Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Lettre D

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Panckoucke (1p. 172-204).
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D

DÉCENCE. Les idées que renferme le mot décence, sont moins sévères par rapport à la peinture que dans les mœurs, parce que la décence que je désignerai sous le nom de pittoresque, est obligée de se prêter à un grand nombre de circonstances particulieres à l’art.

Mais ce que doit mettre une mesure juste aux libertés que peut se donner l’artiste est sa propre intention, ensorte qu’on doit adresser aux peintres ce que les moralistes prescrivent à tous les hommes : ne vous permettez pas, soit dans vos ouvrages, soit dans vos actions & vos discours, des intentions que vous rougiriez d’avouer, & vous ferez certainement peu de mal.

Cependant, pour en revenir à l’art dont je dois parler & aux libertés que le peintre peut se permettre à l’égard de la décence, si l’artiste représente une fête Lacédémonienne, certainement il ne sera pas blâmable en y plaçant des danses de jeunes filles & de jeunes gens qui n’auront aucun vêtement ; & s’il n’a eu aucune intention d’abuser de l’occasion que lui offre son sujet, les regards des spectateurs instruits (fussent-ils sévères, pourvu que leur sévérité soit raisonnée & ne soit pas ignorante) ne trouveront rien qui blesse la décence pittoresque dans l’image agréable qui les attachera.

Si l’artiste représente, à l’occasion des fêtes de Bacchus, les Faunes & les Dryades livrés à une espèce de délire, il lui faudra plus de circonspection, parce que la difficulté à surmonter est de mettre une sorte de mesure relative à la décence des mœurs actuelles, dans un sujet dont les mœurs anciennes autorisoient la liberté. Les anciens qui nous ont transmis & fait adopter ces idées par les formes aimables dont ils les ont revêtues, avoient sans doute d’autres mesures que les nôtres ; ils régloient leurs jugemens sur des conventions établies, & l’on voit par ces exemples que les conventions religieuses & nationales ont été & peuvent être quelquefois moins sévères que les convenances générales. La décence pittoresque est plus sévère de nos jours qu’elle ne l’étoit à certains égards chez les Grecs & plus aussi qu’elle ne l’a été dans des tems où les dehors de la piété étoient plus répandus.

La difficulté la plus grande & la plus insurmontable pour les artistes est d’accommoder la décence pittoresque la plus indulgente avec la représentation de quelques sujets historiques, ou mythologiques, dont l’indécence, quoique prononcée d’une maniere révoltante dans les ouvrages des poëtes célèbres, a été admise dans les arts. Il est vrai que les poëtes, en traitant ces sortes d’objets, cherchent quelquefois à les


faire excuser par les moralités qu’ils ont l’art de mêler à leurs peintures & par les désapprobations qu’ils y joignent ; mais le peintre privé de ces ressources, trouve & laisse, en offrant les scènes indécentes dont je parle, la plupart des spectateurs plus disposés à les prendre pour des encouragemens aux foiblesses & aux déréglemens que pour des exemples de ce qu’on doit éviter.

Il faut remarquer d’ailleurs, que les intentions & les actions sont plus sensibles dans les représentations de la peinture & du dessin, par l’avantage que la vue a sur l’ouïe, pour transmettre rapidement à l’ame les idées qui lui sont presentées sous des formes corporelles. Cette propriété que possède d’autant plus le peintre, qu’il est plus habile dans son Art, semble donc exiger plus de retenue de sa part que de celle du poëte ; mais il est juste d’observer aussi, que si les objets qui sont offerts aux regards, sont en effet plus frappans, d’une autre part, les détails graduels & successifs que les poètes savent employer dans leurs descriptions, les rendent par l’art & les attraits qu’ils y répandent, plus dangereux qu’une réprésentation bornée à un seul moment.

Ces rèflexions qu’amène le sujet de cet article, pourroient conduire à des observations délicates & étendues, qui ne sont pas absolument essentielles au peintre. Ce qui me paroît plus généralement important, est de l’exhorter à refléchir sur son intention, lorsqu’il traitera des sujets susceptibles d’indécence, & à se juger lui-même. On peut lui dire encore :

Plus vous serez décent dans vos mœurs & dans vos discours, plus vous trouverez aisément la décision de ces sortes de cas de conscience, qui regardent la moralité de votre art ; & il y en a pour les peintres comme pour les Théologiens. Si vous avez, je le répéte, l’ame pure & l’esprit aussi sage que le comporte l’état que vous avez embrassé, vos ouvrages seront dans un juste accord avec votre conduite, & aussi décens qu’il convient à des imitations qui embrassent presque tout ce qui appartient a l’humanité. Ne vous laissez donc pas séduire par l’appas & par la facilité qu’offre sur-tout à la jeunesse, la licence pittoresque ; elle est pour les artistes ce que la Satyre est pour les poëtes & la médisance pour la société ; je veux dire que leur succès est moins dû au talent de ceux qui les employent, qu’au penchant & au goût de ceux qui y applaudissent.

Rien de plus facile en effet, que de résir momentanément par ces moyens ; mais vos ouvrages dont la nature & la destination sont d’être durables, doivent avoir pour objet une approbation qui ne soit pas passagère.

Ce n’est pas au reste, une morale trop sévère que celle à laquelle je vous ramène. On peut plaire ; on peut être aimable dans ses ouvrages ; on peut mériter les louanges les plus flatteuses ; on peut être enfin vanté dans les arts & recherché dans la société, en se conformant à la décence. Il est deux Vénus dans les beaux-arts, une des deux est céleste. C’est celle-là qui a mérité à Raphaël le nom de divin.

Il resteroit à l’occasion de la décence pittoresque, quelques observations, disons même, quelques conseils à donner à ceux qui influent sur les arts, sans les pratiquer. J’en vais hazarder quelques-uns.

Etes-vous distingués par des rangs, des titres, des fonctions si élevées, si imposantes, que vos volontés & vos desirs même, ayent la force de déterminer les artistes à s’y conformer ? Soyez persuadé, que vous faites un abus bien plus répréhensible que vous ne le pensez de votre ascendant, si vous autorisez ou si vous commandez l’indécence ? car ; dans les ouvrages destinés à être conservés, & qui appellent & fixent les regards, tels que ceux du dessin, de la peinture, de la sculpture & de la gravure, non-seulement les licences ouvrent une route pernicieuse aux artistes, non-seulement, elles portent les arts hors du chemin véritable de la perfection, qui doit être fondée sur les convenances ; mais encore elles attaquent la moralité sociale dans ceux dont les yeux tomberont sur des ouvrages indécens qui n’auroient pas existé, si vous ne les aviez en quelque sorte, produits.

Eh ! que savez-vous, si vos enfans ne vous devront pas les premières semences de corruption, qui peuvent causer leur malheur ?

Ces principes pourront vous sembler sévères au premier moment ; mais je suis certain qu’ils seront approuvés du plus grand nombre & intérieurement par vous-mêmes. Quoique les infractions à la morale, dont il est ici question, ne soient pas regardées dans la société comme des crimes, ceux qui se les permettent n’ont à attendre d’indulgence publique de personne, & seroient condamnés à la pluralité des voix.

Quant à ceux dont l’ascendant est fondé sur la fortune, on pourroit leur dire à l’occasion de cet article. Est-ce par l’appas des avantages pécuniaires que vous avez forcé l’artiste à s’enfermer dans son çabinet le plus retiré pour satisfaire des intentions obscénes ? Vous abusez contre lui d’un moyen auquel il est souvent difficile qu’il résiste, & vous en abusez contre vous-mêmes ; car à ses yeux


& à ceux de vos confidens, de vos serviteurs, de vos parasites, vous vous déclarez privé de ces avantages qui n’ont pas besoin des ressources que vous cherchez. La honte vous arrêteroit, si vous étiez certains que vos intentions & les usages auxquels vous destinez ce que vous cachez dans des réduits secrets, seroient exposés au grand jour.

La richesse qui brave les convenances & les bienséances, (il n’est pas hors de propos de le dire aujourd’hui), manifeste les abus qui l’accompagnent. Que Midas, dont l’existence offre quelque chose d’imposant, porte quelques jugemens sur les arts ! il décèle son ignorance. Qu’il étale son faste en y employant les arts ! les moyens qu’il employe, dénoncent le dérèglement de ses idées & de ses penchans. Enfin, dans le nombre & le choix de ses délassemens, on apperçoit toujours le vuide de son ame. (Article de M. Watelet.)

DECORATEUR. Le terme décorateur, lorsqu’on l’employe au pluriel, sur-tout, & qu’on parle des peintres décorateurs, désigne principalement les artistes qui exécutent les décorations de theâtre.

Ce mot signifie aussi les artistes qui s’occupent de certains ornemens intérieurs de palais, de maisons & des appareils de fêtes publiques. Ces branches de l’art de la peinture, sont très-étendues, comme je le ferai observer aux mots décorer & décoration.

Elles embrassent plusieurs parties de la sculpture, & de l’architecture.

Les connoissances dont se contentent les décorateurs modernes, ne sont pas aussi étendues qu’elles pourroient l’être, & cependant leur influence sur les modes, qu’adopte si facilement notre nation, est plus grande qu’elle le devroit être pour le maintien du bon goût.

Les Italiens, sans doute, parce qu’ils ont eu de tout tems un goût national très-marqué pour les fêtes, les spectacles, les décorations, comptent un assez grand nombre d’artistes, qui se sont distingués en exerçant les trois arts principaux du dessin, c’est-à-dire, la peinture, l’architecture & la sculpture.

S’agissoit-il, dans les beaux siécles des arts, du couronnement, du mariage de quelque prince ; d’une pompe funèbre ; d’amuser le peuple & d’attirer, par des fêtes, la foule du peuple ? On s’adressoit aux plus habiles artistes, mais sur-tout aux peintres, & ceux-ci, loin de dédaigner l’emploi de décorateurs, s’honoroient du choix qu’on faisoit d’eux. Les uns avec les autres, se trouvoient assez instruits dans chacun des arts, qu’il étoit nécessaire d’employer, pour ne devoir qu’à eux seuls leurs succès, & de son côté, le public chez cette nation favorisée de la nature, se montroit le plus ordinairement bon juge de leurs talens.

Nous n’avons ni autant d’occasions, fávorables d’employer l’art du decorateur ; ni autant de penchant pour ces objets, ni généralement autant de connoissances & de goût naturel pour en décider, que les Italiens. Et c’est par ces raisons que nos décorateurs, la plupart artistes d’un rang inférieur, ont un grand ascendant sur cette partie de l’art. Ils établissent souvent des modes que nous suivons, & ces modes qui régnent un certain tems, & se répandent sur le caractère des décorateurs en tout genre, font place à d’autres, lorsqu’elles ont enfin occasionné la satiété par le mauvais & excessif emploi qu’on en fait. Nos architectes ont cependant une grande influence & ils doivent l’avoir en effet sur les décorateurs puisqu’ils le sont par état. Aussi dans leur nombre, qui s’accroît avec excès, ceux qui sont eux-mêmes à la vogue, décident le caractère général de ce qu’on appelle décoration, & disputent le plus souvent avec avantage aux sculpteurs & aux peintres décorateurs, le droit de faire regner quelque nouveau goût, lorsque ce goût a éveillé l’attention du public & qu’il a eu quelque succès, soit parce qu’il a été employé à propos ou pour quelqu’un de ceux que l’on s’efforce le plus d’imiter. On ne voit plus que décorations du même genre, quels que soient les objets qu’on décore ; mais avec cette malheureuse destinée, que si le simple est le goût dominant, ce qu’on appelle en terme d’art le pauvre, se substitue bientôt à la belle simplicité ; & que si l’on se décide pour des ornemens plus recherchés & plus riches, ce goût ne tarde guère à se montrer généralement exagéré, surchargé, & désordonné, relativement aux convenances, soit des choses, soit des dimensions, soit des personnes qui en font usage.

On pourra observer que cette destinée est parmi nous commune à une infinité d’objets de plus grande importance : mais pour être juste, il faut considérer aussi, que cette facilité ou plutôt cette flexibilité de caractère qui nous entraîne à des erreurs, tient à des qualités qui nous procurent des dédommagemens : & d’ailleurs, il en résulte au moins, qu’il seroit facile de diriger le goût national, vers ce qui est véritablement bon, si on en avoit le projet médité, & qu’on pensât d’après des connoissances profondes, que le bon goût des arts, dans une nation qui semble destinée à les exercer avec un succès prédominant, influe beaucoup plus qu’on ne le croit sur toutes les autres idées, même morales, dont elle est susceptible, ainsi que sur la richesse, & sur la gloire nationales.


Pour revenir plus immédiatement au sujet de cet article, les architectes sont donc généralement parmi nous, les arbitres de la décoration ; quoique l’art du décorateur exige, à beaucoup d’égards, plus de connoissances théoriques & pratiques de la peinture, que de l’architecture ; & quoiqu’il soit bien plus difficile de trouver parmi nos artistes des architectes, peintres & sculpteurs, que des peintres & des sculpteurs bien instruits de l’architecture.

Il doit naturellement résulter de ce que je viens d’exposer, qu’il n’y a pas aujourd’hui parmi nous assez d’union, entre trois arts, qui demandent pour leur plus grand intérêt & l’avantage national, d’être intimément liés. Ce sont trois freres, qui devroient se croire jumeaux, & parmi lesquels aucun ne devroit affecter de droit d’ainesse & encore moins la prétention à réduire les autres à une étroite légitime.

Au reste, ce que J’observe n’exclut pas les justes exceptions qui ont lieu pour des talens absolument distingués, quels qu’ils soient ; mais il est impossible de ne pas convenir que, si les jardins même (patrimoine naturel des peintres) leur ont été autrefois enlevé par des architectes, on peut craindre qu’ils ne traitent pas toujours en freres les peintres & les autres artistes. Il est bien vrai qu’ils ne peuvent s’en passer absolument ; mais il dépend d’eux de leur préparer des occasions & des emplois plus ou moins fréquens, & plus ou moins avantageux à leurs talens. On doit sur-tout les blamer de ce qu’excluant les grands genres d’ouvrages de peinture, ils abandonnent au détriment de l’art, les embellissemens à de subalternes décorateurs, dont un nombre assez considérable pourroit être appellé artisans de peinture, de sculpture & de décorations ; ouvriers qui n’ont gure pour base de leur talent, que des routines d’atteliers, & une sorte de méchanisme.

Nos théâtres ont souvent donné des exemples de ce déplacement de talens ; cependant on se rappelle encore d’avoir vu des artistes acquérir une réputation justement célèbre, comme décorateurs.

Servandoni, de nos jours, illustra ce talent, dont la premiere base étoit en lui le génie ; ce guide l’avoit initié dans tous les arts qui devoient, pour ses succès, se prêter de mutuels secours : cependant, quoique ce soit principalement comme décorateur qu’il est parvenu à la celébrité, le porche seul de S. Sulpice & plusieurs tableaux l’ont fait connoître, autant comme peintre-architecte, que comme architecte-décorateur, employant des peintres & des machinistes.

Ce que je me suis permis de dire avec impartialité dans ces observations, est à l’usage de tous ceux qui voudront avoir quelques notions de ces objets ; ce que je vais ajoûter, est plus particulièrement propre à ceux qui sont destinés à pratiquer la peinture.

Aux jeunes Éleves

Vous qui, pour la plupart, montrez en entrant dans votre carrière, les desirs les plus vifs de vous y distinguer, que n’employez vous cette espece de surabondance, d’émulation & de zèle qui vous dévore, à vous enrichir de la connoissance des arts, que j’appellerai limitrophes ; parce qu’ils se touchent & souvent se pénètrent ?

Un voyageur jeune, ardent, plein de vigueur & d’envie de s’instruire, ne parcourt guère son pays, sans faire des excursions dans les pays qui l’avoisinent.

Dans vos tems de loisir, dans les heures moins essentielles ou moins favorables à vos principales études, que ne vous essayez-vous à faire des plans de constructions, & à élever sur ces plans des décorations, dans lesquelles vous trouverez l’emploi du génie pittoresque qui vous possède & vous tourmente ?

Quoique vous ne vous destiniez pas à la sculpture, modelez une tête de caractère, une figure, ou un grouppe, quand ce ne seroit que pour connoître la différence qui existe entre la composition des objets qu’on doit voir de tous les côtés, & la représentation de ceux qui ne se montrent que d’un seul ; quand ce ne seroit que pour avoir une idée palpable, si j’ose m’exprimer ainsi, des plans, des surfaces, des méplats, des effets du relief.

Instruisez-vous encore, à titre de curiosité, des opérations méchaniques de ces arts. Si vous vous trouvez un jour à portée de vous procurer une retraite, soit à la ville, soit à la campagne, pourquoi n’auriez vous pas la juste prétention de la bâtir, sans avoir recours aux architectes ? de l’orner de stucs, comme vous l’ornerez de peintures ? Cette prétention est aussi louable dans un peintre, qu’elle est ridicule dans un homme étranger aux talens dont il ne connoît que les noms, & qui croit que d’un instant à l’autre, à l’aide de l’esprit, de quelque industrie & de quelque facilité d’intelligence, il sera dans les arts & dans les sciences tout ce qu’il voudra devenir.

Supposez quelquefois que vous pouvez vous trouver seul d’artiste dans un pays, dans une ville, où se rencontreroit l’occasion de célébrer une fête publique ou de faire un monument. N’auriez-vous pas quelqu’embarras & même quelque honte, lorsque les magistrats


s’adressant à vous, vous remettroient ce soin ; persuadé qu’étant un artiste distingué, tout les arts du même genre vous doivent être connus ? Je vous apperçois acceptant l’emploi qu’on vous donne, je vois le regret que vous éprouvez d’avoir négligé des études qui vous auroient été faciles ; je démêle votre embarras intérieur, qui renaît à chaque instant, parce que vous connoissez à peine les justes proportions des ordres, que vous n’avez que des idées confuses de l’emploi qu’on en peut faire, & que vous ignorez presqu’entièrement les opérations & les pratiques nécessaires, soit pour établir des élévations, soit pour modeler & mouler à la hâte, des statues & des sculptures en cartonage, soit pour faire seulement dresser convenablement à vos idées, les charpentes & les assemblages sur lesquels vous projettez d’établir des décorations.

Qu’arrivera-t-il ? A l’aide de ce que votre talent vous a donné quelques notions vagues, d’intelligence & d’adresse, vous vous efforcez d’inventer ou de deviner ce que vous vous repentez de ne pas savoir, & vous risquez par l’ignorance des connoissances théoriques & mêmes pratiques, que vous auriez pu facilement acquérir, de vous montrer fort inférieur à ce que vous êtes.

Je ne prétends pas cependant vous inspirer la prétention d’être Michel-Ange, Raphael & Palladio, quoique chacun des deux premiers de ces artistes ayent eu des droits reconnus à la réputation dans les trois arts ; mais je vous exhorte à étendre vos connoissances dans les talens divers qui tiennent à celui que vous cultivez, plutôt pour en tirer des avantages pour votre art lui-même, que pour en prendre occasion de vous livrer à une vanité toujours blâmable.

Composez dans des momens perdus, par amusement, par défi, par la curiosité de sonder votre génie, des projets de monumens, des décorations de fêtes & de théâtre : modelez quelques grouppes que vous aurez composés pour les peindre ; moulez, réparez, fondez pour bien connoître, & pour ne pas perdre de vue comment se font toutes ces opéraitons.

Vous ne concevrez qu’en l’éprouvant, combien ces exercices de surérogation ajoûteront à votre facilité, étendront même votre génie.

Vous sentirez l’avantage de pouvoir composer vos fonds, en les enrichissant de fabriques nobles & de monumens majestueux ; vous vous applaudirez de savoir décorer vous-même les intérieurs des temples, des palais où vous placerez les scènes de vos tableaux, sans appeller à votre secours quelque jeune architecte, qui, tout en traçant ses lignes sur votre toile, prendra, parce que vous avez recours à lui, une opinion trop peu avantageuse de votre talent, & une idée trop favorable du sien. Ne vous exposez pas à la necessité de vous humilier devant un artiste qui peut-être vous, est inférieur.

Sachez enfin vous essayer & vous exercer dans différens arts, pour votre plaisir, & cultivez celui auquel vous vous êtes consacré pour, votre gloire.

OBSERVATIONS
à l’usage de ceux qui ne pratiquent point les
arts, mais qui influent sur leurs travaux.

Ordonnez-vous décidez-vous des travaux de l’espèce dont il est question, soit pour des ouvrages publics, soit pour des embellissemens particuliers ? Vous pensez peut-être que, si les grands genres peuvent ne pas être absolument soumis aux décisions de ceux qui ne connoissent pas à fond, ou qui ne pratiquent pas les arts ; au moins des ornemens, des accessoires, des travaux de décorateur enfin, ne sont point au-dessus de vos connoissances ; vous pensez peut-être même encore que la décision vous en appartient, parce que les gens du monde, les gens de la Cour, sur-tout, ont généralement un goût qu’on nomme naturel, un tact & un discernement qui n’a besoin, selon l’opinion la plus répandue parmi eux, ni d’étude, ni de méditation. J’avoue que ce don peut exister dans quelques individus privilégiés des classes à qui je m’adresse ; mais ceux-là même avoueront à leur tour que si le sort de ce qu’on nomme dans tous les arts, ouvrages d’agrément, étoit absolument abandonné à la discrétion de ce tact & de ce discernement innés, ils tomberoient en peu de tems dans les caractères les plus ridicules & les plus arbitraires. On pourroit même penser, à titre de simple conjecture, que, par une singularité remarquable, ils tomberoient dans des caractères d’autant moins élevés, que ceux qui en décideroient absolument le seroient davantage. D’ailleurs, on auroit tort de regarder les accessoires de pur ornement, comme des objets de peu d’importance. Ils sont peu importans sans doute relativement aux objets qui occupent le premier rang dans l’art : mais tout se tient dans les arts, comme dans les constitutions & dans les mœurs. Il y a une chaîne de principes dont les premiers anneaux sont la raison & les convenances.

Que l’un de vous me fasse comprendre d’une manière claire & satisfaisante pourquoi certain rinceau, certaine frise, certain ornement sont de meilleur goût que d’autres ; qu’il énonce des règles d’après lesquelles je puisse diriger mon jugement dans des circonstances différentes, que je puisse appliquer à d’autres objets, je


reconnoîtrai avec empressement l’existence de ce discernement qui devine juste, sans avoir rien appris ; rien médité, & je n’en serai que plus étonné de rencontrer ces phénomènes.

Si cette rencontre est rare, consultez donc les artistes dans les objets même que vous regardez le plus ordinairement comme de peu d’importance ; j’ajouterai même que, parmi les gens de l’art, il faut savoir choisir les conseillers & les juges : car il en est qui pratiquent sans trop approfondir ; il en est en qui la routine tient lieu de votre tact, & l’une n’est guères plus sûre que l’autre ; il en est encore plus souvent qui vous flattent & vous trompent. (Article de M. Watelet).

DÉCORATION, (subst. fém.). Décoration, au singulier, signifie dans la langue générale tout ce qui a rapport aux ornemens de quelque nature qu’ils soient.

Décorations au pluriel signifie les peintures disposées sur les théâtres pour désigner le lieu de la scène. Je reviens à la premiere de ces deux significations.

L’art de la décoration est partagé en une infinité de branches libérales & méchaniques. Tous les objets qui tiennent leur contexture ou leur forme de l’industrie humaine, non-seulement sont susceptibles de quelque décoration ou ornement, car dans ce sens étendu, ces deux termes ont la même signification, mais même il n’en est peut-être aucun qui n’en reçoive.

Les peuples les plus simples dans leurs mœurs, les plus restreints dans leurs besoins ne tardent guères, s’ils jouissent quelque tems d’une situation calme & heureuse, à décorer les cabanes de leurs chefs, les vêtemens ou certaines parties apparentes de leurs femmes, les armes qu’ils chérissent, parce qu’elles sont nécessaires à leur subsistance ou à leur sûreté, les divinités qu’ils se sont faites, & tout ce qui a rapport à leur culte ; enfin, leurs meubles & leurs ustensiles, dont par l’ascendant de la personnalité, ils tirent une vanité qui est le principe cipe du luxe.

La décoration a donc plusieurs causes.

Il est indispensable aux hommes d’avoir des chefs de quelque nature qu’ils soient, & la distinctions morale qu’ils leur accordent, amène des distinctions physiques propres à les faire reconnoître & à désigner la convention établie à leur égard. Cette distinction ne fût-elle que dans la couleur du vêtement, dans sa dimension plus grande, dans les formes de leur habitation dans quelque chose dont ils sont usage exclusivement aux autres, est une décoration ; & chez les peuples encore simples, on la doit regarder comme équivalente aux décorations les plus précieuses & les plus recherchées qui chez les peuples plus avancés dans le luxe, distinguent les rangs & les grades & la faveur.

On peut encore reconnoître deux causes qui produisent ce qu’on nomme décoration.

Premierement tout espace, toute superficie, tout objet absolument uniforme, déplaît à l’homme, parce que l’uniformité laisse son ame dans une sorte d’inertie qu’il a peine à supporter. C’est pour en sortir qu’il modifie ce qui la cause, & c’est delà que lui vient l’idée de décorer les parois trop monotones de son habitation, de chamarer son vétement, de tracer des figures sur ses ustensiles, de planter des fleurs en compartimens dans le terrein nud qui s’offre sous ses yeux.

En second lieu, laissant à part l’éloignement que l’homme éprouve pour l’uniformité, il est encore excité à la variété, & par conséquent à la décoration par l’exemple que lui offre la nature & par son propre penchant à imiter ; aussi le sauvage adapte-t-il à quelque partie de son vêtement la variété de couleurs que la nature a distribuée elle-même sur le plumage des oiseaux, les formes & les nuances que lui présentent les poissons, la peau des reptiles, la surface des coquillages. Ainsi, l’homme voit & ne manque guère d’imiter les feuillages, les fleurs, les rugosités quelquefois symmétriques des écorces des différens fruits, celle des arbres, l’assortiment des couleurs de l’arc-en-ciel, & les sinuosités des branches & des tiges que présentent les arbrisseaux & les plantes.

Les hommes, je l’ai déjà dit, sont excités à imiter par une sorte de puissance physique, par une sorte de provocation qui agit, à cet égard, comme l’instinct, & qu’on peut comparer aux effets que l’attraction produit à l’égard des corps inanimés.

L’homme voit agir : il est porté si machinalement à agir, qu’il agit aussi, à moins qu’il n’ait une raison forte de rester dans l’inaction. Il voit s’opérer une diversité infinie de formes dans les objets créés sans son secours ; il veut en créant aussi diversifier les formes des objets qu’il produit : il apperçoit une variété inépuisable de combinaisons dans l’emploi que la nature fait des couleurs ; il imite cette variété dans ses ouvrages, & il se modèle encore, même lorsqu’il est devenu le plus industrieux, le plus civilisé, le plus éclairé, sur les oiseaux, les serpens, les agathes, les coquillages, les fruits, les fleurs, qui restent toujours pour lui des modèles inépuisables de combinaisons diverses, & qui se font reconnoître, quoiqu’il les déguise, dans ses étoffes, ses meubles, ses ustensiles, enfin dans la plupart des décorations qu’il croit inventer.

Il est encore certains sentimens, certaines idées qui portent les hommes en général à employer la décoration. Je mets de ce nombre


l’amour & la religion, & tous les cultes en général.

En effet les sentimens qui les produisent excitent les hommes à en distinguer & à en décorer les objets par des ornemens ou par des hommages. Les ornemens appartiennent à l’art de la décoration. Les hommes civilisés, ainsi que ceux que l’on nomme sauvages, ornent ou décorent donc leurs dieux, leurs temples, leurs cabanes, & les reduits destinés à leurs plaisirs ; ils décorent même, si l’on peut s’exprimer ainsi, leurs hommages, par la pompe, la symmétrie, le luxe des talens, & par les recherches de toute espèce d’industrie.

Je ne m’étendrai pas davantage sur les développemens de ces idées. Je passe à ce qui est plus particulierement désigné par le mot décorations au pluriel.

Ce terme signifie ce qui, sur nos théâtres, désigne le lieu de la scene dans les représentations dramatiques. On dit dans cette acception : les décorations de ce théâtre, de cet opéra sont fort belles, sont médiocres, manquent de vérité, n’ont point d’effet.

Cet objet de la peinture forme, pour ainsi dire, un art particulier, assez étendu, qui a des regles & des pratiques, des loix scientifiques, telles que celles de la perspective ; & des routines d’artisans, telles que l’habitude des opérations, l’intelligence d’apprécier les tons & les effets des couleurs employées au jour pour être vues aux lumieres, &c. Comme on employe dans les decorations beaucoup plus l’illusion de la peinture que l’effet réel du relief, l’art de composer & d’exécuter des décorations est fondé sur la perspective, comme l’art de présenter des figures vivantes, l’est sur la connoissance de l’anatomie.

Un peintre ne peut être bon dessinateur, s’il ne connoît la forme, la place & le jeu des os ou des muscles qui constituent la charpente du corps & ses mouvemens. De même un peintre de décorations ne peut réussir à produire des illusions théâtrales, sans être fort versé dans les règles de la perspective linéale & aërienne. Il y a une différence remarquable dans les sciences que je viens de nommer, dont l’une est l’appui indispensable du peintre de figures, & l’autre, le guide aussi nécessaire du peintre de décorations ; c’est que les objets de l’anatomie ont une existence physique, & que ceux de la perspective sont les erreurs que produisent sur la vue les apparences des corps, en raison du point d’où on les voit, de leur dimension & de leur distance, & que cependant l’une & l’autre ont des règles positives.

Le peintre de décorations trace, par des opérations géométriques & certaines, des lignes inclinées, que, du point d’où elles doivent être apperçues, l’œil du spectateur prendra pour des lignes horizontales : il employe des diminutions graduelles de plans qui donneront l’idée d’une etendue, d’une distancequi n’existent pas. Enfin, dans quelques toises auxquelles il est borné, il fait parcourir au regard trompé & à l’imagination dont il s’empare & qu’il conduit à son gré, des espaces quelquefois indéfinis.

La science de la perspective linéale est donc la base absolue de l’art des décorations, surtout lorsqu’elles présentent des lieux renfermés & embellis par l’architecture.

La science de la perspective aërienne qui, sans offrir des règles pratiques absolument aussi positives, s’appuye cependant sur des principes exacts, est également nécessaire aux peintres de décorations, dans quelqu’espèce de représentations que ce soit, parce que les espaces, réellement assignés à la scène, sont toujours moins grands que ceux que le peintre-décorateur fait imaginer.

Voilà les bases de l’art des décorations.

Les moyens que le peintre employe sont les couleurs en détrempe & la lumière ou plutôt les lumières dont il dispose. Il choisit la manière de peindre dont je viens de parler, parce que l’usage en est prompt & qu’elle n’offre point de luisant.

Il convient ici (quoique je ne puisse entrer dans tous les détails de cet art qui demanderoit un traité fort ample) de distinguer deux sortes de lumières qui sont également nécessaires aux décorations, pour qu’elles produisent l’illusion à laquelle on les destine.

L’une de ces lumières est celle que le peintre suppose éclairer les objets qu’il représente. La scene entière est un tableau ; la lumière feinte dont je parle prescrit donc les mêmes règles de clair-obscur que doit suivre le peintre dans quelqu’ouvrage de son art que ce soit.

L’autre espèce de lumière est celle dont il éclaire réellement ses décorations, & les artistes-décorateurs ont à cet égard un avantage réel & fort grand sur les artistes qui peignent des tableaux, puisqu’ils peuvent, en multipliant, & en combinant à leur gré le nombre & la force des lumières cachées dont ils éclairent leur ouvrage, donner plus d’éclat aux parties de leur composition qu’ils ont destinées à être claires. Ils disposent, pour ainsi dire, d’un astre ou d’une infinité d’astres lumineux, par le moyen desquels ils imitent la véritable lumière, celle du jour, autant qu’il est possible à l’artifice d’imiter la vérité. Cette ressource ou cette disposition des lumières, qui donnent aux décorations leur effet, qui l’augmentent, qui retouchent & perfectionnent pour ainsi dire les tableaux de la scène, est un art qui devroit être à la disposition entière du peintre ; mais il devient dans l’usage des théâtres un point de division entre l’artiste, les acteurs & le public.


Je vais me permettre quelques détails sur cet objet & sur un autre encore, & je pense que ces deux points donneront une idée assez juste des difficultés principales qui s’opposent à la perfection dont seroient susceptibles les décorations théâtrales.

Quant à la perfection, elle dépend des principes généraux de la peinture, de l’étude des règles, de l’intelligence, & enfin du génie, comme la perfection de tous nos arts libéraux.

J’ai dit que la disposition des lumières avec lesquelles on éclaire les décorations, étoit un objet de division entre le peintre, les acteurs & le public.

En voici les raisons :

Le peintre a droit de n’avoir égard qu’au plus grand effet de l’illusion qu’il a dessein de produire par la peinture. Pour y parvenir, s’il veut user avec le plus grand avantage du secours des lumières cachées, ce sera presque toujours sur les fonds qu’il en répandra l’éclat pour rendre les lointains plus vagues, pour donner une idée plus vaste de l’étendue qu’il présente, ou bien pour rappeller celle de l’air ou des eaux. Il réussira sans doute s’il est habile, & s’il est le maître ; mais à l’instant qu’il entreprendra d’user de ces ressources, les acteurs commenceront à se plaindre que cette perfection du tableau de la scène, portée principalement dans les fonds, altère l’effet que la lumière, si elle étoit prodiguée à leur avantage, lorsqu’ils occupent l’avant-scène, produiroit soit pour fixer sur eux les regards & l’attention des spectateurs, soit pour faire discerner l’expression dont ils nuancent leur action, soit pour faire valoir dans nos héroïnes dramatiques les graces qui rendent leur jeu plus intéressant.

D’après cet exposé assez sensible, il est aisé de concevoir que ces intérêts absolument contradictoires doivent s’opposer au succès auxquels pourroit atteindre l’artiste. Venons à l’autre difficulté relative aux spectateurs : si ceux qui remplissent nos spectacles y venoient uniquement dans le but de s’occuper des arts qu’on y exerce, en concourant eux-mêmes à leur plus grande perfection, ils abjureroient toute personnalité trop contraire à ce motif ; mais c’est une abnégation qu’on ne peut espérer & qu’on n’a pas droit d’exiger de ceux qui par un tribut pécuniaire s’en croyent affranchis. Les spectateurs, en payant leurs plaisirs, donnent la plus grande extension au droit d’en décider les modifications ; car l’argent est un signe de propriété vague, auquel on attribue, lorsqu’on s’en désaisit, le droit le plus étendu qu’il est possible sur la propriété qu’on acquiert.

Le spectateurs des deux sexes pensent donc que c’est les frustrer d’une partie de leur droit que de ne pas servir leur curiosité respective. Ils veulent voir la scène, voir les acteurs ; mais ils veulent sur-tout se voir les uns les autres, & se détailler mutuellement, si l’on peut parler ainsi. L’intérêt qu’on a de contenter les spectateurs les rend les plus forts ; & les acteurs sont à leur tour plus forts que les artistes.

Qu’arrivera-t-il ? que les tableaux, ou les décorations de la scène, seront sacrifiés aux comédiens, comme les comédiens & les artistes le seront au public.

On éclaire donc premièrement beaucoup plus qu’il ne le faudroit le devant de la scène, d’où il résulte que les décorations ont peu d’effet, ou présentent des effets forcés, contraires aux vrais principes de la peinture.

Secondement on est contraint d’éclairer la salle de manière à servir la curiosité des spectateurs & les graces des spectatrices ; ce qui ne se peut faire qu’aux depens du tableau que présente la scène, & par conséquent de la perfection réelle de la représentation.

Je n’entrerai pas dans la difficulté, peut-être insurmontable, d’allier ces intérêts. J’en ferai connoître une autre plus insurmontable encore & qui vient de la liaison des deux arts qu’on est obligé d’unir au théâtre.

C’est par l’illusion de la perspective, c’est par le prestige de la dégradation des couleurs & de l’effet des lumières, qu’on multiplie les plans de la scène, & qu’on en approfondit l’espace ; mais il est hors du pouvoir de l’artiste de soumettre aux mêmes illusions les mesures, les dimensions des personnages vivans, qui, dans une scène, parcourent le théâtre depuis son premier plan réel jusqu’à son dernier, & vont ainsi détruisant sans cesse le prestige des distances feintes qu’a créé le peintre.

Il n’est que trop vrai qu’une très-grande partie de nos idées ont pour base secrette, & comme instinctuelle, nos dimensions physiques. Tout est en nous presque continuellement relatif, de plus près ou de plus loin, à la dimension de notre grandeur, & à celle de nos forces. Sans entrer dans les développemens infiniment étendus de ce principe, l’application en est indubitable dans les parties des arts dont il est ici question.

L’acteur sur le devant de la scène, établit les idées que le spectateur se forme d’après les apparences illusoires de la scène, & comme le peintre a pris les dimensions de l’acteur placé sur premier plan pour bese des objets qu’il a représentés sur le devant de la scène, tout est d’acord, tant que l’acteur ne s’éloigne que peu des bords de l’avant-scène.

Mais s’enfonce-t-il dans le théâtre ? cet acteur dont les dimensions sont peu changées aux regards du spectateur, & qui ne peut éprouver les diminutions que la couleur & les lumières


ont éprouver aux objets fixes des décorations, contrarie & détruit une partie de l’illusion. Il est à l’égard de la perspective artificielle du peintre, dans une discordance, & une contradiction presque continuelles, de sorte que souvent, lorsque l’artiste sacrifie cet objet au desir de prolonger son théâtre, par l’illusion de son art, l’acteur qui se trouve sur les derniers plans est plus grand que les rochers, les portes, les arbres même qui y sont représentés.

Plus l’acteur ou les acteurs occupent le fond du théâtre, plus ce défaut irremédiable est donc frappant, & cet obstacle à la parfaite illusion est, comme on voit, insurmontable ; mais l’artiste peut le sauver en ne donnant pas trop d’étendue à la scène qu’il suppose ; car il ne faut pas que les arts, lorsqu’ils s’associent, conservent trop de personnalité. Les auteurs, de leur côté, doivent éviter de faire agir & parler leurs personnages trop loin & trop long-tems sur les plans reculés, & les acteurs enfin doivent se rapprocher le plus qu’il est possible de l’œil des spectateurs.

Il resteroit encore bien des observations à faire sur l’art des décorations. Les difficultés se multiplient toujours, pour chacun des arts, à mesure qu’on les marie les uns avec les autres, comme les difficultés de vivre en parfaite harmonie s’accroissent parmi les hommes, à mesure qu’ils se lient par des nœuds plus intimes.

Il seroit à souhaiter que lorsque la poésie veut contracter alliance avec la peinture, le poëte fût peintre, & le peintre poëte ; du moins me paroîtroit-il nécessaire que chacun de ces artistes eût des connoissances réelles de l’art dont il s’associe les secours.

Malheureusement rien n’est si rare : le poëte souvent demande au peintre ce qu’il ne peut exécuter, comme le peintre fait mauvais gré au poëte des gênes qu’il lui occasionne. L’esprit seul ne suffit pas pour mettre la paix dans ces ménages ; au contraire, il y produit souvent plus de désunion, parce que l’esprit qui a le don merveilleux de soutenir les plus fausses prétentions, & de plaider les plus mauvaises causes, croit étendre par-là son empire. Il faut, pour entretenir la paix entre les époux, des abnégations fréquentes de leurs volontés ; les peintres, les poëtes & les musiciens se prêtent à ces abnégations avec autant de peine au moins que les époux.

Je ne prolongerai ni ces applications ni les explications que j’ai tâché d’offrir sur l’art des décorations théâtrales. Quant aux conseils à donner à ceux qui veulent se livrer à ce genre, je les bornerai aussi à cette observation capitale : en vous chargeant d’exécuter des décorations, il s’agit peut-être moins de peindre que de penser ; car c’est le génie qui est principalement nécessaire, pour que vous vous y montriez artiste distingué, & si vous en êtes doué, vous trouverez les mains & les secours dont vous aurez besoin, dans un nombre de talens méchaniques, propres à vous aider dans cette partie de la peinture. Il est d’autant plus indifférent que vous ayez operé vous-même ; ou fait opérer sous vos yeux & par vos ordres que les travaux de ce genre s’exécutent sur des dimensions si vastes, que vous ne pouvez suffire seul à les remplir. Servandoni faisoit produire des chefs-d’œuvre d’illusion à des hommes qui ne s’en doutoient pas ; la plupart n’avoient aucune idée, en peignant un chassis sous ses ordres & sous ses yeux, de l’effet général de la machine dont ce chassis faisoit partie. Tel est l’ascendant du génie. (Article de M. Watelet).

On peut ajouter à cet article que le peintre de décorations théâtrales est obligé de réunir plusieurs genres de talens. On a dit qu’il devoit bien connoître la perspective linéale & aërienne, puisque c’est sur-tout par la perspective qu’il peut faire illusion. Souvent obligé de décorer les places & les édifices de statues, il doit bien dessiner la figure ; car il seroit contraire à toutes les convenances d’orner un palais ou une ville de l’ancienne Grèce de statues estropiées. Il faudroit même qu’il fût imiter le goût de l’antique, pour ne pas placer à Athènes des statues mignardes & maniérées. Il doit peindre avec un talent égal l’architecture & le paysage, puisque ce sont des paysages & des bâtimens qui forment les décorations. Une couleur brillante, une bonne entente de clair-obscur, l’art de ménager de belles masses d’ombres & de lumières sont chez lui des qualités nécessaires, puisque son devoir est moins de parler à l’ame que de plaire aux yeux. Sa gloire est de courte durée ainsi que ses œuvres : il faut donc qu’il air les qualités qui décident promptement les suffrages. plutôt que celles qui ne gagnent l’estime qu’après avoir été murement appréciées par la réflexion. (L.)

DÉCORER. Ce terme embrasse de la manière la plus étendue, dans sa signification, tout ce qui appartient aux ornemens, aux embellissemens de toute espèce, qui peuvent se trouver dans les ouvrages des arts relatifs au dessin, tels que la peinture, la sculpture, l’architecture, &c.

On dit décorer une ville, un temple, un palais, un appartement, un vase, un livre, un meuble ; on dit même au figure décorer un homme. Je ne donnerai ici qu’une explication générale, & je me contenterai d’indiquer quelques principes applicables à un grand nombre d’objets.

Pour bien décorer, il faut avoir spécialement égard aux convenances qui embrassent, non-


seulement les relations les plus naturelles des choses entre-elles, mais leurs rapports particuculiers : il est nécessaire d’avoir encore égard, mais d’une manière subordonnée, aux conventions établies, qui embrassent à leur tour ce qu’on appelle les mœurs & les usages.

Plus la manière dont on décore s’accordera avec les convenances & les conventions, plus les choses seront ornées, décorées enfin conformément à la raison & au bon goût.

De ces principes, résulte le soin de se rapprocher toujours de la simplicité, & d’éviter la complication ou la recherche, c’est-à-dire, le manièré ; la simplicité est plus convenable en tout à la raison, parce qu’elle écarte ce qui est superflu, ainsi que ce qui pourroit nuire ou embarrasser dans l’usage qu’on doit faire des choses.

Ces principes n’excluent pas l’élégance ; car l’élégance elle-même exige qu’on n’ajoute pas aux objets qu’on décore ce qui leur seroit inutile, & les chargeroit mal-à-propos. Ces mêmes principes n’ont rien que de favorable aux Graces qu’on représente demi-nues, & qui, relativement aux objets inanimés, consistent dans un choix de ce qui est plus fin & plus délicat dans les formes & dans le trait.

Enfin la simplicité n’exclud pas la variété, car la nature est à la fois simple & variée. Pour indiquer que les conséquences de ces principes s’étendent à peu-près à tout ce qui est susceptible d’être décoré, je dirai à l’occasion du premier objet de l’énumération que j’ai faite en commençant cet article, que plus la décoration d’une ville concourt à la commodité de ses habitans, plus elle approche de la perfection qu’elle peut avoir ; que plus les titres & les marques de distinction, dont on décore un homme, sont accordés sans prodigalité avec une juste convenance au mérite simple, & sans ostentation, plus cet homme est véritablement bien décoré. (Article de M. Watelet).

DÉCOUPÉ. Un objet découpé, une figure découpée, un grouppe découpé sont des manières de parler qui désignent dans un ouvrage de peinture une sécheresse de contours, ou bien une crudité de ton, par l’effet desquelles un objet, une figure, un grouppe se détachent du fond du tableau plus qu’ils ne paroîtroient s’en détacher dans la nature.

Pour bien comprendre ce qui occasionne principalement ce défaut, il est nécessaire de se rappeller ou d’observer que, dans la nature éclairée, les objets se détachent bien à la vérité les uns des autres, ou les uns sur les autres, par les variétés de couleur, par les oppositions de ton, & par celle des lumières & des ombres ; mais que ces manières de se détacher sont toujours adouies & rendues harmonieuses, soit par l’effet général de l’air qui se trouve entre les objets & l’œil du spectateur, soit par la portion d’air qui circule près des contours, soit enfin par les reflets & les rejaillissemens de tons & de lumières, au moyen desquels chaque objet participe, sur-tout à ses extrémités, des jours & des couleurs qui l’avoisinent.

En général, on peut dire que rien n’est tranchant dans les apparences colorées que la nature présente à nos regards : les couleurs, les nuances, les teintes se joignent & s’unissent d’une manière douce qui ne blesse point l’organe de la vue.

Quant aux objets imités par l’artiste, ils peuvent, comme je l’ai dit, paroître découpés & tranchans, ou par la sécheresse de trait, ou par le contact peu ménagé de couleurs discordantes, & quelquefois difficiles à accorder, ou par des ombres trop prononcées, ou quelquefois encore par les changemens qui arrivent aux couleurs, changemens occasionnés par leur nature physique & l’effet du tems.

Ce dernier accident peut être regardé à certains égards comme indépendant de l’artiste ; mais il provient souvent aussi du peu de soin qu’il met à bien choisir & à bien employer ses couleurs. Je vais reprendre avec plus de détail ces causes qui font paroître plus ordinairement dans un tableau certains objets découpés.

La sécheresse du trait (la plus générale de ces causes) provient ou d’une mauvaise habitude de dessiner & de peindre, ou quelquefois aussi du désir qu’a l’artiste de faire paroître la connoissance qu’il a des formes & des contours. S’il s’attache trop à se montrer dessinateur exact, il ne se montre plus ni assez pointre, ni assez juste observateur des effets du clair-obscur & de l’harmonie.

En effet, s’il se conduisoit d’après l’observation, il auroit remarqué que les traits qui désignent le contour des formes du modèle qu’il imite, sur quelque fond qu’il l’ait placé, se prononcent, s’adoucissent, se font voir ou disparoissent, relativement à certains accidens & à certaines circonstances. J’appelle accidens les différentes courbures du contour qui le font participer plus ou moins de la lumière & de l’ombre : j’appelle circonstances les diverses oppositions où se trouve ce contour avec les nuances du fond. Ces diverses oppositions viennent ou des couleurs & des tons variés de ce fond, ou des objets qui s’y rencontrent. Cette observation est infiniment essentielle aux jeunes artistes qui commencent à dessiner, & sur-tout à peindre. C’est d’après elle qu’on peut & qu’on doit, en les instruisant, leur démontrer les principes de ce qu’on appelle légèreté du trait, justesse de touche, contours ressentis ou adoucis ; enfin la science qui fait imiter


en dessinant & en peignant, les contours & les formes des objets visibles, tels qu’ils se montrent dans la nature.

Si les objets d’un tableau paroissent découpés par l’effet du rapprochement & du contact de certaines couleurs qui sont trop tranchantes, c’est un défaut que le peintre peut éviter, & qui tient aux connoissances plus ou moins réfléchies de l’harmonie colorée. On peut penser, & l’on dit quelquefois qu’il existe de l’inimitié entre certaines couleurs, comme on admet de l’antipathie entre certains objets ; quant aux couleurs, la nature sait les rendre amies, & elle les réconcilie à nos yeux par l’effet du clair-obscur, des reflets & de l’interposition de l’air.

L’imitation de ces moyens fait partie de la science du peintre, & son art lui permet encore de hasarder quelquefois certaines ruptures de couleurs qui ôtent de celles qui sont trop discordantes une crudité plus sensible dans le tableau que dans la nature, parce que le tableau ne peut jamais être aussi nuancé qu’elle.

La troisième cause qui fait paroître les objets d’un tableau découpé est l’obscurité trop forte & trop égale des ombres. La nature des couleurs qu’on employe pour imiter l’ombre, contribue le plus souvent à ce défaut. Les bruns & les noirs dont se sert le peintre poussent (pour me servir du langage de l’art) c’est-à-dire, deviennent de plus en plus opaques & foncés. Si, pour former ses ombres, l’artiste employe certaines couleurs plus sujettes à ce changement, le défaut s’accroît avec le tems, & les objets peints avec les couleurs claires qui se chargent moins, ou qui quelquefois s’affoiblissent, deviennent plus découpés qu’ils ne l’auroient été sans cette négligence : plus les couleurs que le peintre employe seront à cet égard de mauvaise qualité, plus il doit craindre les mauvais effets qui peuvent en résulter. La chymie pourroit & devroit s’occuper du perfectionnement des couleurs nécessaires à la peinture ; mais au défaut de ce secours, le peintre doit choisir au moins dans les couleurs connues celles qui sont plus solides, c’est-à-dire, moins sujettes à changer : il doit même estimer le degré des changemens inévitables, & sur-tout ne pas charger ses ombres qui acqueront avec le tems assez d’obscurité ; il doit enfin se rendre propres les soins, & l’art de ceux d’entre les artistes dont les ouvrages ont gardé le plus long-tems leur accord.

Songez d’après ces notions, vous qui commencez à pratiquer l’art, que plus vous voudrez affecter d’être dessinateurs corrects, en prononçant votre trait, & en découpant, pour ainsi dire, par-là vos figures, moins vous vous montrerez peintres. On prise cette pretention dans un dessin, & cependant il y en a qui, bien que faits par de très-habiles artistes, méritent d’être critiqués à cet égard : leur exemple est souvent dangereux.

Le peintre doit toujours avoir dans l’esprit, même en dessinant, de donner l’idée de l’air & du mouvement ; s’il est occupé sans cesse de ces deux points importans, les figures qu’il peindra ne ressembleront pas à des statues, & ces objets ne seront pas découpés & tranchans.

Tout peintre qui, par une autre erreur, se fie à l’obscurité des fonds & au tranchant des lumières & des ombres, pour faire sortir ou pour dégager ses figures, oublie qu’il peint, & pense sans doute qu’il ne fait que dessiner avec des couleurs. (Article de M. Watelet.)

DÉFAUT. (subst. masc.) Cet article n’est pas consacré à l’énumération de tous les défauts qui peuvent souiller les ouvrages de l’art : il seroit trop long, & il sera court.

Si le jeune artiste se pique d’excuser les défauts qu’on reprendra dans ses ouvrages, il lui sera facile de trouver des autorités. Il n’y a eu aucun maître, quelque grand qu’il ait été, il n’y a même eu aucun ouvrage de l’art, en particulier, qui n’ait eu des défauts ; & il n’y a aucun défaut qui ne se puisse trouver dans quelqu’ouvrage de l’art, qui d’ailleurs mérite de l’estime. Mais si le jeune artiste veut autoriser en lui la sécheresse du pinceau par l’exemple d’un grand maître, la froideur de l’expression par celui d’un autre, l’incorrection du dessin par celui d’un troisième, on pourra lui accorder qu’il possède en effet les parties repréhensibles de ces grands maîtres ; mais on pourra lui prédire qu’il n’aura jamais les grandes qualités sur lesquelles est fondée leur réputation.

Mais quand un ouvrage a de grandes beautés on pourra dire à l’artiste jaloux, à l’amateur orgueilleux qui tentent de le dégrader, parce qu’ils y découvrent des défauts, que leurs observations marquent bien moins la sagacité de leur goût que la malignité de leur cœur, puisqu’ils admirent des ouvrages d’artistes qui ne sont plus, quoiqu’ils offrent les mêmes défauts, & quelquefois des défauts plus grands encore.

Une dernière réflexion, c’est que les artistes modernes s’appliquent à-peu-près également aux différentes parties de l’art, que leur plus grand mal est peut-être de partager ainsi leurs facultés entre un trop grand nombre de qualités différentes, & qu’ils pêchent bien moins par la présence des grands défauts, que par l’absence des grandes beautés.

Il est un conseil, dit Reynolds en s’adressant aux artistes, que je voudrois vous donner. Tournez votre attention du côté des parties les plus sublimes de l’art. Si vous y parvenez, quoique vous ne puissiez les posséder toutes,


vous aurez du moins un rang parmi ceux qui occupent les premières places. Consolez-vous de ne pas posséder peut-être cent beautés inférieures, & de n’être pas des artistes parfaits. (Article de M. Levesque.)

DÉGÉNÉRATION des arts. On croiroit que les arts, tant qu’ils sont cultivés & protégés, devroient faire toujours des progrès nouveaux, jusqu’à ce qu’ils fussent enfin parvenus à un dégré de perfection que les forces humaines ne pussent surpasser. L’expérience prouve la fausseté de cette spéculation.

Les arts languissent plus ou moins long-tems dans l’enfance ; mais dès qu’ils sont parvenus à l’âge de la force, ils se montrent dans toute leur énergie, & quoique dans la suite ils fassent encore des acquisitions en différentes parties, ils restent cependant au-dessous d’eux-mêmes, au-dessous de ce qu’ils ont été. C’est ainsi que l’homme dans la vieillesse a souvent des lumières qui lui manquoient dans la pleine maturité ; mais il n’a plus les mêmes talens : il possède plus, & ne sait plus faire autant d’usage de ce qu’il possède que lorsqu’il possédoit moins ; il amasse encore, mais il ne sait plus employer.

Des peintres, même médiocres, ont quelques parties à un plus haut degré que Raphaël ; ils en ont même qui lui étoient inconnues ; mais ce sont des parties inférieures, & il continue d’être le premier des peintres, parce qu’il a réuni à un plus haut degré qu’aucun de ses successeurs un plus grand nombre des parties capitales de son art.

La beauté, l’expression, telles étoient les parties pour lesquelles Raphaël & le Poussin réunissoient toutes les facultés de leur ame, parce que ce sont elles en effet qui constituent l’art. Ils ne donnoient pas la même attention aux autres parties, parce qu’elles ne constituent que le métier. Nous avons eu de meilleurs ouvriers ; jamais de si grands artistes.

Une des causes de cette dégénération, c’est que les artistes ont eu plus de vanité, mais moins de fierté : avec une ame moins haute, ils ne se sont pas moins estimés eux-mêmes. Ils ont fondé leur orgueil sur l’art qu’ils exerçoient, sans penser que, de cet art, ils n’avoient fait qu’un beau métier. Ils ont cru qu’il suffisoit d’être peintre pour tenir un rang distingué entre les artistes ; & ils ont oublié que le peintre n’est qu’un ouvrier quand il n’est pas poëte, & que le poëte n’est lui-même qu’un artiste inférieur, quand il ne cultive pas avec succès la haute poésie.

Des prestiges de couleurs, des agencemens de composition, des effets imposans de clair-obscur, des mouvemens fougueux, des machines théâtrales ont étonné les amateurs, ont réuni leurs suffrages. Les idées des alléchemens de l’art ont absorbé l’idée du beau. Les artistes ont été séduits, corrompus par leurs juges. Ils ont regardé les moyens de plaire aux yeux comme le complément de leur art, & se sont persuadés qu’ils étoient assez grands parce qu’ils avoient un assez grand nombre d’admirateurs. Plaire aux yeux n’est que le moyen de l’art, parler à l’ame est sa fin.

Le mal s’est augmenté quand, par le défaut d’expressions pour marquer les différens genres de suffrages que méritent les différens genres de talens, on a loué dans les mêmes termes des sujets nobles & des bambochades, des scènes sublimes & des scènes de taverne, les œuvres majestueuses de l’école Romaine, & les œuvres ignobles de l’école Hollandoise. On ne s’est plus efforcé de chercher le grand, au risque de n’y pas atteindre, parce qu’on pouvoit recevoir les mêmes applaudissemens en enduisant d’une couleur brillante les sujets les plus bas : on a négligé de parler à l’ame, quand on a vu qu’il suffisoit d’éblouir les yeux. Enfin toutes les saines idées de l’art se sont évanouies, quand le vulgaire de toutes les classes a préféré des représentations de villageois ivres, à la mort d’Eudamidas ou a celle de Germanicus, quand on a plus recherché le tableau d’un cabaret de Hollande, que celui de l’école d’Athenes.

Que deviendra l’idée de la poésie, & la poésie elle-même, quand on n’estiméra pas moins un bouquet de Vadé ou un opéra bouffon que le Cinna de Corneille ou l’Athalie de Racine ?

Louis XIV n’étoit pas un connoisseur en peinture, mais il étoit né pour sentir le grand. Qu’on m’ôte ces magots, dit-il un jour, en voyant un tableau de Téniers. Ce qui, dans la nature, mérite à peine un regard, mérite-t-il d’être long-temps admiré sur la toile dans un cabinet ? mais cette représentation a exigé beaucoup d’art. Cela est vrai ; mais pourquoi a-t-on abaissé l’art à cette représentation ?

Téniers avoit un talent qui mérite des éloges : mais des hommes qui savent la force & la valeur des mots doivent-ils louer une fête villageoise dans les mêmes termes qu’ils employeroient pour louer un tableau du Poussin ? Les tableaux de Téniers offrent des récréations innocentes & simples, & l’on se récrée soi-même en les regardant ; mais doit-on louer des récréations comme des actions sublimes, & les représentations des unes & des autres méritent-elles les mêmes éloges ? Je n’exclus aucun genre, mais je voudrois les classer.

L’art n’étoit que dégénéré ; des artistes sans pudeu l’ont dégradé. De vils pornographes, dignes de décorer les réduits de la sale débauche, ont fait de leur art un métier infâme, l’ont rendu un instrument de corruption, &


n’ont pas craint d’exposer aux regards du public les scènes impures dont ils étoient dignes d’être les témoins.

Il est toujours resté des artistes qui, au mépris de leur intérêt, se sont consacrés au grand genre. Si aucun d’eux ne s’est élevé à la gloire de Raphaël & des anciens artistes qui se sont fait un grand nom, c’est qu’au milieu de la foule des productions de l’art, au lieu de considérer l’art lui-même, ils n’ont considéré que des ouvrages d’artistes. Sans savoir se fixer, ils se sont donné un trop grand nombre de maîtres, se proposant pour objets de leurs études tantôt l’antique, tantôt Michel-Ange & Raphaël, tantôt les Carraches & le Dominiquin, tantôt le Titien & Paul-Véronèse, tantôt Rubens & Vandik, cherchant à se faire une manière de tant de manières différentes, & à réduire à un seul principe tant de principes opposés. Ces études inconstantes sont plutôt des distractions que de véritables études. On s’enthousiasme aujourd’hui pour un maître, demain pour un autre, tandis qu’il faudroit n’avoir qu’un seul enthousiasme, celui de la beauté. On veut penser comme Raphaël, dessiner comme le Dominiquin, s’identifier la grace du Correge, la fierté de Michel-Ange, observer les convenances comme le Poussin, composer comme Paul-Véronèse, colorer comme le Titien : chacune de ces volontés suffiroit pour occuper une ame toute entière. On ne parvient qu’à des qualités médiocres quand on cherche à la fois tant de perfections ; on n’est pas soi-même quand on se propose tant de modèles.

Il faut se faire une idée de la beauté, & réunir toutes les facultés de son ame à représenter cette idée par le moyen de l’art. Sur-tout le métier doit toujours être subordonné au génie. Le pinceau & la couleur font le bon ouvrier ; l’expressif & le beau font le peintre. On n’a pas même encore la première idée qui conduit au grand, quand on confond un tableau bien peint, bien coloré, bien disposé, avec l’ouvrage rare qui mérite pas excellence le nom de beau tableau. (Article de M. Levesque.)

DEGRADATION. La dégradation des couleurs & des lumières, est le grand moyen qu’employe l’art de la peinture, lorsqu’il imite les objets visibles, pour feindre le relief qu’ont ces objets dans la nature, pour marquer les distances qui les séparent, pour indiquer les plans sur lesquels ils se trouvent placés, & enfin pour donner l’idée de l’air même qui les environne, & qui, bien qu’invisible, en modifie sensiblement les apparences.

Tout ce qui parvient à notre vue nous offre des combinaisons sans nombre de couleurs nuancées, c’est-à-dire, des gradations & des dégradations infinies, de teintes, de couleur & de nuances, de jours & d’ombres. Les loix & le procédé de la lumière, exigent qu’il n’y ait véritablement dans un objet éclairé, qu’un point où cette lumière frappe plus directement ; en partant de ce point, la lumière, ainsi que la couleur qui reçoit d’elle ses modifications, se dégradent ou se graduent en raison des plans, mais par des progressions multipliées & si inappréciables à notre organe visuel, que les regards les plus attentifs & les plus perçans ne peuvent fixer les limites de chacune d’elles.

Les peintres occupés à les observer, parviennent insensiblement à les distinguer, non pas avec une précision géométrique, ce qui est impossible ; mais assez sensiblement pour les imiter, autant que l’art l’exige & le comporte.

Mais ceux qui ne s’exercent pas autant qu’eux, n’en ont qu’une idée vague, & ne distinguent réellement que les différences très-marquées de ces progressions. On peut observer à cette occasion que l’usage que nous faisons communément de nos organes & de nos sens, est pour le plus grand nombre l’ouvrage de l’instinct, & que l’usage perfectionné par l’observation, & sur-tout par la comparaison, méditée & raisonnée, exige que nous soyons conduits à cette observation attentive par quelqu’occupation qui nous la rende nécessaire & nous en fasse contracter l’habitude. Il paroîtra sans doute extraordinaire à ceux qui n’ont pas réfléchi sur ce sujet, de me voir avancer que la plus grande partie des hommes ne savent ni voir, ni entendre, encore moins toucher, goûter & sentir.

Ils adopteront cette vérité, s’ils voyent avec discernement opérer un peintre ; s’ils sont témoins de la finesse avec laquelle un habile Musicien distingue un comma, c’est-à-dire, une nuance presqu’inappréciable d’un son ; enfin, ils n’auront plus de doute sur mon assertion, s’ils observent les secours qu’un aveugle tire de son tact, le fin gourmet de son palais & le voluptueux Asiatique, amateur des parfums, des organes de son odorat. Si l’on passe un moment des organes physiques de nos sens aux organes intellectuels, c’est-à-dire, aux facultés de notre esprit, on verra combien l’homme commun (ce qui embrasse la plus nombreuse partie des sociétés, même les plus instruites), est loin de jouir de la perfection dont est susceptible son intelligence. J’appelle ici perfection d’intelligence, celle que chaque individu pourroit acquérir par l’habitude.

Chacun de nos sens (pour revenir à mon sujet), a donc son usage d’instinct, ou usage commun, & son usage perfectionné.

Le peintre coloriste exerce & perfectionne


le sens de sa vue, c’est-à-dire, qu’il observe & compare, & peu-à-peu ses yeux s’ouvrent, pour ainsi dire : il distingue enfin assez pour établir des divisions de nuances dans les progressions des lumières & des couleurs. Celui qui est plus propre à ce perfectionnement de ses organes, devenu beaucoup plus clair-voyant qu’on ne l’est ordinairement, croit avoir pénétré le secret de la nature ; mais combien il en est encore loin ! car s’il employe les secours que peuvent lui fournir les verres convexes, il apperçoit aussi-tôt un aussi grand nombre de nouvelles divisions à faire qu’il en a déjà faites, & il doit finir par penser que l’homme suppose le plus souvent à la nature des marches qu’elle ne suit point, & que les divisions sont des secours que notre foiblesse nous suggère lorsque nous nous efforçons à connoître & à suivre nous-mêmes cette nature qui unit tout, sépare tout, qui n’a point de nomenclature, de graduation marquée, de séparations sensibles. Nous sommes enfin, à ces égards, comme le géomètre qui suppose le cercle une figure composée d’une infinité de côtés, pour parvenir à des approximations de mesures qu’il desire se procurer, sans pouvoir arriver à une évaluation précise.

Les dégradations de la lumière, de l’ombre qui en est la privation, & des couleurs, est donc en effet progressive à l’infini, sans divisions. Si le peintre y établit des divisions, c’est qu’il ne peut procéder autrement. Plus il les multiplie méthodiquement, d’après le foyer du jour & les plans, plus il approche de l’imitation vraie du relief des corps. (Article de M. Watelet.)

DEGRÉ, (subst. masc.) Il n’est point de degré du médiocre au pire, a dit Boileau, en parlant de l’art des vers. C’est qu’un art dont le but est de plaire ne remplit point ce but s’il n’est exercé qu’avec un talent médiocre. Le public a confirmé l’arrêt sévère prononcé par Boileau ; il ne lit plus que les vers des grands poëtes. De la foule innombrable d’écrivains en vers que la France a produits dans le dernier siècle, il n’en est guères resté plus de six qui conservent des lecteurs.

Le même jugement sembleroit devoir s’étendre sur les ouvrages de peinture : mais comme le luxe donne la qualité d’utiles à bien des objets superflus, & que les tableaux ont l’utilité de meubler des appartemens, on a jugé moins sévèrement les tableaux que les vers. Un poëme médiocre n’a pas l’utilité conventionelle d’être regardé comme un meuble, & ne pare pas un sallon comme un médiocre tableau. Ajoutez que tout homme qui sait un peu sa langue a les premiers élémens de la connoissance des vers, & que peu d’hommes ont les premiers élémens de la connoissance de la peinture. Ainsi, faute de juges, des tableaux médiocres sont mis au nombre des excellens tableaux, & le propriétaire a la satisfaction de les regarder & de les faire regarder à bien d’autres comme des chefs-d’œuvre. Mais comme un livre n’est pas d’un grand prix, que la multiplicité des exemplaires lui ôte le mérite de la rareté, & qu’il a un grand nombre de juges, la vanité de celui qui le possède est plus intéressée à le juger sévèrement qu’à le prôner comme un chef-d’œuvre. Le propriétaire d’un tableau cherche à en relever toutes les beautés véritables ou imaginaires, pour prouver qu’il a un meuble de prix ; le propriétaire d’un livre cherche à en faire remarquer les défauts, pour prouver qu’il est homme d’un goût délicat.

Cependant, si l’on considère le petit nombre de peintres dont les noms sont connus des hommes qui ne font pas en quelque sorte un métier de connoître les noms & la manière de tous les artistes, on avouera qu’il en est de la peinture comme de la poésie, & que, dans ces deux genres de talens, le médiocre ainsi que le pire est consacré à l’obscurité.

Pour décider cette question, c’est la voix publique qu’il faut consulter, & non la voix d’un petit nombre de curieux qui se piquent de connoître, au moins par leurs noms, ou tous les peintres ou tous les poëtes.

Il a paru dans le siècle dernier un grand nombre de peintres d’histoire qui ne manquoient pas de talent. Il n’en est guère que trois dont les noms soient connus aujourd’hui de ce qu’on peut appeller le public a joutez encore à-peu-près le même nombre qui est connu des hommes qui aiment particulièrement les arts : le reste seroit oublié s’il n’y avoit pas des gens qui mettent de l’importance à connoître la nomenclature pittoresque, comme il y en a qui se piquent de posséder la nomenclature bibliographique.

Le siècle où nous vivons a produit encore plus de peintres que le siècle dernier ; il ne parviendra peut-être pas un plus grand nombre de leurs noms au siècle futur.

Je ne crois pas que cette observation soit inutile ; elle doit engager les artistes, amis de la gloire, à ne pas se contenter de cette médiocrité de talent qui leur procureroit un rang estimable entre leurs contemporains. Ce n’est qu’en s’élevant au-dessus de leurs émules qu’ils sauveront leurs noms de l’oubli. Qu’ils sachent qu’un bon peintre n’est qu’un artiste estimable, & que les grands peintres seuls intéresseront la postérité. De fort bons peintres décoroient les palais du monarque, les hôtels des grands, & les murs de nos temples sous le règne de Louis XIV : mais ce ne sont plus que les noms du Poussin, de Lesueur, de le Brun


que nous prononçons avec respect. (Article de M. Levesque.)

DÉLICATESSE, (subst. fém.) La délicatesse, dans son acception propre, est opposée à la force : un enfant délicat est le contraire d’un enfant robuste. On dit, en parlant d’une étoffe, que les couleurs en sont délicates, pour faire entendre qu’elles doivent se passer aisément : une fleurdélicate est celle qu’on ne peut toucher sans la flétrir ; une plante délicate est celle dont la foiblesse ne peut résister à la moindre intempérie.

Les mots délicat, délicatesse, en passant dans la langue des arts, ont conservé leur première. signification. Ainsi, dans les arts, la délicatesse exclut la force & la grandeur. Ce seroit faire un bien mauvais éloge d’un plafond, d’un tableau d’autel que de dire qu’ils sont peints délicatement.

Mais la délicatesse, petit convenir à une miniature, à un petit tableau, qui doit être considéré de fort près, & dans lequel l’auteur s’est proposé de plaire par un pinceau délicat. On loue un tableau de fleurs, en disant qu’il est peint délicatement, que la touche en est délicat : dans ce genre, le mérite de l’auteur est d’exprimer la délicatesse des objets qu’il réprésente.

Le soigné n’est pas toujours délicat ; mais le délicat est toujours soigné.

On peut dire en parlant d’une affection douce & agréable, que le peintre l’a délicatement exprimée.

Quant aux genres qui exigent des qualités bien différentes de la délicatesse, on a dit avec raison, dans la première Encyclopédie, que le délicat est une façon de peindre & de dessiner qui approche du mesquin, sans qu’on puisse cependant lui reprocher ce vice (Article de M. Levesque.)

DEMI-TEINTE. Ce terme de l’art, composé de deux mots, s’explique de lui-même, quant à son sens le plus général ; mais pour en donner une idée plus précise, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails.

Chaque couleur peut se diviser en nuances, ou teintes, & les teintes se peuvent subdiviser encore : mais le sens du mot demi-teinte ne doit pas être pris à la lettre ; car toutes les couleurs peuvent être modifiées ou rompues dans diverses proportions, & toutes les teintes peuvent, suivant l’emploi qu’en fait l’artiste, prendre le nom de demi-teintes lorsqu’elles servent dans l’harmonie du tableau de passage d’un ton à un autre.

Ainsi quelques ouvrages de peinture qu’on appelle heurtés, offrent souvent certaines couleurs entières, qui y tiennent lieu de demi-teintes teintes ou de passages, mais l’effet en doit être regardé de loin.

Tout passage ou liaison entre deux couleurs qui sembleroient dures, si elles se touchoient, a donc le droit d’être nommé demi-teinte, parce qu’il en produit l’effet.

On peut sentir combien, si l’on hasardoit, ne connoissant que superficiellement les arts, de rapprocher les demi-tons de la musique des demi-teintes de la peinture, combien, dis-je, les idées qu’on donneroit seroient peu exactes. Je ne puis me refuser d’observer, autant que j’en trouve l’occasion, qu’il n’est que trop commun aujourd’hui d’employer ces rapprochemens, non-seulemént des différens arts entr’eux, mais des idées morales & politiques avec les expressions & les idées des sciences plus difficiles encore à appliquer avec justesse, parce qu’il faut plus d’étude pour s’instruire de la plupart des sciences, que pour avoir quelques connoissances raisonnables des arts.

Pour revenir au terme qui fait le sujet de cet article ; plus un ouvrage de peinture est soigné, ou plus il est destiné à être vu de près, & plus le mot demi-teinte se rapproche de sa signification littérale, car les dégradations étant multipliées d’une manière beaucoup plus approchante de celle qu’offre la nature, chaque couleur change de nuance, en faisant avec ses voisines des partages & des mélanges graduels, par l’effet des plans & du plus ou moins d’éloignement de la lumière.

Mais, pour se former une idée précise de ces effets, observez avec attention, & s’il se peut, en compagnie d’un peintre, un corps coloré qui soit rond ; la lumière, en éclairant les points sur lesquels son incidence sera plus directe, donnera à la couleur de ce corps toute la valeur dont elle est susceptible ; ensuite cette lumière glissant sur les plans voisins, par une incidence oblique, fera paroître la couleur d’une autre nuance : plus loin cette nuance sera teintée & à demi altérée par la privation plus sensible d’une partie de la lumière. Alors cette modification annoncera l’ombre qui la suit, & après l’ombre, le corps rond qui, en courbant toujours sa surface, est enfin près d’échapper à la vue, recevra les rejaillissemens des couleurs & des lumières voisines, dont l’effet sera une autre sorte de demi-teinte, qu’on appelle reflet.

Voilà l’ordre général dans lequel se présentent à la vue les couleurs, les nuances, les teintes, les demi-teintes, les ombres & les reflets dans tous les objets dont les surfaces ne sont pas absolument planes. Mais on conçoit que cet ordre, d’autant plus exact, que le corps est parfaitement rond, est aussi continuellement varié, modifié, interrompu dans les corps dont les surfaces se trouvent irrégu-


lières par leurs formes & par leurs plans. On conçoit encore, si l’on garde quelque souvenir de l’article clair-obscur, que les moyens qui lui sont propres & ceux qu’offrent lesdemi-teintes ont entr’eux un très-grand rapport. Aussi ne parvient-on pas à l’harmonie, sans avoir une connoissance approfondie de l’emploi qu’il faut faire, & des demi-teintes, & de la magie du clair-obscur. Des explications que je viens de donner, résulte cet important précepte pour les jeunes élèves.

« Observez la nature toujours avec une intention particulièrement relative à quelqu’une des parties constitutionnelles de votre art, & rappellez bien alors à votre idée tout ce qui appartient à la partie qui vous occupe. Si c’est l’harmonie, forcez votre attention à embrasser ensemble l’effet desdemi-teintes, des reflets, du clair obscur général d’une masse d’objets, & de ces mêmes parties subordonnées dans chacun des objets particuliers qui forment la masse. (Article de M. Watelet.)

DESSIN, (subst. masc.) Le mot dessin, regardé comme terme de l’art de peinture, fait entendre deux choses : il signifie en premier lieu la production qu’un artiste met au jour avec le secours du crayon de quelqu’espèce qu’il soit, ou de la plume.

Dans une signification plus étendue, il veut dire en général l’art d’imiter, par des traits, les formes, & sur-tout les contours que les objets présentent à nos yeux.

C’est dans ce dernier sens qu’on employe le mot dessin, lorsqu’on dit que le dessin est une des parties principales de la peinture, ou plurôt que l’art de la peinture ne peut avoir lieu sans l’art du dessin.

Il s’est élevé dans plusieurs tems des disputes assez vives, dans lesquelles il s’agissoit de fixer lequel est plus essentiel à la peinture, du dessin ou du coloris. On sentira facilement que ceux qui étoient plus sensibles au charme de la couleur, qu’à celui du dessin, ou qui étoient amis ou disciples d’un peintre-coloriste, donnoient la préférence à cette partie brillante de l’art de peindre, tandis que ceux qui étoient affectés diversement, ou dans des circonstances différentes, soutenoient le parti contraire.

Que pouvoit-il arriver de ces combats d’opinions mal fondées ? Ce qui résulte si fréquemment des discussions qu’élève la partialité ou la subtilité de l’esprit, abus de cette faculté qui sujette à se tromper & à tromper, sert rarement au progrès ; des arts, & à l’utilité générale. Pour revenir à la dispute dont il s’agit, & pour la réduire à sa juste valeur, il suffit d’envisager que l’imitation de la nature visible qui est le but de la peinture, unit indissolublement l’imitation des formes des objets & l’imitation de leur couleur. Vouloir décider d’une manière abstraite quelle est de ses deux parties la plus essentielle à l’art, est la même chose que de vouloir decider si c’est l’ame ou le corps de l’homme qui est le plus essentiel à son existence.

Pour parvenir à bien dessiner, il faut avoir de la justesse dans les organes qu’on employe & les former par l’exercice & l’habitude, c’est-à-dire, en dessinant très-fréquemment.

C’est par le dessin qu’on commence à s’initier dans les mystères de la peinture ; & ceux qui s’y destinent, ou qu’on y dévoue, commencent & doivent commencer à dessiner dès leur première jeunesse, parce qu’alors la main docile acquiert plus aisément la souplesse & les différens mouvemens qu’exige ce genre de travail. L’usage a établi une méthode de procédés que je dois exposer.

Les premiers essais se bornent à tracer des lignes paralleles en tout sens avec un crayon, qui, le plus ordinairement, est un morceau de sanguine, c’est-à-dire, d’une pierre rouge, assez tendre pour être taillée en pointe, & qu’on enchasse dans un porte-crayon. Ce porte-crayon, long d’environ un demi-pied, est un tuyau ou tube de cuivre, à-peu-près gros comme une forte plume. Il est fendu par les deux bouts de la longueur d’un pouce & demi, pour qu’il puisse plus aisément recevoir en s’accroissant, autant qu’il est besoin, le crayon qu’on y insère. Lorsqu’on a inséré le crayon dans le tube, ou porte-crayon, on l’y arrête au moyen d’un anneau qui, à chaque bout, glissant le long du porte-crayon, vient serrer les parties fendues qui embrassent le crayon.

Lorsque le porte-crayon est armé du morceau de sanguine, ou de quelqu’autre matière propre à tracer, on aiguise une dernière fois avec un canif le crayon qu’on est prêt à mettre en usage : après quoi l’on pose dans ses doigts le porte-crayon comme on tient une plume, à cela près que les doigts qui tiennent le porte-crayon sont placés vers le milieu de sa longueur, au lieu que pour écrire on tient la plume vers son extrémité taillée. Une autre différence, c’est qu’on tient la plume avec les trois premiers doigts étendus, & que pour dessiner on tient le porte-crayon de deux doigts seulement, & que le doigt du milieu fait une courbure pour le soutenir.

Il faut observer encore que les traits qu’on se propose de former étant assez ordinairement de plus grande dimension que les lettres, on ne doit pas se borner à ce que peut donner d’étendue au crayon le développement des jointures des doigts, en supposant le poignet arrêté ;


mais qu’il faut due le poignet, devenu lui-même souple & mobile, glisse sur le papier, & parcoure, en se portant de côté & d’autre sans roideur, l’étendue des traits qu’on se propose de former. Cette manière de se servir du porte-crayon, est d’autant plus essentielle, que l’on doit avoir grand soin de commencer par copier des dessins, dont la grandeur des contours & des hachûres développent la main.

Les premiers dessins qu’on fait imiter au jeune élève sont ordinairement ou doivent être, autant qu’il est possible, ceux qu’un habile maître a faits lui-même d’après nature, soit pour son étude, soit avec le but de les faire servir de modèles à ceux qu’il instruit.

On doit faire dessiner chaque partie du corps au jeune dessinateur pendant long-tems, avant de lui permettre de dessiner une figure entière. Il faut le plier à dessiner ces parties dans de grandes dimensions, & tout au moins de grandeur naturelle ; premièrement, pour qu’il en connoisse mieux les formes & les détails, secondement, pour l’habituer à imiter la naturetelle qu’on la voit.

Après avoir long-tems dessiné plusieurs parties, telles que des nez, des yeux, des oreilles, des bouches, sous tous les aspects dont ces parties sont susceptibles, on fait dessiner à l’élève une tête entière, & cette étude qui réunit dans un ensemble les parties sur lesquelles l’élève s’est déjà exercé, doit faire son occupation journalière & habituelle, jusqu’à ce qu’enfin il parvienne à copier facilement & juste tous les dessins de ce genre qu’on lui donne pour modèles. C’est pendant qu’il est occupé de cette étude que je souhaiterois qu’il pût lire une sorte de cathéchisme court, bien clair, qui lui donnât des idées simples & justes de ce qu’il entreprend, c’est-à-dire de ce qu’est le relief ; de l’existence nécessaire des ombres, lorsque le relief est éclairé ; de la relation qu’ont les hachures avec ces ombres, & que les traits ont avec la forme ou figure des objets ; de la relation enfin qu’a la touche avec les accidens du trait qui, selon ses courbures ou directions, est tantôt éclairé, tantôt dans l’ombre & plus ou moins, suivant sa position, relativement à la lumière.

Il faudroit joindre à ces moyens d’instruction, celui de faire copier à l’élève le dessin anatomique de la tête qu’il imite, dans la même proportion que cette tête, pour que le dessinateur s’habituât, comme machinalement, à ne pas dessiner l’extérieur, sans avoir présente l’idée de ce qui se trouve sous la première surface.

Ce sont les os qui décident en grande partie, & tout au moins d’une manière précise, les formes extérieures. Lorsqu’on connoît bien la structure des os, leurs plans, leurs charnières, la manière dont ils se meuvent, on est bien 188 DES DES

plus sûr de représenter les parties qui les couvrent avec le caractère qu’elles doivent avoir. La connoissance des muscles qui se trouvent sous la peau, formeroit la suite de ce systême d’études, & ces premiers rudimens devroient, sans y fixer de terme, s’entremêler sans cesse avec les études diverses des jeunes artistes, d’autant que je suis très-persuadé, par théorie & par pratique, que l’observation habituelle de l’ostéologie & de la myologie influe infiniment sur la sûreté, & sur la correction du dessin.

C’est ainsi qu’il seroit important, pour former l’intelligence d’un enfant, de l’habituer à avoir des idées démontrées des objets sur lesquels il attache ses regards, ou dont on l’occupe dans ses premières années. Il s’agit pour cela de mettre méthodiquement sous ses yeux les parties de ces objets, en les décomposant, & en les recomposant, ou les leur faisant recomposer.

Comme il y a trop de différence entre copier servilement ce qui est dessiné, & imiter, en dessinant, un objet réel, sur-tout un objet animé, on a établi un moyen intermédiaire, qui sert à l’élève pour passer de ce qui est le moins difficile à ce qui l’est le plus.

Ce moyen est de faire dessiner l’élève, d’après des imitations en relief de parties, & enfin de figures entières. Ce second ordre d’étude s’appelle dessiner d’après la bosse. La bosse est le plus ordinairement une imitation modelée en terre ou moulée en plâtre. Ce sont les modèles de cette dernière espèce qui sont le plus en usage, parce qu’ils s’acquièrent à moins de frais, & qu’il s’en trouve un grand nombre de moulés sur de bons originaux, quelquefois même sur la nature, telles que des mains, des bras, des pieds & des jambes.

Ces objets qui ont le même relief que la nature, & qui sont privés de mouvement, se montrent toujours sous le même aspect à l’élève qui se fixe à un point de vue. Alors il les dessine sans inquiétude, & peut mettre à cette étude tout le tems gui lui convient. Pour augmenter cette facilite, labosse doit être placée & éclairée convenablement. Si la bosse est une tête de grandeur naturelle, il est mieux qu’elle soit posée de manière que les yeux de cette tête se trouvent de niveau avec ceux du dessinateur, au moment qu’il la fixe & l’observe pour la dessiner. Il faut encore que cet objet soit placé de façon que le dessinateur qui se pose vis-à-vis, reçoive sur son papier le jour de gauche à droite. Sans cela, la main qui dessine porteroit ombre sur les traits qu’elle voudroit former ; enfin, il est très-utile que ce modèle ou bosse soit éclairé convenablement, c’est-à-dire, premièrement d’un seul jour ; secondement, d’un jour qui ne soit pas trop étendu, pour que les rayons, moins vagues &


plus rassemblés, décident les lumières & les ombres. Enfin, ce jour doit tomber plutôt d’en haut que venir d’en bas, c’est-à-dire, que l’on doit faire ensorte que l’ouverture ou la partie de la fenêtre, d’où le jour est introduit, soit fermée ou garantie jusqu’au-dessus du modèle, ou si l’on se sert de la lumière d’une lampe, que cette lumière soit placée sur le côté gauche de la bosse, & à une certaine élévation.

Je dis à une certaine élévation, parce que si la lumière étoit trop élevée, les ombres se prolongeroient trop de haut en bas, & pourroient embarrasser par des projections extraordinaires le dessinateur. Cet incovnénient fera aisément supposer les inconvéniens contraires, & l’on sentira que tant qu’il est question de faciliter les premières études, il faut choisir dans les effets de clair-obscur de la bosse qu’on donne à imiter, ceux qui n’offrent point de singularités embarrassantes, & qui font mieux valoir les formes.

Je n’insisterai pas autant sur la prolongation de l’étude de la bosse que j’ai fait sur la première espèce d’étude dont j’ai parlé, parce que l’étude de la bosse ne doit servir, comme je l’ai dit, que de passage à celle de la nature, par plusieurs raisons, dont je vais exposer les plus essentielles.

Le jeune élève qui n’en peut connoître les inconvéniens, peut en emprunter un style sec & froid ; car ce modéle qui a tout le relief & les formes de la nature animée, & qui cependant est privé de tout mouvement, fait naître machinalement & entretient dans l’esprit des commençans, une idée d’immobilité bien contraire à celle qu’il doit prendre pour ne la quitter jamais, puisque le dessinateur & le peintre ne doivent jamais séparer de l’idée d’un corps humain celle de l’esprit qui l’anime.

L’étude trop fréquente, ou du moins trop prolongée de la bosse, peut donc avoir des inconvéniens & le maître doit faire passer le jeune élève dessinateur, le plutôt qu’il sera possible, à limitation de la nature ; alors il doit recommencer à l’étudier dans le même ordre qu’il a déjà suivi.

Il dessinera donc chaque partie sur la nature même ; il la comparera avec les dessins de ses maîtres, avec ceux qu’il a copiés, avec les dessins anatomiques qui lui ont donné les premières notions des os ; enfin avec la bosse, pour mieux sentir la perfection que la nature a toujours sur elle. Il mettra ensemble une tête ;il la considérera sous divers aspects, l’imitera dans tous les sens ; ensuite, allant ainsi par degrés, & enchaînant bien l’une à l’autre par ordre toutes les notions qu’il a acquises, il parviendra enfin à dessiner une figure entière, & donnera à cette figure le caractère que doit avoir une figure animée.

C’est alors que les observations sur la partie mobile de l’anatomie, c’est-à-dire, la connoissance des muscles & des jointures, lui devient de plus en plus nécessaire ; car je ne faurois trop répéter, dans un tems où l’on se relâche sur cet objet important, que la comparaison habituelle de la charpente avec l’édifice, des os avec l’apparence de ces os, des muscles de la première & de la seconde couche avec les effets qu’ils produisent extérieurement, soit dans leur état tranquille, soit lorsqu’ils sont mis en action par le simple mouvement ou par les passions ; que ces études, dis-je, sont le fondement de l’art de dessiner & de l’art de peindre. Lorsque l’artiste sera parvenu à bien dessiner un figure nue, il s’étudiera à la draper, & la même attention qu’on lui a fait avoir de ne jamais dessiner la peau, sans se représenter ce qui est dessous, lui prescrira l’obligation de ne jamais dessiner une draperie, sans avoir, pour ainsi-dire, sous les yeux, les parties du corps qu’elle couvre ou qu’elle enveloppe. L’éléve que je hasarde de conduire passera enfin à assembler plusieurs objets, plusieurs corps, c’est-à-dire, à les groupper, à les composer ; & c’est alors qu’après avoir passé par une route difficile, il commencera à appercevoir, s’il raisonne sur son art ou s’il est bien instruit, l’immense carrière qu’il a à parcourir, c’est-à-dire, les loix auxquelles l’asservit le clair-obscur, l’harmonie colorée, l’unité de composition & d’intérêt ; enfin l’expression qui, fondée sur une étude continuelle de la nature spirituelle, exige le secours du génie,

Ce n’est plus ici le lieu de continuer cette instruction qui deviendroit trop étendue, & qui embrasseroit les parties de l’art auxquelles l’ordre alphabétique assigne d’autres places. Je reviendrai donc sur mes pas avec le jeune dessinateur, pour lui communiquer encore quelques observations qui tiennent aux premières notions.

Je viens de faire envisager jusqu’ici le dessin comme ayant pour but d’imiter les contours & les formes du corps humain, parce que c’est en effet dans l’art de la peinture son objet le plus noble, le plus difficile & le plus intéressant ; que d’ailleurs celui qui le remplit se trouve avoir acquis une facilité extrême à imiter les autres objets : cependant plusieurs de ces autres objets demandent des études particulières, & une habitude acquise pour les représenter avec justesse.

Les animaux exigent un soin particulier si l’on veut parvenir à les dessiner correctement, avec la grace & le caractère particulier dont chacun d’eux est susceptible. Ce sont des êtres animés, sujets à des passions, & capables de


mouvement, variés à l’infini. Les parties dont ils sont composés diffèrent des nôtres par les formes, par les proportions, par les jointures, par les articulations. Il est donc nécessaire qu’un dessinateur fasse sur eux des études, & sur-tout d’après ceux des animaux qui se trouvent plus ordinairement liés avec les usages & les actions ordinaires des hommes, ou avec les objets qu’il se destine plus particulièrement à traiter.

Rien de plus ordinaire aux peintres ou dessinateurs d’histoire que l’obligation de représenter des chevaux. Que de choses ne trouve-t-on pas souvent à desirer sur cet objet dans leurs ouvrages ? Il est à souhaiter que les jeunes artistes apprennent à en connoître l’anatomie, comme ils ont appris celle de l’homme qui leur est nécessaire ; ils risqueront moins de blesser la vérité dans les représentations qu’ils en sont, & qu’ils regardent trop souvent comme peu importantes.

Le paysage est une autre partie, d’autant plus essentielle à étudier & à raisonner qu’il est indispensable de mêler des conventions à la vérité de la nature. Car il est dans le paysage des objets si disproportionnés à la grandeur de l’imitation, qu’il n’est plus possible de suivre la nature avec la régularité qui peut avoir lieu dans l’imitation de l’homme. J’aurois pu faire cette observation, même en parlant des animaux ; mais elle est ici plus sensible & plus incontestable. On a peu observé jusqu’ici ce que cette différence, ou l’impossibilité de rendre les objets imités dans les proportions ou dimensions des objets naturels, occasionne dans le systême de l’imitation ; mais qu’on réfléchisse que jamais arbre n’ayant pu être imité de sa grandeur naturelle, comme un corps humain, on a été conduit à n’imiter exactement que les masses d’ombres & de lumière, & les formes générales, en désignant par quelques détails, artistement & discretement placés, les détails des feuilles, des branches, &c. On sentira alors qu’il a dû résulter de-là une différence dans le systême d’imitation dont il faut que le jeune dessinateur prenne connoissance, & qu’il sache ensuite étendre avec intelligence à tous les objets qui se trouvent dans le même cas, ou à ceux dont il exécute une imitation dans des proportions moins grandes.

J’en resterai là sur cette théorie qui seule feroit la matière d’un ouvrage considérable, mais qu’il est indispensable de restreindre, relativement à la forme de dictionnaire. J’ajouterai seulement qu’on se sert de différens moyens pour dessiner, qui ont tous des avantages particuliers, lorsqu’ils sont habilement employés.

La manière la plus généralement usitée est celle que j’ai décrite, c’est-à-dire, celle d’employer la sanguine, soit pour former le trait & représenter les ombres par des hachures, soit pour imiter ces mêmes ombres & les demi-teintes par le ministère de l’Estompe. On trouvera ce procedé au mot Estompe.

On dessine encore à la pierre noire, à la mine de plomb, à l’encre, soit ordinaire, soit de Chine. On dessine sur du papier blanc ou teinté de gris, de bleu ou bien de quelque autre couleur. Le ton coloré qu’on ajoute au papier donne lieu d’employer la craye ou crayon blanc pour désigner les lumières, comme on se sert des autres crayons pour représenter les ombres, soit par des hachures, soit en estompant, alors le fond du papier tient lieu de demi-teintes, & ces dessins commencent à s’approcher, par le clair-obscur plus prononcé, du systême de la couleur. Enfin, lorsqu’on employe quelques pastels pour indiquer les couleurs les teintes des objets qu’on dessine, on s’approche tout-à-fait de ce qu’on appelle peinture. Aussi je pense que les maîtres doivent acheminer par ces degrés leurs jeunes élèves vers le but auquel ils les dirigent. Ces marches successives & raisonnées tendent, comme on peut l’appercevoir, au but le plus essentiel en toutes sortes de connoissances, le veux dire, celui de lier les idées, de manière qu’elles se trouvent placées dans l’ordre le plus méthodique. (Article de M. Watelet.)

DESSINATEUR (subst masc.) Celui qui fait des dessins, par quelque procédé que ce soit, au crayon, à la plume, à l’estompe, au lavis, a des droits, par cette opération, au titre de dessinateur. Comme cependant il est d’ordinaire sculpteur, graveur ou peintre, c’est plutôt par ces qualités qu’on le désigne, & l’on réserve plus communément le nom de dessinateur à celui qui se consacre par état à faire des dessins pour les étoffés, les ornemens, les broderies. Quand on dit d’un peintre qu’il est dessinateur, on veut faire entendre qu’il a une bonne manière de dessiner, qu’il est pur, savant & correct dans son dessin. (L.)

DESSINER, faire des dessins à la plume, au crayon, au lavis, &c. Nous prendrons ici ce verbe dans l’acception où il signifie étudier la nature ou des imitations de la nature par la voie du dessin.

Gérard Lairesse & Raphaël Mengs vouloient que les maîtres commençassent par faire dessiner aux élèves des figures géométriques, sans le secours de la règle & du compas. Ils croyoient que cette méthode étoit plus capable que toute autre de leur donner la justesse du coup-d’œil qui seule conduit à déssiner correctement. Ils avoient observé qu’il n’est aucun objet dans la nature dont les contours & les formes ne soient composés de figures géométriques simples ou mixtes, d’où ils conclurent que l’élève


parvenu à tracer avec justesse ces figures à la simple vue, trouveroit ensuite peu de difficulté à dessiner correctement toutes les formes que présente la nature. Cette méthode procureroit un second avantage ; c’est qu’en faisant ainsi dessiner des figures géométriques aux élèves, on auroit soin de les leur démontrer, & dès leurs premiers pas dans l’art ils acquierroient la connoissance des premiers élémens de géométrie, qui, comme on sait, ne sont pas inutiles aux artistes.

On ne pourroit assurer que les maîtres de Raphaël aient commencé suivant cette méthode son éducation pittoresque ; mais il est certain du moins qu’ils lui apprirent à dessiner avec une correction si précise qu’on peut même l’appeller servile. Elle lui donna d’abord un goût sec ; mais comme elle lui avoit fait acquérir la justesse du coup-d’œil & l’habitude d’une imitation sévère, elle lui procura la facilité de prendre une belle manière de dessin, lorsqu’il eut vu les ouvrages de Michel-Ange, & les chefs-d’œuvre de l’antiquité. La sécheresse est, sans doute, un vice dans les maîtres ; encore leur pardonneroit-on jusqu’à un certain point ce vice s’ils le rachetoient par les grandes beautés qui en peuvent être voisines ; mais la sécheresse, causée par la recherche de l’extrême précision, & par la peine d’y parvenir lorsqu’on n’a pas encore acquis cette aisance que donne l’habitude, est assurément le plus excusable de tous les défauts que puisse avoir un élève. On n’est pas loin de l’époque où l’on sentira généralement le tort qu’on a fait à l’art en voulant que les élèves commençassent par être moëlleux & faciles.

Il ne faut pas craindre, dit Mengs, que la méthode géométrique nuise à l’élégance. L’élégance consiste dans la grande variété des lignes courbes & des angles, & ce n’est que la géométrie qui peut donner l’aisance de les exécuter.

Il veut que l’élève, après s’être attaché long-temps à dessiner des figures géométriques, s’exerce à tracer des contours d’après de bons dessins, &, ajoute-t-il, il y trouvera plus de facilité que les élèves formes par une autre méthode, puisqu’il aura contracté l’habitude de tracer toutes les figures qui peuvent contribuer à former ces contours. On ne négligera pas en même-tems de lui faire connoître les proportions du corps humain, que le maître aura soin de lui démontrer d’après celles des meilleures antiques. Quand il sera enfin parvenu à dessiner des contours avec franchise, on lui permettra de relever ses dessins par le clair-obscur, c’est-à-dire, de les accompagner d’ombres & de lumières. Il prendra en même-tems des leçons d’anatomie, & de perspective, pour se préparer à dessiner d’après nature. Ces deux sciences sont nécessaires pour copier le modèle vivant & l’antique. La perspective nous apprend la cause des apparences des corps dans les différentes situations où ils peuvent se trouver par rapport à l’œil qui les regarde, & l’anatomie la cause des formes que prennent les chairs par rapport à la forme des os qui leur servent de soutien, & par rapport à celle des muscles, & à leurs différens mouvemens. Si l’on ne connoît pas les causes, on n’imitera les effets qu’avec incertitude. Ce n’est que dans la science que les artistes doivent chercher la véritable facilité. L’air de liberté qu’affecte l’artiste ignorant n’est qu’une charlatanerie par laquelle il ne peut seduire que d’autres ignorans.

L’élève risquera beaucoup de ne pas dessiner une figure dans ses véritables proportions, si, par exemple, il commence par dessiner la tête pour finir par les dernières extrêmités, sans se faire d’abord une division méthodique. Soit que l’on veuille copier cette figure dans sa grandeur naturelle, ou la réduire à une proportion différente, il faut d’abord tracer la ligne d’à-plomb de cette figure, & ensuite fixer par des lignes ou des points la grandeur qu’on veut donner à l’une de ses parties. La proportion de cette partie servira d’échelle & de point de comparaison pour les autres. On cherchera à estimer à vue d’œil quelle proportion il y a entre cette partie, la tête par exemple, & la poitrine ; quand on l’aura trouvée, on marquera une seconde division, & on suivra cette opération jusqu’au bas de la figure. Quant à la ligne perpendiculaire d’à-plomb, elle servira à s’assurer qu’on ne fait pas perdre à la figure son équilibre, & à remarquer combien les différentes parties s’écartent de cette ligne.

On s’assurera encore de la situation respective & du mouvement des différentes parties, par une opération méchanique, en tenant tantôt perpendiculairement, tantôt horizontalement le porte-crayon, fermant un œil, & mirant ainsi la figure. Il faudra aussi bien remarquer la forme de l’espace vuide que laisse, par exemple, un bras écarté du corps, & à quelle partie du corps répondent le coude, le poignet de ce bras, & marquer cette observation par des points ou des lignes légèrement tracés. Par ces moyens réunis, on peut parvenir à s’assurer des formes avec presqu’autant de précision d’après nature ou d’après une statue, que si l’on traçoit un certain nombre de quarreaux sur un dessin qu’on se propose de copier, & le même nombre de quarreaux sur le papier destine à recevoir la copie.

Si l’on doit copier une composition, on prendra les mêmes précautions pour juger de la correspondance des différentes figures que pour juger celle de différentes parties d’une même


figure. Supposons que la composition ne soit que de deux figures, on examinera à quelle partie de la première figure répond la tête de la seconde, &c.

Enfin, comme dans l’art du dessin, il s’agit moins de montrer de l’adresse que de l’exactitude, on fera bien de multiplier toutes les précautions qui peuvent tenir lieu d’échelle, d’à-plomb, de compas, de quarreaux

Après s’être bien assuré des places qu’occupent les différentes parties en hauteur & en largeur, & les avoir determinées par des lignes & des points, il faut avoir le plus grand soin de ne charger, ni d’altérer le contour en le traçant. Le premier défaut conduit à la pesanteur ; le second à la maigreur, & tous deux sont également graves, puisqu’ils éloignent également en sens contraire de la justesse la plus precise. (Article de M. Levesque).

DÉTACHER se dit en peinture lorsqu’il n’y a point de confusion entre les objets représentés dans un tableau, qu’ils paroissent bien de relief, & qu’ils semblent quitter leur fond, & venir au spectateur. Le peintre doit détacher ses figures. On dit cette maison, cet arbre se détachent bien, sont bien détachés du ciel. (Article de l’ancienne Encyclopédie). Les objets se détachent par le plan, par la couleur propre, par la perspective aërienne, par le clair-obscur. L’art de détacher tient à celui de distribuer. On détache un objet chair, en le distribuant de manière qu’il soit opposé à un objet brun ; on détache deux objets clairs, deux objets bruns l’un de l’autre par la diversité de leurs nuances, &c. (L).

DÉTAILS, (subst masc. plur.) Les petits détails, c’est-à-dire, les petites parties des objets, doivent être négligées par l’art, parce qu’elles ne sont pas même apperçues dans la nature, à moins qu’on ne veuille y faire une attention expresse, & qu’on ne s’en approche assez pour être en état de les examiner. Or, l’artiste doit se tenir assez éloigné de son modèle pour l’embrasser en entier d’un seul coup-d’œil : il ne doit donc pas représenter ce qu’il n’a pu voir lui-même sans trop s’approcher.

L’artiste doit représenter les objets dans leur usage & dans leur beauté.

Pour représenter le corps humain dans son usage, il faut donner aux différentes parties ce qui les rend capables de faire les actions auxquelles elles sont destinées. Ainsi, une main imitée par l’art doit conserver toutes les parties qui lui sont nécessaires pour se mouvoir & remplir ses fonctions : mais elle ne doit pas offrir les petites parties qui ne sont pas les causes de ces mouvemens, & qui en sont au contraire les effets ; telles sont las rugosités que la fréquence de ces mouvemens cause à la peau, & que rend plus profonde le desséchement des parties charnues. Loin d’être au nombre des causes du mouvement & de la vie, elles doivent être considerées comme une dégradation commencée, qui amenera la cessation de la vie & du mouvement.

Il est vrai que, pour représenter la vieillesse, il faudra imiter ces dégradations. Mais, dans ces détails mêmes, le peintre d’histoire, l’artiste qui ne s’occupe que du grand, négligera les rides subordonnées, les plis de la peau qui, dans les vieillards, croisent les grandes rides : il ne rendra, par exemple, dans le visage que les rugosirés qui, par l’âge, sont presque devenues de grandes formes, & dont on apperçoit déjà le principe dans la force de l’âge viril. Enfin, il montrera de la vieillesse ce qui la rend vénérable, & non ce qui l’annonce décrépite : il n’affligera pas le spectateur par l’idée de la destruction, & lui mettra sous les yeux non la décrépitude de Titon, mais la vieillesse immortelle de Saturne. Cette convenance deviendra un devoir s’il veut peindre le créateur sous la figure d’un vieillard.

Nous avons dit que l’artiste doit représenter les objets dans leur beauté. Or, la beauté des contours consiste dans une ligne continue, ondoyante, serpentine, toujours tendante à la rondeur, & toujours empêchée d’y parvenir par des méplats. La beauté de cette ligne se perdroit, si elle étoit sans cesse interrompue par les petites formes, les petits plis, enfin les petits détails que les artistes appellent si énergiquement les pauvretés, les misères de la nature : expression pleine de vérité ; car lorsque la beauté de nos grandes formes pourroit nous énorgueillir en témoignant notre force, notre agilité, l’esprit de vie qui nous anime, ces formes subalternes nous humilient en n’annonçant que notre misère & la mort qui nous menace.

Si des contours nous passons aux parties qu’ils renferment, nous sentirons combien l’art deviendroit froid, sec & mesquin, s’il vouloit exprimer à petits coups de pinceau tous les petits détails qu’on peut y appercevoir en les regardant de fort près.

Pour que les formes aient la plus grande beauté, il faut qu’elles aient le plus de grandeur que leur permet leur proporion respective : de petites formes interrompant sans cesse cette grandeur, anéantiroient en même-tems la beauté.

Les détails dans les accessoires nuisent à l’impression que doit causer l’ensemble. Si l’artiste charge un vase, un autel, un lectique d’ornemens, de dorure, de bas-reliefs bien terminés, a-t-il intention que le spectateur s’y arrête, ou ne s’y arrête pas ? S’il veut l’appe-


ler à ces détails, il veut donc le détourner des principaux objets de l’action : si c’est à l’action principale qu’il veut l’attacher, pourquoi s’expose-t-il à lui causer des distractions par ces détails ?

Voyez le peintre des convenances, le Poussin ; s’il met de l’architecture dans ses tableaux, elle lui procure de belles masses ; elle laisse reposer l’œil, & ne l’attire pas par des ornemens déplacés. S’il représente des figures majestueusement vêtues, c’est par la beauté des plis qu’il indique celle de l’étoffe, & il se garde bien de la charger de fleurs & de broderies. Toute partie accessoire qui se fait trop remarquer, arrête l’attention & détruit l’unité.

Pausanias nous a transmis une longue description de tous les ornemens qui accompagnoient la célèbre statue de Jupiter Olympien, chef-d’œuvre de Phidias. Il paroît que ces ornemens ne manqueront pas d’admirateurs dans l’antiquité, parce que ces sortes de fautes contre le véritable esprit des arts charmeront toujours le vulgaire de tous les temps. « Tâchez d’appercevoir, dit M. Falconet, si cette quantité d’ornemens de toute espèce concouroit au vrai but de l’art on s’en éloignoit ; laissez-là les éloges que les écrivains ont pu faire de cet ensemble, ces éloges fussent-ils l’écho de l’admiration des contemporains : & si après en avoir jugé par le goût universel qui l’emporte sur les fantaisies des temps & des pays particuliers, vous trouvez que le Jupiter, avec tous ses ornemens, étoit encore grand, majestueux, sublime, vous pourrez trouver qu’en retranchant une partie de ces superfluités, il eût été en proportion du retranchement, plus majestueux & plus sublime encore. »

Nous transcrirons ici quelques lignes de M. Watelet : il les destinoit à l’article Détails qui ne s’est pas trouvé dans ses papiers.

« Les peintres, dans l’enfance de leur art, copioient avec soin les détails : c’étoit le premier effort d’un art qui n’osoit abandonner un instant la nature & qui l’imitoit sans principes & sans choix. L’art, dans sa force, ne s’attacha qu’au grand, & négligea tout ce qui pouvoit l’en écarter ou l’en distraire. Mais quand les arts ont atteint à la perfection qu’accompagne toujours le grand & le simple, si l’on en revient à l’imitation des petits détails, c’est un signe de décadence que l’on peut comparer à l’enfance des vieillards. » « Je crois qu’il en est de même de la poésie. Les premiers poëtes s’étendent sur les détails aux dépens du goût & de l’effet. La poésie plus parfaite s’affranchit des détails qui n’ont de mérite qu’autant qu’ils sont bien choisis, bien placés, ménagés avec discrétion, & qu’ils ne nuisent pas à l’effet principal. Elle revient aux détails, quand le génie est épuisé. » « On peut faire encore la même observation sur l’art dramatique. Les premiers drames se contenoient dans les bornes d’une imitation scrupuleuse. Les drames plus parfaits imitèrent ce qui étoit grand, expressif, utile & beau. Les drames reprennent ensuite la route des détails communs que leurs auteurs appellent des vérités, & sont retomber l’art au-dessous de ce qu’il étoit dans sa première barbarie. »

Il est des vérités dégoûtantes, il en est de fades, il en est d’horribles : elles ne sont pas l’objet de l’imitation des arts. Ne transportons ni sur la toile, ni sur la scène, les gueux & les pendus de Callot. (Article de M. Levesque).

DEVANT de tableau ; on nomme ainsi la partie antérieure du tableau, celle qu’il présente d’abord aux yeux pour les fixer & les attacher. Les arbres, par exemple, qui sont tout à la fois la partie la plus difficile du paysage, comme ils en sont le plus sensible ornement, doivent être rendus plus distincts sur le devant du tableau, & plus confus à mesure qu’on les présente dans l’éloignement. Peut-être que les paysages d’un des plus grands maîtres de l’école françoise, du peintre des batailles d’Alexandre (Lebrun), ne sont pas l’effet qu’ils devroient faire, parce que ce célèbre artiste a employé les bruns sur le devant de ces sortes de tableaux, & qu’il a toujours placé les clairs sur le derrière. Il est donc de la bonne ordonnance de ne jamais négliger, dans les parties d’un tableau, les règles du clair-obscur & de la perspective aërienne. Ajoutons en général que le peintre ne sauroit trop étudier les objets qui sont sur les premières lignes de son tableau, parce qu’ils attirent les yeux du spectateur, qu’ils impriment le premier caractère de vérité, & qu’ils contribuent extrêmement à faire jouer l’artifice du tableau, & à prévenir l’estime en faveur de tout l’ouvrage : en un mot, il faut toujours se faire une loi de déterminer les devans d’un tableau, par un travail exact, & bien entendu. (Article de M. le Chevalier de Jaucourt dans l’ancienne Encyclopédie).

Il faut observer sur cet article que ce n’est point un défaut dans un paysage de placer les bruns sur le devant du tableau, comme l’a insinué M. de Jaucourt. On voit de très beaux soleils couchant de Claude le Lorrain & d’autres paysagistes où cette distribution est loin de nuire au tableau. Mais ce seroit en effet un défaut, en plaçant la lumière sur les fonds de ses paysages, de trop forcer les bruns sur les de-


vans, de ne les pas refletter, & de ne pas observer sur les objets qui ne sont pas frappés de la lumière, l’effet que produisent les parties lumineuses dont toute la masse de l’air est imprégnée. (L.)

DI

DIMENSIONS. Les dimensions relatives entre l’objet qu’imite la peinture & l’objet imité, influent sur l’effet & sur les moyens qu’employe l’art.

Cette partie n’a peut-être pas été considérée autant qu’elle mérite de l’être.

Il n’est qu’un certain nombre d’objets dans la nature qui puissent être imités dans les mêmes dimensions qu’ils présentent ; il en est un bien plus grand nombre que le peintre est obligé de représenter dans des dimensions plus petites. Ces deux sortes d’imitations doivent agir & agissent en effet par leur dimension avant de produire aucun autre effet, parce que la dimension est ce qui nous frappe même avant que nous ayons fixé nos regards sur l’objet imité.

Il paroît naturel de croire, & je pense même qu’on ne peut douter qu’un objet, une figure d’homme ou de femme, par exemple, représentée dans la grandeur & les proportions naturelles, ne tire au profit de l’illusion un premier avantage de la conformité des dimensions.

Il est une infinité de circonstances où cet avantage est sensible. En effet on ne peut douter que la représentation que Rembrand fit de sa servante dont il exposa le tableau à sa fenêtre n’auroit pu tromper les passans, si l’imitation avoit été plus grande ou plus petite de proportion que la nature.

Mais il faut observer que plus ce moyen sert de base à l’illusion, plus cette illusion se détache pour ainsi-dire du libéral de l’art ; & en effet rien de si commun que de voir des représentations peintes qui, découpées & placées avec adresse, trompent ceux qui les apperçoivent sans avoir, à beaucoup près, les perfections qui sont estimer l’art. La représentation d’un homme assis dans un cabinet, tenant un livre, celle d’un chien, d’un chat, d’un amas de papiers & de livres placés bien avantageusement dans les endroits où on doit naturellement les rencontrer, obtiennent assez facilement l’hommage d’une illusion complette, & cependant ces ouvrages ne méritent à l’art & à l’artiste que l’applaudissement qu’on donne à une malice adroitement concertée, & qui réussit comme on l’a desiré.

Il faut penser qu’on fait naturellement alors une distinction très-fine entre tromper avec adresse, ou imiter, en employant pour tout artifice les mystères spirituels de l’art.

Il y a quelqu’apparence que tromper complettement par le moyen de la peinture a été un succès distingue dans les premiers tems de l’établissement de l’art. Ce moyen a encore une réussite complette sur ceux qui n’ont aucune idée de ce qu’est & doit être la peinture regardée principalement comme art libéral.

Et il faut observer à cet égard que, dans les progrès des arts libéraux, la plus nombreuse partie des hommes qui sont destinés seulement à en jouir, ne marchent pas, quant aux idées, à beaucoup près d’un pas égal à celui des hommes qui les pratiquent ou s’en instruisent. Cette différence, qui est désavantageuse aux arts, est telle que dans la ville la plus nombreuse, lorsque la peinture, par exemple, & encore plus la musique, sont portées à une grande perfection, sur cent personnes il en est peut-être quatre-vingt-dix dont les idées sont aussi peu avancées qu’au premier temps où l’art a commencé de s’établir.

Ce nombre effrayant pour l’art s’en tient pour signe distinctif du mérite des ouvrages de peinture à être trompé, & pour ceux de musique à être excité à la danse, & à une certaine gaieté.

Aussi, n’y a-t-il guère que quelques points dans lesquels leurs impressions se rencontrent d’accord avec celles des hommes les plus instruits ; pour m’en tenir à la peinture, ce point est l’illusion que produit, par exemple, au théâtre une décoration parfaitement exécutée & artistement éclairée.

Aussi faut-il observer que l’effet que, sans distinction de connoissances, tous ceux qui vont au spectacle, en attendent, est d’être trompés, c’est-à-dire, d’être entraînés à penser qu’un appartement où doit se passer la scène représentée sur les coulisses, séparées les unes des autres, est un appartement réel & fermé de toute part.

On remarquera que cette illusion ou cette tromperie, tient encore à une conformité de dimensions, à certains traits & profils qui, découpés par exemple, aident à isoler, & à détacher réellement les objets les uns sur les autres.

D’ailleurs, on doit appercevoir déjà une différence dans cette sorte de tromperie ; car ceux dont j’ai parlé, qui apperçoivent sans s’y attendre la figure peinte & découpée d’un homme dormant, ou lisant dans un cabinet, sont complettement trompés : au lieu qu’en général tous ceux qui vont au spectacle, & sur-tout les hommes instruits, savent que les décorations sont des représentations feintes ; mais il leur reste cependant encore, comme


je l’ai dit, nombre de détails assez grands sur lesquels ils peuvent être en doute, & quelquefois même absolument trompés.

Cependant, c’est à ce point de réunion des impressions que reçoivent les hommes qui n’ont aucune connoissance de l’art, & de ceux qui en ont, que commence la différence de leurs idées, relativement à l’estime qu’ils accordent, & à l’ouvrage & à l’artiste.

L’homme qui ne connoît que le nom de la peinture, se borne toujours à se féliciter d’être trompé, & ne va pas plus loin ; l’homme instruit considère qu’il a fallu non-seulement de l’adresse, mais de l’art, pour le mettre en doute sur la feinte ou la vérité ; il voit que l’éloignement des objets paroît bien plus grand qu’il n’est en effet ; il remarque qu’un espace peu étendu lui en présente un considérable ; il en conclut qu’il faut que l’artiste connoisse des règles qui le fasse parvenir sûrement à cette illusion : ainsi, lors qu’il réfléchit avec méthode, il distingue d’abord l’effet de la couleur, l’illusion de la perspective, & enfin l’artifice avec lequel la décoration est éclairée ; il reconnoît alors l’union de l’art avec la science perspective, & avec l’adresse intelligente ; dès-lors ses idées s’étendent ; l’approbation qu’il donne est mêlée du plaisir d’être séduit jusqu’à être trompé, de l’admiration qu’il prend pour l’art qui produit ces illusions méditées &, savantes, enfin de l’estime qu’il accorde à l’artiste qui possède la pratique, l’intelligence, & les connoissances capables de lui procurer l’espèce de plaisir qu’il goûte.

Cherchons actuellement quelqu’autre production de l’art qui procure ces impressions diverse, & même qui y ajoute. Il n’est pas difficile de la rencontrer, & le portrait est ce qui se présente de plus conforme à ce développement.

Aussi les portraits produisent-ils des impressions différentes sur ceux qui les regardent, en raison des idées plus ou moins éclairées qu’on a sur ce que j’ai développé.

Les hommes de la classe nombreuse qui est reculée (pour parler ainsi) au tems de la naissance de l’art desirent & exigent même que le portrait les trompe le plus promptement qu’il est possible, & comme ils ne distinguent point ce que j’ai nommé adresse de ce qu’on doit appeller art, si le portrait représente premièrement l’homme qu’on a peint dans les dimensions précises qui sont celles de sa tête, de son corps & de ses mains ; si ce portrait offre encore son habit, sa coëffure, les détails, non-seulement du costume général, mais de son costume personnel ; enfin si en chargeant les formes de ses traits, & sur-tout ce qu’ils peuvent avoir de particulier, & sur-tout les défauts & les difformités, le peintre, fût-il médiocre ou mauvais, fait parvenir plus vîte, & de plus loin une idée frappante de ressemblance ; certainement cette représentation a rempli son but auprès d’eux, aussi leur est-il fort indifférent, que, pour me servir de leurs termes, la peinture soit bonne ou non ; mais à ce naïf aveu d’ignorance les hommes qui ont quelques teintures, & à bien plus forte raison ceux qui sont vraiment instruit de l’art, laissent échapper un sourire ironique, & ils prononcent cet arrêt qui ne peut être compris par les ignorans, qu’un portrait peut rappeller sûrement la ressemblance de quelqu’un, & n’être qu’un très-mauvais portrait.

On sent qu’il faut qu’alors ces juges sévères, dont le jugement n’est pas compris de ceux qu’ils condamnent, considerent que pour rappeler en effet d’une manière satisfaisante la rassemblance d’une homme, il peut être, à la vérité, avantageux que l’imitation du physique de sa tête, c’est-à-dire, du relief, de la couleur, de l’effet de la lumière, soit vrai ; mais qu’il faut encore que cette tête paroisse vivante, qu’elle semble animée des impressions qui sont les plus ordinaires à celui qu’on a voulu peindre ; qu’enfin offrant des empreintes du même caractère, elle semble toute prête à dire les mêmes choses que diroit l’original.

Voilà la source principale des nuances différentes & infinies des jugemens qu’on porte sur la ressemblance, & je pense que la plus grande partie de ces différences naît en effet de ce que tous ceux qui connoissent un homme ou une femme, dont ils regardent le portrait, ne trouvent pas qu’en effet la copie ait l’air de leur dire ce qu’ils pensent que leur diroit l’original. Ils seroit difficile en effet d’imiter jusques-là la nature, & il faut avouer cependant qu’effectivement le caractère de notre physionomie change beaucoup sur-tout pour ceux qui y fixent leurs regards avec quelqu’intérêt par la nuance anticipée qu’imprime sur tous nos traits ce que nous nous apprêtons à dire à chacun de ceux qui nous parlent, & ce que nous pensons à leur égard en les voyant ; c’est par cette raison que, du même portrait, l’un dit qu’il n’est pas assez riant ou assez animé, l’autre qu’il n’a pas la finesse & l’expression de l’original. On compte pour beaucoup, ou l’intérêt qu’on prend à la personne représentée, ou l’idée qu’on a de son caractère, & l’on veut que son portrait inspire la même idée, ou le même intérêt. On compare le plus souvent, sans s’en rendre compte, le caractère qu’on suppose que prendroit la phisionomie de celui qui est peint, si l’on se présentoit à lui, à celui que lui a donné le peintre. On peut juger de-là s’il est commun qu’un amant soit satisfait du portrait de sa maîtresse.

Voilà donc une des causes principales qui,


susceptibles d’un nombre infini de modifications, rendent les jugemens qu’on porte de la ressemblance tous differens en quelque chose les uns des autres.

Mais par rapport aux hommes instruits, il s’établit encore d’autres diversités d’opinions, qui sont presqu’uniquement relatives à l’art, & elles s’étendent si loin qu’il arrive quelquefois de dire qu’un portrait est très-beau, quoiqu’il ressemble peu.

On évalue alors, comme on le sent, par une abstraction, le mérite de cette production presqu’uniquement comme ouvrage de peinture, & on la juge d’après les convenances de l’art, & non d’après les convenances de son emploi particulier. Je ne m’arrêterai pas à une infinité de développemens qui naissent naturellement de ceux dans lesquels je viens d’entrer.

Les autres genres de peinture éprouvent des difficultés, ou reçoivent des avantages de la conformité, ou de la différence de dimension qu’ils conservent dans leurs imitations avec les objets imités.

Les fleurs, les fruits, les comestibles, quelques animaux & d’autres objets, tels que des utensiles, des instrumens, des meubles, &c. reçoivent certainement un dégré de vérité de plus, lorsqu’ils sont peints dans leur grandeur naturelle ; mais comme il est presqu’impossible que l’art du peintre soit tel que l’on soit absolument trompé sur la plupart de ces imitations, l’on sent que le mérite y est apprécié d’après les principes établis par l’art pour rappeller avec plus ou moins de vérité, de justesse, d’agrément ou de finesse les idées des objets peints.

Ceux qu’il est impossible de représenter dans les dimensions qui leur sont propres, demandent donc un degré d’art de plus ; & comme l’artiste ne peut mettre en œuvre ce que j’ai nommé adresse au commencement de cet article, les hommes peu instruits ou ignorans seroient bien embarrassés pour les juger, mais ils ne les jugent pas ou se laissent bonnement inspirer une opinion s’ils s’avisent de vouloir en montrer une.

On sent, d’après tout ce que j’ai dit, combien le paysage a de désavantage pour l’artiste. Un grand arbre ne peut jamais être représenté de manière à tromper ; & s’il fait illusion par le rappel des idées, c’est un effet des ressources ou des artifices de l’art & des conventions reçues, auxquels il faut que les hommes même instruits se prêtent beaucoup. Je n’entrerai pas à ce sujet dans des détails qui me conduiroient trop loin, & que les hommes éclairés ou très-disposés à s’instruire suplééront ; mais eh suivant le fil de mes idées, je dirai que les grands animaux sont à-peu-près dans le même cas que les arbres, & qu’enfin dans le genre de l’histoire, la plus grande partie des objets qu’on représente éprouve le même inconvénient. Le plaisir de ces représentations change donc de point d’appuis, & naît de causes fort différentes de celles qui affectent les hommes peu instruits, qui ne réfléchissent pas sur l’impression qu’ils reçoivent, & n’ont de plaisir qu’autant qu’ils ont été trompés.

Ils ne peuvent l’être par le plus beau tableau d’histoire possible, mais ils sont quelquefois dédomagés de ce plaisir, qui n’est que momentané, & ne commence d’exister qu’au moment qu’il cesse ; & les hommes instruits gouteront, en raison de leurs lumieres & de leur sensibilité, des plaisirs plus vifs, plus durables par les émotions, l’intérêt, l’admiration que causent des imitations qui plaisent, qui attachent, qui parlent à l’esprit, qui occupent le cœur, qui le remuent, & qui cependant ne laissent point ignorer que tous ces effets sont produits par un artifice qui non-seulement ne craint point qu’on l’apperçoive, mais qui gagne à être apperçu.

C’est donc le rappel ingénieux ou artificieux des idées qui fait passer par dessus le défaut de conformité des dimensions, & de la représentation trompeuse dans les ouvrages qui appartiennent au genre de l’histoire, & aux genres limitrophes : c’est ce dont on a la preuve dans l’effet des imitations faites dans des proportions beaucoup plus petites, ou quelquefois plus grandes que celles des objets naturels. C’est le rappel des idées qui s’opère par des approximations, & qui va jusqu’à employer de simples indications, qui, non-seulement, plaît un moment, mais qui attache & entraîne à admirer ce qui approche le plus de la vérité, & à savoir gré même de ce qui n’est en quelque sorte que designé.

Je m’arrêterai ici, en inférant de tout ce que j’ai dit, qu’il n’est pas sans importance dechoisir, le plus qu’il est possible, dans les dimensions qu’on employe une conformité avec les dimensions naturelles. Les tableaux de peu de figures, ceux dont le sujet en admet beaucoup, mais qui sont composés de manière à présenter sur les premiers plans les principaux personnages d’une action, & à y fixer principalement la vue & l’intérêt, ont un avantage remarquable ; au contraire les arbres, par exemple, gagnent à être supposes sur des plans plus éloignés, parce qu’il n’est possible d’arriver à en imiter que les effets, les masses, & à indiquer à-peu-près leur nature & leur caractère.

Il n’est pas nécessaire que je m’arrête à faire sentir que bien qu’un peintre présente l’imitation d’un homme dans sa grandeur naturelle, il ne petit & ne doit pas aspirer à le rendre de manière à tromper par les détails infinis qu’offre la nature de chacune des parties.


Cette ambition conduiroit, comme je le dis, à l’article fini, terminé, & dans d’autres à avec molesse & froideur.

Nous ne parlerons pas ici des dimensions qu’on doit donner aux figures & aux objets qui plafonnent à des hauteurs considérables, & dont par conséquent le point de vue est nécessairement fixe & fort éloigné de l’objet peint. (Article de M. Watelet.)

DISPOSITION. Ce mot est susceptible de deux sens. Il signifie une aptitude qui rend celui qui la possède propre à réussir dans les sciences, les arts, les exercices & les actions du corps ; il veut dire aussi, relativement à la peinture, la manière dont l’artiste arrange les objets qui doivent entrer dans la composition d’un tableau.

Je vais commencer par développer le premier de ces deux sens.

Il faut distinguer du penchant la disposition ou les dispositions (car ce mot dans la signification dont il s’agit s’employe plus ordinairement au pluriel qu’au singulier).

Le penchant, que l’on confond assez souvent avec les dispositions, est une inclination, un desir plus ou moins fort, plus ou moins perséverant de s’occuper d’un objet ; mais il ne suppose pas toujours les dispositions nécessaires pour réussir.

Le penchant naît quelquefois de causes accidentelles. Il peut être l’effet de l’exemple qui conduit à l’imitation ; il est quelque fois le fruit de l’instigation ou d’un desir vague de suppléer au désœuvrement.

Les véritables dispositions supposent, indépendamment d’une intelligence propre à recevoir & à enchaîner certaines idées, certaines conceptions, des organes capables d’éxécuter facilement certains mouvemens, d’accomplir certaines opérations.

Mais un jeune homme peut éprouver une inclination accidentelle ou suggerée, pour imiter les objets qu’il voit, sans que la nature ait donné à sa vue la netteté & la justesse nécessaires, sans que sa main soit susceptible d’assez de souplesse & de liant pour obéir à toutes les intentions, quelquefois promptes, quelquefois lentes, mais toujours motivées de l’esprit, inspiré par les idées de l’art.

D’ailleurs les impressions que reçoit son organe visuel en observant la nature, peuvent s’échapper trop promptement de sa réminiscence. Des défauts naturels peuvent donc trahir le penchant qu’auroit donné même la nature, & le penchant seul, comme je l’ai dit, n’est pas un sûr garant des dispositions.

Rien n’est si commun, parmi les enfans & les jeunes gens, que ces désirs stériles que fait naître en eux ce qu’ils voyent ou ce qu’ils entendent ; rien de si rare que de rencontrer en eux le concours & le juste accord des qualités qui peuvent conduire aux succès : accord & concours qui forment les véritables dispositions.

Ainsi dans toute espèce d’éducation, un des objets les plus essentiels & en même-tems ; un des plus difficiles à remplir, c’est de ne pas confondre les goûts suggérés, & par conséquent passagers, avec les dispositions solides données par la Nature

Celles-ci cultivées avec intelligence, mettent l’homme à sa place. Les occasions qui font connoître les grandes qualités naturelles & leur assignent un rang, sont rares dans nos constitutions. Conduire par des soins suivis & bien médités, un homme à l’état auquel il est le plus propre, est donc peut-être dans les constitutions actuelles le meilleur systême d’éducation.

Ce qui, dans les arts, est le plus avantageux pour l’individu & pour la société, c’est de déterminer à tems, celui dont le penchant n’est pas assez secondé par les dispositions à se fixer à quelqu’objet partiel, à quelque genre particulier, auquel il est peut-être plus propre & qui n’éxige pas le complément des dispositions nécessaires pour les premiers genres.

Les demi-talens, les talens foibles & avortés, non-seulement sont inutiles à la société, mais contribuent infiniment à dépriser les arts aux yeux de l’ignorance, & à rendre la dépravation du goût plus genérale.

Je passe au second sens du mot disposition.

Ce mot s’enploye plus ordinairement au singulier qu’au pluriel, dans cette acception particulièrement relative à l’art.

La disposition fait partie de l’ordre : ainsi dans l’énumération systêmatique des termes de l’art, après l’invention & la composition, je présenterois l’ordonnance & la disposition.

En effet, comme l’invention conçoit le sujet & comme la composition l’exécute, de même l’ordonnance détermine le plan de la composition & la disposition place les objets & étend ses soins jusques sur leurs moindres parties. On peut observer que ces quatre termes que je viens d’énoncer, conviennent à tous les arts libéraux, même aux arts méchaniques, & que celui dont il s’agit appartient particulièrement à l’ordre.

Disposer les objets d’un tableau, c’est donc les arranger, les placer, les groupper avec une intention qui, plus ou moins bien méditée, rende la disposition excellente ou défectueuse.

Si la composition est l’ordre genéral, la disposition est l’ordre particulier.

Cette manière de procéder est inspirée par la nature, dans tous les ouvrages que produi-


sent les hommes ; & lorsqu’on examine les hiérarchies, les établissemens de différentes classes subordonnées dans toutes les sociétés, à la police particulière, on apperçoit que c’est la disposition des individus dans l’ordonnance d’une société.

Mais pour ne plus m’écarter de ce qui doit principalement convenir aux artistes, je leur dirai, en m’adressant directement à eux : pour bien disposer, il faut que vous ayez bien conçu votre composition, & j’emprunterois volontiers à Boileau ce précepte : ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement. Il est donc indispensable que votre esprit inventif conçeive clairement, par l’effet de la méditation, l’objet de votre composition. Alors votre ordonnance sera claire & votre disposition si naturelle, qu’elle satisfera tous ceux qui la verront.

L’usage d’esquisser vos conceptions à mesure qu’elles se présentent ; c’est à dire, d’inventer, de composer, d’ordonner & de disposer tout à la fois, est sujet à beaucoup d’inconvéniens ; car au moment où les idées naissent, sur-tout si c’est avec quelque chaleur, il est rare qu’elles ne soient pas confuses ; une comparaison vous est souvent offerte dans la socièté par ceux qui parlent au même instant qu’ils commencent à penser. Ceux qui ne s’expriment qui après avoir pense ont le même avantage dans la conversation que les Artistes qui ne tracent leurs inventions qu’après les avoir méditées. D’ailleurs il est souvent dangereux d’habituer l’imagination à regarder comme digne d’être produit tout ce qu’elle enfante. Elle peut gagner par cette route plus de facilité à produire, mais aussi trop d’indulgence à se permettre de créer sans choix & sans méditation. Enfin, cette abondance qui s’annonce rapidement par des esquisses souvent confuses, prépare un travail pénible, lorsqu’il faut démêler ce qui vaut la peine d’être choisi, & ce qu’il faut encore y corriger.

C’est par cette pratique trop en usage qu’on se trouve conduit à recoudre ensemble différens fragmens de ces inventions hasardées, & cette manière de composer approche un peu de la fantaisie qu’ont eu quelques peintres, qui, jettant à l’aventure sur une muraille différentes couleurs, y trouvoient ensuite des idées de figures ou de compositions.

Le systême & les opérations du sculpteur sont plus reglés, & indiquent l’ordre que la raison prescrit au peintre ; en effet le sculpteur, qui cependant doit aussi méditer son sujet, en ébauche l’idée, au moyen d’une maquette de terre ou de cire, si docile & si flexible que les défauts qui s’y trouvent disparoissent pour ne plus se montrer à la moindre réfléxion qu’il a faite ; ainsi le sculpteur court moins de risque que le peintre, en se livrant aux idées qui lui viennent ; d’ailleurs le procedé plus lent force le sculpteur à méditer davantage.

Je ne prétends pas cependant vous interdire, jeunes élèves de la peinture, la satisfaction de réaliser à vos yeux les différentes idées que vous inspire un sujet ; mais je vous engage à mettre toujours assez d’intervalle entre le moment où vous concevez par l’invention, & celui où vous enfantez par la disposition, pour que vous ayez pu considérer intellectuellement d’une façon distincte, & non pas vague & confuse, l’ensemble de votre production.

Je ne vous parlerai pas des dispositions, prises dans le premier sens que j’ai traité dans cet article. Il n’y a pas de conseils à vous donner sur cet objet ; vous êtes passifs, & c’est aux Maîtres seuls qu’on pourroit recommander, les soins que souvent ils négligent, de démêler & de diriger les dons de la nature. Ce que nous devons attendre d’eux, c’est qu’ils cultivent vos dispositions & qu’ils les déterminent à votre plus grand avantage. Ce qu’ils peuvent vous demander à leur tour, pour ce même avantage, c’est que, lorsque vos dispositions leur sont connues & vous sont dévoilées, vous vous fassiez justice en prenant, si ces dispositions sont incomplettes, un genre subordonne ou une profession qui vous rende un citoyen utile ; car après les désœuvrés qu’on peut regarder comme les plus nuisibles aux sociétés, ceux qui leur sont les moins profitables & les plus incommodes, sont ceux qui suivent avec obstination des états pour lesquels ils n’ont point de dispositions ; mais ils ne sont pas toujours absolument coupables, car rien n’est si commun (osons le dire à ceux qui influent sur le sort des hommes par les rangs par les richesses) que de décider sur les dispositions, sans avoir les connoissances & le jugement nécessaires pour une décision aussi délicate & aussi importante.

Aussi, pour ordinaire, jugent-ils aussi légèrement en bien, les talens naissans, qu’en mal, les talens formés. De ces jugemens, les premiers sont faux, les seconds sont injustes. Mais d’où vient ce penchant qu’ont presque tous les hommes puissans à décider ainsi sans connoissance & sans justice ? Il naît de l’habitude de protéger & de l’attrait qu’a pour eux le caractère de protecteur, parce qu’il paroît établir ou confirmer la supériorité qui les flatte.

Au reste, dans la plupart de ceux qui protègent les talens, parce qu’ils les payent, c’est vanité : dans ceux qui protègent par l’ascendant des titres & des rangs, c’est orgueil, & il faut se rappeller que la vanite est la foiblesse de vouloir passer pour avoir des avantages qui nous manquent ; & l’orgueil, la foiblesse de croire de bonne foi posséder des avantages que nous n’avons pas. (Article de M. Watelet).


DISTRIBUER, c’est disposer, arrangeur les objets et les effets de lumiere DANS non tableau, de Façon qu’il en résulte Un grand effet. On dit : Ce peintre entend bien distribuer ses grouppes, ses lumières.

DISTRIBUTION se dit des objets et des lumières distribués dans un tableau. Il faut remarquer que lorsqu’on dit, une belle distribution, on entend celle des objets et des lumières, au lieu que, si l'on n'entend parler que d'une, il faut la spécifier. (Article de l’ancienne Encyclopédie).

DIVERSITÉ (subst. fém.), c’est cette partie œconomique de la peinture qui tient notre esprit attaché & qui attire notre attention par l’art qu’a le peintre de varier dans les personnages d’un tableau l’air, l’attitude & les passions qui sont propres à ces personnages : tout cela demande nécessairement de la diversité dans l’expression, & la chose est praticable. Il y a, par exemple, une infinité de joies & de douleurs différentes, que l’art sait exprimer par l’âge, par le sexe, par le tempéramment, par le caractère des nations & des particuliers, par la qualité des personnes & par mille autres moyens : mais cette diversité doit être vraie, naturelle, placée, & liée au sujet ; il faut que toutes les figures paroissent être rangées & posées d’elles-mêmes suivant leur caractère, sans travail & sans affectation. Nous ne manquons pas de modèles en ce genre, mais il n’y en a point de plus admirables que le tableau de la Messe du Pape Jules, celui d’Attila & l’Ecole d’Athènes, trois chef-d’œuvre de Raphaël, trois compositions sublimes qui n’appartiennent qu’à lui. Comme la diversité de la nature est infinie, la diversité de l’imitation peut l’être de même ; cependant il n’est pas possible de donner des règles pour enseigner l’art de diversifier les personnages d’un tableau, leurs attitudes, leurs passions : c’est au génie à imaginer ; les avis ne peuvent suppléer au génie. (Article de M. le Chevalier de JAUCOURT dans l’ancienne Encyclopédie.) Nous ajouterons plusieurs choses à cet article sous le mot Variété.

DO

DOUX (adj.) Il se dit de l’effet. L’effet d’un tableau est doux quand des passages insensibles conduisent des clairs aux bruns, quand toutes les couleurs sont amies, quand on ne passe d’une couleur à une autre que par des nuances. L’effet très-doux ne peut être très-piquant. Le doux & lepiquant sont deux moyens différens de plaire. Le doux est opposé au vice de la dureté & à la vertu de la fierté. Le mot doux s’emploie aussi en parlant des affections de l’ame : on dit une expression douce. Les affections douces sont les plus difficiles à rendre ; parce que les traits caractéristiques en sont bien moins prononcés que ceux des passions, fortes. C’est l’art d’exprimer les affections douces qui met Raphael & un petit nombre d’autres peintres fort au-dessus de leurs rivaux. Elles ajoutent un nouvel intérêt à la beauté qui est altérée par les passions violentes. (Article de M. Levesque).

D R

DRAPER, couvrir une figure de draperies. Pour bien draper, il faut que les plis soient grands., & en petit nombre, parce que les grandes formes produisent les grandes masses d’ombres & de lumières, & parce que de petites formes multipliées égarent la vue & partagent l’attention. Si le caractère des vêtemens & des étoffes exige de petits plis, ils doivent au moins être distribués par grouppes, ensorte qu’un grand nombre de petits plis ne soient que des parties subordonnées d’une même masse formée par un pli principal, & que les plis subalternes ayant moins de profondeur, ne nuisent pas à l’effet général de la lumière.

Nous avons observé ailleurs que les couleurs des draperies peuvent contribuer à l’harmonie du tout ensemble & suppléer aux effets que le clair-obscur ne peut produire seul. Ajoutons que les principes du clair-obscur doivent présider ou règler du moins l’art de draper. Si l’on ombroit trop fortement les plis des étoffes qui couvrent les membres frappés de la lumière, il sembleroit que ces plis entrent dans ces membres eux-mêmes & les coupent.

Les draperies contribueront à la vie, au caractère, à l’expression des figures, si tous les mouvemens des plis annoncent le mouvement plus vifou plus tranquille de ces figures. La couleur & le genre des étoffes concourront à l’expression générale : on n’introduira pas des draperies fines & brillantes dans un sujet triste ou terrible. Thyeste ne sera pas vêtu de couleurs gaies dans le moment où il entend en quelque sorte gronder dans ses entrailles les chairs de son fils qu’il vient de dévorer. La couleur des vêtemens de Porcie ne rejouira pas les yeux, lorsque l’ame du spectateur doit être saisie de tristesse, en la voyant avaler des charbons ardens. Mais dans un sujet qui ne doit inspirer que de la gaieté, toutes les draperies seront brillantes & légères.

Les draperies doivent aussi s’accorder avec l’âge & le caractère des figures qu’elles revêtent. Des couleurs gaies, de légères étoffes conviennent à la jeunesse ; des couleurs sombres, des étoffes épaisses à l’âge avancé. Un personnage grave & austère ne sera pas vêtu comme un personnage léger ou voluptueux. Une princesse majestueuse, une sage mère ne se confondront point par leurs vêtemens avec une courtisanne.


Si l’on objecte que la nature ne s’accorde pas généralement avec ces principes, on répondra que ces principes se rapportent à l’idéal de l’art, & que c’est à l’idéal que l’art doit sa perfection.

L’artiste représente— t-il une figure qui vole dans l’air ; il doit faire reconnoître par la draperie si elle monte ou si elle descend. Si elle monte, une colomne d’air supérieur pèse sur la draperie ; si elle descend, une colomne d’air inférieur la soutient & la soulève. Les plis posés sur chaque membre, & le jeu général de la draperie doivent aussi indiquer si la figure est en action ou si elle vient d’être en action, si l’action est à son commencement ou à sa fin, si le mouvement a été lent, vif ou violent. Tout cela tient à l’observation, à l’imitation de la nature, mais en même temps tout cela tient à l’ideal, puisqu’on ne peut le copier sur la nature. L’artiste ne peut pas poser, pour le copier à loisir, un modèle qui s’envole, qui court, qui se re, mue avec plus ou moins de violence.

« La richesse des draperies & des ornemens qui sont dessus, dit de Piles, fait une partie de leur beauté, quand le peintre en fait faire bon usage. »

Sensible à l’éclat de l’école Vénitienne, de Piles aimoit les étoffes riches & ornées. Il avoit cependant le bon esprit de sentir que ces ornemens, ces fleurs, ces dessins des étoffes ne convenoient pas aux vêtemens dont on couvre les divinités, & que leurs draperies ne doivent être riches que de la grandeur & de la noblesse des plis qu’elles forment. Cette juste observation auroit pu le conduire plus loin & lui faire reconnoître que, dans les sujets qui portenten eux-mêmes leur grandeur, ces ornemens sont également déplacés, que ces sujets ne doivent être parés que de leur propre noblesse & de l’expression qui leur convient, & que l’art subalterne des fabriquants d’étoffes n’est pas digne, dans le genre sublime, de s’associer avec l’art de la peinture.

Si quelquefois le peintre fait un usage discret des belles étoffes, c’est parce qu’elles offrent de beaux tons & de beaux plis, & non parce qu’elles sont ornées de belles fleurs. Il ne doit pas oublier enfin que, dans les sujets de l’histoire ancienne, il ne peut guère employer les étoffes de soie sans pécher contre le costume, puisque, dans l’antiquité, elles n’étoient fabriquées que par les Seres.

La vanité se pare, la vraie grandeur est simple, & c’est la grandeur véritable que le grand peintre doit représenter : c’est la belle nature physique & morale qui est l’objet de son imitation. L’idéal de l’art ne consiste pas à faire Hélene riche, mais à la faire balle. Moins un sujet aura d’ornemens étrangers, & plus il sera beau si l’artiste a du génie. Une belle femme, noblement drapée d’une étoffe simple, sera bien plus noble dans un tableau, que si elle étoit chargée de perles, d’or & d’étoffes précieuses. Quelquefois, dans la nature, un Roi cherche à soutenir sa majesté par la richesse de ses vêtemens ; mais, dans l’art, un Roi ne doit être grand que de sa majesté personnelle, & c’est cette majesté que l’artiste s’efforce d’exprimer. Assuérus est moins paré & logé moins richement, mais il est bien plus grand dans le tableau du Poussin que dans celui de Troyes.

Il est inutile de recommander aux peintres de ne pas se livrer à faire des draperies de pratique ; c’est-à-dire, sans consulter la nature. Il y en a eu qui prétendoient savoir les draperies par cœur ; mais on ne peut douter que la nature ne leur eût offert, dans cette partie si variée bien des : choses qu’ils ne savoient pas, ou qui ne se représentoient pas à leur mémoire.

L’usage de l’Ecole Romaine qui dessinoit les draperies d’après nature, & les peignoit d’après ces dessins, ne doit pas être adopté par les coloristes, parce que la nature, suivant le caractère des étoffes, produit des tons & des lumières qui donnent à l’ouvrage plus, de perfection & de vérité. Cependant Raphaël, qui s’est conformé à cet usage, est resté le premier maître dans l’art de jetter les draperies & de donner aux plis le plus bel ordre. Il est même parvenu, dans cette partie, jusqu’à la beauté idéale. Il est enfin le plus grand peintre de draperies, comme les Vénitiens sont les plus grands peintres d’étoffes.

Ecoutons sur la manière de drapper de ce grand artiste, un artiste qui l’a beaucoup étudié, le célèbre Mengs.

Raphael, dit-il, imita d’abord la manière de draper du Pérugin son maître ; il perfectionna cette manière en étudiant les ouvrages de Masaccio, & sur-tout de Fra-Bartolomeo, & quitta entièrement le goût de l’école d’où il étoit sorti quand il eût vu l’antique. Ce fut dans les bas-reliefs de l’antiquité qu’il découvrit le grand goût du jet des draperies, & il ne tarda pas à l’introduire.

Il découvrit, par les principes des anciens, que le nud est la partie principale, que les draperies doivent être seulement regardées comme une partie accessoire, & qu’elles sont destinées à le couvrir & non à le cacher ; qu’elles doivent être nécessaires & non de caprice ; que par conséquent le vêtement ne doit être ni trop étroit, parce qu’il gêneroit les membres, ni trop ample, parce qu’il les embarrasseroit, mais que l’artiste doit le conformer à la grandeur & a l’attitude de la figure qui est censée le porter.

Il comprit que les grands plis doivent être placés sur les grandes parties du corps, & ne doivent pas être hachés par de petits plis subordonnés ; que quand la nature du vêtement


exige ces petits plis, il faut leur donner peu de faillie, afin qu’ils cèdent toujours à ceux qui indiquent des parties principales.

Il fit donc ses draperies amples, sans plis inutiles, avec des courbures à l’endroit des articulations. Ce fut la forme du nud qui lui indiqua celle des plis de la draperie, & sur de grands muscles il formoit de grandes masses. Quand une partie s’offroit en raccourci, il la couvroit du même nombre de plis qu’elle eût eu si elle avoit été droite, mais il présentoit ces plis en raccourci comme la partie qu’ils couvroient.

Il se garda bien de donner à une draperie volante, & qui ne couvroit rien, la forme ou la grandeur de quelque partie du corps. Il y établissoit des yeux grand, & profonds, & donnoit aux plis des formes qui n pouvoient faire d’équivoques avec celles, d’a cumembre.

Il ne, cherchoit pas à placer des plis élégans ; mai, des plis nécessaires à bien représenter la partie qu ils couvoient. Les formes en sont aussi differentes que le sont entr’elles celles des muscles. Jamais elles ne sont ni rondes ni quarrées.

Il a donné aux parties saillantes de plus grands plis qu’à celles qui fuyent, & n’a jamais placé de grands plis sur une partie raccourcie, ni de petits plis sur une partie développée.

C’étoit sur les inflexions qu’il plaçoitles grands yeux & les coupes profondes. Il évitoit que deux plis d’une même forme, d’une même grandeur, se trouvassent à côté l’un de l’autre.

On voit que l’air est la cause générale du mouvement de ses draperies volantes ; elles ne sont pas, comme ses autres draperies, tirées & applaties par leur poids.

Il a laissé appercevoir quelquefois les bords de ses draperies, pour montrer que ses figures ne sont pas habillées d’un simple sac. La forme des parties principales, & le poids spécifique de l’air sont les causes de ses plis.

On reconnoît dans ses ouvrages, par les plis de la draperie, quelle étoit, l’instant d’auparavant, l’attitude de la figure, & si, par exemple, un bras étoit étendu ou replié avant l’action actuelle. C’est une expression qu’il a toujours cherché à rendre, parcequ’elle est dans la nature ; c’est aussi dans la nature qu’il faut l’étudier : on ne la trouveroit pas dans le repos parfait du mannequin.

Quand les draperies ne couvrent les membres qu’i demi, & qu’elles ne couvrent, par exemple, qu’imparfaitement une jambe ou un bras, il a eu soin qu’elles coupassent obliquement le membre qu’elles laissent en partie découvert.

Ses plis sont de forme triangulaire. La cause de cette forme est dans la nature : toute draperie tend à s’élargir & s’étendre, & comme en même tems son propre poids l’oblige à se replier sur elle-même, elle s’étend d’un autre côté, ce qui forme des triangles. Il a reconnu que les mouvemens du corps & de ses membres sont les causes de la situation actuelle de la draperie & de la formation de ses plis : toute sa pratique n’est qu’un développement & une démonstration de cette théorie, & toute manière de draper contraire à cette observation sera vicieuse. (Article de M. Levesque).

DRAPERIE. Dans l’art de la Peinture, dont le but est d’imiter tons les corps qui tombent sous le sens de la vue, l’objet le plus noble & le plus intéressant est la représentation de l’homme. L’homme, par un sentiment qui naît ou de la nécessité ou de l’amour-propre, a l’usage de couvrir différentes parties de son corps : l’imitation des différentes moyens qu’il employe pour cela, est ce qu’on désigne plus ordinairement par le mot draperie ; mais comme les peintres qui choisissent la figure humaine pour le terme de leurs imitations, sont divisés en plusieurs classes, l’art de draper me paroît susceptible d’une division par laquelle je vais commencer.

Peindre la figure est une façon générale de s’exprimer, qui s’applique à tous ceux qui s’exercent à peindre le corps humain. Les uns entreprennent, d’imiter particulièrement les traits du visage & l’habitude du corps, qui nous font distinguer les uns des autres, & cela s’appelle faire le portrait. Les autres s’attachent à imiter les actions des hommes, plutôt que le détail exact de leurs traits différens ; mais ces actions sont de plusieurs genres : elles sont ou nobles ou communes, ou véritables & historiques, ou fabuleuses & chimériques, ce qui exige des différences dans la manière de draper. Les draperies doivent donc en premier lieu être convenables au genre qu’on traite, & cette loi de convenance qui, en contribuant à la perfection des beaux-arts, est destinée à retenir chaque genre dans des bornes raisonnables, ne peut être trop recommandée aujourd’hui à ceux qui les exercent. Il seroit à souhaiter que, gravée dans l’esprit du peintre de portrait, elle le fût aussi dans l’esprit de ceux qui se sont peindre ; ces derniers choisissant un vêtement convenable à l’état qu’ils exercent, éviteroient des inconséquences & des contrastes bizarres & ridicules, tandis que le peintre assortissant les étoffes, les couleurs & l’habillement à l’âge, au tempérament & à la profession de ceux qu’il représente, ajouteroit une plus grande perfection à ses ouvrages, par un ensemble & une convenance sur lesquels il doit fonder leurs succès.

Le second genre dont j’ai parlé & qui s’exerce à représenter desactions communes, mais vraies, se sous-divise en une infinité de branches qu’il est inutile de parcourir. En général, les peintres de cette classe doivent conformer leurs draperies aux modes régnantes, en donnant aux


vêtemens qui sont à l’usage des acteurs qu’ils font agir, toute la grace dont ils sont susceptibles, & la vérité qui peut en indiquer les différentes parties.

Je passe à l’ordre le plus distingué : c’est celui des artistes qui représentent des actions nobles, vraies ou fabuleuses ; on les appelle peintres d’histoire. Cette loi de convenance que j’ai recommandée, les oblige à s’instruire dans la science du costume. Cette exactitude historique fera honneur à leurs lumières & rejaillira sur leur talent ; car sans entrer dans une trop longue discussion, je dois dire à l’avantage des artistes qui observent avec succès la sévérité du costume, que très-souvent la gêne qu’il prescrit, s’étend sur l’ordonnance de la composition. Le génie seul est capable de surmonter cette difficulté en alliant l’exactitude de certains habillemens peu favorables aux figures, avec la grace qu’on est toujours en droit d’exiger dans les objets imités.

Ce n’est pas assez que les draperies soient conformes au costume de l’action représentée, il faut en second lieu qu’elles s’accordent au mouvement des figures ; troisièmement, qu’elles laissent entrevoir le nud du corps, & que, sans déguiser les jointures & les emmanchemens, elles les laissent deviner & sentir par les dispositions des plis.

Reprenons cette division, qui embrassera les préceptes qui me paroissent les plus essentiels sur cette partie.

L’exactitude du costume ne doit pas être portée à un excès trop gênant ; pour ne pas tomber dans cet abus, le peintre doit éviter également de s’en rapporter sur ce point aux savans qui font leur unique étude de l’antiquité, & aux gens du monde qui n’ont presque aucune idée de cette partie intéressante de l’histoire. Si, trop docile, il consulte ces hommes frivoles qui ne jugent que par un sentiment que les préjugés falsifient & qui, bornés au présent, n’ont jamais ajouté à leurs jouissances le tems. passé ni l’avenir, il habillera Cyrus indifféremment à la Romaine ou à la Grecque, & Caton, plein de l’idée de l’immortalité, se poignardant pour ne pas survivre à la République, sera paré du déshabillé d’un François de nos jours. D’un autre côté, le savant, critique, qui, passant sa vie à approfondir les, points épineux d’une érudition obscure, a émousse en lui le goût des arts & les sensations des plaisirs qu’ils procurent, sera plus choqué de voir dans un tableau manquer quelque chose aux armes que portoient les Horaces, qu’il ne sera touché de la vérité de leur action. Le milieu que le peintre peut garder, est de donner à une nation, aux Romains par exemple, les vêtemens qu’ils portoient dans les tems les plus célèbres de la République. Il seroit injuste d’exiger de lui ces recherches longues & pénibles par lesquelles il pourroit suivre toutes les nuances que le luxe a répandues successivement sur les habillemens de ce peuple fameux. Il aura même encore plus de liberté, lorsque le sujet d’histoire qu’il traitera, remontera à des siècles moins connus, & les tems fabuleux lui laisseront le droit d’habiller suivant son génie les dieux & les héros dont il représenteta les actions. J’ajouterai qu’un peintre est plus excusable, quand, ne consultant point le costume d’une nation, il lui donne des draperies idéales, que lorsqu’il lui prête celles d’un peuple fort différent. L’ignorance peut passer à la faveur de l’imagination, comme on voit un sexe aimable nous faire excuser ses caprices par les graces dont il les accompagne.

La seconde division de cet article renferme un précepte plus général que le précédent. Les draperies doivent être conformes au mouvement des figures qui les portent ; elles doivent l’être aussi au caractère du sujet que l’on traite.

Peu de personnes, à moins qu’elles ne soient initiées dans les mystères de l’art de peindre, imaginent de quelle importance est dans une composition la partie des draperies. Souvent c’est l’art avec lequel les figures d’un sujet sont drapées, qui est la base de l’harmonie d’un tableau, soit pour la couleur, soit pour l’ordonnance. Cet art contribue même à l’expression des caractères & des passions ; & si quelqu’un venoit à douter de cette dernière proposition, qu’il réfléchisse un montent sur ce que les habits des hommes qui se présentent à nos yeux, ajoutent ou ôtent continuellement dans notre esprit a l’idée que nous prenons d’eux. Dans l’imitation des hommes, l’habillement concourra donc, avec l’expression de la figure, à confirmer son caractère ; conséquemment un ministre de la religion auquel vous voulez donner une expression respectable, sera vêtu de façon que les plis de ses draperies soient grande, nobles, majestueux, & qu’ils paroissent agités d’un mouvement lent & grave. Les vêtemens des vieillards auront quelque chose de lourd, & leur mouvement sera foible, comme les membres qui les agitent ; au contraire, le voile & la gaze dont une nymphe est à demicouverte, sembleront le jouet des zéphirs ; & leurs plis répandus dans les airs, céderont à l’impression d’une démarche vive & légère.

J’ai dit que cette disposition des draperies, & leurs couleurs, renfermeroient souvent la clef de l’harmonie d’un tableau. Je vais rendre plus claire cette vérité, que ceux qui ne sont pas assez versés dans l’art de peindre, ne pourroient peut-être pas développer.

L’harmonie de la couleur dans la peinture, consiste dans la variété des tons que produit la lumière & dans l’accord que leur donnent les jours & les ombes. Il est des couleurs qui


se sont valoir, il en est qui se nuisent ; en général, les oppositions dures que produisent les couleurs tranchantes ou les lumières vives & les ombres fortes, brusquement rapprochées, blessent les regards, & sont contraires aux loix de l’harmonie. Le peintre trouve des secours pour satisfaire à ces loix, dans la liberté qu’il a de donner aux étoffes les couleurs propres à lier ensemble celles des autres corps qu’il représente, & à les rendre toutes amies. D’ailleurs, pouvant disposer ses plis de manière qu’ils soient frappés du jour, ou qu’ils en soient privés en tout ou en partie, il rappelle à son gré la lumière dans les endroits où elle lui est nécessaire, ou bien il la fait disparoître par les ombres que la saillie des plis autorise.

Il en est de même de l’harmonie de la composition ou de l’ordonnance du sujet. S’agit-il de groupper plusieurs figures ? Les draperies les enchaînent pour ainsi-dire, & viennent remplir les vuides qui sembleroient les détacher les unes des autres ; elles contribuent à soutenir les regards des spectateurs sur l’objet principal, en lui donnant, pour ainsi-dire, plus de consistance & d’étendue : elles lui servent de base, de soutien par leur ampleur. Un voile qui flotte au gré des vents, & qui s’élève dans les airs, rend légère la composition d’une figure, & la termine agréablement. Mais c’en est assez sur le second précepte ; passons au dernier.

Les draperies doivent laisser entrevoir le nud du corps &, sans déguiser les jointures & les emmanchemens, les faire sentir par la disposition des plis. Il est un moyen simple pour ne point blesser cette loi, & les excellens artistes le pratiquent avec la plus sévère exactitude. Ils commencent par dessiner nue la figure qu’ils doivent draper ; ils avouent que, sans cette précaution, ils seroient sujets à s’égareu, & qu’ils pourroient ajouter ou retrancher, sans s’en appercevoir, à la proportion des parties dont le contour & les formes se perdent quelquefois dans la confusion des plis.

La draperie n’est donc pas un moyen de s’exempter de l’exactitude que demande l’ensemble d’une figure ni de la finesse qu’exige le trait.

Qu’un raccourci, difficile à dessiner juste, embarrasse un artiste médiocre, il croit cacher sa négligence ou sa paresse sous un amas de plis inutiles. Il se trompe : l’œil du critique éclairé remarquera le défaut, plutôt qu’il n’auroit fait peut-être, par l’affectation qu’on a mise à le cacher, & ceux en plus grand nombre, qui jugeront par sentiment, seront toujours désagréablement affectés de ce qui n’est pas conforme à la nature. Le meilleur parti est de surmonter la difficulté du trait par une étude sérieuse du nud ; alors la draperie devenue moins contrainte, prendra la forme que lui prescrira le contour des membres, & ses plis simples & débrouillés n’auront rien qui embarrasse les regards ; cependant, comme il est peu de préceptes dont on ne puisse abuser, en les observant trop rigoureusement, il faut, en cherchant à se conformer à celui-ci, c’est-à-dire, en s’efforçant de faire sentir le nud au travers des draperies, ne pas tellement serrer chaque partie du corps, que les membres gênés semblent servir de moule aux étoffes qui y paroîtroient collées. Evitez avec un semblable soin de donner aux vêtemens une telle ampleur, qu’une figure paroisse accablée sous le poids des étoffes, ou que, nageant, pour ainsi dire, dans une quantité de plis, elle ne paroisse que l’accessoire, tandis que les draperies deviendroient l’objet principal.

C’est ici l’occasion de réfléchir un moment sur l’usage de ces petites figures, que les peintres nomment mannequins ; parce que cet usage sembleroit devoir être au moins toleré pour l’étude des draperies : il semble même être consacré pour cet objet, par l’exemple de quelques habiles peintres, qui en ont fait un usage assez grand, comme le Poussin ; mais si l’on doit juger de la bonté d’un moyen, n’estce pas en comparant les inconvéniens qui peuvent en résulter, avec l’utilité qu’on en peut retirer ? si cela est, je dois condamner une pratique dangereuse pour un art qui n’a déja que trop d’ecueils à éviter. Mais entrons dans quelques détails.

Les peintres qui avouent qu’on ne peut parvenir à dessiner correctement la figure qu’en l’étudiant sur la nature, trouvent moyen de surmonter dans cette étude la difficulté qu’oppose à leurs efforts cette mobilité naturelle qui fait qu’une figure vivante ne peut demeurer dans une assiette invariable ; ils surmontent aussi celle de l’instabilité de la lumiere, qui, pendant qu’ils peignent une figure nue, se dégrade, s’affoiblit ou change à tout instant. Comment ces mêmes artistes regardent-ils comme insurmontables ces mêmes difficultés, lorsqu’ellesont pour objet l’étude d’unedraperie ? pourquoi la fixer sur une représentation incorrecte, froide, inanimée, &, dans l’esperance d’imiter pins exactement la couleur & les plis d’un satin, renoncer à ce feu qui doit inspirer des moyens prompts de représenter ce qui ne doi être que peu d’instant sous les yeux ?

Ce n’est pas tout : l’artiste s’expose à donner enfin dans les pièges que lui tend une figure, dont les formes ridicules parviennent insensiblement à se glisser dans le tableau & à rendre incorrectes, ou froides & inanimées, celles que le peintre avoit empruntées d’une nature vivante & régulière. Qu’arrive-t-il encore ? L’étoffe étudiée sur le manequin, & bien plus terminée que le reste du tableau détruit


l’unité d’imitation, dépare les différens objets représentés, & ce satin, si patiemment imité, offre aux yeux clairvoyans une pesanteur de travail, ou une molesse de touche qui fait bien regretter le tems qu’un artiste a employé à ce travail ingrat. C’est Titien, Paul Véronèse, & sur-tout Vandick qi’il faut suivre. Les draperies de ce dernier sont légères, vraies & faites avec une facilité qui indique un artiste supérieur à ces détails. Examinez de près son travail & sa touche : vous voyez combien peu les étoffes les plus riches lui ont coûté ; à la distance nécessaire pour voir le tableau, elles l’emportent sur ses plus patiens & les plus froids chefs-d’œuvre de ce genre. Le moyen d’arriver à ce beau faire, est d’étudier cette partie en grand, & de donner à chaque espèce d’étoffe la touche qui en rappelle le caractère sans se laisser égarer & se perdre dans la quantité de petites lumières, de demi-teintes, d’ombres que présente une draperie immuable apprêtée sur un mannequin, & posée trop prés de l’œil.

Je vais finir par une réflexion sur la maniere de draper des sculpteurs anciens. Presque toutes leurs figures paroissent drapées d’après des étoffes mouillées. Ces étoffés sont distribuées en différens ordres de petits plis, qui laissent parfaitement distinguer les formes du corps ; ce qui n’est cependant pas si général, qu’il n’y ait quelques exceptions, & qu’on n’ait trouvé des morceaux de sculpture grecque traités dans une manière plus large pour les draperies, & telle qu’elle convient à la peinture. En conseillant aux peintres de ne pas imiter servilement l’antique dans la manière de draper, il s’en faut bien que je prétende la blâmer. Les anciens sont assez justifiés par ce qui est arrivé quelquefois à nos statuaires, lorsque voulant affecter une grande manière & des plis grands & simples, ils ont laissé le spectateur incertain, si ce qu’il voyoit étoit l’imitation des accidens d’un rocher ou des plis flexibles d’une étoffe. En effet, rien n’ètant plus éloigné de la flexibilité & de la légèreté d’une gaze ou d’un taffetas, que l’apparence que nous offre une surface de pierre ou de marbre, il faut choisir dans les accidens des draperies ce qui doit caractériser davantage leur souplesse & leur mobilité, sur-tout ne pouvant y ramener l’esprit par l’éclat, la variété des couleurs & par le jeu de la lumiere. (Article de M. Watelet).

DU

DUR (adj.) Un tableau est dur lorsque les choses sont marquées par des lumières & des ombres trop fortes & trop voisines les unes des autres. Un dessin est dur quand les arties du contour ou de l’intérieur sont trop prononcées, & que la peau ne recouvre ni les muscles, ni les attaches, ni les jointures : ce qui est souvent arrivé à d’habiles artistes, pour avoir trop affecté de montrer leur science en anatomie. Le dessin peut aussi être dur, comme un


tableau, par le défaut de passages qui conduisent doucement de la lumière aux ombres. Il peut encore être dur de crayon, si les hachures trop fortes ne sont pas adoucies par un grené qui leur serve de fond. (Extrait en grande partie de l’ancienne Encyclopédie).