Encyclopédie méthodique/Philosophie ancienne et moderne/Discours préliminaire

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Panckoucke (1p. 5-32).
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ENCYCLOPÉDIE

MÉTHODIQUE,

OU

PAR ORDRE DE MATIÈRES ;

PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES,

DE SAVANS ET D’ARTISTES ;

Précédée d’un Vocabulaire universel, servant de Table pour tout l’Ouvrage, ornée des Portraits de MM. Diderot & d’Alembert, premiers Éditeurs de l’Encyclopédie.

ENCYCLOPÉDIE

MÉTHODIQUE,


PHILOSOPHIE

ANCIENNE ET MODERNE

Par M. NAIGEON.


TOME PREMIER


À PARIS,
Chez PANCKOUCKE, Imprimeur-Libraire, hôtel de Thou, rue des Poitevins.
_________________
M. DCC. XCI.
Avec Privilège du Roi.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE


Pour servir d’introduction à ce dictionnaire.



Louvrage que nous publions aujourd’hui est un de ceux dont le chancelier Bacon desiroit ardemment que quelque savant enrichît la littérature. Il en a même tracé le plan dans cet excellent traité où il fait si bien sentir la nécessité de refaire l’entendement humain pour travailler avec succès à l’accroissement des sciences. « Je voudrois, dit-il, qu’un critique exact & judicieux nous donnât une histoire des opinions des anciens philosophes : personne encore n’a traité ce sujet. J’observerai donc ici que chaque philosophie doit être exposée à part, & former un tout : il ne faut pas faire, comme Plutarque, un recueil, une espèce de faisceau d’opinions détachées de tous les systêmes. Une philosophie quelconque, bien complette dans toutes ses parties se soutient d’elle-même, & ses dogmes, ainsi liés s’éclaircissent & se fortifient réciproquement au lieu qu’isolés & dispersés, ils ont je ne sais quoi d’étrange & de paradoxal »[1].

Ce passage de Bacon est une nouvelle preuve qu’aucune branche des connoissances humaines n’avoit échappé à son attention, qu’il avoit même trouvé, sans autre guide que son génie, le point de vue d’où il falloit considérer chaque objet pour en saisir l’ensemble, & le pénétrer, pour ainsi dire, tout entier d’un coup-d’œil.

Si une foule d’exemples pris indistinctement chez les peuples anciens & modernes, même les plus policés, n’apprenoit pas avec quelle lenteur, quelle indifférence le bien s’opère dans quelque genre que ce soit, on seroit étonné du long intervalle de tems qui s’est écoulé entre ce projet de Bacon & l’histoire philosophique de Stanley qui n’est elle-même qu’une esquisse très-foible & peu terminée : c’est qu’en effet une entreprise de cette nature ne paroit pas devoir être l’ouvrage d’un seul homme. Outre les difficultés communes à toutes les matières abstraites, celle ci en a qui lui sont particulières. Une des plus grandes sans doute, est la variété des connoissances & des talens qu’elle exige, & dont plusieurs semblent même s’exclure réciproquement, car le philosophe, dont la vie entière n’est qu’une longue méditation appliquée successivement à divers objets, & que l’habitude a transformée chez lui en un besoin souvent très-impérieux, a moins d’inaptitude encore que de répugnance pour les recherches d’érudition qui fatiguent plus le corps qu’elles n’exercent l’esprit : & l’érudit de son côté, qui s’est plus occupé de l’étude des mots[2] que de celle des choses, qui fait plus de cas d’une collection de variantes & de lieux communs[3] que d’un recueil d’expériences & d’observations que la restitution d’un texte corrompu ou qu’il suppose tel, intéresse plus que la solution d’un grand problème de philosophie spéculative, d’astronomie-physique ou de géométrie, n’a ni le tems ni le desir, ni même l’instrument nécessaire pour sonder les profondeurs des sciences, & pour en reculer les limites. En effet, le cerveau est un organe qui a ses habitudes, ses goûts, ses tics particuliers, comme tous les autres viscères ; & qui, indépendamment de sa structure intérieure qui le rend plus propre à telle fonction qu’à telle autre, & qui l’y détermine même irrésistiblement, ne se prête qu’avec beaucoup de peine & sans succès à celles auxquelles il ne s’est pas d’abord accoutumé. J’observerai même à ce sujet que ce n’est pas seulement à l’égard du plus ou moins d’énergie des facultés intellectuelles qu’à une certaine époque l’homme est modifié pour le reste de sa vie : il l’est de même en bien ou en mal ; pour le vice, comme pour la vertu & c’est en ce sens général qu’il faut dire avec la Fontaine ;

Certain âge accompli,
Le vase est imbibé, l’étoffe a pris son pli.

Il semble, au premier aspect, que la moitié des efforts que les pères de l’Église, les scolastiques & les théologiens de toutes les communions ont faits pour embarrasser de pièges, d’écueils & d’obscurités la route de la vérité leur auroit suffi pour l’applanir, & pour lever au moins une partie du voile qui la dérobe à nos foibles yeux ; mais lorsqu’on lit avec attention quelques-uns de leurs ouvrages les plus vantés par la tourbe sacerdotale ; lorsqu’on voit les sophismes, les misérables subtilités & le non sens dont ils sont remplis, on reconnoît bientôt que ces hommes, la plupart très-ignorans & d’une crédulité stupide, vivant d’ailleurs sous l’empire de ce fanatisme religieux, qui forme le caractère & l’esprit dominant de tous les siècles barbares, n’auroient fait dans aucune autre époque un meilleur usage de leurs talens, & d’une certaine sagacité qu’on ne peut leur refuser, & qu’on remarque jusques dans leurs erreurs les plus bizarres. Si la solution bonne ou mauvaise de ces questions ridicules & souvent absurdes, dont cette science vaine & contentieuse, qu’on appelle Théologie, est une source si féconde, n’avoit pas épuisé toutes les forces de leur esprit, ils les auroient portées avec la même activité sur d’autres objets aussi futiles ; de sorte que le résultat auroit toujours été le même ; ils auroient seulement perdu leur tems d’une autre manière ; mais en dernière analyse, nous n’en serions aujourd’hui ni plus instruits ni des interprètes plus sûrs & plus fidèles de la nature.

C’est ce qui me fait penser que les hommes doués de quelque aptitude extraordinaire pour les sciences ou pour les arts, sont, en général, dans quelque siècle, dans quelque circonstance où le hasard les fasse naître, à-peu-près tout ce qu’ils peuvent être, & font presque toujours la chose à laquelle ils sont particulièrement propres, & vers laquelle ils se sentent le plus fortement entraînés. S’il en est quelques-uns de déplacés, ils sont beaucoup plus rares qu’on ne le suppose communément ; & peut-être même qu’en y regardant de plus près, on trouveroit que ce sont plutôt des hommes de talent que des hommes de génie. En effet, ceux-ci ont tous, plus ou moins, cette espèce d’inquiétude automate qu’on remarque dans les animaux quelques momens avant leur sommeil, & qui les porte à s’agiter en tout sens, à changer sans cesse de position jusqu’à ce qu’ils rencontrent celle qui est la plus commode pour eux, & qui finissent toujours par la trouver. Pour se convaincre de la vérité de cette observation, il suffit de lire les éloges que Fontenelle, Mairan, d’Alembert, & Condorcet nous ont donnés des hommes célèbres dans les sciences & dans les lettres : on voit par l’histoire des premières années de leur vie, presque toujours décisives pour le caractère, comme pour la sorte de gloire & d’illustration à laquelle on est nécessairement destiné, qu’il n’en est aucun qui après avoir lutté plus ou moins long-tems contre les divers obstacles qui s’opposoient à ses progrès, n’ait fini par en triompher, par suivre cette première & vive impulsion de la nature, plus forte, plus impérieuse que la volonté ou l’intérêt des parens, & par se mettre enfin, un peu plutôt, un peu plus tard, à sa vraie place.

Cessons donc de croire que le tems employé à l’étude de la scholastique & de la théologie, ait été perdu pour la culture des sciences des lettres & des arts. Ceux qui dans les quinzième & seizième siècles se sont occupés des catégories, des quiddités, des formes subftantielles, de l’universel de la part de la chose, de la distinction de l’Ens per se & de l’Ens per accidens & de tant d’autres sottises n’avoient que la sorte d’esprit propre à ce genre d’escrime & auroient parcouru sans gloire une autre carrière. À l’égard de la Théologie, je ne connois qu’un seul grand homme, véritablement tel, que le christianisme ait enlevé aux sciences, & dont il ait, pour ainsi dire paralysé tout-à coup la raison & le génie : & cet homme unique sous plusieurs rapports, est l’inventeur du triangle arithmétique ; c’est l’auteur immortel du traité de la roulette & de tant d’autres découvertes aussi ingénieuses & aussi utiles ; en un mot, c’est Pascal. C’eet lui qu’on peut appeller un illuftre martyr de la foi chrétienne car, pour l’observer ici en passant, qu’est-ce dans ces anciens fanatiques, dont la plupart ayant embrassé le christianisme, sans examen y tenaient bien moins par conviction que par opiniâtreté ) que le sacrifice de quelques années d’une vie pauvre, obscure, souvent pénible pour eux mêmes & inutile aux autres, auprès de celui de la gloire, du plaisir si doux, si pur d’être utile à l’espèce humaine, & de se voir, en prolongeant ses regards dans l’avenir, l’objet de l’admiration, de la reconnoissance & du respect de la postérité ?

Il y a d’ailleurs entre l’auteur éloquent des lettres provinciales, & ceux qu’on appelle en sorbonne de grands théologiens, une autre différence très-remarquable ; c’est qu’en transportant par la pensée Pascal dans le siècle d’Euclide, d’Apollonius ou d’Archimède, on le verra successivement inventer la nouvelle analyse, simplifier, perfectionner les méthodes, & s’élever en même-tems aux concepts les plus hardis aux résultats les plus importans de la philosophie rationelle : au lieu qu’en plaçant avant l’établissement du christianisme, & l’invention de la théologie Arnaud, Nicole, Bossuet, Clarke, Ditton, Cudworth & tant d’autres quos fama obscura recondit, on ne fera jamais de ces sophistes plus ou moins habiles, de ces grands diseurs d’inutiles fadaises, ni des philosophes, ni des geomètres ; mais on les verra reproduire, à la honte de la raison humaine, les ergoteries, les vaines subtilités de la secte de Mégare & des scholastiques, autre espèce de fous encore plus tristes.

Ce que nous venons de dire de ceux dont l’étude de la théologie a rempli, &, pour ainsi dire, absorbé la vie entière, peut s’appliquer également (mutatis mutandis) aux érudits, aux commentateurs & id genus omne. Le genre de travail auquel les uns & les autres se sont livrés, n’étoit ni le résultat d’une délibération, de ces oscillations plus ou moins longues qui annoncent une égalité au moins apparente de motifs & qui précèdent le choix, ni une affaire de circonstance, mais de caractère, mais d’organisation, mais d’instinct : c’étoit en eux l’effet nécessaire d’un goût plus marqué, d’une aptitude exclusive à telle ou telle chose de ce sentiment plus ou moins vif que chaque homme a de ses propres forces, sentiment qui lui est commun avec l’animal[4], & qui les avertit l’un & l’autre de ce qu’ils peuvent oser. C’est lui qui semble leur dire : « Tu peux aller jusques là ; voilà le terme que la nature t’a fixé ; & tous les efforts que tu feras pour le passer, ne serviront qu’à révéler le secret de ta foiblesse :

— — Non, si te ruperis, inquit,
Par eris.

Il résulte des réflexions précédentes, que si le philosophe & l’érudit sont, pour parler avec quelque précision, deux espèces d’automates montés pour une certaine suite de mouvemens divers, deux machines nécessairement disposées, organisées, l’une pour avoir beaucoup d’esprit, de jugement & d’idées, & pour faire de la raison ; l’autre, pour retenir, par exemple, à-peu-près tous les mots d’une langue morte & leurs radicaux, pour savoir dans quel sens chacun de ces mots est employé dans tel & tel auteur ancien, & le passage original ou de quelque vieux scholiste où cette expression se trouve[5] ; enfin, si, comme on n’en peut douter, chacun de nous est nécessairement tel, si l’un est destiné, signé par la nature pour être Saumaise, l’autre pour être Hobbes ou Newton, Voltaire ou l’inventeur du métier à bas, on ne peut guère espérer de voir jamais une bonne histoire critique de la Philosophie ancienne, à moins qu’il ne naisse quelque jour un homme qui réunisse à des connoissances très étendues dans plusieurs sciences un esprit juste & profond, une érudition immense & bien digérée, une étude réfléchie des langues anciennes, un goût perfectionné par la lecture & la comparaison des grands modèles, & le talent de colorer agréablement les divers objets qu’il veut offrir alternativement à l’imagination & à la raison de ses lecteurs.

De ces différentes sortes de mérite, toutes si nécessaires à un historien de la Philosophie ancienne, Diderot a peut-être rassemblé en lui seul les plus rares, & celles qui dans tous les tems suffisent pour faire & pour assurer le succès d’un poëme, d’un ouvrage de littérature ou de raisonnement ; mais une histoire de la Philosophie exige quelque chose de plus. Si d’un côté il est peu de parties dans l’Encyclopédie d’une utilité plus générale, plus constante & qui par la profondeur des matières qu’elle embrasse, par le nombre & la nature des idées qu’elle réveille dans l’esprit ; & qui sont quelquefois à une grande distance des premières, offre un champ plus vaste à la méditation ; de l’autre il n’en est aucune où l’on ait plus souvent besoin des secours de l’érudition & de la critique ; & ces deux instrumens ne sont pas, en général ceux dont les philosophes fassent le plus d’usage. Diderot étoit même absolument incapable de cette patience, de cette exactitude si nécessaires dans l’examen des faits : & cette attention scrupuleuse que dans ces recherches & dans ces discussions arides il faut sans cesse donner à une foule de petits objets, qui ont néanmoins leur utilité, étoit sur-tout au-dessus de ses forces. Il en usoit précisément avec les anciens comme avec les modernes ; il les lisoit dans sa tête, citoit leurs pensées dans la forme originale qu’elles y avoient prise, & s’identifioit tellement avec eux, que sans s’en appercevoir, il leur prêtoit quelquefois ses idées, & s’approprioit de même les leurs, à-peu-près comme des amis dont les biens sont communs & qui vivent solidaires.

Quoique la plupart des articles où il a traité de la Philosophie des anciens, soient très-curieux, très agréables à lire & qu’ils aient sur-tout le mérite si rare de faire beaucoup penser, il est aifé de voir qu’il n’avoit pas recueilli lui-même les matériaux qu’il met en œuvre, & que la forme à laquelle il s’est astreint dans ces articles, n’est pas celle qu’il leur eût donnée, si elle ne lui eut pas été en quelque sorte prescrite par le savant qu’il avoit pris pour guide. Il parloit souvent de la contrainte que cette marche uniforme, méthodique & compassée lui avoit imposée, & de l’influence trop sensible qu’elle avoit eue sur l’ensemble & les détails de l’ouvrage ; il regrettoit de n’avoir pas donné à cette partie de l’histoire des progrès de l’esprit humain une attention & des soins qui répondissent à l’importance de l’objet ; & il se proposoit d’y suppléer dans une seconde édition. Son plan étoit vaste & bien conçu ; l’exécution devoit être précédée d’une étude suivie, & d’une analyse exacte de tous les auteurs cités par Brucker & par Stanley ; & cette nouvelle route étoit certainement la meilleure & la plus sûre, mais il s’agit moins ici de ce que Diderot avoit dessein de faire, que de juger ce qu’il a fait.

Chargé de la description des arts & métiers, dont il a exposé avec tant d’exactitude & de clarté[6] la théorie & les procédés ; maîtrisé d’ailleurs par des circonstances difficiles qui le forcoient de s’occuper indistinctement d’un grand nombre d’objets divers, souvent disparates, & auxquels il étoit plus ou moins étranger[7] : tourmenté sur-tout par l’impatience peu réfléchie des souscripteurs toujours pressés de jouir, & à qui en général il importe trop peu qu’un ouvrage soit bien ou mal fait, pourvu que les volumes dont il doit être composé, & qu’on leur a promis, se succèdent rapidement ; Diderot crut pouvoir suivre Brucker sans craindre de s’égarer sur ses traces ; il supposa qu’un livre qui avoit couté quarante ans de lectures & de recherches[8] à son auteur, ne devoit rien laisser à desirer sur la matière qui en faisoit l’objet ; & cette confiance que l’érudition de Brucker lui inspira d’abord, jointe au peu de tems que lui laissoient d’autres travaux qu’il s’étoit réservés en qualité d’éditeur, le détermina à se borner en partie à la fonction d’interprête. En effet, ses extraits ne sont souvent que la traduction de ceux de Brucker, dont il a même adopté l’ordre, la méthode & les divisions. Il a seulement eu l’art d’y répandre avec autant de goût que de sobriété, quelques unes de ces vues ingénieuses & fines, de ces pensées nouvelles & hardies, de ces réflexions profondes, telles qu’en en trouve dans tous ses ouvrages, & qui caractérisent particulièrement ce philosophe éloquent. Ce sont ces vues, ces idées, ces réflexions remarquables par la sagacité & l’étendue d’esprit qu’elles supposent, qu’on ehercheroit en vain dans Brucker & dans Stanley ; c’est par elles, & par ce style vif, énergique & rapide dont ces réflexions sont écrites, que Diderot a fait disparoître la monotonie, la sécheresse des extraits qu’il employoit, & que dans cet exposé des opinions des anciens, l’attention du lecteur, souvent distraite par cette multitude d’objets divers entre lesquels elle est obligée de se partager, n’est jamais fortement excitée que par ceux qui sont réellement dignes de la fixer, & qui lui offrent de grands résultats.

Pénétré de respect pour la mémoire d’un ami que je regrette sans cesse, & dont la perte irréparable[9] pour mon cœur laisse encore un vuide affreux dans les lettres ; très-convaincu d’ailleurs qu’il me seroit impossible, je ne dis pas de faire mieux que lui mais de faire à-peu près aussi bien, &, pour parler comme Montaigne, de lutter en gros & corps-à-corps ce vieil athlète, j’ai conservé religieusement cette partie de son travail dans l’Encyclopédie ; & ce qui m’a paru nécessaire pour le compléter ou pour rectifier certains faits est enfermé entre deux crochets disposés de cette manière, [ ] afin qu’on ne puisse pas imputer à cet homme de génie[10], auquel son siècle n’a pas rendu justice, les fautes que je peux avoir commises.

À l’égard des articles dont il n’est pas l’auteur, j’en ai usé comme de mon propre bien, je les ai refaits en tout ou en partie selon qu’ils m’ont paru exiger des changemens plus ou moins considérables : les gens de lettres que Diderot en avoit chargés, ou qui, par une suite naturelle de cette ferveur & de cet enthousiasme qu’inspire d’abord un grand projet consacré tout entier à l’utilité publique, lui avoient offert des secours ; occupés d’autres travaux, ou trop foibles pour celui qu’ils s’imposoient, s’étoient contentés de copier servilement Huet, Deslandes, Rapin, &c. sans les citer, & sur-tout sans corriger leurs inexactitudes, & sans réparer leurs omissions.

Il seroit injuste de refuser à Brucker & à Stanley les éloges que méritent la nouveauté, la hardiesse & la difficulté de leur entreprise ; mais le respect qu’on doit à la vérité, ne permet pas de dissimuler les négligences & méprises de toute espèce qui leur sont échappées. Montaigne observe que « tel allègue Platon & Homere qui ne les vid onques ; & moi, ajoute-t-il, ay prins des lieux assez, ailleurs qu’en leur source. » Cette méthode, si propre à perpétuer les erreurs me paroît être celle de Stanley & plus encore celle de Brucker[11]. Mais ce qui est absolument sans conséquence & sans inconvénient dans un livre tel que les Essais, où les citations, tantôt directes & tantôt ingénieusement détournées de leur vrai sens par la finesse des applications, ne changent point les résultats, & ne servent que d’ornement, n’est pas aussi indifférent dans des matières de faits & de discussion : là, pour trouver la vérité souvent si fugitive & si difficile à constater dans tout ce qui n’est pas du ressort des sciences exactes, il faut joindre à une logique très-sévère, beaucoup de discernement & de sagacité dans le choix des témoins, dans la manière de les interroger, de les confronter les uns aux autres, de les concilier, de déterminer leurs différens degrés de véracité ; & tirer ensuite de toutes ces autorités plus ou moins opposées. & réduites à leur juste valeur, une opinion à laquelle on puisse s’arrêter avec confiance, & qui ait au moins pour elle toutes les vraisemblances & les probabilités dont elle est susceptible.

Un auteur, dont on se plaît à emprunter jusqu’aux expressions mêmes, parce qu’elles ont, dans son style, d’ailleurs incorrect & familier, mais vif & serré, une énergie, une précision & une grâce inimitables, critique avec raison ces historiens qui « entreprennent de choisir les choses dignes d’estre sues, & nous cachent souvent telle parole, telle action privée qui nous instruiroit mieux ; obmettent pour choses incroyables celles qu’ils n’entendent pas ; & peut-être encore telle chose pour ne la sçavoir dire en bon latin ou françois. » Il veut « qu’ils jugent à leur poste mais qu’ils nous laissent aussi de quoi juger après eux : & qu’ils n’alterent ny dispensent par leurs racourciemens & par leur choix, rien sur le corps de la matière : ains qu’ils nous la renvoyent pure & entiere en toutes ses dimensions. » On regrette que cette leçon, si sage dans ce qu’elle blâme & dans ce qu’elle prescrit, n’ait pas servi de règle à Brucker & à Stanley, que par cela même, il faut liré par-tout avec beaucoup de précaution. Je dis mon avis d’autant plus librement, que je crois avoir acquis, par une étude réfléchie de la Philosophie ancienne & par celle de plusieurs sciences sans lesquelles il me paroît impossible de l’entendre & de l’éclaircir, le droit de juger ceux qui, n’ayant qu’une partie des connoissances & des instrumens nécessaires pour débrouiller ce chaos, n’ont fait, dans un certain sens qu’effleurer la matière & rendre plus sensible & plus prenant le besoin d’un ouvrage où il y ait moins à lire & plus à apprendre.

Si Brucker avoit été aussi instruit que laborieux ; s’il avoit eu autant de pénétration que de savoir, s’il avoit envisagé son sujet sous son vrai point de vue & dans tous ses rapports, il auroit fait un beau livre, dont la lecture auroit dispensé de beaucoup d’autres : c’eût été là un véritable traité de l’opinion, très-supérieur à celui de le Gendre, dans lequel il n’y a de philosophique que le titre, & d’utile que les citations. Le lecteur

auroit trouvé dans le livre de Brucker, à-peu-près tel que je le conçois, un recueil complet de tout ce que, dans une longue suite de siècles marqués dans l’histoire par des époques plus ou moins longues de barbarie & de lumiere, l’esprit humain a pensé de plus absurde & de plus judicieux, de plus extravagant & de plus raisonnable, de plus conjectural & de plus précis : on y auroit vu l’homme en général & souvent le même individu, alternativement sage & fou, profond & frivole, circonspect & hardi, superstitieux & philosophe ; offrant sans cesse les contrastes les plus bizarres, ayant tantôt des idées puériles & tantôt des concepts sublimes ; luttant ici avec forces contre l’ignorance & les préjugés, devinant même quelquefois sans expériences & sans instrumens la marche & le secret de la nature & éclairant tout-à coup un horison immense ; là débitant gravement sur la physique, la politique & la morale, les rêves d’une imagination en délire, & travaillant dès-lors en silence & sans le savoir, à épuifer la série des erreurs par lesquelles l’homme semble être condamné à passer avant d’arriver à la vérité.

Un ouvrage critique & raisonné sur la philosophie ou la science générale des anciens, composé dans cet esprit & enrichi de toutes les connoissances spéculatives qu’il suppose & qu’il exige, offriroit au lecteur un spectacle curieux, souvent même imposant & très digne à plusieurs égards de son attention. Ce seroit une Histoire philosophique de l’entendement humain considéré dans ses différens périodes, au si l’on veut dans ses accès divers de force & de foiblesse, de raison & de folie : on y verroit marqués avec précision tous les pas que l’homme a faits jusqu’à présent vers l’erreur & vers la vérité ; & si l’on ne peut gueres douter de ce que Fontenelle observe quelque part, que l’histoire des folies des hommes ne soit une grande partie du savoir, & que malheureusement plusieurs de nos connoissances ne se réduisent là, nous serions au moins très-avancés dans celles de cette nature ; & ce seroit toujours une découverte importante que celle de toutes les routes qui mènent à l’erreur ; elle rendroit plus libre, plus courte & plus facile celle de la vérité.

On est étonné, sans doute, que l’énorme compilation de Brucker & de Stanley n’apprenne au fond que fort peu de choses, qu’on sauroit même mieux, & avec moins de peine & d’ennui, en consultant les sources. Les grandes recherches d’érudition effrayent l’imagination comme ces vastes receuils d’expériences de physique ou d’histoire naturelle : & cet effet n’est pas toujours la suite d’un défaut d’instruction, mais de cette paresse d’esprit à laquelle tous les hommes font plus ou moins enclins & qui est une source féconde d’erreurs & de préjugés. Tant de passages accumulés, tant d’expériences réunies, lorsque l’esprit philosophique n’a pas guidé le savant, & éclairé les pas de l’observateur, ne prouvent souvent que la patience de l’un, & les petites vues de l’autre. Il en est de ces recherches & ces recueils comme des relations des voyageurs, dont un philosophe disoit avec raison, « rien n’est si commun que les voyages & les rélations, mais il est rare que à leurs auteurs, ou ne rapportent que ce qu’ils ont vu, ou aient bien vu, » & sans poésie.

Brucker & Stanley peuvent suffire à ceux qui, incapables d’un long travail & d’un certain degré d’attention, se contentent d’appercevoir les choses d’une vue générale & confuse, & qui sont fort aises de trouver rassemblés dans un même ouvrage, non pas tout ce qu’on peut savoir sur une matière, mais à-peu près tout ce qu’ils en veulent apprendre. Cette classe de lecteurs est partout la plus commune & la plus étendue. Mais ceux qui sont obsédés, tourmentés de ce desir, de ce besoin de connoître, de cette soif de l’instruction que l’âge augmente encore dans ce petit nombre d’hommes privilégiés que la nature destine en secret à la gloire & à l’illustration ; ceux qui veulent approfondir tout ce qu’ils étudient, & porter successivement la lumiere sur toutes les faces, sur tous les détails de l’objet qu’ils observent, trouveront Brucker & Stanley très superficiels & très prolixes ; c’est qu’il est bien difficile de ne pas omettre une infinité de choses essentielles, quand on en dit beaucoup de superflues, & que ce défaut est celui de presque tous les érudits : ils ressemblent plus ou moins à ce Posthume dont Martial se moque, & qui, ayant à parler pour un vol de trois chèvres, se jetta sur la bataille de Cannes & les guerres de Carthage. À quoi bon, lui dit le poëte, ces écarts pour étaler si mal-à-propos de l’éloquence & de la littérature ! Jam dic Posthume de tribus capellis.

Je sais que la sorte d’esprit & de sagacité nécessaire pour appercevoir les défauts d’un ouvrage ne suppose pas le talent d’en faire un bon, mais il n’en est pas moins vrai que c’est en remarquant les fautes de ceux qui nous ont précédés dans une carriere épineuse, en indiquant par des traits distincts les écueils contre lesquels ils se sont brisés, qu’on peut espérer de les éviter, & d’en préserver ceux qu’une fausse lueur pourroit égarer. Il y a dans tous les genres un certain degré de perfection dont il est très-difficile & très-rare d’approcher, & qu’il n’est pas même accordé à tout le monde de sentir[12] & d’admirer dans le petit nombre d’écrivains qui semblent l’avoir atteint. C’est vers ce terme que chacun éloigne ou qu’il rapproche selon la portée de sa vue, & la mesure ou le modèle idéal & abstrait qu’il s’est fait du beau & du bon, qu’on doit tendre constamment & avec effort, même sans l’espoir d’y arriver : car ici, comme dans la plupart des circonstances de la vie, ce n’est qu’en voulant faire mieux qu’on ne peut, qu’on parvient à faire à-peu-près aussi bien qu’on le doit. Quand je resterois fort au-dessous de mon sujet, ce qui arrive souvent à ceux qui tentent de grandes choses ; quand, oubliant les sages leçons[13] d’Horace, je succomberois sous le poids du fardeau dont je me suis chargé, cela ne prouverait rien en faveur de Brucker & de Stantey ; leur ouvrage n’en seroit pour cela, ni meilleur, ni plus instructif, & je n’en aurois pas moins le droit de le dire. Toutes les autorités, sacrées ou profanes, sont égales & indifférentes pour un bon esprit ; ce n’est ni leur source ni leur nombre ni leur ancienneté, c’est la raison qui fait leur différence : c’est elle seule qu’on doit écouter & compter pour rien Brucker, Stanley & moi, parce que, dans toute espèce de discussion, il faut toujours, en derniere analyse, en revenir aux faits & à la logique.

Je n’espérois pas trouver dans les écrits de ces savans beaucoup d’idées ; les érudits en général[14] pensent peu. Plus capables, & par cela même plus empressés d’amasser des matériaux que de les ordonner : presqu’uniquement occupés à compiler indistinctement un grand nombre de faits, ils semblent laisser au Philosophe le soin de les appliquer, de découvrir la source de la dépendance mutuelle où ils sont les uns des autres, d’indiquer ces rapports souvent très-difficiles à saisir, d’éclaircir, de lier entr’eux par ces rapports finement apperçus la plupart de ces faits, jusqu’alors isolés, obscurs, & d’élever ensuite les vérités qui résultent de cette espèce d’analyse à la plus grande universalité. Mais les érudits ont du moins, dans leurs savantes & pénibles recherches, le mérite de l’exactitude, & il faut avouer que sur ce point important, Brucker & Stanley ne sont pas tout à-fait exempts de reproches. Souvent même leurs extraits sont très-incomplets, soit que ne sentant pas la finesse ou la profondeur de certaines idées des anciens, ils n’aient pu les recueillir, soit qu’ils aient passé trop légérement sur les endroits de leurs écrits, où ces idées se trouvent jettées comme par hasard, & présentées même avec une force d’obscurité qui accompagne quelquefois les idées générales ; obscurité qu’on ne parvient pas à dissiper par les secours réunis de l’érudition & des langues anciennes ; car selon la remarque judicieuse de Bayle, ceux qui excellent dans les langues & dans les matières de faits, ne sont point forts en raisonnement.

Si, entraîné par la réputation & l’autorité de ces savans, dont les recueils peuvent être consultés avec fruit, mais ne doivent pas servir de guides, j’avois cru pouvoir me dispenser de puiser dans les sources, & de suivre un autre plan, j’aurais fait les mêmes fautes qu’eux & mon ouvrage aussi sec, aussi diffus, aussi pesant que le leur, auroit excité les mêmes plaintes de la part des lecteurs Philosophes, les seuls dont on doive desirer le suffrage, parce que s’il n’est pas toujours ratifié par le public au moment où ils l’accordent, il est nécessairement le seul qui reste & qui fasse loi dans l’avenir.

C’est un principe connu & avoué des meilleurs esprits, qu’il faut redoubler de preuves à proportion que ce que l’on combat est plus établi : j’ajouterai donc ici que ceux à qui le jugement que je porte de Brucker & de Stanley paroîtra trop sévère, m’excuserons peut-être, s’ils prennent la peine de comparer ce que ces auteurs disent de la Philosophie des Académiciens avec ce même article, tel qu’il est imprimé dans ce volume[15]. Sans parler de beaucoup de choses qu’ils auroient dû dire, & qu’ils n’ont pas seulement indiquées, ni même entrevues, les nuances délicates & fugitives qui séparent les trois époques célèbres de l’académie, ne sont pas assez distinctes, & semblent se confondre ; défaut de critique, ou, si l’on veut, négligence d’autant plus blâmable, que cet article Académiciens est un des plus curieux & des plus importans de la Philosophie ancienne, & méritoit, sous ce point de vue, une attention particulière. En effet il n’est aucune secte (si ce n’est peut-être celle des stoïciens) dont la doctrine, en général, peu connue des modernes, soit plus subtile, plus obscure, plus difficile à éclaircir & à exposer fidèlement dans toutes ses parties. On trouve peu d’observations exactes sur cette matière dans les auteurs qui ont écrit de la Philosophie des anciens. Le petit ouvrage latin de Pierre Valentia, publié il y a deux cens ans, en apprend lui seul, plus que le fatras métaphysique & théologico-scolastique de M. Castillon, qui, même avec le secours de Brucker & de Stanley beaucoup plus savans que lui, & avec moins de faste, n’a donné qu’une idée vague, incomplette & souvent fausse des opinions des académiciens. En rassemblant tout ce qu’il en dit dans ses notes sur le Lucullus de Cicéron, on n’en connoît pas mieux cette secte fameuse qui a eu pour défenseurs & pour appuis les plus grands génies de la Grèce & de Rome ; qui a changé presqu’entièrement la méthode de philosopher des anciens, accoutumé peu-à-peu les dogmatiques à tempérer la hardiesse & la témérité de leurs assertions, & éclairé les modernes sur la meilleure manière de procéder dans la recherche de la vérité. On peut, sans doute lui reprocher l’ufage trop fréquent d’une dialectique captieuse & sophistique : mais il y a du moins entre les ergoteries des disciples de Zénon, & celles de l’école d’Arcésilas & de Carnéade, une différence remarquable, c’est que les disputes des stoïciens entre-eux & avec les autres philosophes, avoient souvent pour objet des questions qui n’exerçoient qu’une vaine subtilité, & qui, pour parler comme Montaigne, laissoient l’entendement & la conscience vuides : au lieu que les arguties des Académiciens prefque toujours liées à des discussions dont le fonds étoit très intéressant pour de bons esprits, & sur lequel il n’étoit pas indiffèrent d’avoir une opinion vraie ou fausse, fixe ou vacillante, n’ont pas été inutiles aux progrès de la raison, parce que, pressé d’abord par cette logique épineuse qui ne persuade pas, mais qui rend tout plus ou moins incertain, on a senti la nécessité d’écarter ces difficultés ; en en a cherché la solution, & on l’a trouvée.

Ce qui rend la Physique & la Métaphysique des anciens si vague, si obscure, si difficile à entendre, c’est qu’ils n’avoient pas, si l’on peut s’exprimer ainsi, la langue de leurs idées. En étudiant leur philosophie spéculative & purement rationnelle, on s’apperçoit que cette langue qui leur eût été si nécessaire pour traduire leurs pensées par des termes qui correspondissent exactement à la finesse, à la subtilité de ces concepts, leur manque très souvent, & qu’elle n’étoit pas encore faite. L’éloquence & la poésie cultivées chez les grecs avec tant de succès & de gloire, avoient donné à leur langue ce mouvement, ce nombre & cette harmonie qui la caractérisent, & dont leur oreille sensible & délicate étoit un juge si sévère & si exercé. Toutes les ressources, tous les avantages qu’une langue peut offrir à des hommes qui avoient un besoin continuel d’émouvoir, d’attendrir, d’irriter, de porter successivement le trouble & le calme dans les esprits, & de parler fortement aux sens & à l’imagination, se trouvent réunis dans le grec. Mais la langue philosophique de ce peuple ingénieux & subtil n’avoit pas fait autant de progrès, parce que, même dans les hommes les mieux organisés, ce jugement sain & réfléchi, ces pensées vastes & profondes, en un mot, cette raison perfectionnée & dans toute fa force qui fait les philosophes, est partout le produit de la méditation, de l’expérience & de l’observation, multiplié par le temps ; & qu’un peuple est déjà bien vieux, souvent même bien corrompu, quand le flambeau de la philosophie commence à l’éclairer. Les grecs s’étoient enrichis de plusieurs connoissances nouvelles ; leurs idées tournées assez rapidement vers des objets intellectuels, très-propres par leur nature à aiguiser l’esprit, à lui donner du ressort & de l’activité, étoient devenues plus abstraites, plus générales : mais leur langue douce & flexible, féconde en termes énergiques & passionnés, en métaphores hardies, en images, en inversions, est restée la même pour l’orateur, pour le poëte & pour le philosophe : celui-ci avec plus d’étude, plus d’instruction, avec une plus grande habitude d’observer & de comparer ; j’ajouterai même avec plus d’esprit, puisqu’il avoit sans cesse à trouver l’expression de nouvelles idées, de nouveaux rapports apperçus entre les objets, n’avoir pour communiquer ses pensées que les mêmes mots, les mêmes signes oratoires déjà institués, & employés long-tems avant lui par les deux premiers. De-là la nécessité d’étendre souvent l’acception de ces mots, de leur en donner même une différente, & d’en créer[16] de nouveaux ; ce qui a dû introduire dans la langue philosophique beaucoup d’équivoques, rendre les disputes de mots fréquentes & interminables chez un peuple où l’art si utile de définir & d’analyser avec précision étoit encore peu connu ; exciter contre les Philosophes les clameurs des beaux esprits de la Grèce qui les accusoient sans doute de corrompre le goût ; & enfin répandre de grandes obscurités sur les écrits de ceux qui étoient obligés de traiter les questions les plus abstruses & les plus épineuses de la Métaphysique & de la Physique, dans une langue très-imparfaite à cet égard, & qu’on peut appeller par excellence la langue des poëtes & des orateurs, mais non pas celle des Philosophes.

On peut inférer de ces réflexions, qu’il est en général très-difficile de bien suivre le fil des idées des anciens, & que, sans les preuves les plus fortes & les plus évidentes, on ne doit ni leur faire honneur de notre sagesse & de nos découvertes, ni leur attribuer nos conjectures plus ou moins bisarres, ou, si l’on veut, nos folies.

Rien n’est donc plus illusoire & moins philosophique que d’expliquer par-tout, comme l’a fait M. Dutens, la métaphysique & la physique des philosophes grecs par des vues, des théories & des connoissances puisées dans nos sciences & dans nos arts perfectionnées : méthode, à l’aide de laquelle, en tordant les faits pour les accommoder à son hypothèse, il trouve dans les anciens les plus belles découvertes des modernes. Il est vrai que ces découvertes sont fort antérieures au petit systême de M. Dutens, & qu’il n’a vu toutes ces merveilles dans Leucippe, Epicure, Démocrite, Empedocle, Anaxagore, Pline, Aristote & Platon, que depuis que le génie des modernes a levé le voile qui les lui cachoit. Il n’a point voulu compromettre sa sagacité ; pour être plus sûr de ne pas se tromper, il a fait comme ces espèces de foux qu’on appelle Prophetes ; il a prédit après l’évènement, & n’a précisément trouvé dans les anciens, que ce que les modernes avoient découvert à l’époque où il a publié son livre ; ce qui ne donne pas, à la vérité, une grande idée de son habileté, mais ce qui prouve au moins sa prudence. Cependant comme il ne peut pas raisonnablement supposer que les Géomètres, les Physiciens, les Naturalistes & les Philosophes, qui depuis la renaissance des lettres jusqu’en[17] 1776, ont ajouté successivement à nos connoissances sur les divers objets de leurs spéculations, n’aient rien laissé aux anciens dont la postérité puisse profiter, je le défie de faire dans les sciences ou dans les arts une seule découverte avec le secours de leurs ouvrages, d’y entrevoir même avec toute sa pénétration quelques unes de celles que les modernes doivent faire un jour, & d’indiquer dans ces sources antiques qu’il trouve si fécondes, la pensée, ou le simple apperçu qui doit désormais édairer la route des modernes, & les aider à reculer le terme où les anciens ont laissé l’explication des phénomènes, & la théorie des loix de la nature.

M. Dutens confond par-tout ce qu’il falloit séparer ; il établit un rapport entre des quantités qui n’ont aucune mesure commune ; il met sur la même ligne les opinions bizarres, hasardées des anciens, & des résultats auxquels les modernes n’ont pu être conduits que par des efforts de tête prodigieux, & après des tentatives long-tems inutiles ; il ignore l’intervalle immense qui sépare une conjecture plus ou moins heureuse, une hypothèse, d’un fait démontré par une analyse savante, ou par une suite d’observations exactes ; il n’a pas vu sur-tout, que, même dans la supposition la plus favorable aux anciens, & en leur accordant tout ce qu’il réclame en leur faveur, les modernes ne perdroient pas encore leurs justes droits au titre d’inventeurs, puisqu’il est certain que par rapport à l’effort d’esprit & au travail, il n’est pas impossible, comme l’a très-bien remarqué un écrivain célèbre, qu’une même chose soit inventée par deux personnes, sans que l’une soit en rien aidée de l’autre. C’est un fait dont l’histoire des sciences & des arts offre plusieurs exemples, & dont je ne citerai ici que cette seule preuve qui me dispensera de beaucoup d’autres. Le célèbre Jacques Bernoulli, après-avoir établi une certaine égalité entre les arcs & les espaces correspondans de la spirale d’Archimède, & d’une parabole construite suivant une loi qu’il indique, ajoute ces paroles remarquables. Quam miram parabolœ & spiralis convenientium, post modum apud Wallistium deprehendibus, quì de ejus detectione Hobbium & Robervallium inter se disceptasse resert : quasi non possint plures, & tempore & loco dissidentes, in idem inventum, suopte ingenio, incidere[18].

On trouve plusieurs autres preuves de la justesse de cette réflexion de Bernoulli, dans un très-beau discours qui sert d’introduction à la partie mathématique de l’Encyclopédie méthodique.

J’observerai, à cette occasion, que M. l’abbé Bossut, à qui nous devons cet exposé rapide & précis des progrès des sciences mathématiques depuis leur origine jusqu’à nos jours, acquerroit de nouveaux droits à l’estime des géomètres & à la reconnoissance publique, s’il vouloit joindre à cette préface si curieuse & si instructive, tous les développemens dont elle est susceptible, sur-tout pour la troisième & la quatrième période. Cette histoire de l’analyse, & en particulier des découvertes importantes qu’on a faites par le secours des nouveaux calculs dans toutes les parties des sciences qui ont la géométrie pour base, traitée avec cette clarté, cette exactitude & cette profondeur qui caractérisent tous les ouvrages de M. l’abbé Bossut, ne donneroit pas seulement une grande idée de l’excellence & des avantages des méthodes savantes employées avec tant d’art & de succès dans la géométrie transcendante ; ce seroit encore la preuve la plus décisive, la plus imposante de la force & de la perfectibilité de cette machine singulière & si peu connue, qu’on appelle l’entendement humain.

Au reste, si M. Dutens a eu le talent d’appercevoir dans les anciens ce qui n’y étoit pas, il n’a pas eu celui d’y voir ce qui s’y trouve, & cela étoit en effet plus difficile. On pourroit lui prouver que s’il eût les lumières & les vrais principes qui devoient le guider dans ses recherches, il auroit retrouvé décrits dans les anciens des arts qui sont en usage parmi les modernes, & dont cependant ceux-ci n’ont pris aux Grecs ni l’idée, ni les détails ; & cette correspondance entre les anciens & les modernes, relativement à ces arts, étoit beaucoup plus curieuse à montrer que celle entre de simples opinions, où, à la faveur de plusieurs expressions vagues, obscures, & par cela même susceptibles de plusieurs sens, on trouve tous les rapports qu’on veut voir, à peu-près comme on apperçoit dans les nuages toutes les formes & les figures qu’on imagine.

D’ailleurs, quand M. Dutens auroit démontré ce qu’il avance si légèrement & avec une confiance que la foiblesse de ses preuves & ses méprises continuelles rendent fort suspecte & même un peu ridicule ; quel fruit le philosophe, l’astronome, le physicien & le géomètre pourroient-ils recueillir de cette vérité ? Ne seroit elle pas plutôt, comme Senèque l’a dit de plusieurs autres recherches aussi frivoles[19], une de ces inutilités qu’il faut savoir, quand on veut savoir beaucoup de choses ? Si le désir d’occuper le public de ses productions ; si l’insanabile scrivendi Cacoëthes ne tourmentoit pas, n’obsédoit pas M. Dutens dans tous les pays qu’il parcourt successivement[20], auroit-il entrepris un ouvrage dont le chancelier Bacon, qui avoit tant à cœur la dignité & l’accroissement des sciences, & qui ne négligeoit aucun des moyens d’en accélérer les progrès, pensoit qu’un bon esprit ne devoit pas s’occuper. » Il n’importe pas plus, dit-il, de savoir si nos nouvelles découvertes appartiennent aux anciens, & si, tout étant en vicissitude, ces inventions ne sont que des connoissances oubliées, perdues & ensuite retrouvées, qu’il n’est intéressant pour nous de savoir si notre nouveau monde est l’isle Atlantique des anciens géographes, ou si les modernes sont les premiers qui ayent pénétré dans ces climats. C’est en portant sur toute la nature le flambeau de l’expérience & de l’observation qu’on fait des découvertes ; mais ce n’est pas dans les ténèbres de l’antiquité qu’il faut chercher la lumière[21] ».

M. Dutens n’a bien prouvé qu’une seule chose ; c’est que s’il eût vécu du tems de Platon, d’Aristote, &c. il auroit de même revendiqué en faveur de Pythagore, ou de quelqu’autre philosophe encore plus ancien, les découvertes, ou plutôt les idées, les conjectures & les opinions du disciple de Socrate, du philosophe de Stagyre, &c. En effet, on sent que mesure des connoissances de M. Dutens, & son caractère une fois donnés dans quelque siècle éclairé où le hasard l’eût fait naître, il auroit nécessairement fait le même livre ; c’est-à-dire, un livre dans le même esprit, & qu’on ne lit point sans se rappeller les plaintes d’Horace, sur l’injustice de ses contemporains, parmi lesquels on voyoit, comme aujourd’hui, des hommes envieux & jaloux, qui, dit-il, étoient moins les admirateurs des anciens que les détracteurs de leur siecle[22].

Ennius disoit que les vers d’autrefois n’étoient bons que pour les Faunes & pour les oracles ; pour moi loin de refuser à l’antiquité la justice qui lui est dûe, je l’estime plus en ce qu’elle possède, que je ne la blâme en ce qui lui manque[23]. Il y a sans doute dans les écrits des anciens quelques étincelles, quelques germes de vérités que l’instruction allume ou qu’elle développe ; mais à l’égard de ces vûes, de ces idées si lumineuses, de ces connoissances si précises qu’on leur prête, & auxquels on prétend que

nous devons tous les pas que nous avons faits depuis eux dans les sciences ; pour les voir, pour les distinguer dans les fragmens épars & souvent mutilés qui nous restent de leur philosophie ; pour être bien sûr qu’elles y sont, il faut avoir eu les mêmes pensées ; ce sont de ces découvertes qu’on ne peut se promettre qu’après les avoir faites ; il faut être arrivé au même but sans autre guide que son propre génie ; il faut qu’un certain esprit de divination fasse d’abord soupçonner la possibilité du fait, ou donne si l’on veut le systême, & que la méditation, l’expérience ou le calcul en donne ensuite la démonstration. En un mot, pour entendre, pour expliquer ce que les anciens ont dit si énigmatiquement, ou plutôt ce qu’on leur fait dire, il faut l’avoir inventé. C’est parce que les modernes ont fait ces découvertes, & parce qu’on vouloit leur en ravir la gloire qu’on les a trouvées dans les anciens ; mais les modernes ne les ont pas trouvées, parce que les anciens les ont faites.

Un des meilleurs historiens de l’académie, & qui, juge plus éclairé des anciens que M. Dutens, cherchoit dans les écrits de ces premiers scrutateurs de la nature, les moyens de multiplier, d’étendre ses connoissances, comme on se place sur un lieu élevé pour embrasser un plus grand nombre d’objets, n’a pas dissimulé les imperfections de leur physique générale & le peu d’utilité de leurs travaux dans la plupart des sciences qui exigent le concours de l’expérience & de l’observation. » Quelqu’habiles & ingénieux qu’ils pussent être d’ailleurs, dit-il, ils n’ont guère connu de la terre qu’une très-petite portion de sa surface, qu’ils regardoient aussi quelquefois comme une vaste plaine circulaire, sans trop s’embarrasser du solide qui en faisoit le fondement ; solide que quelques-uns de leurs philosophes comparoient à un cilindre, à un tambour, à un cône, à un palet concave, à une gondole. Il est vrai qu’ils s’apperçurent enfin par la convexité uniforme de la mer & par les éclipses de lune, que la terre devoit être sphérique ; mais tout ce qu’ils nous en ont dit de plus, dans le sens qu’on l’entend aujourd’hui, s’il est vrai qu’il s’en trouve chez eux quelque vestige, ne mérite aucune attention, & n’a pu être dit qu’au hasard. Ils n’avoient ni les observations, ni les instrumens nécessaires pour s’assurer du fait, ni les principes d’hydrostatique & des forces centrales qui auroient pu le faire soupçonner, & conduire à quelque conjecture plausible sur ce sujet. On en jugera par les finesses de théorie & de pratique qu’il a fallu y employer dans ces derniers tems ».

On vient d’entendre un physicien géomètre, très-instruit d’ailleurs de l’hitsoire & des progrès de ces sciences, nier formellement que les anciens aient eu quelque connoissance du principe & des loix des forces centrales dont la découverte est due au célèbre Huyghens. Cependant un savant astronome a prétendu trouver ce systême dans le Timée de Platon, dialogue souvent très-obscur, & qui ne contient guère que les rêveries de l’école de Pythagore, par-tout embellies & commentées par l’imagination poétique & très-exaltée du disciple de Socrate. Pour moi, moins prévenu en faveur de la physique de ce philosophe, & sur-tout moins disposé à lui attribuer légèrement une des plus belles inventions du siècle dernier, j’ai examiné avec la plus sévère attention l’original du passage sur lequel on fonde cet étrange paradoxe, j’en ai cherché le vrai sens dans ce qui le précède & ce qui le suit ; & je crois pouvoir assurer que Platon n’a pas dit un mot de ce qu’on lui fait dire ; il est même presque aussi ridicule de supposer que cette théorie des forces centripetes & centrifuges est renfermée dans le texte qu’on cite, que de la voir dans tout autre passage du Timée. Avouons la vérité ; une idée aussi lumineuse, aussi féconde ne se trouve pas isolée, solitaire dans la tête de l’inventeur ; elle n’y est pas arrivée brusquement, & pour ainsi dire, à son insçu ; il a au moins une partie de celles auxquelles cette idée correspond, & qui ont pu l’y conduire. Si Platon avoit eu celle des deux forces qui composent le mouvement curviligne des planètes, il en auroit nécessairement eu beaucoup d’autres plus ou moins liées à cette idée mère, & qui sont, pour ainsi dire, de son département. Mais ce n’est pas ici le lieu de traiter ce[24] sujet. Ce que nous venons de dire pour réfuter l’assertion précédente, & particulièrement celles de M. Dutens, qu’on peut regarder comme un ennemi secret de la raison[25], suffit dans un discours préliminaire, où il s’agit moins d’approfondir les matières que de donner un apperçu général de son travail, & de celui des savans qui ont parcouru la même carrière.

Une autre conséquence qu’on peut tirer de ces réflexions, c’est qu’une histoire critique de la philosophie ancienne, ou plutôt une analyse raisonnée des opinions de chaque secte considérée séparément est une espèce de problême très compliqué, dont la solution suppose des talens divers qu’on trouve rarement réunis, & dont un des plus utiles seroit peut-être celui que joignoit à tant d’autres le sage Fontenelle, qu’un géomètre son confrere[26] fit remercier en mourant, de l’avoir, disoit-il éclairci.

J’ajouterai que cette analyse, où les dogmes particuliers à tel ou tel philosophe de la même secte doivent entrer comme indiquant les additions, modifications ou restaurations plus ou moins considérables que ces philosophes ont faites successivement au systême fondamental & primitif du chef de leur secte, exige des recherches immenses, & que, pour réussir dans ce travail pénible & souvent très-ingrat, il faut pour le moins avoir autant médité que lu. D’où il résulte qu’un bon livre en ce genre ne peut être que l’ouvrage du tems, sans lequel rien ne se fait dans la nature & dans l’art ; que de toutes les connoissances qu’un excellent esprit doit nécessairement réunir, il n’en est aucune qui, dans un sujet aussi vaste, aussi divers, ne puisse avoir son usage & son application ; enfin que si le style de toute espèce de livre qu’on veut rendre d’une utilité générale & constante, doit être clair & précis, simple & naturel avec élégance, il importe sur-tout que celui-ci soit pensé & écrit avec cette liberté si nécessaire aux progrès de la raison, & le remède le plus doux, le plus efficace contre les deux fléaux les plus destructeurs de l’espèce humaine, les prêtres & les rois[27].

D’ailleurs, il ne faut pas le dissimuler : toutes les religions connues ayant une origine commune, doivent nécessairement finir toutes de la même manière, c’est-à-dire, être regardées un peu plutôt, un peu plus tard, comme des espèces de mythologies, &, comme telles, exercer un jour la sagacité de quelque érudit qui voudra recueillir ces tristes débris d’une partie des folies humaines, & connoître les causes de la plupart des maux qui ont désolé la terre, & des crimes qui l’ont souillée. En considérant sous ce point de vue très-philosophique ces différens dogmes ou articles de foi dont l’ensemble s’appelle aujourd’hui religion, & demain un conte absurde, il est évident que rien ne seroit plus ridicule que de traiter la théologie chrétienne comme une science positive, & de ne pas lire le sort qui l’attend dans celui qu’ont éprouvé successivement tous les systêmes religieux. Il n’y a donc qu’une seute manière raisonnable de juger d’une religion actuellement établie & consacrée chez un peuple, c’est de se transporter tout-à-coup à sept ou huit cents ans, plus ou moins, du siècle où l’on écrit, de consulter alors les lignes impartiales de l’histoire, & d’en parler comme elle.

Diderot comparoit les philosophes dans leurs cabinets, à ces sçeaux suspendus dans les vestibules de nos commissaires, tout prêts à verser de l’eau dans les incendies du fanatisme. C’est sur-tout aujourd’hui que ce monstre lève sa tête hideuse[28], qu’il est de leur devoir de le fouler aux pieds. En arrêtant ses ravages aussi rapides, aussi destructeurs que ceux d’un torrent qui a rompu ses digues, ils remplissent leur mission, & deviennent les bienfaiteurs de l’humanité. Il y a des animaux sujets dans le premier âge de leur vie à une maladie qu’ils se communiquent entre-eux, & qui s’appelle gourme : la superstition, également contagieuse est la gourme des hommes ; il faut de même qu’ils la jettent de bonne heure pour

venir dans la suite des sujets sains, reiglez & en ferme & seure posture, selon l’expression de Montaigne.

C’est à ces principes, plus contraires aux préjugés reçus qu’à la saine raison, que je me suis conformé dans les différens articles[29] de philosophie ancienne & moderne dont je suis l’auteur. Diderot avoit donné autrefois le précepte & l’exemple ; en cela d’autant plus courageux que, vivant sous le régime le plus absurde & le plus oppresseur[30], c’étoit dans l’antre même du lion qu’il osoit se plaindre de l’odeur de son charnier[31]. N’ayant pas eu à lutter contre les mêmes obstacles, mon ouvrage devoit être écrit avec plus de liberté que le sien ; cela convenoit également à mon caractère, à l’intérêt de la vérité[32], & à l’époque à jamais mémorable où je le publie : rara temporum felicitate, ubi sentire quæ velis, & quæ sentias, dicere licet.

Si le sçavant traducteur d’Hérodote & l’ingénieux auteur des voyages du jeune Anacharsis avoient pris pour objet de leurs travaux l’histoire de la philosophie ancienne, ils m’auroient épargné beaucoup de tems & de fautes : je n’aurois rien eu de mieux à faire que d’extraire leur ouvrage, & d’en enrichir l’Encyclopédie : mais je n’ai pas été assez heureux pour trouver d’aussi bons guides, & le public qui lit & qui juge, ne s’en appercevra que trop souvent.

Privé de ces secours, qui me seroient aujourd’hui si utiles ; n’étant plus éclairé par la critique sévère & judicieuse de l’homme célèbre, dont j’ai entrepris, trop légèrement sans doute, de completter le travail ; & connoissant mieux la route dont je dois m’écarter, que les écueils de celle où je suis engagé, je ne puis pas douter qu’il ne me soit souvent arrivé de m’égarer. Il en est de cette matière comme de toutes celles qui ont quelque importance : plus on l’approfondit, plus on y trouve de difficultés. Ce n’est pas cependant qu’il n’y ait en philosophie spéculative quelques uns de ces principes si féconds, qu’en les employant à éclaircir telle ou telle question, on s’apperçoit qu’ils donnent en même-tems la solution de plusieurs autres qu’on n’avoit pas prévues ; à peu-près comme en géométrie, on se sert de certaines formules particulières qui ne sont que pour certains cas & qui néanmoins donnent encore beaucoup plus de combinaisons que l’usage n’en demande. Mais cet avantage spécialement attaché aux sciences exactes, ne s’offre ni aussi facilement, ni aussi communément dans celles où, si je puis m’exprimer ainsi, on marche plus souvent à la lueur foible & vacillante de la probabilité, ou si l’on veut des démonstrations morales, qu’à la clarté des démonstrations physiques ou géométriques. D’ailleurs, quelle est l’étendue d’esprit capable de tout voir, de tout embrasser ? Quelle est même l’attention qui ne soit pas sujette à des espèces d’intermittences plus ou moins fréquentes ? Lorsqu’un homme tel que Bayle appelle Solon le législateur de Lacédémone, & ne s’apperçoit pas de sa méprise ou de sa distraction en relisant sa copie, & en en corrigeant l’épreuve ; quand je trouve dans d’autres ouvrages très-estimables, un nom adjectif ou celui d’une maladie, pris pour un nom propre & deux espèces de marbres transformés en deux chevaliers romains, &c. j’ai tout lieu de craindre qu’il ne me soit échappé beaucoup d’inadvertances de cette nature, & peut-être des fautes plus graves, sans compter celles de raisonnement, dont les plus grands esprits même ne sont pas exempts.

Je dois donc m’attendre à être critiqué très-sévèrement, & sur-tout avec aigreur, parce que les érudits, aussi irritables que les poëtes[33], ne s’appaisent pas plus facilement, & qu’en appréciant leur travail tout ce qu’il vaut, en reconnoissant l’importance des services qu’ils ont rendus aux lettres, à l’histoire, à la géographie, & quelquefois même aux sciences, je n’ai pas dissimulé qu’ils n’avoient pas pris autant de soin de perfectionner leur goût, de cultiver leur raison, que de charger leur mémoire de mots, de faits, de citations ; &, pour me servir de l’expression énergique de Montaigne, de se couvrir des armes d’autrui, jusques à ne montrer pas seulement le bout de leurs doigts. Pour moi, en profitant des recherches des savans toutes les fois qu’elles pouvoient m’être utiles, je ne me suis traîné sur les traces de personne ; j’ai conservé toute la liberté de mon esprit, & j’ai pensé d’après moi.

Horace dit que, quoiqu’il se promène sous les mêmes portiques que[34] le peuple, il ne juge pas comme lui, & n’a pas les mêmes opinions ; il me semble que celui qui a consacré sa vie à la recherche de la vérité, qui croit fermement qu’elle est toujours utile, & que le mensonge seul est nuisible, doit se conduire par le même principe. J’ignore quel sera le sort de mon ouvrage, & s’il répondra par quelque côté à l’empressement que le public paroît témoigner d’en voir l’impression. Quelque soit le jugement qu’il en porte, j’oserai dire de son estime, ce que Pline le jeune disoit de celle de la postérité. Je ne sais pas si je dois compter sur elle, mais je suis sûr de m’en être rendu digne, non par mon mérite, ce que je ne pourrois dire sans orgueil, mais par mon ardeur, par mon travail, & par le prix que j’y ai toujours attaché. Posteris an aliqua cura nostri, nescio. Nos certè meremur ut sic aliqua, non dico ingenio, id enim superbum, sed studio, sed labore, sed reverencia posterum.


  1. Optatim igitur, ex vitis antiquorum philosophorum, ex fasciculo Plutarchi de placitis eorum, ex citationibus Platonis ex confutarionibus Aristotelis, ex sparta mentione quæ habetur in aliis libris, tam ecclesiasticis quam ethnicis, (Lactantio, Philone, Philostrato & reliquis) opus confici cum diligentia & studio, de antiquis philosophiis. Tale enim opus nondum extare video. Attamen hic moneo, ut hoc fiat distincte : ita ut singulæ philosophiæ scorsum componantur & continuentur : non per titulos & fasciculos (quod Plutarchus fecit) excipiantur. Quævis enim philosophia integra se ipsam sustentat : atque dogmata ejus sibi mutao & lumen & robur adjiciunt quod si distrahantur, peregrinum quiddam & durum sonant. De augment. scientiar. liv. 3, cap. 4, pag. 95. Opp. tom. 4. edit. Lond. 1778.
  2. On trouve dans Séneque le détail des travaux des grammairiens, des critiques, en un mot, des érudits de son siècle & des précédens. Rien ne prouve mieux que sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les hommes n’ont point changé depuis ce philosophe & que de toutes les choses, de tous les biens de la vie, le tems est celui dont ils ont toujours moins connu le prix.

    « Le grammairien Didyme, dit-il, a écrit quatre mille volumes : il eût été bien à plaindre, s’il avoit été obligé de lire autant de livres inutiles. Ces livres sont consacrés, les uns à rechercher quelle fut la patrie d’Homere ; les autres quelle fut la mere d’Enée ; dans ceux-ci il examine si Anacréon étoit plus adonné aux femmes qu’au vin ; dans ceux-là si Sapho étoit une courtisanne publique ainsi que beaucoup d’autres questions de ce genre qu’il seroit bon d’oublier si on les savoit. Venez nous dire maintenant que la vie est courte…… Quoi ! je passerois mon tems à parcourir les annales de toutes les nations pour chercher qui le premier a composé des vers ? Je calculerois combien de tems s’est écoulé entre Orphée & Homere ? J’examinerois toutes les notes d’Aristarque sur les poësies des autres, & toute ma vie se consumeroit sur des syllabes. Ai-je donc oublié ce précepte si salutaire ménagez bien le temps ? n’apprendrai-je jamais à ignorer quelque chose ?

    Il vaut mieux ne rien savoir que de savoir des riens.

    Quatuor millia librorum Didymus grammaticus scripsit. Miser, si tam multa supervacua legisset ! in his libris de patria Homeri queritur, in his de Ænea matre vera, in his libidinosior Anacreon an ebriosior vixerit ? In his an Sappho publica fuerit ; et alia, que erant dediscenda, si scires. I nunc et longam esse vitam nega…… Itane est ? annales evolvam omnium gentium, & quis primus carmina scripserit, queram : quantum temporis inter Orphea intersit et Homerum, cum fastos non habeam, conputabo, & Aristarchi notas, quibus aliena carmina conpunxit, recognoscam : & etatem in syllabis conteram…… Adeo mihi preceptum illud salutare excidit ; tempori parce ? Haec sciam, ut quid ignorem ? &c. Senec. Epist. 88 Voyez aussi de Brevis, vite, cap. 13 & 14.

  3. Quelqu’un a comparé le compte que deux Académies célèbres se rendent tous les six mois de leurs travaux respectifs au repas du Renard & de la Cigogne sorbitionem liquidam. Il en des meilleures plaisanteries à-peu-près comme des discours des hommes passionnés ; il y entre toujours un peu d’exagération qui ajoute à leur effet, sans nuire à la vérité. Dans les unes elle fait sortir davantage le ridicule ; dans les autres elle rend l’accent plus énergique & plus touchant.

  4. Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti :
    Cornua nata priùs vitulo quam frontibus exstent.
    Illis iratus petit, atque insensus inurget.

    Lucrec. de rer. nat. L. 5 vers. 1032 & seqq.

  5. Il y a en effet tel érudit dont toute la science ne s’étend guères plus loin. Je ne pense pas que ce soit l’homme de l’Europe qui sache le mieux le grec, mais c’est peut-être celui qui fait le plus de grec, ce qui est fort différent & ne suppose même qu’une sorte de mémoire assez commune. Au reste, cet éditeur de plusieurs ouvrages qui auroient dû rester ensevelis dans la poussière des bibliothèques d’où il les a tirés, peut être cité comme un des exemples du mauvais usage que certaines gens font de l’érudition. Il est du nombre de ces critiques dont parle Buddeus, & qui croyent, dit-il, qu’il ne leur manque rien pour être parfaitement savans pourvu qu’ils fatiguent perpétuellement les yeux de leurs lecteurs par ces paroles fastueuses, deleo, interpungo, corrigo, manuscripta sic habent, hoc ab antiquo ritu, &c. Voyez parmi les selecta juris natura &gentium de Buddeus, la dissertation qui traite de la culture de l’esprit, de cultura ingenii ; c’est la sixieme de ce recueil.
  6. Voyez l’article Bas (métier à) l’article Velours & dans un autre genre, non moins difficile la belle description de la machine arithmétique de Pascal.
  7. C’est ce qu’il fait entendre assez clairement dans le passage suivant :

    « Nous avions espéré d’un de amateurs les plus vantés, l’article Composition en peinture.(M. Watelet ne nous avoit point encore offert ses secours.) Nous reçûmes de l’Amateur deux lignes de définition, sans exactitude, sans style & sans idées, avec l’aveu humiliant qu’il n’en savoit pas davantage ; & je fus obligé de faire l’article Composition en peinture, moi qui ne suis ni amateur ni peintre. »

    Remarquons, en passant, que cet article est très-beau, qu’il est rempli d’excellentes observations sur l’art, & qu’il n’y a point d’amateur, ni d’artiste capable de le faire aussi bien.

  8. Voici ce que Brucker lui-même dit d’une nouvelle édition qu’on lui proposoit de faire de son ouvrage.

    Quam licet ingravefscens Senectus annorumque canities nobis difficilem redderet, manum tamen retrahere voluimus, cum in quadraginta annorum spatio, quo hoc historiæ philosophicæ saxum volvimus continua lectiones & usu nobis observationes multæ enatæ essent, quibus historiam hanc philosophiæ criticam perfici augerique posse, & in nonnullis emendari suaremus persuasissimi, &c. Brucker, Præfat. secund. edit.


  9. Multis ille quidem flebilis occidit :
    Nulli flobilioir quam mihî

  10. Maximè solutum, & sine obtrectatore fuit, prodere de iis, quos mors odio aut gratiæ exemisset. Tacit.
  11. Il suffit, pour s’en convaincre de lire dans les Auteurs originaux la plupart des passages qu’il rapporte ; de les considérer dans la chaîne de raisonnemens où ils sont placés, & relativement à ce qui les précède & à ce qui les suit.
  12. Il y a telle page, ou même telle pensée de Tacite ; telle scène ou seulement tel hémistiche, tel mot de Racine, de Voltaire ou de Molière ; telle fable de Lafontaine, &c. dont toute la profondeur, tout le pathétique & le sublime, tout le comique, le naturel & la grace sont perdus pour le plus grand nombre des lecteurs.
  13. Sumite materiam vestris, qui scribitis, æquam
    Viribus ; & versate diù quid ferre recusent,
    Quid valeant humeri.

    De Art. Poet. vers. 38, & seqq.
  14. Lorsque Voltaire fait dire par un de ces savans :
    » Le goût n’est rien ; nous avons l’habitude
    » De rédiger au long, de point en point,
    » Ce qu’on pensa ; mais nous ne pensons point ».

    Ce n’est pas seulement une excellente plaisanterie, c’est encore une de ces vérités générales qui ont leurs exceptions comme toutes celles de ce genre.

  15. Voyez depuis la page 19, jusqu’à la page 132.

    Quelque soin que j’aie apporté à la correction des épreuves, j’ai remarqué depuis l’impression de cet article plusieurs fautes qui me sont échappées. Quelques unes sont assez legeres, & n’exigent point d’errata ; mais il s’en trouve une très grave & qui corrompt le sens. Voyez page. 23. colon. premiere, ligne 5, en remontant, & lisez une différence essentielle entre, &c.

  16. On voit, par le témoignage exprès de Cicéron, qu’il y avoit dans la langue des Grecs plusieurs termes qui n’étoient employés que par les Philosophes, & que les Dialecticiens avoient aussi leur langue particulière. Car, dit judicieusement cet Orateur, pour exprimer des idées nouvelles, il faut, ou créer de nouveaux mots ou en emprunter d’ailleurs. C’est ce que font les Grecs qui s’occupent depuis tant de siècles de matières philosophiques.

    Qualitates igitur adpellavi Ποιοταετας Græci vocant : quod ipsum apud Græcos non est vulgi verbum, sed philosophorum ; atque id in multis. Dialecticorum vero verba nulla sunt publica : suis utuntur. Et id quidem commune omnium ferè est artium : aut enim nova sunt rerum novarum facienda nomina, aut ex aliis transferenda. Quod si græci faciunt, qui in iis rebus tot jam sæcula versantur ; quanto &c. Académie.

    Cicéron explique lui-même, dans un autre Ouvrage, ce qu’il entend ici par emprunter des mots d’ailleurs, ex aliis transferenda ; car, dit-il comme il n’y a point de noms établis pour des choses inconnues, il est permis alors d’avoir recours à la métaphore pour donner plus de grace au discours, ou pour remédier à la disette de la langue. Nous faisons donc ici ce qu’on a coutume de faire dans les découvertes des Arts, où la nécessité oblige tantôt d’inventer des termes nouveaux, & tantôt d’en former par analogie pour exprimer des choses qui, ayant été jusqu’alors ignorées, n’avoient point encore de noms.

    Neque enim esse possunt, rebus ignotis, nota nomina ; sed quum verba aut suavitatis, aut inopia causa transferre soleamus ; in omnibus hoc sit artibus, ut, cum id appellandum sit, quod propter rerum ignorationem ipsarum, nullum habuerit ante nomen, necessitas cogat, aut novum facere verbum, aut à simili mutuari.

  17. C’est la date de l’impression du livre de M. Dutens.
  18. Joann. Bernoulli, opp. tom. i. pag. 47.
  19. Talia sciat oportet, qui multa vult scire. Senec. Epist.
  20. M. Dutens a le goût des voyages ;

     

    ……Quiconque a beaucoup vu,
    Peut avoir beaucoup retenu.


    aussi est-il très-empressé de faire part au public de ses lumieres, & il lui arrive rarement de quitter un pays sans y laisser quelques preuves de la fécondité de son génie. Paris est sur-toute la ville qu’il a le plus favorisée à cet égard, quoique ce ne soit pas celle où il compte le plus d’admirateurs : mais il en a usé avec elle comme avec une maîtresse ingrate qu’on aime avec d’autant plus de passion qu’on en est plus maltraité. Il y a donc fait imprimer : 1o. Son Origine des Découvertes attribuées aux modernes ; 2o. une édition grecque des Pastorales de Longus ; 3o. un Itinéraire des routes les plus fréquentées, espece de livre de poste plus curieux, plus utile que l’ancien, & le meilleur ouvrage de l’auteur ; 4o. un Traité des Pierres précieuses, écrit sans aucunes connoissances de chymie, d’histoire naturelle, & par conséquent rempli d’erreurs ; 5o. une Dissertation sur le miroir d’Archimede, qui ne contient rien de nouveau, & qui d’ailleurs ne résout point la grande difficulté ; 6o. un extrait des notes critiques de Rousseau sur le livre de l’Esprit ; notes qui, selon M. Dutens, devoient détruire la réputation d’Helvétius & qui n’ont fait aucune sensation, parce que la plupart manquent de justesse, & sont bien plus souvent l’ouvrage de l’humeur que celui de la raison ; 7o. enfin une petite brochure intitulé le Tocsin, que M. Dutens distribuoit clandestinement à ses amis, & dans laquelle il peint comme des citoyens dangereux, & dénonce bénignement au glaive du magistrat ceux qui n’ont pas, sur la religion, les mêmes préjugés que lui.

    Les sentimens humains, mon frere, que voilà !
  21. Verum & de aristotele, & de reliquis istis græcis, non dissimile judicium fecit, esse nimirum hujusmodi placita ac theorias veluti diversa, diversarum fabularum in theatro argumenta, in quandam verisimilitudinem, alia elegantius, alia negligentius, aut crassius conficta ; atque habere quod fabularum proprium est, ut veris narrationibus concinniora & commodiora videantur…… Hos itaque,(scilicet Telesium, Fracastorium, Cardanum, & Gilbertum) & si qui sunt, aut erunt horum similes, antiquorum turbæ aggregandos, unam enim eamdemque omnium rationem haberi. Esse nimirum homines secundum pauca pronuntiantes, & naturam leviter attingentes, nec ita se illi immiscentes, ut aut contemplationum veritatem, aut operum utilitatem assequi possint. Credere enim ex tot philosophiis, per tot annorum spatia elaboratis & cultis, ne unum quidem experimentum adduci posse, quod ad hominum statum levandum, aut locupletandum spectet, & hujusmodi speculationibus vere acceptum referri possit… Et qualemcumque ipse opinionem de illis seculis habeat, talem ad id quod agitur, non plus interesse putare, utrum quæ jam inveniuntur, antiquis cognita, & per rerum vicissitudines occidentia, & orientia sint ; quam hominibus curæ esse debere, utrum novus orbis fuerit insula illa Atlantis & veteri mundo cognita, an nunc primum reperta. Rerum enim inventionem à naturæ luce petendam, non ab antiquitatis tenebris repetendam esse. Francis. Baconcogitata & visa de interpretat. natur.pp.112, 113 & 114 ; opp. tom. 5, édit. Lond. 1778.

    On peut voir aussi l’aphorisme 122 du novum organum dans lequel Bacon s’exprime à-peu-près de la même maniere sur l’inutilité des recherches de M. Dutens. Il paroît même qu’en général ce grand homme faisoit assez peu de cas de la philosophie ancienne, & qu’il n’en croyoit pas l’étude fort nécessaire à ceux qui ne veulent pas perdre en vains raisonnemens sur l’homme & sur la nature, un tems qu’ils peuvent employer plus utilement à étudier l’un & à observer l’autre.

  22. Ingeniis non ille favet, plauditque sepultis :
    Nostra sed impugnat, nos nostraque lividus odit.
    Lib. 2, epist. 1.
  23. C’est à-peu-près le jugement qu’en portoit Cicéron relativement au nombre & à l’harmonie oratoires. Nec ego id, dit-il, quod deest antiquatati, flagito potius, quam laudo, quod est ; præsertim quum ea majora judicem, quæ sunt, quad illa quæ desunt.
  24. Voyez Mémoires historiques & philosophiques, pour servir à la vie & aux ouvrages de Diderot : j’examine & je réfute dans un des paragraphes de ces mémoires l’opinion de ceux qui prétendent que les plus grandes découvertes dans les sciences & dans les arts sont dues au hasard.
  25. J’ai fait voir dans une note sur les questions naturelles de Sénèque (L. 2, c. 33, note 2), que M. Dutens s’étoit trompé en prétendant que les anciens avoient eu la connoissance des barres électriques pour soutirer le tonnerre ; j’aurois pu prouver avec la même évidence qu’il n’entendoit rien à cette question de physique ; mais voulant seulement l’avertir que son zèle pour les anciens n’étoit pas selon la science, & l’avoit même emporté fort au-delà de la juste limite, je me contentai de faire imprimer en italiques une expression peu exacte dont M. Dutens s’étoit servi, d’où l’on pouvoit conclure qu’en écrivant sur ces matières, il parloit une langue qui lui étoit étrangère. J’ai appris depuis, qu’un philosophe célèbre n’avoit pas jugé plus favorablement du travail de cet auteur, & qu’il lui faisoit même à ce sujet des reproches très-graves.

    « Je ne sais pas, dit-il, s’il y a beaucoup d’érudition dans l’ouvrage de M. Dutens, contre les modernes ; mais je sais qu’on y trouve bien peu de philosophie, & sur-tout une grande ignorance des sciences naturelles ; apparemment que l’idée de n’avoir à admirer que des gens morts il y a long-tems, humilie moins M. Dutens, que s’il lui falloit admirer ses contemporains. Si Pythagore a deviné le véritable systême du monde, Képler & Galilée l’ont établi sur des faits qu’ils ont observés les premiers. Pythagore a dit que les astres suivoient dans leurs mouvemens des loix mathématiques ; Képler a déterminé cette loi ; Newton a trouvé en vertu de quelle force ils y étoient assujettis ; les successeurs de Newton ont démontré que cette même force pouvoit expliquer les inégalités des planètes, & même le mouvement que les modernes ont remarqué dans l’axe de la terre & dans celui de la lune. Est-ce là n’avoir rien ajouté à ce qu’a fait Pythagore » ?

  26. Il lui appliquoit ces paroles de l’écriture : Domine, illuxisti tenebras meas.
  27. C’est à-peu-près le jugement qu’en portoit le curé Meslier ; il a même fait à ce sujet un vœu très-patriotique, & qu’on trouve dans toutes les copies exactes de son testament. L’énergie & la précision avec lesquelles ce vœu est exprimé, n’ont peut-être de modèles dans aucune langue connue.

    Si la plupart des ecclésiastiques députés à l’Assemblée nationale avoient pensé comme ce bon curé, ils n’auroient pas fait des efforts aussi coupables que vains pour exciter en France une guerre de religion, pour inspirer leur fanatisme à tous les mauvais citoyens répandus dans le royaume, & qui aujourd’hui, vils instrumens des fureurs de ces bourreaux sacrés, hâtent comme eux, au fond de leur cœur, le moment où ils pourront renouveller les horribles massacres de la Saint-Barthélemi.

    Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ailleurs *

    * Adress : à l’assemblée nationale sur la liberté des opinions quelqu’en soit l’objet ; sur celle du culte & sur celle de la presse, &c. Voyez sur-tout depuis la page 37, jusqu’à la page 47, & notez que cet écrit a été publié dans le mois de février 1790.

    sur l’indispensable nécessité d’enchaîner, d’emmuseler le prêtre pour rendre sa rage impuissante, & l’empêcher sur-tout de se communiquer ; j’ajouterai seulement dans cette note que la nature & la multitude de ses fonctions lui laissent encore beaucoup trop d’influence & de moyens de nuire ; qu’on ne sçauroit assez épurer, diminuer le nombre des dogmes d’une religion nationale & en simplifier le culte ; en un mot, qu’on verra la tranquillité, la liberté publiques souvent troublées, compromises & ébranlées dans leurs fondemens, jusqu’à ce que, fatigués par ces secousses violentes que la superstition donne aux empires,

    & voulant enfin tarir la source de ces maux, les représentans de la nation décrètent, comme loi constitutionnelle de l’état, le culte établi dans l’isle de Ternate, Il se réduisoit à ce qui suit :

    Il y avoit dans cette isle un temple, au milieu duquel s’élevoit une pyramide. La porte du temple s’ouvroit à certains jours ; le peuple accouroit & se prosternoit devant la pyramide sur laquelle on lisoit : ADORE DIEU ; AIME TON PROCHAIN, ET OBÉIS À LA LOI. Le prêtre, muet, montroit avec une baguette les mots écrits sur la pyramide. Cela fait, le peuple se relevoit, s’en alloit, les portes du temple se fermoient, & tout l’office divin étoit achevé.

    Si vous ne pouvez pas instituer la religion simple de l’isle de Ternate, disoit un philosophe, ayez en le prêtre ; coupez lui la langue.



  28. ………… Gravi sub relligione
    Quæ caput à cœli regionibus ostendebat,
    Horribili super aspectu mortalibus instans.

    Lucret. de rer. nat. L. i.
  29. Je n’ai mis mon nom qu’à un très-petit nombre, & seulement à ceux que j’ai eu le tems de méditer & d’écrire avec quelque soin, ou sur lesquels j’ai cru avoir acquis, par un travail d’un autre genre, une vraie propriété. À l’égard de ceux dont je n’ai fait, par exemple, que le préambule, ou dans lesquels je me suis contenté, en qualité de redacteur de cette partie de l’Encyclopédie, d’intercaler de nouveaux faits, ou d’insérer ça & là quelques-unes de ces réflexions philosophiques telles qu’il s’en présente à l’esprit en lisant les pensées d’un autre, ils sont imprimés sans nom d’auteur : il m’a semblé que, pour prendre ce titre, il falloit avoir, sur un ouvrage quelconque, des droits plus légitimes & plus étendus. Mais je n’ai pas oublié de nommer ceux qui m’ont fourni divers morceaux très-intéressans, & particulièrement un jeune littérateur fort studieux, & fort instruit, à qui l’on doit les deux premiers articles de ce volume, & le supplément à l’article Académiciens (philosophie des). J’ai reçu aussi d’autres secours de plusieurs personnes qui n’ont pas voulu se faire connoître, & j’ai observé scrupuleusement la loi qu’ils m’imposoient.
  30. Rien n’en donne, sous tous les rapports, une idée plus exacte que ce tableau effrayant du regne de Domitien, dessiné & peint par Tacite.

    Neque in ipsos modò auctores, sed in libros quoque eorum sævitum, delegato triumviris ministerio, ut monumenta clarissimorum ingeniorum in comitio ac foro urerentur. Scilicet illo igne vocem populi romani, & libertatem senatus, & conscientiam generis humani aboleri arbitrabantur, expulsis insuper sapientiæ professoribus, atque omni bona arte in exilium acta, ne quid usquam honestum occurreret. DEDIMUS PROFECTO GRANDE PATIENTIÆ DOCUMENTUM, & sicut vetus ætas vidit quid ultimum in libertate esset, ita nos quid in servitute ; adempto per inquisitiones, & loquendi audiendique commercio. Memoriam quoque ipsam cum voce perdidissemus, si tam in nostra potestate esset oblivisci, quam tacere. La vitâ Agricol. cap. 2.

  31. Voyez la belle fable de La Fontaine, qui a pour titre, La cour du Lion, (Liv. 7 ; fab. 7).
  32. Ce seul motif m’avoit autrefois déterminé à faire imprimer mon ouvrage en Suisse ou en Hollande : j’y étois même tellement résolu, que tous les articles de ce premier volume étoient faits long-tems avant la révolution & que depuis ce nouvel ordre de choses si desiré & si inattendu, je n’y ai ajouté qu’une seule note d’éclaircissement sur un de mes articles imprimés dans la première édition de l’Encyclopédie.
  33. Genus irritabile vatum.

    Genus irritabile vaHorat.

  34. Non, ut porticibus, sic judiciis fruar iisdem.