Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Watelet

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ÉLOGE DE M. WATELET,

LU à la seance publique de la Société Royale de Médecine, du 29 Août 1786, par M. Vicq-d'Azyr, Secrétaire perpétuel de cette Société.


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Comment le nom de M. Watelet, qui a consacré sa vie entière à la poésie & aux arts, s’est-il trouvé inscrit sur notre liste? Je me hâte de répondre à une question que le public a sans doute droit de nous faire.

Lorsqu’en 1776 feu M. Turgot & M. de Malesherbes obtinrent la sanction royale au plan de notre institution, M. Watelet contribua beaucoup à ce succès par son crédit & par ses conseils, & des circonstances particulières lui confièrent en partie l’examen de nos premiers réglemens. Ce surent donc la reconnoissance & l’amitié qui le placèrent parmi nous; c’est d’elles aussi que sa mémoire attend le tribut de nos regrets, & c’est en leur nom que je sollicite l’indulgence de l’auditoire. Chargé, pour obéir à nos loix, de lire dans cette séance l’éloge de M. Watelet, & ne pouvant le louer que par ses oeuvres, je demande la permission de parler ici des belles-lettres & des beaux-arts.

Claude-Henri Watelet, Receveur-Général des Finances, l’un des quarante de l’Académie Françoise, des Académies de Berlin, della Crusca, de Cortone, de l’institut de Bologne, honoraire des Académies Royales de Peinture & d’Architecture, Associé libre de la Société Royale de Médecine, naquit à Paris le 28 Août 1718, de Henri Watelet, Receveur Général des Finances de l’Orléanois, & de Marguerite de Beaufort, fille de M. de Beaufort, Fermier-Général.

Il fit ses humanités au Collège d’Harcourt.

On remarqua de bonne heure en lui un goût très-vif pour le dessin & pour la musique, & ses parens ne mirent aucun obstacle à ces dispositions.

Il n’est point en effet d’étude qui convìenne mieux à la mobilité de l’enfance & à l’activité de la jeunesse que l’étude des arts. Considérez jusqu’à quel point tous les organes sont alors impatiens de jouir: il n’est rien que l’enfant ne voye, qu’il ne touche, qu’il n’entende, qu’il ne répète, qu’il n’imite. Voulez-vous accélérer le développement de ses facultés? Appellez à votre secours les Beaux-Arts, si mal-à-propos exclus des Collèges, & qu’ils soient admis entre ses jeux. Que son oreille soit frappée de l’harmonie des sons, & vous le verrez régler ses mouvemens sur leurs masures. Dessinez en sa présence les objets qui l’auront le plus intéressé, & vous arrachant le crayon, il vous forcera de lui apprendre à s’en servir. Ouvrez-lui ces atteliers dans lesquels l’argile prend fous la main de l’artiste des formes divines ou humaines, & l’enfant qui voudra la pétrir, acquerra des idées des grandeurs & des contours; il se plaît à représenter, par des constructions bizarres, des temples & des autels: qu’il joue avec des colonnes de tous les ordres, qu’il les combine de mille manières, & sa curiosité vous interrogera bientôt sur leurs attributs & sur leurs raports. Ainsi, vous n’aurez parlé qu’à ses sens, & vous l’aurez instruit; sans l’attrister, vous aurez obtenu son attention & fixé son inconstance; en un mot, il sera subjugué, mais il n’aura point cessé d’être libre, parce que vous lui aurez montré la nature avec tous ses charmes, & qu’il se sera lui-même soumis à l’observation de ses loix.

Presque tous les détails de ce tableau peuvent s’appliquer à l’enfance & à la jeunesse de M. Watelet. Sa santé foible & chancelante avoit besoin des ménagemens d’une éducation facile, de l’exercice modéré que donne la pratique des arts, & sur-tout de ces émotions douces qui développent dans les organes la sensibilité, le mouvement & l’énergie.

On jugea qu’un voyage contribueroit à le fortifier, & son père, qui l’aimoit tendrement, le fit partir pour l’Allomagne, qu’il parcourut accompagné de M. Leroi de Saint-Agnan, Médecin, homme aimable autant qu’éclairé.

A Vienne, il fut témoin des fêtes qui eurent lieu à l’occasion du mariage de la feue Impératrice-Reine Marie-Thérèfe ; il passa en Italie par le Tirol ; à Naples, il fut attaqué de la petite-vérole ; à Rome, il fut plus heureux ; sa santé y devint meilleure, & il y acquit un ami.

M. Pierre, actuellement Premier Peintre du Roi, y résidoit alors. Ils se lièrent intimement ensemble. Même respect pour l’antique, même pureté de goût, même amour du vrai qui les ont toujours caractérisés l’un & l’autre. Devenu en quelque sorte un des élèves de l’Ecole Françoise à Rome, M. Watelet s’associa à leurs travaux : il visita avec eux les monumens répandus dans cette capitale des arts, où il prolongea son séjour.

Pour savoir jusqu’à quel point ce spectacle devoit l’intéresser, que l’on jette un regard sur le tableau de sa vie. On le verra recueillant, dans les ouvrages de Michel-Ange & de Raphaël, les principes des proportions & de l’ensemble ; on le verra, joignant le talent de la poésie à celui des arts, peindre en vers françois, d’après le Tasse, la prudence consommée de Godefroy, la bravoure souvent indocile de Renaud, l’amour furieux dans Armide, passionné, mais doux & tendre dans Herminie ; on le verra, parmi les féeries de l’Arioste, essayer de transmettre dans notre langue la gaieté, la richesse, la variété de ces tableaux. Il crayonnera les exploits du terrible Roland, les aventures du sensible Roger ; pénétrant avec lui dans le Palais de l’enchanteresse Alcine, il nous la montrera si touchante que nous n’appercevrons en elle d’autre pouvoir que celui de ses yeux, d’autre magie que celle de sa beauté. Et si l’on se rappelle qu’âgé de dix-neuf ans, il habitoit la patrie des grands hommes qui ont donné ces chefs-d’œuvre au monde, que ce fut alors qu’il traça d’une main libre & hardie le plan auquel il a soumis toute sa carrière, qu’il se voua pour toujours à l’étude des lettres & des arts ; on jugera sans peine de l’énergie de son zèle, & du bonheur de ses premières années.

Mais il fallut quitter ces climats où les jours couloient si promptement pour lui ; il revint en France où la renommée avoit publié ses succès. Sa tête étoit pleine d’images ; les illusions de la fable, embellies par le pinceau des grands artistes, s’offroient en foule à sa mémoire ; en un mot il étoit devenu poëte à l’Ecole de Rome parmi les peintres ; à Paris, il se distingua comme peintre & comme poëte, & il eut des succès dans ces deux genres.

Bientôt les Sociétés les plus brillantes le recherchèrent. A une amabilité naturelle, il en joignoit une acquise qui plaisoit peut-être davantage ; il faisoit avec facilité des chansons, des fables, des drames, il raisonnoit sur les diverses genres de poésie, de peinture, de musique, sur les antiquités ; il sembloit avoir plusieurs formes comme il avoit plusieurs talens, & on le fêtoit dans les cercles dont les goûts étoient opposés ; chez Mesdames de Tencin, de Pompadour & Geoffrin ; chez Messieurs de Maurepas, de Caylus & d’Argenson.

Il étoit sans doute à craindre que ce succès rapide, récompense d’un talent naissant, ne nuisit à sa maturité. Peut-être aussi pourroit-on dire que M. Watelet ne se défia pas toujours assez de ce penchant qui entraîne l’homme de lettres vers le torrent du monde où il est applaudi. Là manquent deux grands moyens, sans lesquels nul n’atteint à la perfection, la méditation & le tems ; mais s’il fut quelquefois séduit, il ne se laissa jamais aveugler. Il distingua toujours, parmi ses écrits, ceux qu’il destinoit au public d’avec ceux qu’il accordoir aux diverses circonstances de la société ; & si cette dernière part a été la plus forte, pourquoi le blâmerions-nous d’avoir sacrifié sa gloire à son bonheur, & l’amour-propre à l’amitié ?

Celle de ses occupations qu’il préféroit, & à laquelle il revint toujours, fut l’étude des arts.

S’il en est un dont les principes méritent d’être recueillis, & ornés par la main dcs poëtes, n’est-ce pas l’art de peindre ? Déjà Dufresnoy & Marsy en avoient tracé les élémens dans des vers latins, aussi bons peut-être qu’il soit possible d’en faire à présent ; mais la Muse Françoise, qui compte maintenant plus d’un succès dans ce genre ([1]), ne s’étoit pas encore essayée, lorsque M. Watelet résolut de s’y livrer ; il ne se dissimula pas les difficultés de son entreprise. Composer un poëme sur la peinture, n’est-ce pas en effet s’astreindre à montrer ses rapports avec tous les arts, avec tous les événemens, avec toutes les passions ? N’est-ce pas embrasser la nature entière ? Les Dieux & leur puissance ; le ciel & ses merveilles ; la terre avec tous ses sites & ses tableaux, ses plaines & leurs moissons, ses montagnes & leurs volcans, ses forêts & leurs ombrages, ses mers, leur calme & leurs tempêtes ; le tems & ses époques, l’histoire & ses leçons, la fable & ses mensonges, l’homme lui-même enfin, avec toute sa grandeur & sa misère ; toutes ces images se présentent en foule au poëte étonné, que l’ascendant de son génie peut seul élever à la hauteur d’un aussi grand sujet.

Averti par cette pensée, M. Watelet connut ses forces, &, déterminant la marche & les limites de son projet, il sut les mesurer avec celles de son talent.

Le dessin, la couleur & l’invention forment la division de son poëme ([2]) : il dit dans ses vers quelles sont les proportions des différentes parties du corps, comment on en exprime les attitudes & les contours ; comment doivent être dirigées les lignes de la perspective ; de quelle substance l’artiste doit se servir pour colorer ses pinceaux ; & ces détails ont tous reçu les formes de la poésie ; & lorsqu’il traite de l’élégance & du goût, il ne manque jamais de donner à la fois le précepte & l’exemple.

Qu’on ne croye pas cependant que tout le mérite de ce poëme didactique se borne à l’enseignement & à l’exposition. Qu’on jette les yeux sur la belle description des couleurs du prisme, qu’on lise les Adieux d’Andromaque & d’Hector, & le tableau du vainqueur de Porus, & les attributs des héros d’Homère ; & l’on ne pourra refuser à M. Watelet le double laurier qu’il a mérité, comme peintre & comme poëte, en chantant les Beaux-Arts.

Les réflexions qu’il a publiées à la suite de ce poëme ont réuni tous les suffrages. Leur distribution est vraiment pittoresque ; en tête de chaque article est le portrait du peintre le plus célèbre dans le genre qui en est le sujet ; de sorte que ce n’est pas l’auteur, mais k peintre lui-même qui parle & qui enseigne. On ne lit point un livre, on assiste aux leçons des grands artistes, & l’on s’instruit à leur école.

Avec eux on recherche, dans l’examen des statues antiques, comment de la réunion des parties proportionnées d’un corps, naît son ensemble ; on compare le jeune faune avec l’Antinoüs, celui-ci avec le gladiateur, & l’Hercule avec le Laocoon ; & parcourant ainsi, dans ces chefs-d’œuvre des arts, le cercle des divers âges & des différentes conditions de la vie, on y découvre ces règles précises, ces dimensions exactes, d’où résulte la beauté des formes dont elles sont la mesure, & qu’une étude profonde a retrouvée & fait revivre parmi nous.

Des proportions & de l’ensemble naissent l’équilibre & le mouvement ; & c’est Léonard de Vinci que M. Watelet interroge sur cette partie de l’art. C’est par son organe qu’il expose comment les efforts & l’appui, mal combinés entr’eux, donnent de la gêne à la figure, & de la fatigue au spectateur. Vous aimez à voir Hercule tenant le géant Anthée suspendu dans ses bras nerveux, & prêt à l’étouffer sur son sein ; c’est que les loix de l’équilibre complettement observées dans ce grouppe, vous rendent en quelque sorte témoin de l’action, vous applaudissez à la défaite du monstre impie vaincu par le demi-Dieu.

Qui mieux que le Titien peut donner des leçons sur l’harmonie de son art ? Qui dira mieux que lui comment les rayons dirigés du centre lumineux vers les divers points de l’objet, y portent le jour, & sont terminés par les ombres ; quelles sont les loix de leur incidence & de leurs reflets ; quelles sont celles de la dégradation des couleurs & de leurs sympathies ; jusqu’à quel point les organes de l’artiste influent sur le ton de ses tableaux, & sur-tout avec quel soin ont doit éviter le faux brillant qui, dans la peinture, comme dans la poésie & dans toutes les productions de l’esprit, diminue l’effet au lieu de l’augmenter.

De ces nuances bien saisies résultent la grace ([3]) & la beauté, dégagées de toutes les fantaisies de la mode & de la contrainte des manières, telles enfin qu’on les voit quelquefois sortir des mains de la nature, ou telles qu’on les a vu naître sous les pinceaux du Corrége & de l’Albane.

Ne faut-il pas encore que l’expression anime & varie les tableaux ? Ici le Dominiquin & le Brun se réunissent pour dévoiler les secrets de l’ame affectée par les passions, & pour apprendre l’art d’en saisir extérieurement les caractères. Mais, où trouver des sujets propres à ce genre d’imitation ? seroit-ce dans les villes, où les gestes & la physionomie obéissent à la convention dès l’enfance ? Seroit-ce près des villes, où tout ce qui les environne, les champs, tes animaux & les arbres eux-mêmes, portent le sceau de la contrainte & de l’uniformité sociale ? Seroit-ce loin des villes, où les organes, fatigués & grossiers, ne reçoivent qu’un petit nombre d’impressions qu’ils savent aussi dissimuler ? Parmi tant de causes propres à masquer la nature, seul modèle des arts, qui retrouve a la trace des émotions du cœur humain, si ce n’est l’observation guidée par l’enseignement des grands maîtres dans les Académies, où l’on garde un souvenir profond de ce que l’homme fut autrefois, & de ce qu’il a perdu dans les grandes associations, de force, de franchise & de simplicité ?

Est-il donc une étude plus grande & plus belle que celle de l’art de peindre ainsi considéré ? Comme il s’unit à la philosophie par le tableau des sensations ; à la morale, par celui des vertus & des vices ; à l’histoire naturelle, par celui des attitudes & des gestes ; à la science de l’équilibre, par les liens de la pondération des figures ; à l’optique, par les illusions de la perspective ; à l’anatomie, par le dessin des masses & des articulations ; enfin, à la chymie, par la fabrication & le mélange des couleurs !

En lisant cet ouvrage, on est étonné du grand nombre de pensées & de vues resserrées par l’auteur dans aussi peu d’espace. Ces réflexions ne sont en effet que le sommaire d’un grand traité auquel M. Watelet a consacré sa vie, qu’il a enfin rédigé sous la forme de Dictionnaire, & dont le public jouira bientôt. Tout ce qui concerne l’art de peindre y est discuté sans longueur & sans ennui ; le précepte ne s’y montre jamais isolé ; on voit par-tout d’où il naît, & ce qu’il doit produire. L’enthousiasme & le goût sont assujettis à quelques règles ; elles y sont tracées. Nul n’y puisera sans doute ni cette vive émotion dont l’ame tire sa vigueur, ni ce tact exquis d’un sens intime qui la dirige dans ses mouvemens ; mais ceux qui en sont pourvus y trouveront des conseils dont ils sauront profiter. L’art de peindre reconnoît deux origines, l’une naturelle, l’autre historique. Ce bel art exerce son domaine sur deux mondes, dont l’un est réel, & l’autre imaginaire ; il représente deux espèces de beautés, dont l’une est vraie, & l’autre seulement idéale. Tantôt il montre la vérité dans tout son jour ; tantôt il la cache sous le voile des symboles. S’agit-il de ses genres ? Ils sont assez variés pour suffire à tout ce, que l’esprit peut concevoir d’images & de tableaux. S’agit-il de ses procédés & de ses effets ? Les uns sont aussi minutieux que les autres sont sublimes. S’agit-il de la poétique de cet art ? Elle se compose de tout ce que l’imagination a de moyens & d’énergie. On lit dans le Dictionnaire de M. Watelet un grand nombre d’articles, ou plutôt de traités sur ces différentes matières.

S’il falloit indiquer quelque rapprochement entre nos travaux & les siens, nous les trouverions dans les mots Anatomie & Figure qu’il a rédigés, soit pour l’ancienne édition de l’Encyclopédie, soit pour le Dictionnaire qui fera partie de la nouvelle, & nous prouverions que plusieurs de nos connoissances ne lui étoient point étrangères, en faisant voir combien ce qu’il a dit du squelette & des muscles est exact & précis.

Veut-on maintenant avoir une juste idée de ce que fut M. Watelet à qui tant de rapports, étoient connus ? Que l’on se représente un homme également versé dans toutes les parties des sciences & des lettres qui intéressent les Beaux-Arts ; se servant avec le même succès de la plume, du burin & du pinceau ; placé, pour ainsi dire, entre les poëtes, les philosophes & les artistes, & rendant communes à tous les richesses propres à chacun d’eux ; souvent consulté, parce qu’il joignoit à l’affabilité une vue qui s’étendoit au loin, & un tact qui s’appliquoit à tout ; consultant plus souvent encore, parce que nul ne rechercha de meilleure foi l’instruction & les lumières ; applaudissant avec transport au talent ; habile à consoler & à faire renaître le courage dans les revers ; accueillant les élèves, sur-tout iorsqu’ils avoient plus besoin de les secours que de ses avis ; les recevant dans sa maison, les traitant en père ou en ami, & jamais en protecteur ; en un mot, aimant les arts sans faste & les artistes pour eux-mêmes, & formant des vœux qui étoient tour entiers pour leurs progrès & pour leur gloire : tel fut M. Watelet aux yeux de ses contemporains, tel il doit paroître aux yeux de la postérité.

Jusqu’ici je l’ai représenté comme livré seulement à l’art de peindre ; il a traité dans un autre ouvrage ([4]) de l’origine & de la destination des arts libéraux considérés en général & sous leurs différens rapports. J’ajouterai même qu’il n’a montré nulle part autant de profondeur.

Interroge-t-on la nature ? dit M. Watelet ; on est sur la route des sciences ; cherche-t-on à l’imiter ? on est sur celle des arts. Ceux-ci fixent-ils votre attention, & demandez-vous quelle est leur origine ? semblables aux races illustres, leur génération se confond avec celle des hommes. Leur principe commun est l’imitation. Avant M. Watelet, l’abbé le Batteux l’avoit dit, & il avoit trouvé le germe de cette idée dans Aristote. Que l’on observe l’homme dans tous les temps de sa vie, & on le verra pressé par le desir d’exprimer ce qu’il sent, d’imiter ce qu’il voit. Qu’on le suive avec le secours de l’histoire dans l’étude progressive des arts, & l’on appercevra qu’en imitant il a mis en usage des moyens de divers ordres ; que ses représentations ont d’abord été simples, & qu’elles sont ensuite devenues complexes ; c’est-à-dire, qu’après avoir d’abord rendu les formes par des formes, plus habile à tromper, il a enfin représenté les reliefs par des traits & par des couleurs. Recherche-on quelles sont les liaisons des Beaux-Arts avec nos besoins ? M. Watelet répond qu’ils doivent être considérés comme autant de langages : le plus simple & le plus ancien est le langage d’action ou la pantomime. Celui des sons articulés ou la parole lui a succédé. Celui des sons modulés, plus tardif, dut à la joie ses premiers accens ; & ces trois moyens d’expression, images de la pensée, sont aussi prompts & aussi peu durables qu’elle. Ils ont cessé, & leur trace n’est déjà plus. La peinture, la sculpture & l’architecture constituent trois autres langages dont les produits, au contraire, sont permanens, & peuvent, en quelque sorte, parler à plusieurs siècles.

Tous ces moyens d’expression ont donc un principe d’existence bien déterminé dans l’exercice des facultés intellectuelles. Essayons de montrer comment ils sont parvenus, dans les grandes sociétés, au plus haut point de perfection & de gloire. Ne cherchons cet exemple ni dans les climats où l’excès du froid rallentit le feu de la vie, ni dans les pays brûlés par une chaleur ardente, où l’inaction est un besoin. Fuyons encore les lieux habités par des esclaves, & disons : S’il a existé une nation brave & polie qui, sous une température douce & modérée, air possédé une langue harmonieuse & riche ; qui, reconnoissant autant de puissances dans le ciel qu’il y a de vertus & de passions dans le cœur humain, leur ait rendu un culte aussi magnifique dans sa pompe, qu’ingénieux & délicat dans ses allégories ; qui air placé la victoire & la liberté sur des autels ; qui, passionnée pour les actions d’éclat, les air recompensées par des apothéoses ; qui se soit honorée elle-même en se croyant en partie composée de demi-dieux ; si cette nation a existé, c’est au milieu d’elle, sans doute, qu’ont fleuri les Beaux-Arts. Qui ne retrouve pas l’ancienne Grèce dans cette esquisse ? Là s’établirent trois cultes très-dictincts, quoique liés ensemble de la manière la plus étroite : le culte des dieux, le culte des grands-hommes, & celui de la patrie. Là furent célébrés des fêtes & des triomphes ; là furent élevés des statues & des temples ; là enfin te ciseau des arts, exercé par tant de glorieux travaux, s’immortalisa dans ces monumens consacrés au génie des héros & des peuples avec lesquels il devoit partager un jour l’admiration de l’univers.

Dans la suite de ces mémoires, que l’on quitte à regret, l’auteur offre, comme très-probable, une conjecture ingénieuse. Il présume çue le dessin, dont les élémens sont des lignes droites & courbes de toute espèce, peut n’avoir été, dans son principe, qu’une imitation de la pantomime par laquelle sont tracées des lignes semblables dans le vague de l’air. Il expose par quelles nuances ces signes durables des gestes ont pu conduire à ceux des idées ; enfin comment, en les fixant par des caractères, l’homme est parvenu à joindre le passé au présent, & soutenu sur cette base, à s’élancer vers l’avenir.

Après avoir fait une étude aussi longue & réfléchie des arts, il étoit naturel que M. Watelet desirât de revoir l’Italie. Des personnes de sa société intime, & qui avoient les mêmes goûts, l’accompagnèrent. Il mit sur-tout un grand soin à comparer ses sensations avec celles de sa jeunesse ; & il jugea mieux, parce qu’il fut moins, séduit.

M. Watelet reçut, dans toutes les capitales où il séjourna, des témoignages de la considération publique. Le Roi de Sardaigne & le Pape Rezzonico l’accueillirent d’une manière distinguée, Il rentra avec joie dans l’école Françoise à Rome : il s’y étoit assis parmi les élèves ; il y fut fêté comme un des maîtres de l’art. Il devint ami du Cardinal Albani, l’un des plus grands littérateurs & des plus aimables hommes de l’Italie ; il se lia avec les pères le Sueur & Jacquier, que leur attachement réciproque avoit rendu célèbres, & dont les cœurs sensibles ne s’approchoient pas sans émotion, & il revint à Paris avec des connoissances & des affections nouvelles.

Quelques années auparavant M. Watelet avoit parcouru la Hollande les Pays-Bas Autrichiens, dans le dessein de connoître les tableaux sortis de l’école de Rubens & de Vandick.

Ses délassemens, parmi tant de travaux consacrés aux arts, étoient la traduction en vers François de la Jérusalem délivrée & de Roland furieux, & la composition de quelques autres ouvrages en vers, tels que des comédies & des fables.

Pour mieux entendre les chefs-d’œuvre du Tasse & de l’Arioste, & pour ne laisser échapper aucune de leurs beautés, M. Watelet avoit commencé par en faire une version en prose, dont il traduisit une partie en vers. Mais ces premiers essais ne satisfirent ni M. Watelet, ni ceux de ses amis auxquels il s’en rapporta. On sait avec quelle abondance les fictions les plus ingénieuses sont répandues dans ces deux poëmes ; avec quelle profusion, mais avec quel art, les ornemens y sont distribués ; on sait aussi jusqu’à quel point la langue du Tasse est féconde dans ses nuances, & sur-tout combien les poëtes Italiens du seizième siècle étoient hardis dans leurs inversions : ces difficultés nombreuses, cachées au lecteur par l’agrément de la composition, se montrèrent tout-à-coup à M. Watelet lorsqu’il fallut traduire en poëte ; il vit qu’il devenoit diffus lorsqu’il vouloit être exact ; que les formes des images étoient si délicates & si légères que le moindre changement en altéroit la grace ; qu’en touchant au coloris il en détruisoit la fraîcheur, & il résolut alors de publier non une traduction, mais une imitation de ces deux épopées. Lorsque ces ouvrages paroîtront, l’auteur, qui n’est plus, sera jugé sans doute avec impartialité. On y trouvera plusieurs morceaux dignes de sa réputation & de ses modèles, & l’on répétera ce que M. Marmontel a dit ([5]) en citant la traduction d’un épisode du Dante, par M. Watelet : “Que nul homme de lettres ne fut plus exercé dans l’étude des poëtes Italiens, n’en sentit mieux les beautés, & ne sut mieux les rendre.”

Il faut le louer sur-tout d’avoir bien connu ce qu’il devoit au public, à ses amis, à lui-même. De toutes les pièces qu’il avoit écrites pour différens théâtres, aucune n’avoit encore été imprimée en 1784. Ce fut alors que jugeant, dans le silence de la solitude, ces ouvrages de sa jeunesse, quelques-uns trouvèrent grace devant lui ; il les réunit dans un volume, ([6]) & l’accueil qu’ils reçurent du public justifia son choix.

On y remarque sur-tout une comédie intitulée : Les Veuves, dans laquelle M. Watelet a mis en action le conte de la matrône d’Ephèse. Plusieurs drames, tels que les Statuaires d’Athènes, Phaon & Désie, où l’on trouve des tableaux pleins de grace & de finesse, présentés ailleurs sous d’autres formes ; & la charmante comédie de Zéneïde ([7]), dont la fable est simple, ingénieuse & très-morale. Au reste ces pièces, dont la plupart n’ont point été jouées, sont dignes au moins d’être lues, différentes en cela de plusieurs autres auxquelles on a accordé la première distinction sans qu’elles aient encore obtenu la seconde.

M. Watelet fut reçu en 1761 membre de l’Académie Françoise, où il succéda à M. de Mirabaud. La carrière des lettres fut pour lui sans orage. Comme il étoit exempt de toute prétention, il n’y chercha point d’admirateurs, & y trouva des amis. Que l’on me permette (sa cendre n’y sera point insensible) de rassembler ici leurs noms autour du sien. Tels furent parmi ceux qui, comme lui, ne sont plus, MM. de Foncemagne, de Châteaubrun, le Comte de Caylus, l’Abbé de Condillac, Turgot, Dalembert, Thomas, l’Abbé Copette, auxquels il a donné tant de regrets ; & parmi ceux qui lui survivent, MM. le Duc de Nivernois, le Comte d’Angiviller, de Saint-Lambert, Pierre, le Duc de la Rochefoucauld, le Marquis de Condorcet, de Kéralio, Daubenton, Mauduyt, Dusaulx, qui l’ont tant regretté. J’oserai ajouter mon nom à une liste si honorable ; en l’oubliant, j’offenserois à-la-fois l’amour-propre & l’amitié.

Plusieurs de ceux que j’ai nommés ont reçu de M. Watelet une marque particulière d’affection : il a lui-même dessiné & gravé leurs portraits. Cette manière de s’occuper de ses amis, en se pénétrant de leur image, a quelque chose de tendre qu’il n’appartient qu’aux ames délicates & pures d’inspirer ou de ressentir.

N’est-ce pas ici le lieu de parler de l’Essai sur les Jardins ([8]), ouvrage que dictèrent à M. Watelet les plus agréables souvenirs ? À des vues très-philosophiques sur les progrès des arts, l’auteur a joint dans cet écrit des préceptes ingénieux sur les décorations des jardins de toute espèce ; mais ce que l’on y remarque avec plus d’intérêt, c’est le tableau de sa vie dans l’asyle champêtre où il devoit à ses amis le bonheur & l’hospitalité : asyle devenu fameux par les beautes de son site & de ses dispositions, & où la nature fut toujours respectée ; asyle visité par les grands, habité par les muses, célébré par le chantre aimable des jardins ([9]), & qui fut la retraite d’un sage. Le cours & la limpidité des eaux, la fraîcheur & le silence des grottes, des fleurs éparses sur des terreins incultes, & l’aspect de quelques ruines accompagnées d’inscriptions en vers harmonieux & doux, y rappel, loient ce que valent, dans le sein de l’amitié, la liberté, le repos & le temps.

Se pouvoit-il que les jours de M. Watelet continuassent jusqu’à leur terme d’être heureux & sereins ? un évenement imprévu troubla ce calme en le privant d’une grande partie de sa fortune. Le bon usage qu’il en avoit su faire rendit ses regrets légitimes & touchans. Les jeunes artistes dont il prévenoit les besoins, & les malheureux’ qu’il soulageoit, y perdirent au reste moins que lui. Ce fut sur la part qu’il s’étoit reservée qu’il fit le plus de retranchemens. L’estime publique ne l’abandonna point dans ce revers, des amis puissans lui donnèrent des preuves de leur zèle ; un entr’autres, que ses bienfaits désigneront assez, lui prodigua toutes les consolations d’une amé affectueuse & tendre, auxquelles il joignit des secours qu’il est rare que les hommes de son rang donnent à ceux de l’état de M. Watelet.

C’est sur-tout dans les tempéramens foibles & sensibles que le chagrin appelle la souffrance à laquelle succèdent la langueur & le dépérissément. M. Watelet s’apperçut, dans ses dernières années, que le travail des lettres le fatiguoit beaucoup ; il y substitua celui des arts. Tantôt il dessinoit ; tantôt il gravoit à la manière de Rembrandt, dont il se flattoit d’avoir découvert le procédé, dont au moins il savoit rendre quelques effets. S’étant affoibli davantage, il se contenta de modeler en cire ; plus foible encore, il parcouroit ses porte-feuilles, il conversoit avec de jeunes artistes dont le feu le ranimoit, & proportionnant toujours ces nuances de plaisir à l’état de ses forces, il ne cessa d’en goûter les charmes qu’au moment où ses sens refusèrent de lui en transmettre les impressions. Il s’éteignit ainsi d’une manière insensible au milieu de ces jouissances, & il expira sans douleur, en croyant s’endormir, le 12 Janvier 1786.

Sa mort fut aussi douce que sa vie avoit été tranquille. Tous ceux qui l’ont connu savent que sa modération étoit grande, mais en ne sait pas assez que cette modération fut moins un présent de la nature, dont il avoit reçu une ame très-active, que l’ouvrage d’une raison sévère qui en avoit de bonne heure réprimé les mouvemens. Cette surveillance s’appliqua successivement à toutes ses passions dont il redoutoit les transports, & auxquelles il sembloit qu’il craignît de s’abandonner. Il s’étoit interdit tout projet de fortune, d’ambition & de gloire ; aussi ne chercha-t-il dans l’étude que des plaisirs & non des succès. Son amour-propre n’offensa jamais celui des autres ; il ne troubla l’amitié par aucun sentiment inquiet. On aimoit à s’entretenir avec lui, parce qu’il savoit écouter, & sur-tout parce qu’en répandant un grand intérêt, il ne songeoit point à s’emparer des suffrages. Ses observations ne déplaisoient point, parce qu’il étoit indulgent & juste : toujours calme, jamais indifférent, quoiqu’il eût l’air de s’oublier lui-même, son plus grand bonheur étoit de croire que ses amis ne l’oublioient jamais, & ce caractère n’étoit point un masque dont il se couvrît. M. Watelet étoit le même dans tous les lieux &. pour tous les hommes. Plus on le voyoit, plus on sentoit le prix de cette longue habitude de se vaincre qui mène infailliblement à la vertu, de cette constance dans les goûts ; de cette simplicité dans les mœurs qu’expriment si bien les vers suivans ; où il s’est peint lui-même, & par lesquels je terminerai cet éloge :


Consacrer dans l’obscurité
Ses loisirs à l’étude, à l’amitié sa vie ;
Voilà les jours dignes d’envie ;
Être chéri, vaut mieux qu’être vanté. ([10])




  1. (1) Voyez la Peinture, poëme en trois chants, par M. Lemière. On trouve dans ce poëme, écrit avec enthousiasme, un grand nombre de tableaux élégament & fortement dessinés.
  2. (2) L’Art de peindre.
  3. (1) La grace, dit M. Watelet, naît du juste accord des sentiment de l’ame avec l’action du corps.
  4. (1) La première partie de cet ouvrage est imprimée depuis long-tems. J’ai appris avec douleur du dépositaire des papiers de M. Watelet que la seconde était restée imparfaite. Note de l’Editeur.
  5. (1) Poëtique françoise. C’est le tableau du Comte Ugolin, dévorant dans les enfers la tête de l’Archevêque Roger. M. de la Harpe, T. VI de ses œuvres in-8o, 1778, p. 362, parle aussi avec élege du même morceau. le témoignage de ces deux grands littérateurs est si honorable à la mémoire de M. Watelet, que j’aurois cru manquer à mon devoir en oubliant d’en faire mention içi.
  6. (1) Recueil de quelques ouvrages de M. Watelet, à Paris, chez Prault, Imprimeur du Roi, quai des Augustins, in-8o., 1784.
  7. (2) Cauzac a mis cette piéce en vers, & quoique la fleur de plusieures détails se soit flétrie sous sa main, le public revoit toujours cet ouvrage avec plaisir. Note de l’Editeur.
  8. (1) A Paris, chez Prault, Imprimeur du Roi, quai des Augustins, 1774.
  9. (2)

    Tel est cher Watelet, mon cœur me le rappelle,
    Tel est le simple asyle, où, suspendant son cours,
    Pure comme tes mœurs, libre comme tes jours,
    En canaux ombragés la seine se partage,
    Et visite en secret la retraite d’un sage.
    Ton art la seconda ; non cet art imposteur,
    Des lieux qu’il croit orner hardi profana-eur.
    Digne de voir, d’aimer, de sentir la nature,
    Tu traites sa beauté comme une Vierge pure
    Qui rougit d’être nue & craint les ornemens.


    Les jardins, Poëme par M. l’Abbé Delille, Chant 3.

  10. (1) Essai sur les jardins, pag. 151.