claie ou séchoir.
On se sert, pour sécher les châtaignes, d’un bâtiment carré, qu’on appelle claie dans certaines provinces, & séchoir dans d’autres : on le construit quelquefois en l’appuyant contre quelqu’un des bâtimens du domaine, & l’on cherche même quelque angle entre deux corps de bâtimens : par ce moyen on épargne la construction d’un ou de deux murs ; mais si le feu vient à prendre au séchoir, on court risque de brûler toute la maison : il y a toutes sortes d’avantages à construire ce séchoir isolé, & même de le placer à une certaine distance de tous les autres bâtimens.
La grandeur du séchoir varie suivant la quantité de châtaignes que l’on récolte. On lui donne ordinairement uinze pieds de longueur, sur autant de largeur dans l’intérieur, & sa hauteur est d’environ dix-huit pieds ; avec ces dimensions on peut sécher une bonne provision de châtaignes.
On établit dans l’intérieur du bâtiment, à la hauteur de sept à huit pieds, une espèce de claie ou grille qui porte sur de fortes poutres ; ces poutres sont parallèles entre elles, & éloignées les unes des autres à peu près d’un pied & demi ou de deux pieds. On a soin que ces poutres ou solives soient établies bien de niveau : de l’une à l’autre de ces solives on attache des lattes ou barreaux d’une longueur & d’une largeur égales, & on laisse entre eux une fente ou intervalle d’environ trois ou quatre lignes, ensorte que les châtaignes, posées dessus, ne puissent passer à travers l’ouverture de ces lattes, & tomber dans la partie basse du séchoir. La partie de ces barreaux, qui est clouée sur les solives, est applatie en dessus & en dessous ; mais le reste qui remplit l’intervalle des solives n’est applati que par dessus, le dessous étant arrondi en dos d’âne.
Il résulte de la disposition de ce grillage deux avantages très-importans : le premier, que l’on peut retourner très-aisément toutes les châtaignes pendant que s’opère le séchage, puisque la surface supérieure de la grille est unie ; l’autre, que la fumée pénètre très-aisément à travers les châtaignes & y circule bien également, attendu qu’elle ne trouve aucun obstacle qui l’arrête dans sa marche : les barreaux, arrondis par dessous, la déterminent à s’insinuer dans les intervalles ; enfin, on peut aisément nettoyer ces claies par dessous, en enlevant la suie qui s’y attache pendant le temps que dure un séchage.
Il me paroit que dans certaines provinces on a négligé de se procurer ces avantages, en construisant grossièrement le grillage avec des branches ou gaules de châtaigniers, entrelacées sans aucune régularité. Les châtaignes, engagées dans ces branches, ne peuvent se retourner aisément ; & d’ailleurs la fumée y pénétrant par les issues que ces branches offrent dans tous les sens, y dépose de la suie qu’on ne peut détacher à mesure.
En construisant la grille telle que nous l’avons décrite, on a soin de laisser à l’un de ses angles la place d’une claie mobile qu’on lève lorsqu’on veut faire tomber les châtaignes, après qu’elles sont bien séchées, dans la partie inférieure du séchoir, pour les dépouiller de leur peau, comme nous l’expliquerons par la suite.
Pour entrer dans la partie inférieure du séchoir, on pratique une porte dans l’un des quatre côtés, & vis-à-vis la porte une petite ouverture au niveau du sol : on donne à cette dernière ouverture, à peu près un pied de hauteur, sur un demi-pied de largeur ; elle sert, sans qu’on soit obligé d’entrer dans le séchoir, à diriger le feu & à lui donner une certaine activité, en fournissant un courant d’air. Enfin, elle procure du jour dans le rez-de-chaussée du séchoir, où l’on ne fait d’ailleurs aucune autre ouverture.
Si nous passons à la partie supérieure du séchoir, nous verrons qu’il est nécessaire d’ouvrir une seconde porte, afin que l’on puisse y entrer pour placer les châtaignes sur la claie, & les retourner pendant l’opération.
A côté de cette porte, à laquelle on monte par un escalier extérieur, on pratique à hauteur d’appui du perron, une fenêtre pour verser les châtaignes sur la claie. Par-là on évite d’ouvrir trop souvent la porte & de refroidir le séchoir. Cette fenêtre, d’ailleurs, peut servir au besoin, comme toutes celles dont nous allons parler, pour donner issue à la fumée.
De l’autre côté de la même porte, à trois pieds au dessus de la claie, on pratique une ouverture d’environ quinze pouces de hauteur, sur huit pouces de largeur.
Dans la face du bâtiment, opposée à celle ou l’on a ouvert la porte, on ménage deux ouvertures, aussi de quinze pouces de hauteur, sur huit pouces de largeur, qui correspondent exactement, & quant aux dimensions, & quant à l’emplacement, aux deux précédentes ; & enfin on en ouvre une troisième vis-à-vis la porte, à deux pieds plus haut que celles des côtés : dans le milieu de chacun des deux autres murs, on pratique une ouverture de même grandeur que celles dont nous venons de faire mention, & aussi à trois pieds au dessus de la grille.
Enfin, on réserve près du toit & dans le milieu de chacune des quatre faces du bâtiment, une ouverture d’un demi-pied en carré.
Ces ouvertures sont percées vis-à-vis les unes des autres, parce qu’il est très-essentiel que le vent qui s’introduit dans le séchoir par une ouverture, trouve sur la même direction une issue par laquelle il entraîne & chasse la fumée : sans cela, elle se rabattroit sur les châtaignes, & par son séjour les roussiroit, & leur communiqueroit un mauvais goût ; c’est aussi par cette raison qu’on multiplie, ainsi que nous l’avons marqué, toutes ces issues, & qu’on les distribue régulièrement dans tout le corps du séchoir.
Si l’on plaçoit la claie dans une cage de murs où l’on ne pourroit pas percer des ouvertures aux quatre faces, il faudroit alors en pratiquer seulement sur les faces libres & opposées, & en augmenter le nombre particulièrement vers le toit.
On ne perd pas de vue la facilité de la circulation de la fumée, dans l’arrangement des planches dont on forme le toit du séchoir. On les dispose les unes sur les autres en recouvrement, de manière à laisser le plus de jour qu’il est possible, sans cependant que l’eau des pluies puisse pénétrer & tomber dans le séchoir : on y pratique aussi deux lucarnes d’une grandeur médiocre sur chaque côté.
Lorsqu’on construit exprès un bâtiment pour servir de séchoir, on a soin de l’orienter de manière qu’il présente ses angles & non ses faces aux vents les plus violens qui règnent dans le pays : on a aussi l’attention que la porte d’entrée ne se trouve pas exposée à ces vents, ce qui pourroit souvent troubler l’opération du séchoir.
Art. II. Manière de sécher les châtaignes, & d’administrer le feu dessous la claie.
Avant de placer les châtaignes sur les lattes de la claie, on a soin de la nettoyer par dessus & par dessous, & d’en enlever la suie ; & ces attentions ont lieu chaque fois qu’on y met de nouvelles charges de châtaignes : même pendant que dure un séchage, il convient que les personnes préposées à la conduite du séchoir, balayent chaque jour le dessous des lattes de la claie & des poutres qui les soutiennent, tant pour procurer un passage plus libre à la fumée, que pour prévenir les accidens du feu.
Dans les provinces où l’on est curieux de conserver aux châtaignes toute leur qualité, on se garde bien de mettre des porcs & des brebis dans la partie inférieure du séchoir lorsqu’on n’en fait plus d’usage ; car les sels des excrémens de ces animaux pénétrant le terrein, & l’action du feu les développant & les faisant évaporer avec la fumée, ils communiqueroient un goût désagréable aux châtaignes placées sur la claie.
Par les mêmes raisons, quelque avantage qu’il y eût de se servir de ces bâtimens pour l’éducation des vers à soie, on doit éviter d’en faire usage ; l’odeur forte que le séjour de ces insectes, qu’on y placeroit au sortir de la seconde ou de la troifième mue, y laisseroit, pourroit altérer le goût des châtaignes.
On place les châtaignes par lits sur la claie, &, suivant la quantité qu’on se propose d’en sécher, on en garnit une partie ou bien la totalité. L’on peut placer sur la claie que nous avons décrite, quatre à cinq sacs de châtaignes, suivant l’épaisseur qu’on donne aux lits. Dès qu’on a disposé ainsi les châtaignes, on allume le feu fous le milieu du grillage, en observant de placer dans le commencement le foyer ou le fourneau toujours sous une des poutres du plancher, & de le changer de temps en temps, afin que toutes les châtaignes posées sur les différentes parties de la claie, reçoivent une égale impression du feu.
On ne brûle d’abord que l’écorce des châtaignes que l’on a ramassées l’année précédente, après qu’on dépouillé les châtaignes séchées, de la manière que nous l’expliquerons plus bas : on augmente ensuite le feu cinq ou six jours après, en y mettant de grosses souches de châtaignier, que l’on ensevelit dans la poussière de l’écorce des châtaignes ou dans de la sciure de bois : on ne ménage au feu qu’une petite ouverture au milieu du tas.
Dans certains cantons du Rouergue, on fait usage du charbon de terre comme aliment du feu qu’on entretient dans le séchoir. On a pour fourneau un grand chaudron où l’on met du bois de châtaigner, qu’on recouvre avec du charbon qui a déjà servi, & qui est réduit en forme de braise ou de coak, pour qu’il ne flambe pas. Effectivement, le feu que produisent toutes ces matières, doit se réduire à un torrent continuel de fumée, qu’on entretient nuit & jour pendant quelque temps, & dont la chaleur, extrêmement douce, pénètre peu à peu toute la masse des châtaignes, ouvre les pores de leur écorce, & fait sortir une partie considérable de l’humidité qui entre dans leur composition ; c’est ce que l’on appelle faire suer les châtaignes. On tes dispose ainsi à se débarrasser, sans obstacle, du reste de cette humidité, lorsqu’on augmente le feu pour achever leur dessiccation.
Pendant que les châtaignes suent, ce qui dure environ quinze jours, on les voit dans un état de moiteur générale, couvertes d’eau de tous côtés : on a grand soin pour lors de ne pas pousser le feu, & de ne pas remuer les châtaignes avant qu’elles soient essuyées totalement.
L’attention de ménager le feu pour faire suer les châtaignes comme il convient, est une de celles qui contribuent le plus au succès de l’opération. Dans certaines provinces, j’ai été témoin du mauvais effet que produisoit le feu poussé trop vivement dans les commencemens. J’ai vu qu’une chaleur trop forte saisissoit les châtaignes, resserroit les pores de leurs écorces, qui, dans cet état, étoient moins propres à laisser évaporer l’eau dont le développement & le séjour corrompoit bientôt la substance farineuse des châtaignes.
Lorsque les châtaignes ont cessé de suer, & qu’elles n’ont plus de moiteur à leur surface, on commence à les remuer dans tous les sens avec une pelle de bois, en ramenant à la surface celles qui sont dessous : l’on recommence cette manœuvre tous les deux jours ; & l’on a soin pour lors d’augmenter le feu par degrés, en obfêrtaat cependant qu’il produise beaucoup de fumée & peu de flamme.
On doit avoir attention de ne pas charger le grillage d’une trop grande quantité de châtaignes : on n’en met pas ordinairement plus d’un pied & demi d’épaisseur sur toute la surface, quand on en met davantage, l’action du feu & de la fumée n’atteignant qu’une partie du tas, il en résulte plusieurs inconvéniens. Alors il est difficile que les châtaignes suent bien également ; & comme on est obligé de presser le feu pour que la chaleur pénètre à un certain degré dans les couches supérieures, les châtaignes de la première couche qui reposent sur les lattes, & qui sont les plus exposées au feu, s’échauffant trop, s’altèrent, prennent une couleur roussatre, & sont amères & de mauvais goût après qu’on les a fait cuire. Il vaut donc mieux, lorsqu’on a recueilli une grande quantité de châtaignes, les sécher à deux fois, que de s'exposer à les gâter en chargeant trop le séchoir.
On évite en partie ces inconvéniens par cette méthode : on met d’abord sur la claie une couche peu épaisse de châtaignes : on les fait suer avec les précautions que nous avons exposées ci-dessus. Dès qu’elles ont sué, on suspend le feu une demi-journée pour laisser refroidir les châtaignes. Le lendemain on les lève par tas, & l’on couvre les parties de la claie dégarnies de châtaignes qui ont sué, avec de nouvelles châtaignes fraîches ; ensuite on étend les chataîgnes qui ont sué par dessus les châtaignes fraîches ; puis on recommence à faire le feu, & on le gouverne comme il convient pour faire suer les nouvelles châtaignes. Par ce moyen, une quantité considérable de châtaignes placées successivement & par parties sur la claie, se trouve avoir sué également, parce qu’elle a éprouvé de la même manière les effets d’un feu doux ; & comme, par la suite, on remue chaque jour la masse totale des châtaignes, elle peut, par un feu gradué & soutenu, éprouver, dans toutes ses parties un égal degré de dessiccation.
Pour reconnoître si les châtaignes sont sèches, on en prend au hasard sur la claie quelques-unes qu’on dépouille de leur peau, laquelle doit être cassante & se détacher aisément : on met ces châtaignes sous la dent, & si elles resistent sans céder à l’effort que l’on fait pour les partager, elles ont acquis le degré suffisant de dessiccation. Il est encore plus sûr d’en soumettre une certaine quantité, comme un boisseau, à une opération que nous allons décrire, de par laquelle on dépouille les châtaignes sèches de leurs peaux.
Je dois faire remarquer ici que les particuliers qui n’ont pas une grande récolte de châtaignes, suppléent au séchoir, en garnissant de claies la cheminée de leur cuisine, dont le tuyau, fort large, s’évase beaucoup par la partie inférieure : on place sur ces claies autant de châtaignes qu’elles en peuvent contenir, & l’on se règle sur ce que nous avons dit ci-dessus pour tout ce qui concerne l’administration du feu.
Art. III. Manière de dépouiller les châtaignes sèches de leurs peaux.
Après que les châtaignes sont sèches, on éteint le feu & l’on bouche exactement les ouvertures du séchoir : on ouvre ensuite la portion de grille mobile dont nous avons parlé, & l’on fait tomber à l’un des coins du séchoir une certaine quantité de châtaignes. Dans les provinces où l’on conserve les châtaignes sèches avec leurs peaux, on les enlève à mesure ; mais dans celles où on les bat pour les dépouiller de leur peau, on les laisse entassées, afin qu’elles conservent leur chaleur plus long-temps, & qu’elles ne soient pas refroidies & un peu ramollies lorsqu’on exécute le battage ; aussi cette opération se fait-elle avec le plus de célérité qu’il est possible.
Pour cela, on dresse dans le séchoir & sur la même ligne des troncs de châtaigniers en forme de tables bien unies, dont le nombre, ainsi que celui des hommes employés à cette opération, soit proportionné à la quantité de châtaignes qu’il faut dépouiller de leurs peaux. On a l’attention de multiplier les ouvriers de manière que les châtaignes soient dépouillées de leur peau dans deux fois vingt-quatre heures, pour que les peaux se brisent plus aisément & se détachent plus complètement de la substance des châtaignes ; c’est pour cela qu’on renouvelle le tas de châtaignes à mesure qu’il diminue & avant qu’il soit épuisé, & qu’on a soin aussi d’entasser celles qui restent sur la claie, à portée de l’ouverture & qu’on fait descendre au besoin.
Pour battre les châtaignes, on les enferme dans un sac d’une bonne toile grise, qui doit avoir un peu moins d’une aune de longueur, sur un tiers à peu près de largeur : il est ouvert par les deux bouts. Ce travail occupe deux hommes ; celui qui est du côté du tas y puise avec une corbeille alongée & retrécie par un bout, environ douze à quinze livres de châtaignes ; son aide, qui tient le sac par les deux bouts, lui en présente un ouver par où le premier introduit le côté alongé de la corbeille, & y verse les châtaignes. Ensuite ils prennent chacun un des bouts du sac, & ils frappent plusieurs coups sur le banc. Le nombre de coups dépend de l’état de dessiccation des châtaignes, ainsi que de leur grosseur. On détermine le nombre de ces coups, necessaires pour briser l’écorce extérieure & détacher la pellicule intérieure des châtaignes, en regardant après en avoir frappé plusieurs, si elles sont dépouillées ; & l’épreuve du premier sac faite, on se fixe au nombre qu’on a déterminé, & qui sert de règle pour toute l’opération, à moins qu’on ne s’apperçoive par la suite que les châtaignes ont besoin d’un plus grand nombre de coups.
Lorsque les châtaignes sont suffisamment battues, les ouvriers secouent le sac fortement en l’agitant horizontalement ; ce mouvement achève de détacher les écorces brisées par le battage : ensuite l’ouvrier qui est du côté opposé à celui du tas, se détourne un peu sans se déplacer, vide le sac à quelque distance derrière lui, tandis que l’autre puise d’autres châtaignes pour en remplir le sac ; ces opérations s’exécutent par un mouvement continuel, & qui n’est interrompu que pour les repas.
D’autres ouvriers sont préposés pour vanner & cribler les châtaignes battues ; par cette opération, ils séparent celles qui sont entièrement dépouillées de leur peau, d’avec celles qui en conservent encore des parties adhérentes : on forme des tas de ces dernières, pour être remises dans le sac & battues de nouveau. On trie les autres en mettant à part celles qui sont entières & marchandes ; on réserve au contraire celles qui sont brisées, soit qu’elles soient entièrement dégagées de leurs peaux, soit qu’elles soient encore adhérentes à des portions de l’écorce, & on les destine à la nourriture des bestiaux & des volailles. Enfin, on ramasse bien soigneusement les débris des grosses écorces & de la pellicule, & on les porte dans un endroit sec ; c’est avec ces écorces & ces pellicules qu’on fait l’année suivante ce feu doux qui sert à faire suer les châtaignes, comme nous l’avons dit ci-dessus.
Avant de faire usage du sac pour y renfermer les châtaignes qu’on doit y battre, il est à propos de le tremper dans de l’eau où l’on a fait bouillir du son, & on l’y retrempe de temps en temps ; par-là on donne plus de souplesse à la toile, qui est moins sujette à se déchirer.
Je dois parler d’une autre manière de battre les châtaignes au sortir du séchoir, & qu’on met en pratique lorsqu’on ne peut employer à cette opération qu’une seule personne. On a un sac de toile ou une poche de forme conique ; l’ouverture du sac est à la pointe du cône : il contient environ un boisseau de châtaignes qu’on y introduit par cette ouverture : on prend le sac par la pointe ; on frappe de droite & de gauche contre une poutre de bois, & on réitère les coups jusqu’à ce que l’écorce & la pellicule aient été brisées & se soient détachées de la substance solide & farineuse des châtaignes.
Art. IV. Avantages de la méthode précédente ; & inconvéniens d’une autre méthode imparfaite.
En suivant exactement la méthode que nous venons d’exposer, on parvient à conserver les châtaignes sèches, non-seulement tout l’hiver & d’une année à l’autre, mais même plusieurs années, sans qu’elles s’altèrent ou qu’elles perdent même de leur bonté. La substance farineuse des châtaignes dans l’état de dessiccation qu’on lui a communiquée par les procédés que nous avons décrits, conserve constamment une couleur jaunâtre & une fermeté inaltérable, & acquiert par la cuisson un goût sucré & aussi agréable que celui qu’elle a quand on la mange fraîche. On peut même manger crues les châtaignes séchées par cette méthode, pourvu qu’on les laisse s’amollir dans la bouche, en les pressant seulement sous la dent sans faire effort pour les mâcher, & on leur trouve à peu près les mêmes qualités qu’à celles qui sont cuites.
À ces avantages, opposons maintenant les inconvéniens que l’on éprouve dans quelques provinces où l’on néglige certains procédés de cette méthode. J’ai remarqué, par exemple, assez constamment, que par-tout où l’on n’avoit pas l’attention, 1o. de faire suer d’abord les châtaignes & de graduer ensuite le feu ; 2o. de dépouiller les châtaignes de leurs écorces & de leurs pellicules aussitôt qu’elles sont sorties du séchoir, elles étoient sujettes à se gâter & à se corrompre assez promptement ; car, lorsqu’on les gardoit dans leur écorce ainsi séchées sans aucun soin, elles acquéroient une couleur noirâtre, devenoient mollasses & ridées après leur çuisson, & enfin avoient un goût de fumée & d’empyxeume très-marqué.
Il est facile de montrer les raisons de ces différens états où se trouvent les châtaignes, suivant qu’on a été exact à suivre la méthode décrite, ou qu’on a négligé la pratique des manipulations dont j’ai fait mention.
Par l’attention qu’on a de faire suer les châtaignes dans les premiers temps de l’opération du séchage, & de continuer cette opération on graduant le feu, l’eau surabondante de la végétation se raréfie, transpire aisément à travers les pores de l’écorce, & vient se reposer à sa surface extérieure. Ce même jeu se continue ensuite par un feu gradué jusqu’à ce qu’une grande partie de l’eau qui entre dans la composition des principes de la châtaigne soit évaporée, & que ces principes soient suffisamment rapprochés. & dans un état de dessiccation où ils acquièrent une fermeté inaltérable.
Mais lorsqu’on ne ménage pas l’action du feu, l’écorce frappée d’abord trop vivement, se durcit de manière qu’elle n’est plus perméable à l’eau, qui, résidant à la surface intérieure de cette écorce, réagit sur la substance farineuse de la châtaigne & l’altère.
D’un autre côté, comme c’est par la fumée qu’on fait sécher les châtaignes, & que la fumée n’agit sur elles qu’en circulant autour de leur écorce & même en la pénétrant, il est visible que cette vapeur y dépose des substances huileuses & salines, acres & amères, qui, par leur nature, attirent l’humidité de l’air ; ainsi, quelque temps après que les châtaignes sont retirées du séchoir, leur écorce, si elles en sont encore revêtues, se charge d’une nouvelle humidité, qui, par un progrès assez rapide, s’étend bientôt jusqu’à la substance farineuse des châtaignes, y porte l’amertume des sels & de l’écorce, & finit par l’altérer & la corrompre. Il n’est donc pas étonnant que les châtaignes séchées & gardées ensuite avec leurs écorces deviennent, comme nous l’avons dit, noires & mollasses, & contractent un goût de fumée & d’empyreume désagréable.
En dépouillant les châtaignes de leurs écorces & de leurs pellicules au sortir du séchoir, on prévient ces inconvéniens. Les principes de la fumée ne peuvent pas pénétrer à travers l’écorce, ni atteindre la substance de la châtaigne qui conserve sa couleur jaunâtre, & la fermeté inaltérable que la dessiccation lui a communiquée.
D’après cette discussion, on doit sentir combien il importe de suivre très-exactement les procédés de la méthode que nous avons décrite ; & quels sont les avantages d’une pratique simple & facile, qui procure, sans beaucoup de frais, un moyen sûr de mettre en réserve le superflu des bonnes années, pour subvenir aux besoins des disettes ou des mauvaises récoltes.
SECONDE PARTIE.
Méthodes de préparer & de faire cuire les châtaignes.
Les détails dans lesquels nous sommes entrés jusqu’à présent, n’ont eu pour objet que de décrire les movens de dessécher les châtaignes en les exposant à la vapeur chaude de la fumée ; mais il n’a point été question de les faire cuire. On leur a seulement enlevé l’eau surabondante qui auroit été à la longue l’instrument de leur destruction, & l’on a prévenu la fermentation qui auroit décomposé leurs principes. Ces principes, privés d’eau & rapprochés ont été conservés sans altération. Maintenant nous devons nous occuper des procédés qu’il convient de suivre si l’on veut tirer journellement de la provision de châtaignes qu’on a mise en réserve, une nouriture saine & agréable.
Pour mettre de l’ordre dans l’expositîon de ces différentes opérations, je distinguerai ici les châtaignes fraîches ou en vert, c’est-à-dire, celles qu’on a conservées dans leur état naturel, des châtaignes sèches qu’on a soumises aux procédés que nous venons de décrire ; & comme nous avons vu que ces dernières se gardoient en deux états différens, ou dépouillées de leurs peaux, ou revêtues de leurs peaux, nous distinguerons la manière de cuire les unes & les autres : ainsi, dans les deux premiers articles, nous traiterons de la manière de faire cuire les châtaignes en vert ; & dans les articles suivans, nous décrirons les procédés qui conviennent à la cuisson des châtaignes séchées, soit revêtues, soit dépouillées de leurs peaux.
Art. I. Opérations préliminaires à la cuisson des châtaignes en vert, ou manière de blanchir les châtaignes.
On commence par peler les châtaignes, en enlevant la première peau ou écorce. Cette opération se fait dès la veille du jour où l’on se propose de les faire cuire. Les domestiques dans les maisons des particuliers, & les ouvriers dans les métairies, s’occupent de ce soin pendant la veillée. Ils détachent assez facilement & assez promptement avec un couteau la peau extérieure qu’ils déchirent par parties ; mais il n’en est pas de même de la pellicule intérieure, qui non-seulement est adhérente & comme collée à la surface de la substance des châtaignes, mais encore se trouve engagée assez profondément dans les sinus de ce fruit, & en revêt les parois. Voici le procédé simple & adroit qu’on emploie pour dépouiller les châtaignes de cette pellicule, qu’on appelle tan dans les provinces où l’on fait usage de cette méthode ; telles sont le Limousin, le Périgord & l’Auvergne.
On met pour cela de l’eau dans un pot de fonte de fer. Il ny a pas de ménage, dans ces provinces, qui n’ait cet ustensile de cuisine si nécessaire. On emplit ce pot à peu près à la moitié ; & lorsque l’eau est bouillante, on y verse avec une écumoire les châtaignes pelées dès la veille. On évite d’y mettre trop d’eau, parce que, si elle couvroit la surface des châtaignes, elle gêneroît dans l’opération du déboiradour. On laisse le pot sur le feu, & on remue les châtaignes avec l’écumoire jurqu’à ce que l’eau chaude, en pénétrant la substance du tan, l’ait ramollie, & y ait produit un gonflement propre à détruire son adhérence au corps de la châtaigne. On s’assure que cet effet est au point convenable, en tirant du pot quelques châtaignes, & en les comprimant sous les doigts. Lorsqu’elles s’échappent par la compression & qu’elles se dépouillent de tout leur tan sans autre effort, l’on retire bien vite le pot du feu, & l’on procède à l’opération du déboiradour.
Cet instrument est composé de deux morceaux de bois attachés en forme de croix de S. André, au milieu de leur longueur, par une cheville autour laquelle les bras de ces deux leviers mobiles pf’Q^[illisible] s’ouvrir en s’éloignant, ou se fermer en se [illisible] rapprochant. On a pratiqué le long des deux bras destinés à entrer dans le pot plusieurs coches entamées sur leurs quatre arêtes : car ils ont une forme carrée.
On enfonce ces deux bras un peu écartés dans le pot au milieu des châtaignes, & avec les deux autres bras on les tourne en les ouvrant & les fermant alternativement ; par ces mouvemens réitérés, les châtaignes comprimées glissent & s’échappent entre les parois du pot & les deux bras du déboiradour, & elles se dépouillent assez promptement du tan qui les couvroit, & qui obéit au moindre frottement, au moyen de l’état de ramolissement qu’il a éprouvé dans l’eau chaude. On suit des yeux le progrès du dépouillement de la pellicule, & l’on voit les débris du tan s’élever à la surface de l’eau, s’accumuler le long des parois intérieures du pot & tout autour des bords. Enfin les châtaignes paroissent entièrement blanchies. C’est le terme dont on se sert pour exprimer le résultat du dépouillement de la pellicule.
On retire du pot avec l’écumoire les châtaignes ainsi blanchies, & on en met une certaine quantité sur le grelou ou greloir. C’est une espèce de crible à large voie, dont le tissu est formé par deux rangées de lattes fort minces de bois de châtaignier ; elles sont entrelacées les unes dans les autres à angles droits, & placées entre elles à une distance de quatre à cinq lignes, qui est la largeur des trous qu’on y a ménagés. Chaque fois qu’on met des châtaignes sur le grelou, on les agite en leur donnant un mouvement circulaire pour achever d’en détacher quelques débris du tan, qui les abandonnent en s’attachant aux inégalités du grelou, & en passant à travers les trous : on verse les châtaignes bien nettoyées dans un plat plein d’eau fraîche ; on secoue le grelou pour emporter le tan engagé dans les vides : on y remet d’autres châtaignes, & l’on réitère sur chaque tas les mêmes opérations, jusqu’à ce que la totalité des châtaignes contenues dans le pot, ait été bien nettoyée sur le grelou ; fort souvent même on enlève de grands tas de châtaignes qu’on verse sur le plat immédiatement, parce qu’elles n’ont pas besoin de l’opération du grelou.
Art. II. Manière de donner à la châtaigne le degré de cuisson convenable.
Après toutes ces manipulations, qu’on exécute très-promptement, les châtaignes sont entièrement blanchies, mais elles ne sont pas cuites ; on a même eu la plus grande attention de ménager la chaleur de l’eau, de manière que le tan seulement fût ramolli ; car, l’action du déboiradour & celle du grelou sur les châtaignes qui auroient éprouvé un commencement de cuisson, les réduiroit aisément en petits grumeaux qui resteroient au fond du pot ou s’échapperoient par les trous du grelou ; ce qui produiroit un déchet fort considérable sur la portion de châtaignes qu’on destine aux ouvriers ou aux domestiques.
Il faut donc mantenant se préparer à la cuisson des châtaignes blanchies. On commence par jetter l’eau qui est dans le pot, & qui dans le peu de temps que les châtaignes y ont séjourné avec leur tan, s’est chargée d’une partie extractive dont l’amertume est insupportable ; ensuite on verse de l’eau froide sur les châtaignes blanchies, & on les lave avec soin, tant pour emporter les restes du tan, que pour délayer les résidus de l’eau amère qu’elles auroient pu conserver dans leurs sinus ; enfin, on les remet dans le pot de fer qu’on a bien nettoyé, & où l’on a versé une certaine quantité d’eau dans laquelle l’on a fait dissoudre un peu de sel marin. Quelques personnes emploient l’eau chaude ; d’autres se contentent de l’eau froide : on varie aussi beaucoup pour la quantité d’eau ; mais je pense qu’il convient, pour cette seconde opération, que l’eau où l’on verse les châtaignes soit bien chaude, & qu’on en ménage autant qu’il est possible la quantité. Nous expliquerons par la suite les raisons de cette conduite.
Lorsque le pot a été rempli de châtaignes avec toutes ces attentions, on le place sur le feu, & on ne laisse prendre à l’eau que trois ou quatre bouillons ; cela suffit pour donner aux châtaignes le degré de cuisson convenable ; on s’en assure en retirant quelques châtaignes du pot ; on achève ainsi d’extraire des châtaignes la partie amère dont elles sont chargées ; il n’en reste plus dès qu’elles ont acquis sensiblement à peu près le degré de cuisson convenable ; c’est pour cette raison qu’on verse aussitôt par inclinaison l’eau dans laquelle on a fait bouillir les châtaignes, & qui, en se chargeant de la partie extractive, a pris une couleur très-foncée & un goût d’amertume considérable ; malgré cela, comme cette eau est salée, j’ai vu certaines personnes la mettre à part, & la conserver pour servir avec une petite addition de sel à l’opération du lendemain. Il est aisé de voir que jamais économie ne fut plus mal entendue.
On achève la cuisson des châtaignes en plaçant sur un feu doux le pot où il n’est resté que des châtaignes sans eau ; on la complète en garnissant le couvercle du pot tout autour avec de vieux linges qui servent à concentrer la chaleur : on a soin de retourner le pot pour qu’il présente ses différens côtés à l’action du feu, que la chaleur se distribue également dans toute la masse des châtaignes, & qu’elles soient bien cuites & bien renflées. Si par hasard le pot n’étoit pas exactement couvert & qu’il transpirât de la chaleur au dehors, on auroit beaucoup de châtaignes molles & ridées.
Par toutes ces attentions, on parvient à faire perdre entièrement aux châtaignes l’eau extractive & l’eau surabondante qui les pénètre pendant la cuisson, & à mesure qu’elles s’essuient, elles acquièrent une saveur & un goût agréable que n’ont jamais celles qu’on a fait cuire à l’eau avec toutes leurs peaux, ou dans une poêle sur un feu ardent, ou enfin sous la cendre.
Après un certain temps, on retire les châtaignes du pot ; on a soin sur-tout qu’elles n’y restent pas assez long-temps pour y contracter un goût de brûlé, en s’attachant trop à ses parois intérieures : celles qui touchent à ces parois, sont les plus recherchées par les friands, parce qu’elles sont plus rissollées, & que la partie sucrée y est développée autant qu’il convient ; & par une raison contraire, celles qui sont au centre du pot sont moins bonnes, & se grumelent faute d’avoir acquis, par une dessiccation suffisante, une consistance égale. Au reste, il n’est question ici que de foibles nuances dans les différens degrés de bonté : on met les unes & les autres sur un petit panier plat ; on les couvre d’un linge plié en trois ou quatre doubles, de manière à laisser des ouvertures pour qu’on puisse les prendre à mesure qu’on les mange.
Ce mets, préparé par tous ces procédés simples, qui développient les principes nutritifs des châtaignes sans les altérer, est destiné particulièrement pour le déjeuner des métayers & de leurs domestiques, &c. & c’est un spectacle fort agréable de voir tous ces gens rassemblés autour d’un panier ainsi chargé de châtaignes & couvert d’un linge ; le silence qui règne parmi tous ceux qui partagent ce déjeuné ; l’attention avec laquelle chacun d’eux tire les châtaignes de dessous le linge, en choisissant les plus rondes, comme les meilleures. Je me souviens avec plaisir d’avoir été quelquefois un des acteurs.
Cette préparation des châtaignes a plusieurs avantages. Le premier consiste à présenter les châtaignes dégagées de leurs peaux, & dans un état où il est plus aisé de les manger. Le déjeûné dont on a parlé, servi en châtaignes cuites & revêtues de leurs peaux, dureroit une heure & demie ou deux heures ; au lieu qu’il est terminé en un quart d’heure. C’est une grande épargne de temps. En second lieu, si l’on mangeoit les châtaignes cuites avec leurs peaux, on auroit beaucoup de déchet par la perte des parties de la châtaigne qui resteroient adhérentes à la peau ; ainsi l’on doit sentir, d’après ces deux considérations, pourquoi on adopte généralement cette méthode dans les provinces où la consommation des châtaignes est confidérable.
Il est encore d’autres avantages qui méritent d’être rappelés ici. Par ces procédés, on dépouille exactement la substance des châtaignes de la partie extractive amère dont elle est chargée ; & ce qui est également précieux, on développe en même raison la saveur sucrée de cette substance ; ce qui en fait une nourriture aussi saine qu’agréable. Quoique l’eau dans laquelle on a préparé les châtaignes soit amère, cependant on la met en réserve avec le tan & quelques petits débris de la substance farineuse de la châtaigne qui s’en détachent lors des opérations du déboiradour & du grelou, & on la donne aux porcs qu’on engraisse. Ils en sont fort friands ; & l’on croit généralement que le lard de ceux auxquels on en donne régulièrement pendant quelques mois, acquiert un bon goût, sur-tout lonqu’on ajoute à ces lavures une petite quantité de châtaignes entières.
Art. III. Méthode abrégée de préparer & de faire cuire une petite quantité de châtaignes en vert ; & inconvéniens des autres méthodes usitées dans certaines provinces.
En donnant la méthode abrégée de faire cuire une petite quantité de châtaignes fraîches, j’ai pour but, non seulement d’être utile à ceux qui seront dans le cas d’en faire usage, mais encore de rapprocher les procédés essentiels de cette opération, afin d’en montrer la suite & les rapports.
Quand on veut faire cuire une petite quantité de châtaignes fraîches, on commence par enlever avec un couteau leur écorce extérieure ; après quoi on les met dans un pot de fonte de fer, d’une capacité proportionnée à cette quantité de châtaignes. On évite de se servir d’un pot de terre, qui contracteroit un mauvais goût, & le communiqueroit aux châtaignes. On emplit le pot de châtaignes pelées à environ deux pouces du bord, & on y verse par dessus toute l’eau qui peut y tenir. On met ensuite le pot sur le feu, & on l’y laisse jusqu’à ce que l’eau frémisse, & encore mieux jusqu’à ce que la pellicule intérieure, encore adhérente aux châtaignes, soit suffisamment ramollie pour s’en détacher. On s’en assure en retirant du pot quelques châtaignes avec une écumoire ; & lorsque la pellicule s’enlève aisément ou avec les doigts, ou avec un couteau, on écarte le pot du feu ; on en retire successivement les châtaignes, qu’on dépouille à mesure de leur pellicule, & on les jette dans un vase plein d’eau fraîche. Après qu’on les a lavées, on les remet dans le pot qu’on a eu soin de vider & de rincer, pour qu’il n’y reste aucun goût de l’eau extractive amère. On le remplit d’eau, ou fraîche ou chaude, dans laquelle on fait fondre un peu de sel.
Le pot reste sur le feu jusqu’à ce que l’eau ait commencé à bouillir ; c’est alors qu’il faut le retirer & verser par inclinaison toute l’eau dans laquelle les châtaignes ont commencé à cuire. Les châtaignes qui sont restées dans le pot à sec, se recouvrent aussitôt avec du vieux linge qu’on arrange de manière qu’il ne reste à la vapeur aucune issue, & on assujettit le tout par le moyen du couvercle : on approche le pot du feu, & on le retourne de temps en temps ; c’est ainsi que les châtaignes achèvent de cuire également par-tout, en se rendant & se rissollant, sans rôtir ni brûler.
L’opération de faire cuire la châtaigne en vert, suivant la méthode décrite ci-dessus, se répète exastement chaque jour, depuis la fin d’octobre jusqu’au mois de mai, dans tous les ménages des villes comme de la campagne, chez les personnes aisées comme chez les pauvres, & cela dans plusieurs provinces de France. C’est ainsi que sont préparées celles qui se débitent aux marchés, qui se promènent & se crient dans les rues des principales villes du Limousin, du Périgord, de l’Auvergne, du Rouergue, de la Guyenne, & même à Bordeaux. Le peuple, comme les personnes d’un rang supérieur, sont également convaincus que cette préparation rend la châtaigne un aliment savoureux, nourrissant, & sur-tout d’une très-facile digestion. Il n’est donc pas étonnant qu’étant une fois parvenu au moyen de préparer ainsi la châtaigne, on n’ait pas recherché à en faire du pain ; car, quand même on auroit réussi, les manipulations nécessaires auroient occasionné des frais & des soins qu’il est avantageux d’éviter. Outre cela, il est à croire que la substance farineuse de la châtaigne dans l’état de pain, auroit fourni un aliment beaucoup moins agréable & moins sain que sous sa forme naturelle.
Il n’est pas plus question dans ces provinces de faire cuire la châtaigne avec son écorce dans l’eau bouillante : on y est bien instruit que l’écorce & la pellicule de la châtaigne fournissant à l’eau dans laquelle on la fait bouillir un extrait d’une grande amertume, la châtaigne, en cuisant dans cette liqueur, y contracte un goût acre & désagréable, & que d’ailleurs en cet état, elle n’est pas d’une facile digestion.
On n’y fait pas plus d’usage de ces poêles percées de trous, par le moyen desquelles on expose les châtaignes à la flamme du bois pour les rêûr. On est trop délicat pour ne pas sentir que le contact de la fumée communique aux châtaignes un goût d’empyreume insupportable, & trop économe pour ne pas regretter conmie un déchet & une perte considérable, la partie de la substance farineuse des châtaignes qui brûle dans ces poêles.
On ne trouveroit pas même, dans ces provinces, moins d’inconvéniens à faire cuire les châtaignes sous la cendre chaude. La difficulté d’obtenir de cette manière un point de cuisson égal & convenable, le risque que l’on court de brûler les châtaignes toujours d’un côté, sont bien propres, ainsi que les inconvéniens précédens, à faire sentir les avantages d’une méthode simple, économique, par laquelle on dépouille sûrement les châtaignes de la partie amère, qui y reste lorsque leur cuisson s’opère par toutes ces méthodes défectueuses.
Art. IV. De la manière de faire cuire les châtaignes séchées à la claie, mais non dépouillées de leurs écorces.
On enferme dans un sac la quantité de châtaignes que l'on veut faire cuire, & on les bat comme nous avons dit ci-dessus, jusqu’à ce qu’on ait brisé l’écorce & détaché la pellicule ; mais par les raisons que nous avons expliquées lorsque nous avons parlé des inconvéniens qu’entraînoit la coutume où l’on étoit dans certaines provinces de ne point dépouiller de leurs peaux les châtaignes aussitôt qu’on les a tirées du séchoir, on doit sentir que cette opération est assez difficile, & ne peut se faire que très-imparfaitement, pour peu que l’écorce & la substance farineuse des châtaignes séchées soient ramollies.
J’ajouterai ici à cette occasion, que puisqu’il faut tôt ou tard dépouiller les châtaignes de leurs peaux, il est bien plus commode de le faire dans les circonstances favorables dont j’ai parlé, que d’être exposé à réitérer chaque jour ces battages rudes & pénibles, quand même on n’y trouveroit pas d’ailleurs d’autres avantages.
Lorsque les châtaignes sont bien dépouillées de l’une & l’autre peau, on les met tremper dans de l’eau tiède, où elles séjournent toute la nuit ; elles reprennent une certaine quantité d’eau, & si elles n’ont pas été ramollies & ridées à un certain point, elles reviennent à leur première forme : on jette l’eau où elles ont trempe, & on les lave dans de l’eau fraîche, après quoi on les fait cuire comme nous l’avons dit des châtaignes blanchies, (Art. II) C’est sur-tout en faisant cuire ces sortes de châtaignes séchées & non dépouillées de leur peau, qu’il faut avoir attention aux pratiques qui ont pour but d’en extraire la partie amère, particulièrement si les châtaignes ont pris un goût de fumée & d’empyreume par la réaction de l’écorce sur la substance farineuse. Il ne faut pas négliger non plus, par la même raison, de les faire bien rissoller dans le pot.
Art. V. Manière de faire cuire les châtaignes séchées & dépouillées de leurs peaux.
On fait chauffer de l’eau à un certain point, & on la verse sur les châtaignes sèches qu’on veut faire cuire. A mesure que l’eau les pénètre, elles se ramollissent, se renflent, & reprennent insensiblement leurs premières dimensions. Quelques heures de séjour dans l’eau tiède suffisent pour produire ces effets ; & cette préparation est essentielle pour le succès de la cuisson des châtaignes, laquelle s’exécute par les mêmes procédés que celle des châtaignes vertes blanchies. (Voyez Articles II & III.) Et lorsqu’elles sont cuites avec ces attentions, elles ont le même goût sucré & agréable que les châtaignes fraîches.
Ces procédés ne sont pas en usage seulement dans quelques provinces de France. Ils sont connus & suivis très-exactement en Espagne, ou les castanas pilongas forment le principal aliment du peuple, dans la partie montueuse des provinces de l’Estramadoure, de la Castille & de Léon. Comment ces diverses pratiques ont-elles été trouvées ? comment ont-elles passé dans des cantons si éloignés ? Ces questions & tant d’autres qu’on peut faire sur cet objet comme sur plusieurs semblables découvertes, ne sont pas aisées à résoudre ; cependant je penche plutôt à croire que ces procédés ont été transmis d’un centre quelconque, qu’à supposer qu’ils ont été découverts par des tentatives particulières en plusieurs endroits à-la-fois.
Art. VI. Manière de conserver les châtaignes en farine, & d’en faire cuire la substance en pâte.
Les habitans des montagnes des environs de Lucques & de Castel-Nuovo en Toscane, ceux de certains cantons de la Corse, font sécher leurs châtaignes de la même manière que les peuples des provinces d’Espagne & de France dont j’ai parlé ; mais outre cela, pour les conserver encore plus long-temps, ils les concassent & les font moudre au moulin. La farine qui en provient, après avoir été séchée avec soin, s’entasse dans des pots de terre qu’on bouche bien, & elle s’y conserve plusieurs années. Dans le canton de Castel-Nuovo, on a deux sortes de farines. La blanche, qui est fort douce & d’un goût agréable, mais qui se garde à peine une année entière. La grise, qui provient des châtaignes séchées & un peu rôties, est amère, & se garde pendant plusieurs années sans se corrompre ; mais cette conservation s’achète un peu chèrement, parce que la dessiccation forcée qu’on a fait subir aux châtaignes, en a infailliblement altéré la substance farineuse.
Pour faire usage de ces sortes de farines, les habitans de ces cantons les huméfient d’un peu d’eau, & en forment des espèces de galettes, qu’ils font cuire & sécher entre deux plaques de fer. Ces galettes ont à peu près la forme de celles qui se préparent avec la farine de manioc, qu’on connoit dans les îles de l’Amérique sous le nom de cassave : mais les galettes de châtaignes sont beaucoup meilleures que la cassave.
Dans l’île de Corse on mêle à la pâte qui résulte de la farine de châtaignes détrempée, un peu de levain ; il ne paroit pas que la fermentation qui s’établit dans ce mélange, change entièrement cette pâte en un pain léger : cependant, lorsque la pâte est cuite, elle a quelques yeux, & mise dans l’eau, elle y revient aisément & se mitonne ; mais si l’on compare le goût de ce prétendu pain avec celui de la châtaigne cuite & mangée sous sa forme naturelle, on doit bien regretter les soins qu’on a pris pour dénaturer cet excellent fruit.