Encyclopédie méthodique/Physique/ARISTOTE

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ARISTOTE. Il n’eſt aucun philoſophe ancien qui ait eu plus de célébrité, & dont l’empire ſur les eſprits ait été plus grand. Long-temps dans les écoles on a vu régner un enthouſiaſme étonnant en faveur de ce philoſophe ; regardé comme un oracle ou plutôt comme le dieu de la ſcience, il n’étoit pas permis de penſer différemment d’Ariſtote ; & avant la renaiſſance des lettres, avant que Deſcartes parut, les ſcolastiques ne juroient que par l’autorité de ce philoſophe.

C’eſt à Stagyre, ville de Macédoine, 384 avant l’ère chrétienne, qu’Ariſtote naquit ; il étoit fils d’un médecin nommé Nicomachus, & de Feſtiade ; il perdit de fort bonne heure ſes parens, Proxenus, ami de ſon père, ſe chargea de ſon éducation mais la négligea beaucoup : aſſsi le jeune élève ſe livra-t-il à la débauche, dans laquelle il diſſipa une grande partie de ſes biens : on dit qu’il prit enſuite le parti des armes, qu’il quitta bientôt pour ſuivre à dix-huit ans le conseil de l’oracle de Delphes, qui lui ordonna d’aller à Athènes. Là il entra dans l’école de Platon, dont il fut le plus brillant ornement. Sa paſſion pour l’étude étoit même ſi grande, qu’il mangeoit & dormoit peu, & que au rapport de Diogène-Laërce, pour vaincre le ſommeil que, la nuit, il étendoit hors du lit une main dans laquelle il tenois une boule d’airain, afin que le bruit de ſa chûte dans un baſſin, le réveillât. On a prétendu, mais ſans preuves, qu’il se rendit coupable d’ingratitude envers ſon maître. Bien loin de-là, il parla toujours avec respect de Platon, & fit ſon oraiſon funèbre. Aristote ſe retira enſuite à Atarne, petite ville de la Myſie, auprès du Roi Hermias, ſon condiſciple, dont il épousa la nièce.

Lorſqu’Alexandre le grand eut atteint l’âge de 14 ans, Philippe son père, inſtruit de la grande réputation d’Ariſtote, lui écrivit cette lettre ſi connue, dans laquelle il lui diſoit ces paroles remarquables : je vous apprend que j’ai un fils ; je remercie les dieux, non pas tant de me l’avoir donné, que de me l’avoir donné du temps d’Ariſtote. J’espère que vous en ferez un ſucceſſeur digne de moi, & un roi digne de la Macédoine. Le Philoſophe travailla pendant huit ans, au rapport de Plutarque, à lui inſpirer le goût des vertus & celui des ſciences. Mais l’amour des conquêtes l’emporta & le prince partit enſuite pour l’Aſie.

On dit que Philippe, en reconnoiſſance des ſervices d’Ariſtote, lui fit élever une ſtatue & rebâtir ſa patrie, ruinée par les guerres. Ariſtote retourna à Athènes, lorſqu’Alexandre, dévoré par la ſoif des conquêtes, ſe détermina à ravager le monde. Les honneurs l’y attendoient : les habitans lui donnèrent le lycée. Il y donna, pendant treize ans, ſes leçons, ce qui fit appeler ſa ſecte la ſecte des péripatéticiens. Le bruit de ſes ſuccès parvint juſqu’à Alexandre : ce prince grand en tout, lui donna 800 talens, ſomme conſidérable pour le temps, & lui fit fournir tous les moyens poſſibles pour faire des recherches dans la ſcience de l’hiſtoire naturelle. Son hiſtoire des animaux eſt un des plus excellens ouvrages que l’antiquité ait produits : on y trouve des obſervations qui feroient honneur aux derniers ſiècles ; il ſuffit de dire que notre célèbre Buffon en a fait les plus grand éloges.

Parvenu au plus haut période de gloire, Ariſtote eut encore celle d’être attaqué par l’envie qui la ſuit preſque toujours de près. Eurimon, prêtre de Cérès l’accuſa d’impiété. Se ſouvenant de la mort de Socrate, il s’enfuit à Chalcis en Eubée, pour empêcher, diſoit-il, qu’on ne commit une ſeconde injuſtice contre la philoſophie ; il y mourut, dit-on, d’une colique, à l’âge de ſoixante-trois ans, deux ans après la mort d’Alexandre. Quelques hiſtoriens ont aſſuré qu’il périt accablé de veilles & de travaux ; d’autres prétendent qu’il ſe précipita dans l’Euripe par déſeſpoir, ne pouvant comprendre la cauſe des irrégularités du flux & du reflux de ce fleuve. Cette dernière opinion qui n’a aucun fondement ſolide, eſt de la dernière invraiſemblance. Après ſa mort, ſes compatriotes lui élevèrent des temples, lui dreſſèrent des statues, & lui conſacrèrent tous les ans un jour de fête.

Les ouvrages d’Ariſtote ſont en grand nombre ; il les confia en mourant à ſon diſciple Théophraſte. Les principaux & les plus eſtimés ſont, ſa dialectique, ſa morale, ſa poétique, ſa rhétorique & ſon hiſtoire des animaux. La meilleure édition de ſes ouvrages eſt celle de paris, donnée par Duval en 2 vol in-fol. On a dit que le nombre des commentateurs des ouvrsges d’Ariſtote, ſe montoit à plus de quatorze mille. À la décadence de l’empire Romain & des lettres, ſes ouvrages paſſèrent chez les Arabes, qui les défigurèrent & y ajoutèrent une infinité d’abſurdités. L’Afrique, la Perſe, la Tartarie & d’autres contrées, maintenant barbares, les reçurent & les adoptèrent avec tranſport. Vers le onzième ſiècle, les ſcolaſtiques les remirent en honneur dans l’occident, avee les nombreux & ridicules commentaires des Arabes ; & l’empire de ce prince des philoſophes fut ſi bien établi, que Deſcartes & ſes diſciples eurent de grands obſtacles à surmonter pour faire percer la nouvelle méthode de philoſopher.

Le reproche qu’on peut faire aux ouvrages phyſiques d’Ariſtote, c’eſt qu’ils ne ſont guère, ſur-tout ſa phyſique générale, que de la métaphyſique. On trouve dans ſa phyſique particulière quelques bonnes obſervations, mais dans l’enfance des ſciences, il n’étoit pas poſſible de faire quelque chose de mieux ; la phyſique expérimentale n’étoit pas encore née. C’eſt à l’article péripatétiſme, qu’on doit renvoyer l’expoſé de la doctrine que ce prince des philoſophes enſeigna dans le lycée.

Aristotélisme. Par cette expreſſion on doit entendre la doctrine d’Ariſtote. La rhétorique & la poétique de ce philoſophe ſont peut-être ceux de ſes ouvrages qui ſont les plus eſtimés ; une lecture des productions d’Homère lui avoit formé le goût. Ses traités de morale viennent enſuite. Dans ſa logique, il a tracé les principales ſources de l’art de raiſonner ; mais on lui reproche quelques défauts, l’obſcurité & la prolixité. Ces objets n’étant point du reſſort de cet ouvrage, nous paſſerons à ſa phyſique.

Ariſtote admet trois principes qui ſont, ſelon lui, la matière, la forme, la privation. Cette matière première, principe de tous les corps eſt définie ce qui n’eſt, ni qui, ni combien grand, ni quel, ni rien de ce par quoi l’être eſt déterminé ; la forme eſt ſecond principe ; c’eſt le principe actif qui conſtitue le corps ; & il y a autant de formes naturelles, qu’il y a de corps primitifs. La privation n’eſt point une ſubſtance ; mais tout corps qui reçoit une telle forme, ne doit pas l’avoir auparavant. Paſſant enſuite à l’explication des cauſes, il dit que la nature eſt un principe effectif, une cauſe plénière qui rend tous les corps où elle réſide, capables eux-mêmes de mouvement & de repos ; c’eſt elle qui produit les formes, ou plutôt qui ſe diviſe & ſubdiviſe en une infinité de formes, ſuivant les beſoins de la matière : par là il explique tous les changemens qui arrivent aux corps. Il n’y en a aucun qui ſoit parfaitement en repos, parce qu’il n’y en a aucun qui ne faſſe reſſort pour ſe mouvoir. Il conclut de là que la nature inspire une espèce de néceſſité à la matière ; que celle-ci eſt aſſujettie à recevoir toutes les formes qui ſe préſentent, & qui ſe ſuccèdent dans un certain ordre. C’eſt là cette fameuſe entélechie qui a fait dire tant d’extravagances aux ſcolaſtiques.

Avant Socrate, on croyoit que nul être ne périſſoit, & qu’il ne s’en reproduiſoit aucun, & que tous les changemens des corps n’étoient que de nouveaux arrangemens. Ariſtote rejetant ces idées, établit une génération & une corruption proprement dites. Il reconnut qu’il ſe formoit de nouveaux êtres, & qu’ils périſſoient à leur tour. De-là ont pris naiſſance les formes ſubſtantielles, les entités, les modalités, les intentions réflexes ; &c. Tous termes qui ne réveillant aucune idée, dit judicieusement M. Diderot, dans ſon grand article aristotéliſme dont nous tirons ce qu’il y a de principal ſur cette doctrine du prince des philosophes ; tous termes disons-nous, qui perpétuent vainement les diſputes & l’envie de diſputer. Ariſtote deſcend enſuite à un très-grand nombre d’explications de phyſique particulière : on lit avec plaiſir ce qu’il dit dans ſes quatre livres ſur les météores.

L’hiſtoire des animaux d’Ariſtote, qu’on peut rapporter à la phyſique particulière, ſelon M. de Buffon, eſt peut-être encore aujourd’hui ce que nous avons de mieux en ce genre ; il ſeroit à déſirer qu’il nous eût laiſſé quelque choſe d’auſſi complet ſur les végétaux & ſur les minéraux. « Cet ouvrage d’Ariſtote s’eſt préſenté à mes yeux, comme une table des matières qu’on auroit extraite avec le plus grand ſoin de pluſieurs milliers de volumes remplis de deſcriptions & d’obſervations de toute eſpèce : c’eſt l’abrégé le plus ſavant qui ait jamais été fait, ſi la ſcience eſt en effet l’hiſtoire des faits. »

Voici de nouveaux dogmes de la phyſique d’Ariſtote : de la matière première combinée avec la forme, ce philoſophe tire quatre élémens, le feu, l’air, l’eau & la terre ; mais pour former les cieux, & les corps électriques, il imagina une quinteſſence incorruptible, une cinquième nature de corps qui ſe meut toujours circulairement. C’eſt des quatre élémens que ſont compoſés tous les corps sublunaires, & le mouvement qui leur convient eſt celui qui eſt en ligne droite. L’air & le feu ſont légers, tendent en haut, & vont ſe ranger à la circonférence. L’eau & la terre ſont au contraire peſans & ſont pouſſés vers le centre. Les fauſſes idées qu’Ariſtote s’étoit faites ſur le mouvement, l’avoient conduit à croire l’éternité du monde.

En liſant ſes ouvrages, on eſt bientôt convaincu que ce prince des philoſophes n’a point eu d’idées ſaines de la divinité, qu’il n’a nullement connu la nature de l’âme, ni ſon immortalité, ni la fin pour laquelle elle eſt née. N’eſt-il pas étonnant d’après la, que même dans les plus beaux ſiècles de l’Égliſe des ſcolaſtiques aient été aſſez prévenus en faveur de ſes ouvrages pour les élever à la dignité de texte divin.

Lorſque les injuſtes perſécutions des prêtres de Cérès contraignirent Ariſtote de ſe retirer à Chalcis, il nomma Théophraſte pour ſon ſucceſſeur, & lui légua tous ſes manuſcrits. Ce philoſophe jouit toute ſa vie d’une très-grande réputation ; mais par ſa mort le lycée perdit beaucoup, néanmoins on continua toujours d’y enſeigner. Les profeſſeurs furent Démétrius de Phalère, Straton, ſurnommé le phyſicien ; Lycon, Ariſton de l’iſle de Céa, Crytolaüs & Diodore qui vécut ſur la fin de la 160e olympiade.

Quoique la philoſophie fût fort cultivée sous les empereurs Romains, ſa décadence ſuivit bientôt celle de l’empire, & les Barbares portèrent le dernier coup à l’un & à l’autre. Les peuples croupirent long-temps dans l’ignorance, une fauſſe dialectique dont la fineſſe conſiſtoit dans l’équivoque des mots & dans des diſtinctions qui ne ſignifioient rien, étoit alors ſeule en honneur. À la naiſſance des lettres, quelques ſavans verſés dans la langue grecque donnèrent une verſion exacte des ouvrages d’Ariſtote, à la place de ces traductions barbares qui repréſentoient plutôt l’esprit tudeſque des traducteurs, que le beau génie de ce philoſophe. Juſques-là on n’avoit conſulté qu’Averroès ; c’étoit là qu’alloient ſe briſer toutes les diſputes de ſavans. Ce commentateur arabe d’Ariſtote, naquit à Cordoue dans le douzième ſiècle ; & on n’eut long-temps en Europe qu’une verſion latine trés-inexacte, faite ſur une copie arabe qui ne l’étoit pas moins, de la traduction infidèle qu’Averroès avoit faite en arabe des œuvres d’Ariſtote, ce qui lui fit cependant donner le nom de chef du péripatétiſme.

Théodore de Gaza & George dé Trebiſonde, cultivèrent enſuite la philoſophie de Péripatéticiens, & la défendirent avec un très-grand zèle contre leurs ennemis. Les ſavans, à la renaiſſance des lettres, étoient partagés entre Platon & Ariſtote. On fit des volumes de part & d’autre ; on trouve plus aiſément des injures que de bonnes raiſons. Pomponace fut un des plus célèbres péripatéticiens du ſeizième ſiècle, ainſi qu’Auguſtin Niphus, Zábòrella Pillotomini, Céſalpin Cremonin, &c. & en dernier lieu Corringius avec qui, du temps de Deſcartes, mourut le péripatétiſme.