Encyclopédie méthodique/Manufactures, arts et métiers/Préliminaire

La bibliothèque libre.

DISCOURS PRÉLIMINAIRE

Sur la nature & l’emploi des différentes Matières propres à l’habillement des hommes.

Lhomme est sorti de la terre pour vivre, se procréer & rentrer dans son sein ; voilà ce qui est de la Nature: elle n’a que des appétits. Vertus & vices, savoir & besoins, tout vient de la Société.

La première cabane comme le premier vêtement, ainsi que les premiers fruits de l’industrie, furent les premiers signes de la corruption. Quis enim indicavit tibi quod nudus esses?

L’homme eût vécu en paix, rien ne manquoit à sa destination. Entouré maintenant des objets de son industrie, je le vois lutter contre les intempéries, s’efforcer de s’y soustraîre, adoucir le climat, dompter les élémens, maîtriser & embellir la nature. Par-tout on reconnoît l’empreinte de ses facultés exercées à là recherche du bonheur, se créant des jouissances, les propageant & les renouvellant sans cesse.

Tous les hommes, sans doute, sont mûs par le desir d’être heureux : aucun ne l’est donc dans la société ? & loin que tous ses biens apparens procurent le bonheur, il est douteux que ses membres les plus éclairés & les plus vertueux, puissent jamais compenser la foule de maux qu’elle a produit.

Qui osera calculer la somme de ces maux ? Qui mesurera les efforts & les succès de ceux qui ont travaillé à les adoucir ? Celui-là pourra fixer le degré d’estime & de reconnoissance que la Société doit à ses bienfaiteurs. Philosophie ! c’est à toi qu’il appartient de mesurer l’intelligence qui crée ; toi seule, considérant les rapports, fait les apprécier par l’utilité des objets créés, & déterminer le rang de ceux-ci.

C’est à ses lumières que les Arts doivent l’espèce de distinction qui les encourage & les développe. Longtems l’orgueilleuse ignorance confondit dans ses dédains le génie des inventions, avec les pratiques communes qui les mettent à profit par les soins de l’artisan laborieux. Les jouissances procurées par l’industrie, lui parurent des tributs dûs à la richesse; & des spéculations brillantes, de vagues hypothèses, qui l’éblouissoient sans la détruire, captivoient seules l’admiration. Mais assez de monumens nous sont témoins des écarts de l’esprit humain ; suivons-en le développement & les progrès dans les opérations raisonnées qui plient à l’usage de l’homme les substances végétales & la dépouille des animaux, depuis le sparte flexible jusqu’au cèdre majestueux, depuis la laine des brebis jusqu’à l’ivoire de l’éléphant. Voyons-le dans l’emploi de tant de matières, dont il dispose & qu’il modifie à son gré, veiller à l’éducation d’un insecte, recueillir le superflu de son organisation, & en obtenir ces chefs d’œuvres dont le brillant effet est moins admirable encore, que l’enchaînement des moyens qui l’ont fait naître. La toison des troupeaux subit des métamorphoses aussi éclatantes, l’écorce d’une plante transformée en voiles établit la communication entre toutes les parties du globe : l’extrait des bois, des fruits, des fleurs, combinés avec les minéraux, produit des nuances variées à l’infini ; & la teinture étend partout ses aimables prestiges.

Voyons la nature presqu’égalée dans sa fécondité, par les imitations de la broderie, & par la multiplicité des petits prodiges du Passementier. Il n’est pas jusqu’aux parties les plus grossières des animaux, dont l’industrie ne fasse des objets de commodités, d’agrément pour l’homme ; par elle, le cuir épais du bœuf devient également propre à garantir le guerrier, ou à chauffer le citadin ; la graisse du même animal est rendue capable de suppléer au jour & d’éclairer d’autres travaux.

La molesse & le luxe donnèrent, il est vrai, naissance à tous les Arts ; mais ils font devenus des besoins ; &, loin du tems où ç’eût été un crime de les exercer, aujourd’hui c’est servir la société que de les décrire.

Pline, l’homme le plus studieux de son siècle, & l’un des plus savans de l’antiquité, associa les arts à la connoissance de la nature, & fit tout dépendre d’elle. Que sont en effet les Arts, si ce n’est l’imitation de la nature ? Procéder par son exemple, c’est tendre au même but. Sans ce guide, on marche en aveugle ; les découvertes sont rares & longtems incertaines. Pline, vit l’enchaînement des connoissances & la marche que doit suivre l’esprit humain pour les embrasser : avec le nom d’un très-grand nombre d’Artistes, il nous a laissé des détails précieux sur les Arts que beaucoup ont exercés & que plusieurs ont décrits, à commencer par Homere, qui sçut les embellir de tous les charmes de la Poësie.

Mais les époques du savoir sont rares, & la barbarie, dans ses révolutions, renferme de si grands espaces, occupe de si longs intervalles, qu’on ignora bien des fois si Homere & Pline avoient existé.

La fin du denier siècle vit reparoître Pline ; car on l’avoit traduit bien des fois sans le comprendre. C’est pour nous l’époque de la renaissance des Arts : ce fut en lisant cet Auteur, qu’on eut quelque idée du savoir des Anciens, & que l’on sentit combien de connoissances étoient rentrées dans l’oubli ; ce fut en l’étudiant que l’on comprit sa propre ignorance, & qu’on se pénétra du desir de s’instruire. C’est alors que l’Académie des Sciences de Paris conçut le dessein d’étendre & de perpétuer les Arts, & que, pour moyen, elle détermina de les décrire. Elle en prit la résolution avec ces vues profondes & ce sentiment qui rapprochent les hommes & qui les font tous envisager comme frères.

Ce seroit un beau spectacle que l’homme, une fois jetté dans la société, y vécût en paix, eût tous les hommes pour amis, ne pensât & ne s’occupât que du bonheur commua ; mais la société ne comporte point tant de bien. Il n’est donné qu’au petit nombre d’aimer ses semblables pour l’humanité : & l’on n’a rien à attendre pour le bien public, de celui qui ne s’est pas sévèrement garanti de la contagion de l’intérêt privé.

L’Académie rassembloit des matériaux pour l’exécution de son projet ; mais le savoir du cabinet avoit besoin d’être dirigé par la pratique des atteliers : on étoit d’ailleurs trop ignorant des détails pour former l’ensemble d’aucun art : comment eût-on réalisé des vues pour leur perfection ? la plupart des recherches des Académiciens rentrèrent donc dans l’oubli, Jusqu’à ce que le savant infatigable, M. de Réaumur, réchauffant les esprits de son génie, & joignant partout la pratique à la théorie, rassemblât quelques débris épars des descriptions de ses prédécesseurs, les éclairât d’un grand nombre d’expériences, les étendît, les liât enfin, & ouvrit la vaste carrière du corps précieux de doctrine que se forme aujourd’hui la France.

Mais ces connoissances sont si multipliées, si profondes, que le même homme ne sauroit se les approprier, ni même ordonner tous les détails, dont beaucoup, quoique très-importans pour ceux qui n’ont que la pratique des Arts, sont cahos, par leur immensité, dans l’esprit de ceux qui en ont la philosophie.

Ce fut pour ceux-ci que l’immortel Bacon, l’un des plus grands Philosophes parmi les modernes, avoit imaginé de former un dépôt de connoissances humaines, avec cette succession de choses & cet enchaînement d’objets qui leur a valu le nom d’Encyclopédie.

Il y a donc cette différence essentielle de la collection générale des Arts à l’Encyclopédie, que la première est une suite de traités complets dont chacun doit non-seulement conduire l’ouvrier par la main, mais faire un ouvrier de chaque homme ; tandis que l’Encyclopédie n’est qu’un tableau à grandes masses & à larges touches des objets, des liaisons particulières & des rapports communs qu’ils ont entre eux.

Tel est l’ouvrage de ce nom : une marche simple, noble & philosophique l’annonce ; l’état de nos connoissances le constitue, & les moyens indiqués d’en reculer les bornes le caractérisent.

Au nombre des objets dont la fabrication peut être désignée sous le nom de Manufactures (voyez ce mot), ceux dont les hommes se vêtent & se meublent font les plus anciens sans doute : ils furent les plus universellement répandus : ils sont toujours de plus grand usage : ce font aussi les premiers que nous décrirons.

Du besoin naquit l’industrie ; mais cette fille féconde & perverse, à la marche inégale, rebroussant sans cesse, inonda les champs de sa source, & bientôt rien ne put suffire aux besoins qui s’épandirent par toute la terre.

Des feuilles d’abord garantirent l’homme des intempéries auxquelles sa dégénération l’avoit rendu trop sensible, Consuerunt folia ficûs, & fecerunt sibi perizomata. Bientôt des plantes, des herbes, des écorces en nature furent mises en usage ; Hérodote, Strabon, Séneque, nombre de voyageurs & d’auteurs modernes, qui ont fait des recherches sur les costumes, nous représentent diverses nations ainsi vêtues. De longs filamens de plusieurs sortes de végétaux indiquent le même emploi par leurs propriétés, la souplesse & la force : on les froissa, on les tordit dans les doigts ou sous la main pour augmenter leur douceur & accroître leur résistance : on en joignit plusieurs ; delà les tresses, les nattes imaginées bien avant le tissu régulièrement croisé, imaginé lui même longtems avant la filature proprement dite.

Tiges
de bois
liant
Ecorces
diverses.
Fibres,
Feuilles,
Joncs
, &c.
Avant toute autre matière, la tige des bois liants, l’orme, la sanguine, le bouleau, l’osier surtout, puis le genêt, le jonc, les feuilles de typha, de sparganium, d’iris, celles de palmier, l’écorce du saule, du hêtre, du sapin, du bouleau, celle de tilleul sur laquelle même on écrivoit anciennement ; le papyrus, des joncs, des gramens furent successivement employés en liens, en fils, en cordages, en voilures.

Au rapport d’Hérodote, les Indiens de l’armée de Xerxès étoient couverts d’écorces, leurs cables étoient fabriqués avec une sorte de roseau appellé Byblos ; cette nation nous est représentée composant ses vêtemens d’écorces, & ne les variant alors qu’avec des joncs & des herbes, des plantes diverses.

En Asie, on tiroit du genêt un fil excellent à l’usage des filets : les Pisantins de nos jours font d’excellentes toiles de son écorce ; d’après quoi on peut en croire Pline, malgré les doctes commentaires de son nouveau traducteur.

L’Afrique cordoit la feuille de palmier comme le fait encore aujourd’hui la Sicile : de l’écorce intérieure du papyrus, l’Egypte fit des cordes, des nattes, les voiles de ses navires, les chaussures de ses prêtres, des couvertures, des étoffes enfin.

Tous les cordages de la flotte du roi Antigonus étoient de papyrus ; on n’en faisoit point alors de sparte, espèce de gramen qui vient sans culture aux environs de Carthagène & dans les parties arides de la province de Murcie, & qui n’est connue que depuis la première guerre des Carthaginois en Espagne : gramen que les Espagnols emploient à divers usages, qu’ils câblent en cordage, qu’ils tressent en nattes ou filets dont ils forment les parcs pour les moutons, qu’ils filent même aujourd’hui & dont ils font de très-belles toiles ; ainsi que de l’aloës pite, dont ils tirent un fil si sia qu’on l’emploie en Catalogne à faire des blondes.

On faisoit macérer dans l’eau ces différentes matières ; on les frappoit de maillets de bois sur la pierre, pour les adoucir & les rendre plus souples.

Ainsi se vêt encore la moitié du genre humain : ainsi les Chinois font des toiles & des étoffes de la secondé écorce du Ko[1]; des nattes, leurs voiles, manœuvres & cables, de Rotins ou Rotans liés en faisceaux & non battus, seulement tordus, comme sont les leurs & de la même matière, les habitans des Philippines, dont le peuple & les gens de mer se font des chemises & des vêtemens de la toile d’un tissu rude & de couleur brune, de fibres de cocotiers, ourdis par la nature, attachés, dit M. Pagès, au corps de l’arbre entre les branches[2]. Ces Insulaires employent aux mêmes usages les feuilles de Nipe[3], les fibres Abaca[4], celle de Cabo Negro[5], de l’arbre Plantin[6], &c.

Aux îles Larrons, comme aux Philippines, on employe de la filasse qui se trouve sous la première cosse du coco ; on la bat, elle l’adoucit comme des étoupes, on en fait de bonnes cordes pour des cables qu’on nomme cables coires ; on en fabrique aussi une toile grossière qui peut servir à faire des voiles. Dans la mer du sud, les Espagnols employent cette filasse battue pour calfater leurs vaisseaux, & ils trouvent qu’elle ne se pourrit pas.

A Madagascar on prépare la feuille du rafia[7], dont on fait des toiles fines, & celles du vacoua[8] dont on fait des tissus communs, pour linges, vêtemens & ustensiles de ménage. Les habitans de beaucoup d’îles de la mer du sud, au nombre desquels sont les Taïtiens, n’ont de vêtemens que de l’écorce de l’arbre de pin.

Aux Antilles, dans la Guiane, sur les bords de l’Orénoque, on fait de l’écorce de Mahoc, des hamacs, des filets de pêcheurs, & l’on en calfate les pirogues. Dans plusieurs provinces de France, à Paris même, on fait des cables de l’écorce de Tilleul, & l’on n’employoit de cordes à puits que de cette matière avant l’usage du sparte.

Chez les Anciens, le changement de pratique dans les Arts est plus sensible pour nous, que la perfection d’aucun procédé ; nous n’appercevons le premier, que lorsque le hazard leur ayant présenté de nouveaux objets, fourni ou soustrait quelque matière, a fait naître un changement alors indispensable : au lieu qu’il ne paroît pas que nous ayons rien acquis quant à la perfection des procédés. En tout ce qui nous est connu, des Egyptiens surtout, & qui nous est commun avec eux, nous procédons encore de la même manière, & sans arriver toujours au même but. La morale & les loix ne sont pas plus preuve de la sagesse qu’on leur accorde, que les arts utiles qu’on leur conteste, quoiqu’ils y fussent également versés.

Lin
et Chanvre
.
Le Lin trouvé & son usage reconnu, il fut le type, si l’on peut s’exprimer ainsi, & son nom devint le nom générique de toutes les plantes que la configuration, le port ou les propriétés en rapprochent, tels que le lin vivace de Sibérie, (linum perenne, Lin.) le chanvre, le houblon, les orties de différentes espèces, l’aloës pitte, l’yuca, l’écorce des tiges de guimauve dont on tire une filasse si résistante & si douce, le bananier & une infinité d’autres qui servent en tant de pays, avec autant de succès, aux mêmes usages que le chanvre & le lin.

La plante que l’Egypte, l’Arabie, l’Inde où les Égyptiens, faisoient un grand commerce de lin, que tous les peuples de la Gaule & ceux d’au-delà du Rhin convertissoient en cordages & en voiles, n’étoit pas sans doute celle qui servoit à composer ces voiles de brouillard dont les Romaines ainsi que les Grecques voiloient leurs charmes ; vêtement qui, au rapport de Pline, faisoit leur plus bel ornement, au travers duquel cependant le nud trop accusé a beaucoup noirci les crayons de Juvenal, dont Horace fait mention comme d’une étoffe apportée de l’île de Cos, que Varron appelle togas vitreas, & que Sénéque dit être bon à faire paraître le corps nud ; dont enfin paroissent être vêtues la Flore du palais Farnèse, la petite fille de Niobé à la Villa Medicis, &c.

Nulle part que je sâche, Pline ne parle de l’usage du chanvre en tissu ; & combien de peuples, de son temps comme du notre n’y ont jamais employé d’autre matière ? Sans sortir de la France, je pourrois en citer toutes les provinces méridionales. Cependant, la distinction du chanvre & du lin est formelle dans Hérodote. « Il croît en leur pays (des Scythes), soit qu’elle vienne naturellement, ou qu’elle soit cultivée, une plante plus grande, plus forte & meilleure que notre lin, dont les Thraces se font des habits que, quiconque n’a vu de chanvre, prend pour être fait de lin.» Mais le chanvre croissoit au pays même d’Hérodote ; & Pline le connoissoit si bien, que ce qu’il dit, soit de son emploi en corde, soit du temps de le semer, de le récolter, de le faire sécher, de le teiller, soit enfin de la partie la meilleure de son écorce, est entièrement conforme à ce que nous en dirions nous-même ; à l’exception néanmoins du chanvre de Rosea, au pays des Sabins, dont la hauteur égaloit celle des arbres & dont nous n’avons pas d’idée. « Deindè utilissima funibus cannabis feritur à Favonio. Quo densior est, eo tenuior. Semen ejus cùm est maturum, ab œqui-noctio autumni distringitur, & sole, aut vento, aut fumo siccatur. Ipsa cannabis vellitur post vendemiam, ac lucubrationibus decorticata purgatur. Optima Alabandica, plagarum prœcipuè usibus. Tria ejus ibi genera. Improbatur cortici proximum, aut medullœ : laudatissima est è medio, quœ mesa vocatur : secunda Mylasea. Quod ad proceritatem quidem attinet, Rosea agri sabini arborum altitudinem œquat.» (Hist. Univ. liv. 19, ch. 9.)

Les quatre espèces de lin d’Egypte que Pline dénomme par les principaux lieux aux environs desquels on les cultive, n’ont de variétés que celle que leur procure la nature du terrein. Peut-être même l’Egypte ne produisit-elle jamais beaucoup de chanvre : la moindre force que ce Naturaliste attribue aux lins d’Egypte par comparaison à ceux des autres pays, & la chaleur de son climat, dont se passe très-bien le chanvre, donnent lieu de le présumer.

Cependant, c’est au moyen du lin que Pline fait parcourir les mers & rapprocher les continens ; c’est devant cette plante qu’il s’émerveille de la communication réciproque des différentes parties de l’univers qu’elle établit, & contre la culture de laquelle les dangers de la navigation lui arrachent des imprécations. C’est de lin qu’étoient ces toiles de fils composés de cent cinquante brins, & la fameuse cuirasse d’Amasis plus étonnante encore, dont chaque fil avoit été tordu de trois cens soixante-cinq autres, par allusion, dit M. de Paw, à la durée de l’année vague ; ce que tant de gens avoient vérifié, qu’il ne ressoit plus, au temps de Pline, qu’un lambeau de cette armure ; c’est de lin qu’on bourroit les matelats, invention venue des Gaules.

On récoltoit le plus beau lin d’Italie entre le Pô & le Tésin ;on y faisoit les toiles dans des caves, ainsi que dans la Germanie. Le lin d’Espagne (carbasus), supérieur à celui d’Italie, se convertissoit en toiles fines comme nos batisses, & connues sous le nom de carbases. Les premières de ces toiles nous sont venues d’Espagne : Sœtabis ou Setabis, aujourd’hui Saint-Philippe, à ce qu’on prétend, étoit célèbre par son lin & ses toiles, que Pline met entre les plus fines & les plus estimées de l’Europe, dont Silius Italicus nous parle ainsi :

Sœtabis & telas Arabum sprevisse superba,
Et Pelusiaco filum componere lino.


& dont Catulle nomme les beaux mouchoirs, sudaria Sœtaba. On faisoit en Espagne des filets & des toiles de lia pour la pêche & pour la chasse, excellentes surtout pour celle du sanglier. Il paroît qu’on en faisoit aussi des voiles de navires…vocat jam carbasus auras : il n’importe que l’expression soit au propre ou au figuré.

Le lin étoit estimé par sa blancheur dès la guerre de Troye ; longtems avant, les prêtres Egyptiens, Hébreux & Indiens avoient adoptés les robes blanches de fin lin, comme une marque de la candeur & de la dignité du Sacerdoce ; distinction qui leur étoit très-agréable, vestes gratissimœ, & tous les agrès de la flote des Grecs, étoient de lin.

Quoiqu’il en soit de ces distinctions, il est évident que le chanvre fut, ainsi que le lin, du plus grand usage dans l’antiquité. Les Babyloniens, suivant Hérodote, portoient des tuniques de lin ; l’habillement des égyptiens étoit de lin. Ce peuple eut la laine en horreur ; il la regarda comme mal saine, & fit intervenir la religion pour en défendre l’usage ; il proscrivit de ses temples, comme profane, la dépouille arrachée aux animaux.

Les plus anciennes statues d’Egypte sont habillées surtout de lin : il en est dont le vêtement ressemble à cette mousseline très-fine, dont les femmes d’Orient portent encore aujourd’hui des chemises ; & l’on voit par les anciennes momies d’hommes & d’oiseaux, dont les bandelettes, aux unes, sont en toile de lin , & de toile de coton à d’autres ; que cette matière avoit aussi été ouvrée par les Egyptiens dans des temps très-reculés : d’où il résulte qu’il n’y a aucune contradiction à dire, que ce fut seulement par la succession des temps, que les robes blanches des prêtres ont été de lin & de coton. Ces dernières, comme très-précieuses, furent longtems réservées aux gens de distinction ; c’est par une semblable robe que Pharaon annonça le haut rang auquel il élevoit Joseph. Mais de tout temps le lin fut abondamment cultivé en Égypte ; toujours il fut le grand objet de son commerce, qui se bornoit, presque uniquement aux fruits, aux toiles que les femmes des tisserands alloient échanger contre de la colocase, & aux tapis semblables à ceux dont Dieu ordonne à Moyse de tendre & de couvrir le tabernacle : Cortinas de Bysso retorta. Pendant très-longtems le lin fut l’unique matière de ses immenses manufactures, & sans doute il a été la vraie cause de son innombrable population.

Moyse dit que Dieu, en punition des persécutions de Pharaon, y frappa le lin de sa malédiction ; ce législateur défendit aux Juifs de porter des habits tissus de laine & de lin, mélange de luxe, sans doute, de son tems. Les vêtemens de peau de chèvre & de brebis des Prophètes Elie, Elisée, Ezéchiel, ne prouvent pas plus, pour le costume des Hébreux de leur temps, que celui de S. Jean, le Précurseur de Jésus-Christ : c’étoit l’emblème de la mortification & l’exemple de la pénitence que prêchaient ces envoyés de Dieu, Le même Ezéchiel, quoique le lin fût le vêtement ordinaire du peuple, déclame contre le fin lin d’Egypte & de Syrie, ainsi que contre les beaux draps, les broderies & autres parures.

Les Egyptiens attribuoient à Isis la découverte du lin, comme tous les peuples ont attribué à leur plus grand Dieu, ou aux plus grands hommes qu’ils ont divinisés, les découvertes dont ils ignoroient l’origine, & qu’ils envisageoient comme les plus importantes.

Chez les Hébreux, l’habit & tous les ornemens du Pontife consistoient dans la tunique, les caleçons, la ceinture, le manteau, l’éphod, le pedoral & la thiare. La tunique, chemise à manches unie, ou ouvragée, simple, brodée ou à franges, qui descendoit jusques sur les pieds, telles que les aubes de nos prêtres, comme ces aubes, étoit de toile de lin, ainsi que les caleçons. La ceinture, de trois à quatre doigts de large, & de trente-deux coudées de longueur, qui faisoit plusieurs tours du corps, & qui serroit la tunique, comme le cordon serre l’aube, étoit une bande de toile de lin. La thiare n’étoit qu’une autre bande, longue de seize coudées, de toile de même matière, entortillée autour de la tête ; le manteau, l’éphod qui y étoit attaché, & le pedoral, étoient bien brodés d’or, d’hyacinte, de cramoisi, mais toujours sur un fond de toile, dont on observe même que le fin lin étoit retors à la phrygienne.

Quant à la tunique, aux caleçons, à la ceinture, à la thiare, les seuls ornemens du jour des expiations, ils portoient le nom d’habits blancs ; sans doute parce que la toile en étoit ordinairement blanche. Je dis ordinairement, parce qu’il est aussi fait mention dans l’Ecriture, de la tunique couleur d’hyacinte, ce qui peut-être pourroit aussi s’entendre de la couleur naturelle du lin avant d’être blanchi. Si la collection des vêtemens du Grand-Prêtre prit ensuite le nom d’habit d’or, ce fut la magnificence des ornemens qui le leur valut. Les vêtemens, tous distingués, suivant les grades dans l’ordre hiérarchique, excepté la tunique & les caleçons, sont tous également de lin ; & les Prêtres Egyptiens les portoient de même, comme on le voit dans Plutarque.

A l’égard des voiles du Temple, qu’étoit-ce autre chose, dans le principe, que des toiles tendues entre la nef & le chœur, le chœur & le sanctuaire ? on les broda ensuite, on y inséra diverses couleurs, on en vint à mêler dans le tissu, la laine & le poil de chèvre avec le lin, mélange consacré aux ornemens du Temple, & que les prêtres s’arrogèrent par extension, quoique l’usage en fût défendu aux particuliers. Enfin on y employa des tapis de Babylone, & ils devinrent si magnifiques, qu’on les couvrit de rideaux, de tentes, de nouveaux voiles qui, comme les premiers, étoient de toile ; Sidon ne fut pas moins fameuse par ses toiles de lin, que par ses tapis & ses voiles précieux.

L’étoffe de l’habillement des statues Grecques & Romaines étoit partie de toile, partie d’autres étoffes légères ; il y en eut de draps ; mais la soie fut très postérieure, comme l’observe Winckelmann.

Thucydide dit positivement que les anciens Grecs étoient tous vêtus de toile. Hérodote pense que c’était particulièrement le vêtement de dessous ; mais tout annonce que, jusqu’à des temps plus rapprochés du siècle où ces deux Historiens ont vêcu, l’usage de la toile étoit général en Grèce ; longtems encore il y fut fréquent, puisque le lin le plus beau & le plus fin, se cultivoit & se fabriquoit aux environs d’Elis. Je ne sais sur quoi les Auteurs se font fondés, en disant que c’est seulement sous les Empereurs que l’usage du lin s’est introduit à Rome. Le fait n’est pas vraisemblable ; les Romains, avant ce tems, avoient parcouru, conquis, dévasté l’Égypte, l’Asie & la Grèce, où partout l’habit de dessous, des femmes surtout, étoit de toile, une vraie chemise enfin, telle qu’elles en usent parmi nous. Les statues Grecques apportées à Rome étoient ainsi vêtues. A celles même qui se firent chez les Romains, l’on distingue également la toile du drap par la transparence de la première, & ses petits plis applatis qui représentent le mai de très-près, & par les plis amples du second.

Au temps de Romulus & de Camille, & depuis, lorsque les Romains briguoient des dignités, pour mieux faire voir leurs blessures, ils n’avoient que la robe , la toge ou le manteau ; mais le vêtement de dessous, la tunique, se répandit bientôt à Rome comme en Grèce ; & il auroit été aussi indécent à un homme de se montrer avec ce seul vêtement, qu’il le seroit aujourd’hui de paroitre en chemise.

Nous savons, dit M. Arcère, que les chemises de toile ne furent en usage que bien tard ; mais le passage de Montfaucon qu’il cite, n’est point une preuve. Il n’en donne aucune pour établir que le subucula & l’indusium fussent toujours ou même ordinairement de laine. L’autorité d’Horace seroit bien foible ; mais encore ne dit-il pas que les tables étoient sans napes ; quand il seroit vrai que celle de Nasidienus n’en eût point, ce que ne dit même pas le Mensam pertersit. Au reste, cette assertion de M. Arcère est formellement démentie par Martial (Amictorium cxlix, liv. 14.)
Mammosam metuo : teneræ me trade puellæ,
Ut possint niveo pectore lina frui.
Je laisse à l’Histoire Naturelle à parler du lin incombustible ; l’amiante ou abeste, sur laquelle on a fait des dîssertations très-savantes, des essais peu curieux & très-inutiles.

L’habillement de toile resta particulièrement affecté aux femmes, & ce fut dans la suite un si grand luxe chez elles de se vêtir de ces belles toiles de coton qu’on travailloit dans l’île de Cos, que l’usage pour les hommes en indiquoit la molesse.

Pour les peuples longtems moins policés & moins corrompus que ne le devinrent les Grecs & les Romains, ce fut l’ouvrage des siècles de passer de l’écorce ou de la natte à la toile ; mais une fois ainsi vêtues, les nations des pays méridionaux dédaignèrent toute autre étoffe ; aujourd’hui encore les Africains de la cote occidentale & les habitans des îles du Cap vert, qui reçoivent, en échange de leurs denrées, des toiles & des toileries de nos fabriques, méprisent également toutes les sortes de lainages.

CotonLe coton fut un terme générique de toutes les espèces de bourres végétales que l’industrie humaine assujettit à la filature, comme le lin l’avoit été de tous les filamens tirés des plantes.

Au pays des Seres, comme au Golfe Persique, dans les îles Tilos, on le récoltoit également sur les arbres, mais avec cette différence, qu’aux Tilos il étoit enfermé dans des capsules qui s’ouvroient lorsqu’il étoit mur, & que dans l’autre contrée, on le trouvait en duvet appliqué sur les feuilles même de l’arbre.

Pline compiloit en narrant ainsi : Cette bourre qu’on récoltoit sur les feuilles des arbres, étoit la soie dont à Rome, au temps de Pline, on ignoroit encore l’origine.

Dans la haute Egypte, le cotonnier étoit un arbrisseau, & c’est le même qu’on cultive à Malthe ; dans l’Inde, il étoit en arbre, tel qu’on l’a trouvé dans l’Amérique méridionale. Ces arbres, dit bonnement Hérodote, portoient, au lieu de fruits, de la laine dont le peuple se faisoit des habits, laquelle étoit plus belle & beaucoup meilleure que celle des brebis. Ailleurs, il étoit herbacé, comme il s’en voit beaucoup dans le Levant. L’Arabie, la Perse, l’Inde, le midi de la Chine, & la plupart des îles qui font partie de ces heureuses contrées, sont des climats où toutes les espèces de coton sont indigènes : ils y sont, en général, de la plus grande beauté. Le kapoc, qui vient sur un arbre que l’abbé de la Caille a vu au Cap de Bonne-Espérance, & où il a donné son nom à une montagne, est une sorte d’ouate, trop courte pour être filée, mais douce, fine & assez diadique pour qu’on l’emploie à faire des lits comme nos lits de plume.

En Grèce, où la culture & l’usage du coton se répandit, & où il étoit connu sous le nom de gossipion ou xylon, & la toile qui en provenait, sous celui de toile-xyline, celui de l’île de Cos fut singulièrement estimé, ainsi que les étoffes où on l’employa avec beaucoup d’art. On distinguoit encore, en Grèce, parmi diverses boures végétales, le lin orkhomène, duvet d’un roseau qui croissoit sur les bords du lac Copaïs, en Béotie. De semblables roseaux du Nil & des fleuves de la Perse & de l’Inde ont fourni des duvets qu’on filoit également. L’apocin de Syrie, plusieurs autres plantes, des chardons particulièrement, donnent une sorte de coton qu’on a filé & employé en vêtemens. On fabriqua aussi des étoffes légères avec une sorte de filamens doux, qui retiennent le nom de soie d’huitre, de ce qu’ils croissent sur des coquillages qui en sont attachés les uns aux autres & aux rochers. Cette matière souple & résistante, dont les Tarentins font encore des gants & des bas très-fins & très-chauds, a été mal à-propos confondue avec le byssus : ce lin, de la plus grande beauté, soit qu’il vînt d’Egypte ou que l’Elide le produisit, qu’on teignoit souvent en pourpre, & dont on faisoit des toiles, n’avoit du reste de particulier que sa dénomination.

La flexibilité du coton, sa douceur, la facilité de le mettre en œuvre & d’en fabriquer divers tissus depuis ces toiles, que les Anciens appeloient des brouillards, jusqu’aux voiles des navires qui résistent aux vents les plus impétueux, tout a concouru à faire rejetter les matières précédentes, qui n’ont en effet aucune de ces qualités dans un degré bien éminent. Je ne fais même aucun doute que ce ne soit à la découverte du coton & à la multitude des usages auxquels il est propre, qu’on ne doive attribuer la diminution de la culture du lin dans le Levant, en Perse, & sur-tout en Egypte, où les Anciens en faisoient un si grand commerce, & dont le terrein léger & gras est peut-être un des plus favorables du monde à ce genre de production.

Laine.Un des plus grands revenus des chefs & des rois, dans la haute antiquité, étoient les troupeaux, & singulièrement ceux des bêtes à laine. Dieu, dans l’Ecriture, récompense le juste par la prospérité de ses troupeaux ; Jupiter, dans Hésiode, par la beauté de leurs toisons, dont Homère réservoit le travail aux princesses de son temps.

L’usage de la laine se perd dans les âges ; il ne nous en reste aucune trace. Moyse, Homère & toute l’antiquité, font mention des nombreux troupeaux de quelques peuples & de certains particuliers, comme de la principale richesse de ces temps reculés ; ils nous parlent de l’usage de les tondre, & de l’emploi de leur laine en vêtemens. Furent-elles filées ou feutrées dans le principe ? L’histoire n’en laisse rien soupçonner ; d’où l’on peut conjecturer la très-haute antiquité de l’une & de l’autre pratique. Cependant le feûtrage doit être antérieur à la filature ; chaleur, humidité, mouvement, pression, interposition de quelque matière fluide, saline, astringente, tout cela suffit pour l’opérer : or, ces choses se rencontrent déjà sur le dos même des moutons, lorsqu’ils ne sont pas tenus proprement : l’haleine, la sueur, l’urine, le crotin de ces animaux, leur pression les uns contre les autres & sur la litière échauffée, tout y concourt.

Les hommes des temps anciens, tels que les Pélasges & les Tartares errans de nos jours, vivant à la suite, à la garde de leurs troupeaux, avec & presque comme eux, en virent les laines, en se couchant dessus, se feutrer tout naturellement, plus complètement encore & par plus grandes masses. De la facilité d’en user ainsi, naquit l’idée de seconder, d’aider la nature ; voilà le principe de l’art. Déja les Anciens, comme nous le faisons aujourd’hui, employoient les acides au feutrage ; ils composèrent ainsi des feutres qui, au rapport de Pline, résistoient au fer & au feu : à peine ceux des artistes de nos jours résistent-ils à l’eau. Les soldats Samnites étoient armés de cuirasses, spongiœ, faites de laines, & fabriquées, selon Lipse, de la manière dont on fabrique nos chapeaux. Au rapport de quelques voyageurs, les Tartares dont j’ai parlé, font des tentes de feutre d’une seule pièce ; & il nous est parvenu d’eux, par la voie des Polonois, quelques chapeaux, dont l’épaisseur, l’étendue, la force & la souplesse nous étonnent : il n’y a peut-être pas un ouvrier en Europe, capable de faire un feûtre bien conditionné d’une toise en carré ; mais nous reviendrons sur cette matière au traité de la chapellerie.

Combien cependant l’idée simple du feutrage a dû précéder les idées très-composées de la filature & du tissage ! combien même la gradation de ces opérations sur les diverses matières a dû être sensible !

Déjà au temps des patriarches de la Genèse & des héros de l’Iliade, les étoffes étoient teintes de toutes les couleurs, ornées & enrichies de tout ce que la nature & l’art pouvoient fournir au luxe ; cependant les mœurs étoient encore telles, que l’homme dédaignoit de soumettre sa force au travail d’objets aussi futiles. Mars ou les champs, le soc ou l’épée ; le reste fut le partage des femmes dans la haute antiquité ; & lorsqu’Hérodote nous représente les hommes, en Egypte, gardant la maison & s’occupant à filer, & que Pline dit qu’il n’est point messéant aux hommes de peigner le lin, ils ne prouvent autre chose, sinon l’effrayante dégradation de l’homme depuis les temps de Moyse & d’Homère.

Ainsi les anciens avoient conservé cette idée de la dignité de l’homme, que, s’ils le croyaient dégradé par l’exercice des arts mêmes, qu’ils prisoient assez pour en rendre grâce à quelque divinité, ils n’en attribuoient point la découverte à un Dieu, mais à une Déesse : le marteau fut mis aux mains de Vulcain, & les fuseaux exercèrent celles de Minerve. D’une part, c’est toujours Osiris, Fohi, Tubalcain, Mercure, Vulcain, &c. ; de l’autre, Isis, l’impératrice Yao, Noëma, Arachné, Minerve enfin ; que ces noms signifient la chose, ou qu’il en soit autrement. On voit Pénélope, Calypso, Circé , & jusqu’à la femme, la sœur & les filles d’Auguste, s’occuper, ainsi que Tanaquille, reine de Rome, à filer, fabriquer & broder des étoffes.

Lorsque Pline cite les inventeurs de différens arts, qu’il attribue la tisseranderie aux Egyptiens, la teinture aux Lydiens, la ligne & les filets à Arachné, les fuseaux pour filer la laine à Closter son fils, les soulons à Nicias de Mégare, les souliers à Tikeus de Béotie, les bottes aux Cariens, la broderie, ainsi que les voilures, aux Phrygiens, l’huile & la meule pour broyer les olives à l’athénien Ariste, &c : lorsqu’il parle des tapis de laine à couleurs & à dessins mélangés, connus bien avant Homère, & qu’il indique la différente manière dont les bordoient les Gaulois & les Parthes ; qu’il attribue aux premiers l’invention des matelas bourrés de laine, celle des gausapes & des amphimales, c’est-à-dire, des étoffes veloutées d’un côté & de celles veloutées des deux côtés, ainsi que les ceintures velues aux Romains de son temps ; les étoffes rases & la frise à celui d’Auguste, les brochées en or au roi Attale, d’où elles portoient le nom d’attaliques : lorsqu’il dit que les tapisseries par excellence venoient d’Alexandrie, les étoffes tricotées des Gaules, les plus belles broderies de Babylone, ou avoient été travaillées ces fameuses couvertures de lits à convives, qui, du temps de Caton, furent vendues huit cents mille sesterces, & que Néron acheta quatre millions de sesterces, il semble le voir feuilletant les archives du monde cent fois dévastées par la barbarie des hommes, & n’y trouvant plus que quelques lambeaux échappés à celle de sa propre nation. Qui ne fait que ces Romains, pour qui nous ne sommes que des enfans, n’étoient que des enfans eux-mêmes comparés aux Grecs, les Grecs aux Egyptiens, & ceux-ci à combien d’autres nations, dont l’idée s’est évanouie dans l’immensité des temps ?

Toutes ces nations furent éclairées & corrompues ; toutes cultivèrent les Sciences & les Arts ; mais, comme si elles eussent été d’une autre sphère, à peine quelques monumens épars laissent-ils soupçonner leur existence : par-tout la chaîne des idées est rompue. Nous ne concevons points la fabrication & l’usage de ces barques de terre cuite, que la disette de bois fit inventer aux Egyptiens. Nous ne croyons plus, tant notre ignorance est extrême, à la trempe du cuivre, à la malléabilité du vere, &c. Que n’aurois-je pas à dire, si je jettois un coup-d’œil sur ces sciences sublimes, la morale, la législation, d’où l’amour de la justice, l’enthousiasme de son pays & des siens, que nous bégayons à peine, & dont la pratique pour nous est incertaine & factice ; & sur les Beaux-Arts, l’éternel enchantement de l’univers ; & sur la brillante Mythologie, l’ingénieuse allégorie, l’une & l’autre l’ame de la Poésie & les délices des gens de goût ? On n’invente plus ; on ne perfectionne rien : heureux de découvrir ce qui fut cent fois connu.

Mais revenons à Pline, le seul qui ait entrepris de lier les temps par les connoissances des hommes, & dont la masse de celles qu’il indique prouve, par rapport aux Arts, l’ignorance des Romains comparés aux nations qui les ont précédés, & celle des modernes comparés aux Romains eux-mêmes.

Quel est le procédé de ces feutres qui résistoient, nous dit-il, à l’effort du fer, auxquels son traducteur ne croit pas, ce qui importe peu ; celui qui rendoit les laines capables de résister à l’action du feu, ce que nie son traducteur, & ce qui est tout aussi indifférent ? De ces étoffes qu’on faisoit teindre pour les renouveller, lorsqu’elles avoient perdu de leur duvet par l’usage, & dont on ne savoit voir la fin ? De celle dont étoit la robe royale à tissu onduleux qu’avoit porté Servius Tullius, ouvrage de Tanaquille, & qu’on voyoit encore dans le temple de la Fortune, au temps de Marais Varron ? De celle de ces prétextes, ou robes dont fut vêtue la statue de la Fortune, & qui durèrent jusqu’à la mort de Séjan, c’est-à-dire l’espace de 560 ans, sans avoir perdu de leur couleur, souffert des teignes, &c. ?

Les laines les plus renommées d’Italie étoient celles d’Apulie, puis celles des moutons de la grande Grèce ou des campagnes de Tarente ; mais les plus blanches étoient aux environs du Pô ; celles de Milet, de la Gétulie, de l’Attique ne venoient qu’après.

La distinction des laines blanches, qui devinrent précieuses par la facilité de les mettre en œuvre & de les teindre en toutes fortes de nuances n’avoit pas fait une sensation marquée avant Caton & Varron. De leur temps, les laines jaunes étoient encore préférées chez les uns, les tigrées chez les autres ; les brunes ou noires par les Espagnols mêmes, quoiqu’on prétende, ce qui ne s’accorderoit guère pourtant avec cette opinion, qu’ils fournissoient, par la voie des Carthaginois, long-temps avant les guerres de ceux-ci avec les Romains, ces beaux draps que les Phéniciens & les Lybiens colportoient dans les contrées voisines, & sur lesquels Tyr appliquoit sa magnifique pourpre.

Strabon, sous Auguste, met le prix des bons béliers en Espagne, à un taux excessif ; Columelle, sous Claude, écrit qu’on les alloit chercher sur les côtes d’Afrique, & attribue à Marcus son oncle, d’y avoir propagé la belle race. Le premier dit, qu’anciennement les Romains tiroient leurs belles étoffes de l’étranger ; mais que depuis la conquête de l’Espagne, ils ne sortoient point de l’étendue de leur domination pour s’en procurer. Le dernier assure que les laines de la Gaule font les plus belles du monde, nunc Galliœ ( oves ) pretiosiores habentur.

On avoit en Lithuanie, comme aux environs de Pézenas & en Egypte, des laines lisses comme le poil de chèvre, qui étoient très-propres au tissu à mailles. On en avoit de diverses couleurs naturelles ; & l’on eut à Rome la curiosité & le luxe d’en teindre sur le dos de l’animal, soit en pourpre de murex, soit en graine d’écarlate, soit en couleur violette, extraite du conchylium ; opération inconnue parmi nous, & qui prouve la méprise de divers Auteurs qui ont prétendu, que, ni la pourpre, dont on dit les Phéniciens inventeurs, ni celle de Gétulie & de Laconie, très estîmée, quoique très-inférieure à la Tyrienne, n’étaient point applicables sur la laine, le poil & la soie ; & qui en concluent que toutes les étoffes teintes des extraits de coquillages, étoient de coton.

Le fait & la conséquence sont également faux. De ce que les habitans de Panama connoissent le murex, en teignent des toiles de coton & des fils de plantes dont ils font un commerce quelconque, il ne s’ensuit pas que ce soit exclusivement aux matières animales ; & quand cela serait, c’est qu’ils n’en veulent ou n’en savent pas davantage ; mais on n’en peut rien conclure pour les anciens, qui surement savoient bien des choses que nous ignorons, entre autres, teindre en pourpre avec les coquillages, & en écarlate, avec le coccus, kermès, fruit d’yeuse, graine d’écarlate ou vermillon, le lin, le coton, la laine & le poil de chèvre, matières toutes également indiquées par les Historiens profanes & les Historiens sacrés, soit en vêtements susceptibles du lavage, sans altération de couleurs, soit en tapis, en meubles de toute espèce, en voiles de vaisseaux, telles celles de la flotte d’Alexandre, voguant sur l’Indus, & long-tems après celles de la galère de Cléopâtre, remontant le Cydnus.

Si l’on vouloit bien se rappeller que les Romains n’étendirent leur Empire que par les armes ; que des monstres le gouvernerent pendant une suite de siècles ; que l’Europe ne fut affranchie de leur domination, que pour tomber sous celle de peuples moins corrompus, mais plus barbares ; que les croisades, aussi funestes à l’Occident que la guerre de Troye l’avoit été à la Grèce, amenèrent parmi nous, avec les vices & les maladies, la féodalité qui nous jetta dans une ignorance toute autrement brutale que celle des Pélasges au tems d’Inachus ; si l’on pouvoit concevoir qu’il suffit d’une semblable période pour effacer les Arts de la mémoire des hommes, & que la corruption, par corruption, hâtant, précipitant tout, fit perdre à ceux-ci jusqu’au sentiment de ce qu’ils furent, honteux de son avilissement, on n’oseroit lever les yeux sur l’antiquité, & l’on ne parleroit des anciens qu’avec un saint respect.

Toutes les matières, toutes les étoffes connues de nos jours, à la soie près, le furent dans des tems antérieurs à toute époque civile bien déterminée pour nous. Elle sont indigenes dans tous les pays où la civilisation & l’industrie, par tout nécessairement & réciproquement cause & effet, ont réuni les hommes en corps de nation, & les ont divisés en peuples.

Soie.La soie seule ne fut connue en Occident, qu’après une révolution de bien des siècles ; combien ne s’en écoula-t-il pas encore entre l’usage qu’on en fit, & l’art de la traiter ? Rien en cela ne doit nous étonner ; elle est une production naturelle de l’Inde, pays où ne voyagèrent guère que des avanturiers ; ils en rapportèrent des étoffes, long tems après ils en rapportèrent des soies qui n’étoient point travaillées, & qu’on s’avisa bien plus tard de mettre en oeuvre. Pamphilia, de l’Isle de Cos, trouva, dit-on, la première ce secret ; mais Pamphilia est supposée avoir vécu des siècles avant qu’on connût la soie du pays des Seres, de l’Inde, la vraie soie enfin ; celle qu’on disoit de Cos, n’étoit qu’un très-beau coton. Les Naturalises, les Historiens, les Peres de l’Eglise, dissertèrent longuement sur la nature de la soie, déclamèrent contre son usage. On l’employoit cependant, & malgré tout ce qu’en avoit dit Aristote, tous les Naturalises, les Poëtes [9] & les Historiens, jusqu’à Pline , & ce qu’en dit Pline lui même, on ne soupçonna ce que c’étoit que par Pausanias, & l’on ne s’en affura que sous Justinien, à qui des Moines rapportèrent de l’Inde, des œufs du ver qui la file, & le mûrier dont il se nourrit : cet Empereur répandit l’un & l’autre dans la Grèce, & en établit des manufactures dans ses principales villes. Roger ensuite revenant de la terre Sainte, & passant en Grèce comme un torrent, les entraîna en Sicile & en Calabre, d’où se propageant lentement, la soie & le mûrier gagnèrent le reste de l’Italie, l’Espagne, la France enfin, où sous le règne de Louis XI, s’éleva la première manufacture de soieries, trois siècles après celles de la Sicile, par Roger ; & plus de mille ans après celles d’Athènes, de Thèbes & de Corinthe, par Justinien, sans qu’on ait pû naturaliser la soie dans aucune de ces contrées, puisque ce n’est qu’à force d’art qu’on y fait éclore, qu’on y élève & qu’on y perpétue les vers qui nous la donnent.

Inutilement voudroit-on jetter ses regards sur l’Histoire d’aucune autre espèce de manufactures ; leurs progrès sont aussi inconnus que leur origine ; on ne trouve dans les Auteurs, que quelques faits isolés ; par tout c’est un labyrinthe sans fil ; on fait qu’elles fleurirent successivement en Asie, en Egypte, en Grèce, en Espagne, en Germanie, & chez tous les peuples, d’Orient en Occident. On peut soupçonner que la toile étant commune chez les Orientaux, à raison du climat & de l’abondance des matières premières, ces sortes de manufactures, ainsi que celles de soie dans l’Inde, y ont pris naissance, & qu’elles y ont été très répandues, même en Grèce, dont les peuples étoient d’origine Egyptienne ou Phénicienne : les monuments, ainsi que les Auteurs, ajoutent d’ailleurs tout ce qu’il est possible d’ajouter à cette conjecture. Comment après cela ne pas s’étonner de l’assertion de Goguet, qui répète ce qu’il a dit, savoir que les Grecs ne connoissoient point le linge, quoiqu’ils fussent anciennement tous habillés de toile, & que leurs statues des plus beaux tems, celles des femmes du moins, puisque celles d’hommes ne sont pas drapées, ont le vêtement de dessous en linge ? Qu’ils ne connoissoient point les souliers, quoique les souliers, suivant Pline, ayent été inventés par eux en Béotie, & qu’Homere fasse trouver à Ulisse en rentrant chez lui, son intendant Eumée occupé à s’en ouvrer une paire, ainsi du reste ? qu’ils n’avoient ni boutons ni boutonnières, ce qui est également faux, comme l’attestent quelques monuments ; non dans le costume ordinaire, où ils n’en avoient que faire ; d’après quoi cependant il ne craint pas de conclure leur ignorance dans les Arts.

Goguet se trompe encore, lorsqu’il conclut que la plus grande partie du genre humain a été long-tems sans connoître le fil, de ce que les Groënlandois cousent leurs habits avec des boyaux de chiens marins, & les Samoïedes avec les nerfs des animaux, & c’est une infidélité de sa part, de généraliser le passage d’Hésiode, qui, par la raison qu’il particularise l’usage de ces nerfs pour coudre les peaux de chèvres, dont il conseille de se faire un manteau en tems de pluie, ainsi que nos Selliers en cousent certains harnois, prouve l’usage des fils ordinaires, pour coudre les vêtements de draps dont il parle également.

On est fâché de voir que l’Auteur de tant de recherches les ordonne souvent avec une logique telle, qu’on est porté à tirer des conséquences contraires des mêmes faits. L’art de filer & de tisser la laine & le lin, connu très-anciennement en Egypte, & apporté en Grèce par Cecrops, y fit passer dans la suite les Athéniens pour les inventeurs de l’art de fabriquer les étoffes de ces différentes matières. Athènes fut long-tems renommée par toute la Grèce, pour son habileté dans la tisseranderie. Son territoire, les soins inconnus de nos jours, qu’on y prenoit des troupeaux, lui fournissoient les laines les plus estimées.

De ce que les Grecs enlevoient les toisons dans un tems de l’année où elles se détachoient avec le moins d’effort ; donc les Grecs manquoient alors de ciseaux : de ce qu’il est question dans Hésiode de la tonte des brebis ; donc on n’arrachoit plus la laine au tems de ce Poëte. Rien n’est moins conséquens : certainement on connoissoit les ciseaux dans l’Empire des Césars, & du tems de Pline on y arrachoit encore la toison des brebis dans certains cantons, quoiqu’on les tondit dans d’autres.

Il est bien dit que très-anciennement on travailloit les étoffes de bout, & que la chaîne en étoit verticale, comme celle de la haute Une. Cette méthode est indiquée d’après Posidonius, par Sénéque, qui se plaint que le même Posidonius ait laissé en oubli la méthode qui succéda à la précédente, celle de son tems, celle de nos jours, qu’Ovide a décrite avec autant d’exactitude que d’élégance.

Tela jugo vincta est : stamen[10] secernit arundo :
Inseritur medium radiis subtemen acutis,
Quod digiti expediunt, atque inter stamina ductum
Percusso feriunt inserti pectine denses.

On conjecture que ce sont les Egyptiens qui ont inventé le métier horizontal, & enseigné l’art de travailler assis ; mais on ne voit pas la raison d’en conclure que les étoffes devoient être bien mal conditionnées. Que l’invention du foulage en Grèce, soit due au Mégarien Nicias, ou qu’elle soit très-antérieure, ce qui est évident, assurément chez des peuples venus d’Egypte ou de Phénicie, où les Arts étoient si anciens & très-perfectionnés, on ne sauroit croire qu’au tems de Troye, les Grecs y fussent aussi ignorants qu’on veut nous l’insinuer. Par tout & sans réplique, Homere prouve le contraire ; & le passage suivant d’Hésiode suffiroit lui seul pour placer très-loin dans l’antiquité, la connoissance en Grèce des Arts les plus utiles, dont Pline & les détracteurs de nos jours ont trop souvent rapproché de son tems l’origine ou les découvertes. Alors (en hiver) aye soin, dit le Poëte, de se revêtir d’étoffes de laines (on en portoit donc de toile ?) & d’une longue robe ; enveloppes-toi d’un drap (on fouloit donc les étoffes ?) épais & bien fourni, si tu ne veux trembler sans cesse & frissonner de froid. Couvre tes pieds de bons souliers (Les Grecs connoissoient donc les souliers ?) de cuir de bœuf, garnis de fourrures en dedans. Lorsque le froid sera plus violent, fais-toi un manteau de peau de chèvre, cousu avec des nerfs de bœuf, pour te défendre de la pluie, (en Sicile les voyageur les portent encore ainsi.) & met sur ta tête un chapeau (invention qu’on attribue aux modernes, quoique plusieurs monuments en attestent l’usage dans l’antiquité.) capable de préserver tes oreilles de l’humidité.»

Vraisemblablement, toujours à-cause des besoins spécialement déterminés par le climat, les manufactures de laine s’étendirent, & se sont mieux conservées dans l’Occident & au Nord. Strabon nous apprend qu’on fabriquoit à Padoue des couvertures de lit & de grosses étoffes velues des deux côtés ; il ajoute que l’habillement de la plupart des Italiens provenoit des laines grossières de la Ligurie. On voit que du tems de César, l’Espagne fournissoit au commerce des laines & des étoffes fines, ainsi que du fin lin & les toiles fines : la Scandinavie & autres pays du Nord, des peaux & des laines, ainsi que du chanvre & du lin ; que sous les Empereurs on établit des manufactures d’étoffe de laine à leur profit, & que celles des Gaules eurent de la célébrité : on faisoit, sur-tout au tems de Gallien, beaucoup de cas des draps d’Arras pour l’habillement militaire, le fagum. Mais bientôt la guerre, fruit & germe de la barbarie, y replonge l’Europe : Les Arts éperdus, fuyent & s’anéantissent : à peine l’exigence de la plupart trouve-t-elle place dans la mémoire des hommes.

Si l’on a conservé le souvenir de quelques faits, & qu’il soit resté assez de points de raccords, pour les lier & en faire une histoire du commmerce, dont cependant nous n’avons encore que des essais, c’est que le commerce ébranle toutes les nations qui y participent, & que c’est singulièrement par ses révolutions qu’est déterminée la manière d’être relative de chacune ; au lieu que les arts qui soumissent au commerce, ceux-mêmes qui le constituent, s’exercent dans le silence, & ne font de sensation marquée que par le commerce qu’ils produisent : c’est que le commerce n’a besoin que de bras pour servir la cupidité, & que chaque génération en produit ; au lieu que les arts exigent des talens, & que les talens amis de la paix, ne produisent dans le trouble que de tristes fruits qui n’illustrent ni les temps, ni les lieux, ni les hommes, & dont il ne passe rien à la postérité.

De-là, les histoires du commerce ne sont guère que des récits de courses & souvent de brigandages : le savant Huet lui-même, dans la sienne, parle bien plus de guerre que de commerce ; & s’il lui arrive, çe qui est rare, de désigner quelques-unes des marchandise qui en font l’objet, ce sont ordinairement des métaux, productions naturelles de certains pays, & presque jamais des objets de l’industrie. Bougainville non plus, dans ses profondes recherches sur le commerce, & ses brillantes descriptions des lieux où il se faisoit, de Carthage sur-tout, n’eut jamais en vue les arts ; & Bonami, qui, d’après Diodore de Sicile, Cicéron & Strabon, voit le commerce des Gaules, avant & depuis leur sujétion aux Romains, celui de Paris même, sur l’autorité de Bergier & de Félibien contre Lamare & Longuerue ; Bonami ne fait consister leur commerce qu’en denrées, quoiqu’il étende jusqu’en Syrie & en Egypte les relations des ardens Parisiens. Ni Melot, ni aucun autre n’a tenté de voir, n’a vu du moins par de là.

Si les fastes du corps célèbre dont sont membres les savans que je viens de nommer, corps dont l’institution est de fouiller dans les temps, & d’en rapprocher les faits, qui sert le monde & illustre la France par sa vaste érudition ; si ses mémoires, le dépôt de l’antiquité n’offrent rien sur cette matière ; faut-il s’étonner que personne n’ait écrit l’histoire des arts & des métiers ? nous n’avons même pas de matériaux pour tenter un essai sur les manufactures.

On entrevoit seulement que les Anglois des premiers siècles, étoient déjà possesseurs de troupeaux nombreux ; & que, dans la suite, la vigilance de l’administration sous des loix sublimes, ne provint point d’une idée de création, mais de perfection. Dès le huitième siècle, ils eurent pour la propagation des bêtes à laine, des réglemens dont il nous reste des indices ; réglemens qu’Alfred & Edouard le vieux renouvelèrent & étendirent, mais qui enfin devinrent inutiles par les rumeurs, les partis, les séditions, le ravage des bandits & des loups, jusqu’à Edgar, qui pacifiant tout, & faisant payer le tribut, & jusqu’au rachat des crimes par des têtes de loups, en extirpa la race de l’île, rendit plus que jamais les troupeaux nombreux, & leur commerce si florissant, qu’Edouard III dans le quatorzième siècle, envoya en Flandres, au rapport de Rymer, dix mille sacs de laine que les comtes de Northampton & de Suffolk furent chargés d’y vendre & dont ils rapportèrent 400 mille livres sterlings, à raison de 40 liv. le sac.

On reconnoît que les Belges, (les Flamands & les Hollandais), qui fournissoient au reste de l’Europe, les étoffes de laine dont les peuples se vêtirent lorsque, d’une part, ils abandonnèrent la toile, & de l’autre, les peaux, tiroient les matières d’Angleterre ; que ce ne fut guère que vers la fin du quinzième siècle, ou au commencement du seizième, sous Henry VII, que les Anglois sentirent tout l’avantage de les ouvrer eux-mêmes, & en même temps celui de les multiplier & de les perfectionner ; vaste entreprise, qui demandoit une confiance d’idées, une fermeté de principes, & un long règne, toutes choses réunies dans Elisabeth.

C’est en dire allez contre l’histoire du flamand Kempt, qu’on place en 1331, & que quelques Anglois, très-opposés à d’autres, jugent être le fondateur des manufactures de draps fins en Angleterre. Voilà quant à nous, & pour nous, modernes occidentaux, le principe & l’origine des manufactures de draps ; la laine d’Angleterre & l’industrie des Flamands.

Il sera à jamais étonnant que les Pays-Bas ayent été, pendant tant de siècles, en possession exclusive de fournir aux besoins, au luxe & aux fantaisies de tant de nations. Ils mettent successivement à contribution l’Angleterre & la France, l’Allemagne & l’Espagne, qui ne sachant que faire de leurs laines, les leur envoyent, & ces mêmes contrées avec le reste de l’Europe, par leurs étoffes insensiblement ouvrées au goût de tout le monde.

Heureux les peuples dont le prince a été façonné par l’adversité. Le Henry VII des Anglois, le Henry IV des François, puisèrent chez elle la sagesse qui rendra leur règne à jamais mémorable. Le premier, exilé en Flandres, en remporta les manufactures qu’il y avoit vues si florissantes, & fonda sur elles la richesse & la splendeur de son empire : avec les mêmes vues, le second prit les mêmes soins, & eut les mêmes succès.

Sully, qui aimoit son maître ! vit aussi que le vrai moyen de favoriser la population & l’agriculture dans un grand état, étoit d’y cultiver les arts, mais les arts utiles. La France lui doit vraiment ses manufactures les plus importantes, & il n’y a entre ce grand homme & Colbert, qui travailla à les perfectionner, que cette différence bien marquée, que l’un n’eut jamais à seconder que des vues utiles, & l’autre, le plus souvent que des vues fastueuses.

Henry employa des moyens simples & sûrs, ceux de l’aisance publique & de la faveur particulière. Louis prit l’inverse, il favorisa les particuliers aux dépens de l’aisance publique. Jamais on ne vit tant de dons, d’immunités, d’exclusions, de prohibitions, de privilèges, de contractions, d’impôts & de réglemens.

Jamais les corps d’Arts & Métiers, qui dans le principe n’étoient que la réunion des personnes qui s’occupoient des mêmes objets, n’avoient acquis cette sanction ruineuse pour eux-mêmes, insultante pour le public, fruit de la jalouse intrigue & du sordide intérêt, qui intervertirent les premières institutions, au point de rendre ces corps exclusifs à tout particulier qui ne subiroit pas les tourmens des viles passions de ses membres, & qui en outre, n’acheteroit pas d’eux à prix d’argent la faculté d’empêcher les autres d’en gagner, pour pouvoir eux-mêmes en gagner davantage. Il reste à ajouter, pour faire connoitre tout l’odieux de ces établissemens, la faculté contradictoire, tant accordée & toujours reçue comme une faveur signalée, de travailler exempt de ces malheureuses incorporations.

Je reviens à l’Angleterre qui donna le branle à l’Europe. Le luxe étoit déjà grand, les seuls Pays-Bas avoient l’art de le satisfaire ; mais l’Angleterre seule possèdoit la matière à mettre en œuvre ; déjà celle des autres pays lui étoit très-inférieure ; bientôt les manufactures de laine se répandirent en Angleterre, & l’industrie disparut de chez les Flamands, à mesure que l’objet de l’appliquer leur échappoit ; vint en même temps le duc d’Albe d’une part, & la reine Elisabeth de l’autre ; les persécutions de celui-là étouffèrent les arts & chassèrent les artistes ; la sagesse de celle-ci accueillit les uns & favorisa les autres. Plus de vigueur leur donna un autre effort : telle est l’époque de leur extinction en Flandres, celle de leur commencement & de leur splendeur en Angleterre.

La Hollande recouvra la liberté ; pressée d’ailleurs par tous les besoins, il ne lui restoit que les pénibles ressources d’une vie aussi active que parcimonieuse : il n’y a que le commerce & les arts pour ceux à qui le terrein manque ; ils s’y livrèrent tout entiers, & les manufactures prospérèrent chez eux, jusqu’à ce que d’autres nations, dans une situation moins précaire, s’évertuant également, se firent de ce genre d’occupations, une manière d’être habituelle & nécessaire.

Telle est la boussole des manufactures dans la balance des états ; industrie & bas prix ; ici tout raisonnement cesse ; on ne verra plus de succès établis sur aucune autre base.

La Hollande en s’appropriant les matières, s’affura du moins un genre de commerce très-précieux ; mais en cela même elle ne fit que retarder la chute de ses manufactures. La rivalité & la concurrence existoient entr’elle & l’Angleterre ; l’industrie ne put plus être contenue ; la France voisine de l’une & de l’autre participa aux avantages dont elles jouissoient.

Notre bon Henry sentit l’importance d’employer sur-tout les matières nationales ; il vit que les manufactures en tenoient plus directement à l’agriculture, qu’elles la favorisoient singulièrement ; il encouragea spécialement celles des toiles, ainsi que la culture des madères qui y sont propres, celles des draperies ordinaires, toutes celles qui occupent beaucoup de bras, qui sont à l’usage de tout le monde, celles qui répandues dans toutes sortes de mains, n’engouffrent ni les hommes ni l’argent ; il mettoit la gloire du prince dans le bonheur des sujets, & non dans les monumens fastueux qui les appauvrissent. Il fut le restaurateur des manufactures de soie, il ordonna la plantation des mûriers [11], il fit imiter les tapisseries de Flandres, il établit les dentelles, &c. il attira des ouvriers dans tous les genres, il les récompensa bien, mais par la chose, & sans les gorger, comme il arriva par la suite, où, semblables aux financiers, ils méprisèrent leur état, se mirent de rang avec la noblesse, & osèrent quelquefois le lui disputer.

Enfin, il prépara tellement les établissemens du siècle suivant, qu’il en auroit formé la plupart, s’il n’avoit bien vu que ce n’eut été qu’au préjudice de ceux qui existoient. Tels furent beaucoup de ceux qui se firent sous Louis XIV. Parmi cent exemples à citer, je m’en tiendrai à celui des draps fins d’Abbeville. Après les manufactures des Gobelins, celle de Sève & quelques autres, tous enfans beaux à ravir, il est vrai ! chéris bien plus cependant par ce qu’ils coûtent, que par ce qu’ils rendent. La manufacture de Van-Robais fit le plus de bruit & une sensation étonnante : Colbert à grands frais attira en France le Flamand Josse Van-Robais, plus de vingt ans après que le François Nicolas Cadeau y eut établi les draps fins, façon & manière de Hollande, sous le nom de manufacture de Sedan, avec tout le succès qu’on lui connoit : heureusement pour Sédan le privilège de Cadeau prit fin : malheureusement pour la Picardie, celui de Van-Robais naquit & se propagea toujours avec de nouveaux dons, de nouvelles immunités, pendant plus de cent ans de réclamations contre une exclusion de dix lieues à la ronde ; d’abord de fabriquer des draperies quelconques, ensuite de filer des matières propres à leur fabrication : exclusion dont les tristes effets ne se lisent point sans horreur dans les représentations imprimées, que firent au roi, en 1766, les officiers municipaux d’Abbeville.

Ici je puis & je dois ajouter une réflexion ; c’est qu’il n’est point de privilége dans les arts ou dans le commerce, qui ne soit accordé ou à la sollicitation de quelque grand qui, aux dépens de qui il appartient, paye de sa protection quelques services rendus, ou à de l’argent reçu clandestinement comme le prix d’une bassesse : il n’en est point qui, eut-il été arraché à la foiblesse ou à l’impéritie, comme cela pourroit encore être, ne soit un coup de poignard à l’industrie & un vol au public.

En même temps s’établit la fabrique de draps des Gobelins, les plus fins & les plus beaux qu’on ait jamais fait en France. Les manufactures d’Elbeuf, celles de Languedoc, de Tours, de Paris, de Lyon, du Beaujolois, d’Amiens, de Rouen, &c. ; les toiles & les toileries, les étoffes de laine drapées & rases, les draps d’or, les chapeaux, la bonneterie, &c. toutes furent réglémentées alors ; ce qui annonce leur consistance & la longue antériorité de leur établissement. Les réglemens devinrent compliqués, minutieux ; on en remplit des volumes qui pronèrent leur existence par toute la terre. On crut voir le bien où il étoit annoncé ; de-là ces éloges sur lesquels on ne tarira que quand on ne jugera plus par intérêt, par habitude, ou sur caution. Qu’attendre en effet d’une conduite dont le but est moins la prospérité publique que l’envie d’y faire croire ? On faisoit par-tout chercher les gens instruits, non pas tant pour les connoître & pour que la France profitât de leurs connoissances, que pour être connu d’eux, & faire emboucher par-tout la trompette de sa renommée.

L’argent avoit cependant attiré des hommes de toutes parts ; mais la révocation de l’édit de Nantes rejetta bientôt ces étrangers, & avec eux une foule de nationaux ; les arts, les manufactures, les richesses & la prétendue gloire, tout disparut pour aller peupler les contrées & instruire l’univers. Ce n’est pas sans raison qu’à tant d’égards l’on compara ce siècle à celui d’Auguste ; siècle de politesse & de corruption, où l’agriculture méprisée & les arts mis en honneur, le grand mérite fut de bien dire, & tout enfin finit par être vénal à commencer par les louanges.

Alors on put mesurer la sagesse des princes de l’Europe, dont la face changea tout-à-coup, par l’accueil qu’ils firent aux hommes & aux arts que nous chassions. Les étrangers reportèrent dans leur pays les richesses dont nous les avions comblés ; &, comme les nationaux, fuyant & cherchant un asyle, ils répandirent l’instruction par tout.

La Saxe, la Prusse, le Bas-Rhin, les villes libres, toute l’Allemagne singulièrement, s’enrichirent de nos dépouilles ; la Hollande & l’Angleterre se récupérèrent au centuple de ce qu’elles avoient pu perdre : les arts s’étoient éclairés les uns par les autres & perfectionnés par leur concours ; nous y ajoutions les hommes & l’argent. La régence avoit tant de malheurs à réparer, elle donna lieu de s’occuper de tant d’autres, que les manufactures, depuis le commencement du règne de Louis XV jusqu’au temps de l’administration de M. Fagon, furent aussi négligées (& c’est beaucoup dire) qu’elles l’avoient été vers la fin de celui de Louis XIV ; & c’est à, M. Trudaine, l’un des grands administrateurs qu’ait eu la France, qu’est due leur restauration.

Depuis près d’un siècle, depuis que le Louvois établit son crédit & ruina la France, aux dépens & en dépit de Colbert, l’industrie contrainte se heurtoit de ses chaînes : enfin les idées s’étendirent, les vues se multiplièrent, les connoissances s’approfondirent ; jamais les arts ne furent Exercés en France avec une semblable activité ni autant d’intelligence. la doctrine de Jean Wit, l’homme de son siècle qui connut le mieux les intérêts de son pays, jugea plus sainement de la manière de diriger les arts pour la plus grande utilité du commerce ; cette doctrine, dis-je, prêchée aux Anglois par Davenant, seroit, de son temps même, devenue le code des nations fabricantes, si par-tout les préjugés & l’intérét des particuliers ne croisoient le bien public.

On peut opprimer la vérité ; on la met aux fers ; mais on ne l’anéantit pas ; à la honte de ses bourreaux, tôt ou tard elle triomphe ; & ceux qui osent la publier au sein de la sombre & dangereuse ignorance, partagent sa gloire dans les jours de lumière dont ils ont hâté le retour. Telle parmi nous elle reparut au milieu de ce siècle. Alors tous les gouvernemens, tous les peuples, à l’envi, tentèrent la culture des arts ; tous voulurent établir des manufactures ; & jusqu’à l’Espagne & l’Italie semblent se rappeler la splendeur qu’elles leur procurèrent.

  1. Suivant Magalhains, Lecomte, Duhal de même & d’autres Voyageurs, les Chinois lèvent la seconde écorce du Ko après ravoir fait rouir comme le lin & le chanvre, & ils l’employent sans être battue ni filée, à faire une étoffe transparente, si légère qu’on croit n’avoir rien sur le dos. Cette étoffe, ajoute Lecomte, qui se nomme Ko-pu, & dont on fait le plus grand cas à la Chine, ne le trouve dans aucun pays. La plante ou arbuste rampant, nommé Ko, répandu dans toutes les campagnes, croit dans la province de Fo Kyen.
  2. Ces toiles formées de plusieurs couchés, ont un tissu très-fin.
  3. M. Sonnerat ne connoit point dans l’Inde de plante qui porte le nom de Nipe, que M. Pagès, nous dit être si commune aux Philippines, que les bois en font remplis ainsi que de Routans, & dont on fait le plus grand usage en vêtemens.
    M. Sonnerat conjecture que c’est une espèce de Banannier qui n’est pas décrit par Linnée, de laquelle en effet on fabrique des toiles avec les feuilles après les avoir fait rouir & préparer comme le chanvre : ce voyageur a rapporté de l’Inde une toile de la feuille ainsi préparée du bannanier en question ; elle est aussi supérieure en beauté aux toiles ordinaires de chanvre, qu’une étoffe de soie est supérieure à une étoffe de coton.
    Mais M. Pagès, après nous avoir dit qu’à Manille on fait des voiles de navires avec des feuilles de nipe grossièrement cousues, & des chapeaux d’environ trois pieds de diamètre des feuilles de la même plante arrangées par la racine autour d’un cerceau, & qui se rejoignent par la pointe au centre, chapeaux dont la coupe est formée d’une large bande de routan ; parle d’une forte de figuier bannanier, dont les écorces roulées, qui forment le pied, sont composées de fibres qui s’en séparent aisément lorsqu’on les fait macérer : on les ajoute les unes aux autres, & l’on en fait une toile très-fine, peu souple d’abord, mais qui le devient lorsqu’elle est apprêtée avec de la chaux.
    Il est probable que cette sorte de figuier bannanier est le même que celui que Linnée n’a point décrit, celui dont M. Sonnerat a rapporté une toile, & qu’il doit être distingué du nipe de M. Pagès, dont rien d’ailleurs ne met sur la voie de connoitre la nature.
  4. Dans le pays, on appelle de ce nom les fibres préparées du figuier bannanier dont on vient de parler : on emploie ces flores dans beaucoup de fortes de toileries & en cordages. On y voit des étoffes mélangées d’abaca, de soie & de coton : on en brode ; on en fait de la dentelle, &c.
  5. Fibres noires du nom de l’arbre qui les porte, & qui s’emploient comme l’abaca.
  6. Les filamens de l’arbre plantin, dont on fait de la toile, se tirent du tronc même de l’arbre, après l’avoir fendu & fait sécher au soleil.
  7. Arbre dont la feuille macérée donne un fil qu’on teint, fait des toiles jolies & fraîches, auxquelles cependant on préfere la toile de coton que les Européens apportent, quoiqu’elle vaille moins intrinséquement, observe M. Pagès.
  8. Avec les feuilles de vacoua, autre arbre de Madagascar, on fait des nattes, des bonfts, des sacs, &c. Les feuilles du matte, au Mexique, servent à faire des nattes, des cordages, des ceintures, des souliers, des étoffes : Carreri ajoute que du fil qu’elles fournissent, on fait une espèce de dentelle & d’autres ouvrages très-délicats. Leurs propriétés ne font pas pplicables aux seuls vêtemens ; lorsque ces feuilles sont très-jeunes, on les confit pour les manger ; beaucoup plus tard, elles donnent une liqueur qu’on laisse fermenter & qui est très-spiritueuse.
    Il est inconcevable pour-nous autres malheureux habitans de ces contrées hyperboréennes, à qui une nature maratre donne tant de besoins, & dont elle exige de si grands travaux pour les satisfaire, combien, avec des desirs modérés & d’abondans moyens, les peuples des vastes régions que nous venons de parcourir en idée, ont de douceurs à vivre. Après quelques heures de travail, dans la tranquillité du corps & la sérénité de l’ame, un homme peut se reposer & jouir en paix à l’ombre de l’arbre qui le nourrit & le vêt la plus grande partie de l’année.
    Dans toutes les îles des Indes, on ne vit presque que de fruits délicieux & substanciels. Par-tout, jusqu’à Madagascar, où l’art a cru enchérir sur la nature, chaque homme du peuple fait à-peu-près tout ce qui lui est devenu nécessaire : il n’y a pas de maison où il n’y ait un métier de tisserand.
    {{Alinéa|Dans la plupart de ces îles, & sur-tout aux Philippines, les seuls cotons sont si abondans, ainsi que les matières tinctoriales, plantes, bois, écorces, racines ; les travaux font si faciles, les couleurs si belles ; on les obtient si aisément, qu’il semble qu’on y récolte les productions de l’art, comme on le fait des fruits de la nature.
  9. Virgile, Pétrone, Séneque, &c. suivant l’opinion de leur temps, regardent bien la soie comme une production de la Sérique, mais comme un duvet, une bourre de certains arbres propres à cette contrée.
    Quid nemora Œthiopum molli canentia lana ?
    Velleraque ut foliis depectant tenuia Seres ?

    (Georg. Liv. 2.)

    Ce n’est plus de la laine blanche, du coton, comme en Ethiopie, comme aux Tylos, c’est un duvet, une bourre, une fine toison qu’on recueille sur la feuille des arbres au pays des Seres.

    …………Illine nova vellera Seres : ( Poëme de la Guerre Civile.)
    Et quocunque loco jacent
    Seres vellere nobiles
     : (Ch. art. 2 de Thyeste.)
  10. Sur quoi j’observerai en passant que l’expression étain, estame, tirer à l’étam, comme celle étamine dans la préparation, l’emploi, le commerce des laines peignées & filées pour la fabrication des étoffes rases & seches, & quelquefois encore, comme il est à présumer que jadis cela se pratiquoit, pour la chaîne même des étoffes drapées ; que cette expression, dis-je, est venue du mot stamen, la chaîne de toute étoffe ; comme celui de subtemen, ou trama que rend le mot trame.
  11. Sur la culture des Mûriers & l’éducation des Vers à foie en France, lisez une lettre intéressante (Journal Économique, Juillet 1759, p. 302.