Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Clair-obscur

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Panckoucke (1p. 105-106).

CL

CLAIR-OBSCUR. Ce qu’on nomme clair-obscur, est l’effet de la lumière considérée en elle-même ; c’est-à-dire, rendant les objets qu’elle frappe plus ou moins clairs, par ses diverses incidences, ou plus ou moins obscurs, lorsqu’ils en sont privés.

Pour rendre plus sensible cette première explication, de ce qu’on entend par clair-obscur, dans l’Art de la Peinture, ne considérons premièrement qu’un objet.

Lorsque la lumière, partant d’un point, se répand sur un corps, une infinité de rayons, émanés de ce point, se dirigent sur l’objet éclairé, & frappent tout ce qu’ils peuvent atteindre de sa surface. Le rayon qui touche le premier quelque point de cette surface, y porte la plus vive lumière, parce qu’il y parvient moins altéré, s’y dirigeant par une ligne plus courte que les autres rayons du faisceau dont il faisoit partie. Les rayons qui atteignent successivement les autres points, plus éloignés du foyer de la lumière, & qui ont eu par conséquent plus, de chemin à parcourir, sont moins éclatans ou moins lumineux. D’ailleurs, si l’objet a des plans ronds ou inclinés, sur lesquels ces rayons ne tombent pas perpendiculairement, ils glissent & ne se réfléchissent alors qui imparfaitement : enfin, lorsque ces rayons rencontrent un corps, une partie ou une surface qui en cachent une autre, celle qui est cachée reste privée de la lumière directe, que lui portoient les rayons. Ce sont ces différens accidents de lumières & d’ombres, qui, dans la Peinture, donnent lieu à la science du clair-obscur. Les effets que je viens d’énoncer sont plus sensibles, lorsqu’on les observe sur un corps, dont différentes parties se trouvent à quelques distances les unes des autres ; & c’est en les choisissant, & les disposant ainsi, pour son instruction, qu’on prend de premières notions justes, qui servent ensuite de base à des observations plus compliquées ; car il s’opère continuellement sur tous les corps éclairés, (soit naturellement, soit artificiellement,) des modifications innombrables de la lumière & de l’ombre.


Dans ces modifications, l’on doit faire entrer comme objet essentiel, & fort intéressant pour l’harmonie colorée de la Peinture, les rejaillissemens de rayons, & par conséquent de couleurs, qui s’opèrent lorsque la lumière, frappant les corps dans certaines directions, est renvoyée sur ceux qui les avoisinent.

Il résulte de tout ce que j’ai dit, que le clair-obscur comprend les dégradations de lumières & d’ombres, & leurs divers rejaillissemens qui occasionnent ce qu’on nomme reflets.

Les dégradations ne se succèdent sans interruption, que dans les objets dont toutes les parties sont lisses ; dans une boule, par exemple ; mais elles y sont si multipliées, & en même temps si unies, que l’œil qui n’est pas exercé, a peine à les saisir ; & que le regard instruit, ne peut même les saisir toutes : mais le raisonnement, sens intellectuel, nous fait voir démonstrativement ce qui ne peut tomber sous la vue.

Les reflets sont de deux espèces, parce que le réjaillissement des rayons ne porte quelquefois qu’une émanation de lumière, & quelquefois porte une émanation ou un reflet coloré ; différence qui provient de la diverse nature des surfaces, desquelles part le réjaillissement. Les corps durs & polis, à un certain point, tels que les pierres, les métaux, ne donnent souvent lieu qu’au reflet de la lumière ; les corps moins unis & plus colorés, c’est-à-dire, de couleurs plus vives, semblent renvoyer, avec les rayons qui réjaillissent, des émanations de leurs couleurs ; mais, parmi les couleurs, il en est, comme je l’ai dit, qui semblent se prêter plus que d’autres à ces accidens.

Il est enfin certains corps qui s’emboivent, pour ainsi dire, de la lumière, & qui n’occasionnent ni réjaillissement de lumière, ni réjaillissement de couleurs.

Il résulte de tout ce que j’ai dit, que les dégradations simples de la lumière, en raison des plans, s’étendent de puis son plus grand éclat jusqu’à la privation totale qu’éprouvent les enfoncemens, par exemple, assez profonds, pour que les réjaillissemens même de la lumière, ne puissent absolument y parvenir.

Il résulte encore que ces réjaillissemens qui occasionnent les reflets produisent des combinaisons & des modifications innombrables, & que l’harmonie colorée provient de ces causes, toujours opérées dans la nature, d’après des loix constantes, & tellement appropriées au sens de notre vue, qu’il n’y a jamais de discordance qui le blesse.

Autant les élémens qui forment cette harmonie sont innombrables, autant il est impossible de parvenir à la parfaite imitation que la Peinture s’en propose, & à l’exactitude géométrique des opérations de la nature. Le clair-obscur d’un tableau, est donc une approximation à laquelle l’Art peut atteindre.

Le Peintre qui, pour y parvenir, est astreint aux loix positives & exactes, de l’incidence & de la réflexion des rayons lumineux, est libre au moins de fixer, dans chacune de ses compositions, le point duquel il suppose que se repand la lumière, sur les objets dont il compose son tableau. Il fait, comme Gédéon, arrêter le soleil, dont il veut éclairer sa composition à un lieu fixe ; il lui présente les surfaces qu’il desire qui soient éclairées, & interpose à son gré des objets pour occasionner des privations plus ou moins complettes, &, par-là, plus ou moins favorables aux effets harmonieux qu’il est tenu de produire.

Ainsi, la science du clair-obscur, consiste dans l’exactitude à se conformer aux loix Physiques, que suit une lumière sixe après les suppositions qu’on se permet de faire, pour l’avantage du sujet qu’on traite.

Cette liberté de suppositions n’est pas indéfinie ; car si elle consiste, par exemple, comme il est le plus ordinaire, à ne pas offrir au spectateur, le foyer de la lumière, dont on éclaire le tableau, il faut cependant que le spectateur instruit & sévère, puisse se démontrer que le Peintre ne fait jaillir les rayons que d’un point, & même découvrir dans quel endroit, hors de la composition, peut être ce point ; comme un Géomètre, en achevant de prolonger des portions de lignes qui s’inclinent l’une vers l’autre, parvient au point de leur réunion.

Le problême à remplir, à cet égard, par le Peintre, est donc, après avoir posé idéalement le foyer d’où il fait jaillir sa lumière, & supposé les accidens d’interpositon & la disposition de ses objets, de se conformer geométriquement aux règles d’incidence & de réfraction, que la nature prescript aux rayons de la lumière véritable.

Il faut cependent ajoûter que, vu l’impossibilité de remplir ces conditions dans leur étendue, & leur plus grande exactitude, on ne sauroit exiger dans la pratique la précision geométrique que prescrit la théorie. Aussi celui qui regarde un tableau, plus occupé de jouir que d’approfondir par des démonstrations, si l’Artiste a pu résoudre complettement le problême qu’il s’est proposé, n’est jamais sévère, sur-tout si le Peintre s’attire son indulgence, par le plaisir qu’il lui cause.

Je me suis étendu sur ces explicatons due mot CLAIR-OBSCUR, bien moins, comme on doit le sentir, pour les Artistes, que l’habitude de voir & d’opèrer instruit, que pour ceux qui ne peigent pas, & qui la plupart n’ont pas une idée bien nette de ce que signifie ce terme.

Pour rendre cette explication encore plus claire, s’il m’est possible, je dois ajoûter que chaque


objet en particulier a son clair obscur, d’après ce qui vient d’être dit, mais que ce qu’on entend plus ordinairement par ce mot, lorsqu’on parle d’un ouvrage de Peinture, c’est l’effet résultant de toutes les lumières, de toutes les ombres, & des rejaillissemens dont on a fait usage dans le tableau.

Ainsi le sistême de clair-obscur, de tel ou tel Peinture, est celui qu’il suit le plus ordinairement dans ses ouvrages ; en disposant dans un certain ordre qui lui est plus familier, les lumières & les ombres pour produire un effet général.

Un moyen d’apprecevoir d’un coup-d’œil l’effet général du clair-obscur dans un tableau, est de s’en éloigner à une distance telle que les objets particuliers, éclairés subordonément, chacun d’après les suppositions établies, n’attachent plus trop les regards, & que les lumières & les ombres principales se présentent à la vue comme par masses, par enchaînement ou par grouppes, qui subordonnés entr’eux, satisfassent les regards par un accord, une harmonie & un repos, auxquels se complaît le sens de la vue.

Le tableau qui produit cet effet, presqu’absolument physique, à la distance d’où l’on peut en juger, est bien combine, quant à cet partie.

Le tableau qui, à quelques distances qu’on le regarde, pour le soumettre à l’épreuve dont je parle, ne présente aux yeux que des lumières & des ombres éparses, incohérentes, est l’ouvrage d’un Artiste qui ignore à la fois la science & l’Art du clair obscur.

Ce qu’il faut concevoir maintenant, c’est que l’Art du clair obscur, qui satisfait essentiellement le sens de la vue, contribue par-là à la satisfaction de l’esprit du spectateur.

Le clair obscur bien entendu, satisfait le sens physique de la vue, parce qu’elle se complait, comme je l’ai dit, dans l’accord des lumières & des ombres ; comme l’oreille dans l’harmonie des sons ; au lieu que les regards sont blessés, pour ainsi dire, par l’éparpillement des lumières & des ombres, & par le manque de liaisons & de subordination entre elles.

Mais si la vue se repose & se promène sans être blessée sur un tableau dont le clair-obscur est disposé avec art, & accordé avec intelligence, on conçoit qu’elle distingue plus facilement chaque objet de la composition, & dans chaque objet les details qui peuvent exciter la curiosité de l’esprit & l’intérêt de l’ame.

Comme dans l’ordre des impressions que sait éprouver la Pienture, l’impression physique est necessairement la première, cette impression doit donc en précédant les autures, favoriser celles de l’ame ou leur nuire.

Voilà la plus développée que j’ai pu donner du clair-obscur, considéré physiquement & moralement, pour ainsi dire, dans la Peinture ;