Encyclopédie méthodique/Philosophie ancienne et moderne/Campanella

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CAMPANELLA, (Philosophie de) hist. de la Philos. mod.

Thomas Campanella a été un de ces hommes équivoques dont on a dit beaucoup de bien & beaucoup de mal : mais les passions exagèrent tout, & ne donnent que des notions fausses des personnes & des choses : Il faut se défier également des jugemens favorables ou contraires qu’elles prononcent. La vérité tient le milieu entre ces extrêmes : nous allons tâcher de la trouver.

Notre philosophe naquit à Stilo, village de Calabre, le 5 septembre 1568. Il s’attacha à l’étude dès sa plus tendre enfance, & y fit des progrès rapides qui néanmoins ne produisirent pas ce qu’ils sembloient annoncer, parce que Campanella ne rencontra pas des instituteurs qui répondirent par leurs soins & leur capacité aux dispositions heureuses qu’il montroit. (Voyez les premières colonnes de l’art. Boulanger).

Dès l’âge de 14 ans il entra dans l’ordre de S. Dominique & en prit l’habit. Il ne pouvoit s’accommoder de cet esprit de servitude qui régnoit alors dans les écoles, où il n’étoit pas permis de penser autrement qu’Aristote, & ou l’on respectoit beaucoup plus l’autorité de ce philosophe que celle de la raison. Il commença donc à révoquer en doute la doctrine de ses maîtres & il la trouva fausse dans un si grand nombre d’articles, qu’il tomba dans une espèce de pyrrhonisme qui lui faisoit douter des faits les plus incontestables : il avoue lui-même qu’il avoit douté s’il y avoit jamais eu de Charlemagne dans le monde : on peut appeller ce doute l’extrême du pyrrhonisme historique.

Campanella réfolut de ne s’attacher à aucun auteur en particulier mais de profiter de ce qu’il trouveroit de bon dans chacun : cette manière d’étudier les anciens & les modernes, valoit bien celle des colléges & des universités ; & si Campanella avoit eu une imagination moins exaltée, & sur-tout un jugement plus droit, il auroit pu rendre de grands services aux sciences.

On l’a appellé le singe de Cardan ; simia Cardani ; mais en cela même on lui a fait beaucoup trop d’honneur : Cardan, malgré toutes ses extravagances, étoit un homme de génie ; la trace des pas hardis & difficiles qu’il a faits dans les sciences se voit encore ; & Campanella n’a laissé aucun vestige des siens. (Voyez Cardan) (philosophie de). Si Brucker avoit eu une mesure plus juste du mérite de ceux dont il a écrit l’histoire, il n’auroit pas dit que Campanella ne ressembloit pas seulement à Cardan par la force de tête, mais qu’il en avoit aussi les défauts : non virtutibus modo intellectus, sed navis quoque Cardano omnino similis est. Il y plus de sagacité plus de profondeur & d’étendue d’esprit dans quelques pages de l’ars magna de Cardan, que dans tous les ouvrages de Campanella réunis & pressés, pour ainsi dire, jusqu’à la dernière goutte : & rien ne doit paroître plus ridicule à ceux qui ont lu avec attention le traité de Cardan, cité ci-dessus, que de voir Brucker mettre sur la même ligne un homme qui a mérité le titre d’inventeur dans une des sciences les plus utiles & les plus difficiles à perfectionner, & l’auteur presque inconnu d’une foule d’ouvrages oubliés depuis long-tems, & dans lesquels il n’y a pas trente pages que l’on puisse lire avec fruit, & pas une seule sur laquelle on soit tenté de revenir après l’avoir lue. Brucker a remarqué quelques-uns des points dans lesquels Campanella & Cardan semblent se toucher : mais il n’a pas apperçu l’intervalle qui les sépare à d’autres égards ; & c’est néanmoins cette distance qu’il falloit déterminer pour donner une idée exacte du talent de ces deux philosophes, puisqu’on est convenu de les appeller ainsi ; pour faire connoître le caractère très-divers de leur esprit, & sur-tout pour les mettre chacun à leur vraie place. Mais il paroît que Brucker n’avoit pas même lu le livre de Arte magna, du moins il ne le cite dans aucun endroit de son article de Cardan, article d’ailleurs très-mal fait, & qui n’apprend rien, ainsi que beaucoup d’autres du même auteur. Ce seul exemple suffit pour prouver combien il faut se défier des jugemens de ce compilateur, & même de la fidélité de ses recueils. Il est bien rare qu’on remonte aux sources où il a puisé, sans le trouver coupable de quelque omission, de quelque faute plus ou moins grave, & sans regretter qu’un sujet aussi intéressant que l’histoire critique de la philosophie ait été traité par un écrivain superstitieux, & beaucoup plus digne de recueillir avec respect toutes les sottises de la théologie ancienne & moderne, que de faire l’histoire raisonnée des progrès de l’esprit humain. CAM CAM 599

Au reste l’exposé succinct que nous ferons bientôt de la philosophie de Campanella, mettra les lecteurs en état de décider si l’i'dée générale que nous venons de donner de ses principaux ouvrages est exacte, & si nous avons été trop sévères ou trop indulgens. Achevons présentement de faire connoître ce moine Calabrois, par quelques détails de sa vie, qui le peignent très-ressemblant.

Les disputes publiques qui étoient alors une espèce d’arène où les disciples des différentes écoles descendoient à l’envi pour se combattre réciproquementn, & faire briller la subtilité de leur dialectique, développèrent les forces de Campanella. Il acquit tant de réputation dans ces luttes plus ou moins difficiles, qu’on dit publiquement que l’ame de Télésius avoit passé dans le corps de Campanella. Celui-ci ayant appris ce qu’on pensoit de lui, voulut savoir quel étoit ce Télésius, dont il n’avoit point encore entendu parler. Il sçut que c’étoit un auteur de Cosence qui avoit eu le courage d’écrire contre Aristote ; il rechercha ses livres, les lut avec soin, & entra même dans ses sentimens, sans les adopter néanmoins aveuglément & sans réflexion, comme on peut s’en convaincre par son traité de sensu rerum, où il réfute assez souvent Télénius.

Étant allé demeurer à Altomonte, il profita du loisir qu’il y trouva, pour étudier les ouvrages des anciens philosophes, & même des nouveaux, sur-tout ceux de Télésius, qui lui parurent mériter une attention particulière.

La liberté avec laquelle il secoua le joug du péripatétisme, qui dans les quinzième & seizième siècle étoit la philosophie, on pourroit même dire la religion dominante, lui suscita de facheuses affaires qui l’obligèrent de changer souvent de séjour. On ne sera pas surpris des persécutions qu’il souffrit, quand on saura qu’il osa enseigner dans le sein de l’église romaine la moins éclairée de toutes les communions, & celle qui a les plus ridicules prétentions, que toute nouveauté ne devoit être suspecte, ni dans l’état, ni dans l’église ; qu’on avoit introduit Aristote dans les écoles, au grand préjudice de la religion chrétienne, dans un tems où les ecclésiastiques ne savoient pas même lire ; que Canus avoit très-bien observé que les demi savans de son tems mettoient ce philosophe à la place du Christ, & que ce Stagirite étoit la peste des chrétiens. Il y auroit eu moins d’exagération, & plus de vérité à dire que la raison étoit contraire au christianisme, parce que le christianisme, considéré dans la plupart de ses dogmes, étoit contraire à la raison : mais Campanella n’étoit pas assez avancé pour arriver à ce résultat, & il se vengeoit sur Aristote du tort que le péripatétisme avoit fait, selon lui, à la religion chretienne.

» Il faut cependant avouer, dit à ce sujet un écrivain judicieux, que Campanella poussoit un peu trop loin le mépris qu’il témoignoit avoir pour les anciens. Il étoit trop hardi & trop fier dans ses décisions. Quand on a à combattre des opinions généralement reçues, il ne faut jamais les attaquer de front. C’est le moyen de s’attirer mille ennemis, au lieu de se faire de disciples. Il faut alors proposer ses sentimens comme des doutes, sur lesquels on souhaiteroit être éclairci. On s’insinue par ce moyen insensiblement dans les esprits qui se persuadent d’avoir découvert d’eux-mêmes ce qu’ils n’ont fait qu’apprendre des autres ».

Ce fut peut-être la simple haine que les hauteurs de Campanella lui attirèrent, qui fut cause des accusations atroces qu’on intenta contre lui, & dont les suites furent si funestes. On lui imputa de vouloir établir une nouvelle religion, & se former une espèce[1] d’empire : on ajouta que, voyant qu’il ne pouvoit réussir dans ce dessein que par les armes, il résolut d’introduire les turcs dans une ville du golfe de Tarente, & de les rendre ensuite maîtres du royaume de Naples. Cette accusation étant portée devant le vice-roi, Campanella fut pris & mis en prison, où on lui fit souffrir pendant trente cinq heures les douleurs les plus vives de la plus cruelle question. Enfin il fut condamné à une prison perpétuelle. L’auteur de sa vie croit que, quoiqu’on ne pût convaincre Campanella du crime dont on l’accusoit, il est très-difficile de se persuader qu’il en fut tout-à-fait innocent : & il faut avouer en effet qu’un homme dont la tête étoit aussi mal ordonnée que la sienne, a dû nécessairement dire & faire beaucoup de sottises.

Ce fut en 1599 qu’il fut mis en prison, & il y resta encore vingt-sept ans. Ce qu’il dit lui-même dans la préface de son atheismus triomphatus, paroît incroyable. Il nous apprend qu’il fut appliqué sept fois à la question, & que la dernière dura quatre heures entières. On l’accusa, entre autres choses, d’avoir composé le fameux livre de tribus impostoribus, qu’on trouvoit, dit-il, imprimé trente ans avant qu’il naquit.

Mais il y avoit un autre délit dont Campa- guinaire de l’inquisition : en effet, Luther, Calvin & leurs sectateurs n’étoient réellement que des schismatiques, qui, par une inconséquence bizarre & très-difficile à expliquer, rejettoient comme absurdes certains dogmes, & en admettoient d’autres qui ne l’étoient pas moins, & qui d’ailleurs n’étoient pas mieux prouvés. Ils élaguoient plus ou moins les branches de l’arbre, mais ils conservoient religieusement le reste ; au lieu que Campanella coupoit l’arbre au pied. Il parloit de Moïse avec mépris, & quand on n’estime pas cet ancien législateur des Juifs, il est bien rare qu’on respecte celui des chrétiens.

Une autre contradiction de ce moine, c’est qu’après avoir découvert tous les artifices dont le pape se sert pour conserver son autorité, qu’il soutient être une pure invention humaine, il ne laisse pas d’exhorter tous les princes à maintenir de tout leur pouvoir cette autorité, qui est selon lui le plus sûr moyen de réduire tous les autres hommes en servitude.

Ces différentes opinions de Campanella prouvent que l’étude de la philosophie si propre à adoucir les mœurs, à inspirer l’amour de l’humanité, le respect de la justice & des droits des hommes, n’avoit produit en lui aucun de ces bons effets, & lui avoit laissé ce caractère impitoyable & féroce qui a été dans tous les tems celui du prêtre[2], & qui le rend encore si odieux, par-tout où la raison a fait quelques progrès.

Si on croit l’auteur de sa vie, Campanella étoit fort ignorant dans les langues Grecque & Hébraïque, & n’avoit guère lu que les théologiens scholastiques ; il se vante néanmoins d’avoir examiné tous les commentateurs grecs, latins & arabes d’Aristote, pour savoir si leurs principes se trouvoient conformes à ce que l’on voit dans le monde. Il se croyoit fait pour donner à la philosophie une face nouvelle : son esprit hardi & indépendant, ne pouvoit plier sous l’autorité d’Aristote, ni de ses commentateurs. Il voulut donner le ton à son siècle ; & peut-être qu’il en seroit venu à bout, s’il n’eût fallu que de l’esprit & de l’imagination, faculté qui paroît avoir prédominé en lui, & n’avoir laissé à sa raison que des intervalles très-courts[3].

On ne peut nier qu’il n’ait très-bien apperçu les défauts de la philosophie scholastique ; & rien n’étoit plus facile ; il a même entrevu les moyens d’y remédier : mais son peu de jugement & de solidité le rendirent incapable de réussir dans ce grand projet. Ses ouvrages remplis de galimathias, fourmillent d’erreurs, d’absurdités, de contradictions : cependant il faut avouer qu’on y trouve aussi quelques fois des réflexions très-sensées, & on peut lui appliquer ce qu’Horace a dit du poëte Lucilius,

Cum fleuret lutulentus, erat quod tollere velles.

Le livre que ce dominicain a écrit de la monarchie des espagnols, renferme des principes très-conformes à ceux de Machiavel ; tel que celui où il rapporte à la politique toute la religion des princes & des états. D’ailleurs il soupçonnoit tout le monde d’athéisme, sur-tout les savans & les princes d’entre les protestans.

Falleris Scioppi, dit-il, si cogitas Germanis tuis prædicare noum articulum, credo sanctam ecclesiam : nam oportet incipere à credo in Deum, & per philisophiam naturalem, non per auctoritatem. Nemo enim fidem praestat Bibliis, nec alcorano, nec evangelio, neque Luthero, neque papa, nisi quatenus utile est. Credit quidem his plebecula : sed docti & principes omnes fere, politici machiavellista sunt, utentes religione ut arte dominandi. (Campanel. Epistr. ad Scioppium).

On assure qu’il prétendoit connoître la pensée d’une personne, en se mettant dans la même situation qu’elle, & en disposant ses organes à peu-près de la même manière que cette personne les avoit disposés : posse hominem, si similem sibi cum aliquo faciem & cœtera corporis membra esse sibi persuaserit non ingenium tantum illius, sed & animi sensa illico cognoscere. C’est précisément ce que les Mesmériens ou magnétiseurs appellent se mettre en rapport avec quelqu’un. On voit que cette folie qui a passé comme une épidémie, est bien ancienne : elle prouve que pour prendre plaisir à débiter des pensées bizarres, hétéroclites, & à dire des choses extraordinaires, il n’est pas nécessaire de les croire véritables ; mais qu’il suffit d’espérer que le peuple les regardera comme des espèces de miracles & que par leur moyen on passera soi-même pour un prodige.

Il est certain que Campanella étoit fort prévenu en faveur de l’astrologie judiciaire, & qu’il se mêloit de prédire l’avenir par son moyen. On dit même qu’il fit des prédictions qui eurent leur accomplissement ; & rien n’est plus commun que cet esprit de divination qu’on acquiert par l’habitude d’observer ce qui se passe autour de soi. Quel est l’homme, même médiocre & d’une conception ordinaire, à qui il ne soit pas arrivé plus- sieurs fois dans le cours de sa vie de prédire certaines choses long-tems avant l’événement ? Les vrais prophêtes sont les bons observateurs ; & la raison n’en reconnoîtra jamais d’autres. Campanella pouvoit avoir perfectionné en lui cette espèce de tact que tous les hommes ont plus ou moins, & qui lui faisoit croire qu’il étoit en correspondance avec les démons ou les génies, & qu’ils lui découvroient l’avenir. Mais toutes les extravagances qu’il a dites à ce sujet, sont les rêves d’un homme qui dort en veillant, qui vigilans stertit), & qui est tout voisin de la folie. Il étoit fortement persuadé que les éclipses annoncent de grands malheurs ; il indique même plusieurs moyens de se soustraire à la prétendue fatalité de ces événemens ; & ses moyens sont aussi ridicules que la terreur qui les lui a fait chercher : car ils consistent, selon lui, à bien fermer sa maison, à y brûler des parfums, à en respirer la vapeur, & à entendre une musique voluptueuse. Il y a mille endroits dans ses ouvrages qui ne peuvent avoir été écrits que dans des accès de délire ou d’un certain enthousiasme qui en a le caractère & même l’expression. Mais pour donner aux lecteurs une idée générale de la philosophie de Campanella nous allons rapporter ici quelques-uns de ses sentimens. Nous écarterons une foule de propositions, qui, débarrassées de ce jargon scholastique dans lequel elles sont énoncées, se réduisent à des notions vagues, absurdes, inconsistantes & fausses ; & nous nous bornerons à ce qui nous a paru, nous ne dirons pas utile, mis plus intelligible, & ce qui est du moins susceptible de quelques sens.

Dialectique de Campanella.

1. La dialectique est l’art ou l’instrument du sage, qui lui enseigne à conduire sa raison dans les sciences.

2. La logique se divise en trois parties, qui répondent aux trois actes de l’entendement, la conception, le jugement, & le raisonnement.

3. La définition n’est pas différente du terme : or, les termes sont ou parfaits, ou imparfaits.

4. Les termes sont les semences, & les définitions sont les principes des sciences.

5. La logique naturelle est une espèce de participation de l’intelligence de Dieu même, par laquelle nous sommes raisonnables : la logique artificielle est l’art de diriger notre esprit par le moyen de certains préceptes.

6. Les termes sont les signes de nos idées.

7. Le genre est un terme qui exprime une similitude essentielle qui se trouve entre plusieurs êtres communs.

8. L’espèce est un terme qui exprime une similitude essentielle entre plusieurs individus.

9. La difference est un terme qui divise le genre, & qui constitue l’espèce.

10. La définition est un terme complexe qui renferme le genre & la différence.

11. Le propre est un terme qui signifie l’état particulier des choses.

12. L’accident est un terme qui signifie ce qui n’est point essentiel à un être.

13. La première substance, qui est la base de tout, & qui ne se trouve dans aucun sujet, c’est l’espace qui reçoit tous les corps : en ce sens, Dieu est une substance improprement dite.

14. La substance est un être fini, réel, subsistant par lui-même, parfait, & le premier sujet de tous les accidens.

15. La quantité, qui est le second prédicament, est la mesure intime de la substance matérielle, & elle est de trois sortes  ; le nombre, le poids, & la masse ou la mesure.

16. La division est la réduction d’un tout dans ses parties, soit qu’on regarde le tout comme intégral, ou comme quantitatif, ou comme essentiel, ou comme potentiel, ou comme universel.

17. Les définitions se tirent des choses que nous sentons, & se transportent à celles qui sont insensibles.

18. Il y a plusieurs manières de définir, parce qu’il y a plusieurs manières d’être.

19. Dieu ne peut point être défini, parce qu’il n’a qu’une différence négative.

20. La description est un discours qui indique l’essence d’une chose par des propriétés, par des effets & par des similitudes.

21. Le nom est un terme qui signifie l’essence des choses ; & le verbe est un terme qui signifie l’action des choses.

22. L’argumentation est la chose par laquelle l’esprit va de ce qui lui connu à ce qui lui est inconnu, pour le connoître, le déclarer & le prouver.

23. Les sens sont le fondement de toutes les sciences humaines.

24. Le syllogisme est composé de deux propositions, dans l’une desquelles se trouve le sujet de la conclusion, & dans l’autre l’attribut de la même conclusion.

25. L’induction est un argument qui conclut du dénombrement des parties au tout.

26. L’exposition est la preuve d’une proposition, par d’autres propositions plus claires & équipollentes.

27. L’enthimême est un syllogisme tronqué, dans laquelle on sous-entend, ou la majeure, ou la mineure.

28. L’argument est ou démonstratif, ce qui constitue la science, ou seulement probable, ce qui engendre l’opinion.

29. La science consiste à connoître les choses par leurs causes : espèce de connoissance qu’on ne peut jamais porter jusqu’à la perfection.

30. Ce que les sens ont démontré passe dans l’entendement revêtu du même caractère, & pour ainsi dire, avec le même signe.

31. Sentir, c’est sçavoir. On a souvent une connoissance plus exacte & plus étendue des choses particulières & contingentes, que des choses universelles, éternelles & nécessaires.

32. Les propositions probables sont celles qui paroissent telles à la plupart des hommes ou à ceux qui forment le plus petit nombre, mais qui sont les plus éclairés.

Voilà ce qu’il y a de moins déraisonnable dans la logique de Campanella. Le lecteur est en état de juger s’il est, ou plus clair, ou plus méthodique qu’Aristote, & s’il a ouvert une route plus aisée & plus courte que cet ancien philosophe, dont il n’estimoit pas beaucoup la logique : il croyoit même que la plupart des raisonnemens des péripatéticiens, étoient de pures pétitions de principes. C’est bien ici le cas d’appliquer le vers de La Fontaine :

Linx envers nos pareils, & taupes envers nous.
Physique de Campanella

1. Les sens sont la base de la Physique : les connoissances qu’ils nous donnent sont certaines, parce qu’elles naissent de la présence même des objets.

2. La raison est d’autant plus certaine, qu’elle tient de plus près à la sensation ; elle est, au contraire, d’autant plus foible, qu’elle en est plus éloignée, & que l’imagination influe davantage sur ses résultats.

3. L’essence d’une chose n’est point différente de son existence ; ce qui n’a point d’existence ne peut avoir d’essence.

4. Ce qui existe physiquement, existe dans un lieu.

5. Le lieu est la substance première : elle est spirituelle, immobile, & capable de recevoir tous les corps.

6. Il n’y a ni haut, ni bas, ni pésanteur, ni légereté : ce ne sont que des signes que nous avons inventés pour marquer des relations.

7. Le lieu où l’espace est au-delà du monde, & il est peut-être infini.

8. Il n’y a point de vuide, parce que tous les corps sentent, & qu’ils sont doués d’un toucher : mais il est possible qu’il y ait du vuide par violence.

9. Le temps est la durée successive des êtres, c’est la mesure du mouvement, non pas réellement, mais seulement dans notre pensée.

10. Le temps peut mesurer le repos, & on peut le concevoir sans le mouvement ; il est composé de parties indivisibles d’une manière sensible : mais l’imagination peut le diviser sans fin.

11. Il n’est point prouvé que le temps ait commencé : mais on peut croire qu’il a été fait avec l’espace.

12. Dieu mit la matière au milieu de l’espace, & lui donna deux principes actifs, savoir la chaleur & le froid.

13. Ces deux principes ont donné naissance à deux sortes de corps : la chaleur divisa la matière & en fit les cieux : le froid la condensa, & fit la terre.

14. Une chaleur violente divisa fort vite une portion de matière, & se répandit dans les lieux que nous appellons élevés : le froid fuyant son ennemie étendit les cieux, & sentant son impuissance, il réunit quelques-unes de ses parties, il brilla dans ce que nous appellons étoiles.

15. La lune est composée de parties qui ne brillent point par elles-mêmes, parce qu’elles sont engourdies par le froid de la terre ; au lieu que les cieux étant fort éloignés du globe terrestre, & n’en craignant point le froid, sont remplies d’une infinité d’étoiles.

16. Le soleil renferme une chaleur si considérable, qu’il est en état de se défendre contre la terre.

17. Le soleil tournant autour de la terre & la combattant, ou il en divise les parties, & voilà de l’air & des vapeurs ; ou il la dissout, & voilà de l’eau ; ou il la durcit, & il donne naissance aux pierres : s’il la dissout & la durcit en même temps, il fait naître des plantes ; s’il la dissout & la divise en même temps, il fait naître des animaux.

18. La matière est un corps : parce qu’il n’y a rien sans corps, si ce n’est un être purement idéal.

19. Le corps n’a point d’action par lui-même ; mais il reçoit celle qu’on lui communique, ainsi que les différentes formes qu’on lui donne.

20. La matière est invisible, & par conséquent noire. (quelle étrange logique !)

21. Toutes les couleurs sont composées de ténèbres, de la matière & de la lumière du soleil.

22. La lumière est une blancheur vive : la blancheur approche fort de la lumière, ensuite viennent le rouge, le verd, le pourpre, &c.

23. La lumière est la couleur de la chaleur : elle s’appelle lumière, entant qu’elle est l’objet du sens de la vue ; & chaleur entant qu’elle est l’objet du sens du toucher.

24. Le ciel est très-rare, parce que sa nature est d’être en mouvement ; la terre est très-dense, parce qu’elle destinée à être en repos : celui-là est très-chaud ; celle-ci est très-froide.

25. Le soleil est le principe & la source de tout le feu qui existe dans le monde.

26. Le soleil est toujours en mouvement ; & n’échauffe jamais la même partie de la terre.

27. Les cieux ne sont point sujets à la corruption, parce qu’ils composés de feu, qui n’admet point les corps étrangers, qui seuls donnent naissance à la pourriture.

28. Il y a deux éléments savoir le soleil & la terre, qui engendrent toutes choses.

29. Les cométes sont composées de vapeurs subtiles, éclairées par la lumière du soleil.

30. L’air n’est point un élément, parce qu’il n’engendre rien, & qu’il est au contraire engendré par le soleil ; il en est de même de l’eau.

31. Il y a des générations spontanées ; c’est-à-dire des animaux qui naissent de matières actuellement en putréfaction, & vivifiées par l’action ou l’esprit du soleil qui s’unit à ces matières & les animalise : mais ces générations équivoques ne peuvent avoir lieu qu’entre des animaux de la même espèce. Ainsi des animaux semblables ne peuvent naître que d’animaux semblables. Animalia dupliciter fiant : alia enim sponte orientur, ingenite à sole spiritu in crassa mole, quæ tunc fieri maxime contingit, cum entia nostra putrefieri inceperint : quæ vero è pluribus conftant portionibus, dissimilabusque nequaquam sponte oriri possunt : hinc similia ex similibus animantibus nascuntur. (Quoiqu’on retrouve ici le systême des générations équivoques, Campanella n’en est point l’inventeur : ce systême est beaucoup plus ancien que lui : c’étoit la doctrine d’Epicure & de plusieurs philosophes grecs).

32. La différence du mâle & de la femelle ne vient que de la différente intensité de la chaleur.

33. Il est faux que les femmes ne répandent point de semence dans l’acte de copulation, car elles ont des testicules intérieurs : mais leur semence a moins de chaleur & de densité.

34. La semence est nécessairement vivante & animée. (Cela est très-conforme à la saine philosophie ; mais cette idée n’appartient point à Campanella).

35. Tout sent ; toutes les sensations sont autant de touchers particuliers.

36. Le toucher est répandu dans toutes les parties du corps ; mais il est plus exquis au centre où vont se réunir toutes les sensations, & ce centre est le cerveau.

37. C’est la lumière & non la couleur qui est l’objet de la vue.

38. Le sentiment est un ; mais les sensations & les organes du sentiment sont plusieurs : l’ame sent & raisonne tout ensemble.

39. Nous sommes composés de trois substances, du corps, de l’esprit & de l’ame. Le corps est l’organe, l’esprit est le véhicule de l’ame, & l’ame done la vie au corps & à l’esprit. &c. &c.

Voilà une très-petite partie des principes & des opinions qu’on trouve dans les ouvrages de Campanella sur la physique.

Il est singulier qu’un homme qui se donnoit pour le restaurateur de la philosophie, n’ait pas pris plus de soin de déguiser ses larcins. Il suffit d’avoir une connoissance médiocre des sentimens philosophiques des anciens & des modernes, pour reconnoître tout d’un coup les sources où Campanella a puisé la plupart des idées que nous venons d’exposer. Je ne parle point ici des absurdités qui remplissent les ouvrages de notre Dominicain : sottises pour sottises, il me semble que les anciennes sont aussi bonnes que les modernes ; & il étoit assez inutile d’étourdir le monde savant par des projets de réforme, lorsqu’on n’avoit que des chimeres à proposer. (Voyez Aristotélisme). Cette réflexion de l’abbé Pestré sur la physique de Campanella est très-judicieuse.

Comme le livre où Campanella donne du sentiment aux êtres les plus insensibles fit beaucoup de bruit dans le temps, on sera peut-être bien aise d’en voir ici l’extrait, d’autant plus que cet ouvrage est extrêmement rare. Il est intitulé : de sensu rerum & de magiâ.

Il prétend prouver dans cet ouvrage qu’il y a du sentiment dans tous les corps & dans tous les êtres qui nous paroissent immobiles & insensibles. Les astres, les éléments, les plantes, les cadavres mêmes, tout, selon lui, est sensible dans le monde. Il prétend que les bêtes parlent entre elles, sans quoi leurs sociétés ne pourroient subsister. Il pense que ce sentiment n’est point absurde, puisque les animaux s’entendent les uns, les autres, comme lorsqu’une poule appelle ses poussins. Nous allons rapporter quelques propositions extraites de ce livre, & qui pourront en donner une idée générale.

1. On ne donne point ce qu’on n’a point ; par conséquent tout ce qui est dans un effet, est aussi dans sa cause : or, comme les animaux ont du sentiment, & que le sentiment ne sort point du néant, il faut conclure que les élémens qui sont les principes des animaux, ont aussi du sentiment, donc le ciel & la terre sentent.

2. Le sentiment n’est pas seulement une passion ; mais il est souvent accompagné d’un raisonnement si prompt, qu’il n’est pas possible de s’en appercevoir.

3. La mémoire est un sentiment anticipé : la réminiscence est un sentiment renouvellé dans un sujet semblable.

4. Les bêtes ont de la mémoire & elles raisonnent ; mais les plantes n’ont aucune de ces facultés.

5. Il y a du vuide, mais seulement par violence & non pas naturellement.

6. Le feu est le principe du mouvement dans tous les êtres. Et l’ame motrice est un esprit chaud.

7. Tous les sens sont autant de touchers divers ; mais les sensorium & les manières de sentir sont différens à cause de la nature des organes.

8. Si le sentiment est une passion, & si les élémens & les êtres qui en sont composés ont des passions, tous les êtres ont donc du sentiment.

9. Sans le sentiment, le monde ne seroit qu’un chaos.

10. L’instinct est une impulsion de la nature, laquelle éprouve quelque sentiment : donc ceux qui prétendent que tous les êtres agissent par instinct, doivent par conséquent supposer qu’ils agissent par sentiment ; car ils accordent que tous les êtres naturels agissent pour une fin : il faut donc qu’ils la connoissent cette fin ; donc l’instinct est une impulsion qui suppose de la connoissance dans la nature.

11. Tous les êtres ont horreur du vuide : donc ils ont du sentiment, & on peut regarder le monde comme un animal.

12. Il seroit ridicule de dire que le monde n’a point de sentiment, parce qu’il n’a ni pieds, ni mains, ni nez, ni oreilles, &c. Les mains du monde sont les rayons de lumière ; ses yeux sont les étoiles, & ses pieds ne sont autre chose que la figure ronde qui le rend propre au mouvement.

13. Il paroît, par l’origine des animaux, que l’ame est un esprit subtil, chaud, mobile, propre à recevoir des passions, & par conséquent à sentir.

14. Tous les êtres ont une ame, comme on peut s’en convaincre par les choses qui naissent d’elles-mêmes, & qui ont toujours quelque degré de chaleur.

15. Les choses les plus dures ont un peu de sentiment : les plantes en ont davantage, & les liqueurs encore plus. Le vent & l’air sentent facilement ; mais la lumière & la chaleur sont les êtres qui ont le plus de sentiment, &c.

16. Le monde sent dans toutes ses parties ; mais plus dans l’une, & moins dans l’autre. Comme l’odorat ne sent point la chaleur du poivre ; de même la langue, ne sent point les sons dont l’air est le véhicule ; ni l’oreille, la lumière.

17. Les os, les poils, les nerfs, le sang, l’esprit tout est sensible ; quoique les affections ou sensations de toutes ces parties ne soient point apperçues par l’animal, & ne parviennent pas jusqu’à lui.

18. L’ame qui sent & l’ame qui se ressouvient ne sont qu’une seule & même ame : il en est de même de l’ame qui imagine & de celle qui raisonne.

19. Les bêtes sentent, ont de la mémoire re, & sont susceptibles d’instruction ; elles raisonnent, & elles participent à un entendement universel. Mais l’homme a sur elles l’avantage d’une organisation plus parfaite, & la nature de son ame qui est immortelle & raisonnable.

20. Si l’homme, outre un esprit corporel a nécessairement une ame immortelle, à plus forte raison le monde qui est le plus noble des êtres, doit-il avoir une ame douée de toutes les perfections, supérieure aux anges, qui veille sur le tout, & qui le conserve.

21. Ainsi le monde est animé ; le ciel est cet esprit qui le vivifie ; son corps grossier, c’est la terre ; la mer est son sang ; & son intelligence est cette même ame.

22. Le ciel & les étoiles sont de la nature du feu, & ont du sentiment : car la chaleur sent ; d’où il suit que le ciel & les étoiles sont doués d’un sentiment très-exquis.

23. Dieu a très-souvent manifesté sa gloire dans le ciel : mais les vapeurs dont l’air est continuellement rempli, nous empêchent d’appercevoir toutes ces merveilles qui nous seront révélées, lorsque le monde sera purifié par le feu.

24. Lorsque notre ame sera sortie de l’antre opaque où elle est renfermée pendant cette vie, elle verra l’air, le vent, les anges, & tous les êtres les plus subtils & les plus fugaces : elle verra d’autant plus de choses qu’elle sera plus épurée

25. L’air impregné des évenemens présens & futurs se communique à nous : mais cela arrive particulièrement dans le sommeil. En effet, l’homme qui dort, inspire, pour ainsi dire, avec l’air, une connoissance prodigieuse des choses qu’il ne sent pas dans l’état de veille.

26. Personne ne doute que les plantes n’aient du sentiment ; puisqu’elles produisent des semences & des rejettons, précisément comme les animaux. Elles ont des os, de la moelle, des nerfs, des veines, des fibres ; une enveloppe, des armes, une matière prolifique par laquelle elles se reproduisent : tout cela prouve que ce sont des espèces d’animaux, & qu’elles sont sensibles. Le bois sec sent aussi, car lorsqu’après l’avoir plié avec effort, on l’abandonne ensuite à lui-même, il se restitue comme un ressort, ce qui prouve une aversion naturelle pour toute position contraire à celle qu’il a une fois prise.

27. Le sentiment ne cesse point dans les cadavres ; cela est démontré par ce sentiment obtus qu’on observe dans les corps morts : c’est à cette même sensibilité qu’il faut attribuer ce mouvement d’ébullition, que la présence d’un assassin excite dans le cadavre de celui qu’il a tué.

28. Il y a trois sortes de magie : la divine, que l’homme conçoit à peine, & qu’il ne peut exercer sans le secours de Dieu : la naturelle, qui dépend de la connoissance des étoiles & de la médecine jointe à la religion : enfin la diabolique où l’on fait usage des maléfices & des poisons.

29. L’amitié de Dieu & la foi sont nécessaires pour l’exercice de la magie divine ou céleste. Celui qui a Dieu pour ami, peut prendre une telle confiance dans ce secours, qu’il ait le pouvoir d’opérer des miracles, & de changer au besoin l’ordre & le cours des choses naturelles. La foi dont il s’agit, n’est pas une foi incertaine & historique, mais intérieure ; il y faut joindre encore la pureté du cœur : c’est à ces dispositions réunies qu’il faut attribuer les miracles des prophètes & des apôtres.

30. Les miracles opérés sans le secours & l’amitié de Dieu, ne sont pas de vrais miracles ; mais les effets de la magie naturelle, ou du démon, ou de l’artifice de l’imposture.

31. Toutes les sciences & tous les arts servent aux opérations de la magie naturelle, mais les plus, les autres moins.

32. L’Astrologie est nécessaire à un bon magicien.

33. Les mots & les sons produisent un grand nombre d’effets divers sur les absens ; mais les démons interviennent souvent par leurs prestiges dans la production de ces effets, &c, &c.

Robert Burton, après avoir observé que Képler croyoit que les plantes étoient habitées, nous apprend à ce sujet que Campanella adopte cette opinion dans le chapitre 4 du liv. 2. de son traité de sensu rerum. « Qu’il prétende qu’elles sont habitées, dit Burton, « C’est ce qu’il a de sûr ; mais par quelle espèce de créatures, c’est ce qu’il ne peut dire : mais il se donne beaucoup de peine pour prouver qu’elles le sont, & qu’il y a un nombre infini de modes ».

Un des principaux ouvrages de notre dominicain, est son atheismus triomphatus. On prétend que Campanella, feignant de combattre les athées dans cet écrit, les a favorisés en leur prêtant des arguments auxquels ils n’ont jamais pensé, & en y répondant très foiblement. Sorbiere parle très-désavantageusement de ce livre, & déclare que la seule chose qu’il ait apprise, c’est de ne lire jamais d’autre ouvrage du même auteur, à moins qu’il ne veuille perdre son tems. Pour moi, il me semble que Campanella est bien plus près du fanatisme & de l’enthousiasme que de l’athéisme ; j’ajouterai même qu’il n’avoit assez d’étoffe pour être athée. Car il ne faut pas croire que tout le monde puisse se mettre au niveau de cette opinion ; c’est, au contraire, celle d’un très-petit nombre d’hommes ; au lieu que la superstition étant à la portée de tous les esprits, doit par cela même être très commune. En effet, pour avoir ce qu’on appelle de la religion, il ne faut ni instruction, ni lumières, ni raisonnement ; il suffit d’être paresseux, ignorant & crédule ; & tous les hommes le sont plus ou moins : mais pour être athée, comme Hobbes, Spinoza, Balle, Dumarsais, Helvétius, Diderot & quelques autres, il faut avoir beaucoup observé, beaucoup réfléchi ; il faut joindre, à des connoissances très-étendues dans plusieurs sciences difficiles, une certaine force de tête qui n’est, au fond, comme je l’ai prouvé ailleurs[4], que celle de tout le systême organique. Or, de ces différens moyens également utiles, les uns sont des dons de la nature qu’elle ne prodigue pas ; les autres ne s’acquièrent qu’avec le tems, & par un travail opiniâtre dont la plupart des hommes sont absolument incapables ; ceux-ci, par la foiblesse de leur constitution, ceux-là, pour n’avoir pas contracté de bonne heure l’habitude de l’application. Il doit donc nécessairement y avoir très-peu d’athées, & une multitude innombrable de bons croyans ou de superstitieux  : non pas, comme les prêtres le répétent sans cesse, parce que l’athéisme est contraire à la raison & que celle-ci, tranquillement consultée, conduit l’homme à la religion ; mais seulement parce qu’il est plus commode de croire sur parole que de juger d’après un mûr & sévère examen ; & sur-tout, parce que le royaume des cieux n’est réservé qu’aux pauvres d’esprit,[5] ainsi qu’on le leur a autrefois promis, il sera nécessairement très-peuplé.

Il est aussi absurde de multiplier le nombre des athées, comme l’a fait le pere Mersenne dans son commentaire sur la genese[6], que d’en nier absolument l’existence, à l’exemple de quelques théologiens assez ignorans ou assez vains pour croire que tout ce qui leur paroît vrai & démontré, doit être tel pour tout le monde : tandis que, selon l’observation judicieuse de Charron, » c’est un abus de penser trouver aucune raison suffisante & démonstrative assez pour prouver & éstablir évidemment & nécessairement que c’est que déité : de quoi l’on ne se doit pas esbahir ; mais il faudroit s’esbahir s’il s’en trouvoit. Car il ne faut pas que les prinses humaines, ny que la portée des creatures puisse aller jusqu’à la… Déité, c’est ce qui ne se peut cognoïtre, ni seulement s’appercevoir : du fini à l’infini n’y a aucune proportion, nul passage : l’infinité est du tout inaccessible, voire imperc. Dieu est la même, vraye & seule infinité. Le plus haut esprit & le plus haut effort d’imagination n’en approche pas plus près que la plus basse & infinie conception. Le plus grand philosophe & le plus sçavant théologien ne cognoist pas plus ou mieux Dieu que le moindre artisan. Où il n’y a point d’avenue, de chemin, d’abord, ne peut y avoir de loin ni de près… Dieu, déité, éternité, toute-puissance, infinité, ce ne sont que mots prononcez en l’air, & rien plus à nous : ce ne sont pas choses maniables à l’entendement humain… Si tout ce que nous disons & proférons sz Dieu étoit jugé à la rigueur, ce ne seroit que vanité & ignorance, &c, &c. (Charron, des trois vérités, liv. I. chap. 5.)

On a prétendu que Campanella auroit pu intituler son athéisme mené en triomphe (atheismus triomphatus, ) l’athéisme triomphant ; & il paroît que c’étoit l’opinion du pere Mersenne, puis- qu’il place Campanella qui avoit été son ami dans son catalogue des athées : mais j’ose dire que c’est en quelque sorte prostituer ce nom que de le donner à un moine fanatique, sérieusement occupé des rêveries des anciens théurgistes, des prétendus mystères de la cabale, & bien plus fait pour croire à toutes ces vieilles extravagances, que pour penser avec cette profondeur que suppose l’opinion qu’on lui attribue, & pour réformer la philosophie, comme il en avoit le projet & comme il s’y croyoit destiné. Il suffit d’ailleurs de lire sa république du soleil (civitas solis) où il établit l’unité de Dieu, le culte du soleil & des astres, & la communauté des femmes, pour se convaincre qu’il y a bien loin de ces sentimens à ceux d’un athée tel qu’on le suppose. Mais ce qui prouve sur-tout que son athéismus triomphatus est bien plutôt l’ouvrage d’un superstitieux que d’un athée, c’est qu’on y trouve jusqu’à la doctrine étrange des millénaires. « À la honte des impies, dit-il, dans le chapitre 15, j’attens sur la terre un prélude du paradis céleste, un siècle d’or plein de bonheur, duquel seront exclus les incrédules qui se moquent de la piété, avec un fouet fait des cordes des créatures, comme parle sainte-Catherine de Sienne ». Ad impiorum opprobrium praestolor etiam in terra preludium paradisi celestis, aureum seculum, felicitate plenum, à quo facto iterum flagello de funiculis creaturarum, ut inquisit Catherina Senensis, excludentur increduli derisores pietatis.

L’exposé que nous venons de faire des différentes opinions de Campanella, suffit, ce me semble, pour en donner au lecteur une idée générale assez exacte. Nous allons présentement rapporter ce que Descartes pensoit de la manière de philosopher de cet auteur. Son jugement est ici d’un grand poids ; & c’est d’ailleurs la meilleure apologie que nous puissions faire de celui que nous avons porté nous-mêmes dans le cours de cet article des ouvrages & du caractère d’esprit de notre dominicain.

« Vous avez sujet, dit Descartes, de trouver étrange que votre Campanella ait tant tardé à retourner vers vous ; mais il est déja vieil, & ne peut plus aller fort vîte. En effet, bien que je ne sois pas éloigné de la Haye de cent lieues, il a néanmoins été plus de trois semaines à venir jusqu’ici, où m’ayant trouvé occupé à répondre à quelques objections qui m’étoient venues de diverses parts, j’avoue que son langage & celui de son allemand, qui a fait sa longue préface, m’a empêché d’oser converser avec eux, avant que j’eusse achevé les dépêches que j’avois à faire, crainte de prendre quelque chose de leur style. Pour la doctrine, il y a quinze ans que j’ai vu le livre de sensu rerum du même auteur, avec quelques-autres traités, & peut-être que celui-ci en étoit du nombre ; mais j’avois trouvé dès-lors si peu de solidité en ses écrits, que je n’en avois rien du tout gardé en ma mémoire & maintenant je ne saurois en dire autre chose, sinon que ceux qui s’égarent en affectant de suivre des chemins extraordinaires, me semblent bien moins excusables que ceux qui ne faillent qu’en compagnie, & en suivant les traces de beaucoup d’autres ».

Ce n’est point ici une de ces critiques précipitées telles qu’il en échappe dans une lettre écrite rapidement, & qu’on n’a pas le tems de méditer ; car le père Mersenne ayant offert quelque tems après à Descartes, de lui prêter un ouvrage de Campanella, Descartes lui répondit : « ce que j’ai vu autrefois de Campanella ne me permet pas de rien espérer de bon de son livre, & je vous remercie de l’offre que vous me faites de me l’envoyer ; car je ne desire nullement de le voir ». (Lettres de Descartes, tom. 4. p. 342). Voyez aussi la lettre 54 du même volume pag. 283. Ces deux lettres ne sont point datées.

(Cet article est de M. Naigeon).

  1. Gabriel Naudé qui avoit été l’ami intime de Campanella, dit nettement que ce moine eut dessein de se faire roi de la haute Calabre, & qu’il choisit très-à-propos pour compagnon de son entreprise, un frere Denys Pontius qui s’étoit acquis la reputation du plus éloquent & du plus persuasif homme qui fut de son tems. Il avoue même que Campanella eut dessein d’introduire une nouvelle religion dans la haute Calabre, mais qu’il n’en put venir à bout pour n’avoir pas eu la force en main. Considérations politiq. sur les coups d’état, pag. m. 183 – 193.
  2. Lorsqu’on veut exprimer fortement l’insensibilité de quelqu’un, on dit proverbialement qu’il est dur comme un prêtre, ou comme un moine ; ce qui est la même chose, car ces deux êtres ne different que par l’habit.
  3. Imaginationis vis judicandi facultatem suppressit, & imprimis eam partem perdidit, qua prudenter studiorum cursus folet regi. Brucker, tom. 4. part. 2,pag.123.
  4. Voyez l’adresse à l’Assemblée nationale sur la liberté des opinions, quel qu’en soit l’objet, sur celle du culte & sur celle de la presse ; depuis la page 105. jusqu’à la page 109.
  5. Beati pauperes spiritu : quoniam ipsorum est regnum cœlorum. S. match. Evangil. cap. 5. verset 3.
  6. Il en comptoit au moins cinquante mille dans Paris, à l’époque où il a publié son livre.

    At non est, dit-il, quod totam galliam percurremus, nisi siquidem non semel dictum fuit, unicam lutetiam 50. Saltem atheorum millibus onustam esse, quœ si luto plurimum, multo magis atheismo fœteat, adeo ut in unica domo possis aliquando reperire 12, qui hanc impietatem vomant.

    Notez que ce passage, ainsi que beaucoup d’autres, a été retranché du commentaire du pere Mersenne sur la genese, livre dont il existe même très peu d’exemplaires complets.