Encyclopédie progressive/Économie politique/1

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Économie politique
Texte établi par François GuizotBureau de l’Encyclopédie progressive (p. 171-228).


ÉCONOMIE POLITIQUE[1].


DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE MODERNE. Esquisse générale de cette science, de sa nomenclature, de son histoire, et de sa bibliographie. — Si nous jetons les yeux sur les habitans de notre globe, à commencer par ces familles éparses qui s’arrachent dans l’Australasie les productions spontanées de la terre, jusqu’à ces vastes associations que lient un langage commun, des intérêts semblables, des conventions réciproques, et que nous appelons des nations, telles qu’on en voit en Europe, nous apercevons des gradations infinies dans l’état où se trouvent les hommes sous le rapport de la civilisation. Quel est le signe caractéristique de cette civilisation ? sur quoi pouvons-nous juger du degré de son avancement ? par quels moyens se maintient-elle et se perfectionne-t-elle ? voilà des questions qu’on ne saurait résoudre sans approfondir l’économie sociale, plus généralement connue sous le nom d’Économie politique.

L’économie sociale ne peut être bien étudiée que chez les nations qui ont acquis un certain développement. Nous pourrions sans doute rechercher ce qu’elle est chez les peuples qu’on nomme chasseurs, ou pasteurs, ou cultivateurs. Le monde nous offre encore quelques échantillons de ces différentes formes de la société ; nous y verrions même les rudimens d’une civilisation plus complète ; mais ce serait une recherche sans objet. Pour étudier la physiologie du corps humain, ce n’est pas dans un embryon imparfait que nous allons la chercher : c’est dans l’homme adulte. Pour connaître la physiologie du corps social, c’est, pour la même raison, la société développée qu’il faut étudier ; car elle, aussi, est un corps vivant, non moins admirable, non moins utile à connaître, dont le développement, la force, ou le déclin, dépendent de lois non moins positives, et qui sont peut-être même plus accessibles a nos recherches[2].

S’il est superflu d’étudier les sociétés dans leur état imparfait, il serait téméraire de fonder une doctrine sur ce qu’on imaginerait être le type d’une perfection idéale. Le champ des conjectures n’est fermé pour personne, mais celui des réalités est le seul qui produise de solides récoltes. Il n’y a de science véritable que celle qui dans chaque genre nous fait connaître ce qui fut, ou ce qui est. C’est de là qu’il faut partir, quand on ne veut pas s’égarer, pour perfectionner ce qui sera.

Le premier élément des sociétés est l’homme, tel que l’observation nous le montre, avec ses facultés et ses besoins. Ses besoins dépendent de sa nature, de son organisation physique et morale, et diffèrent suivant les positions où il se trouve. Quand il est borné à une vie matérielle et végétative, il a peu de besoins à satisfaire au delà de sa nourriture. Quand il fait partie d’une nation civilisée, ses besoins sont nombreux et variés ; et de nouveaux développemens de la société, en lui créant d’autres besoins encore, étendent ses facultés et lui fournissent de nouveaux moyens de les satisfaire[3].

C’est là le trait le plus saillant de la civilisation. Qu’avons-nous par dessus les Calmouks, si ce n’est que nous produisons et que nous consommons davantage ? Si la civilisation est plus avancée à Paris que dans la Basse-Bretagne, c’est parce qu’on y produit et parce qu’on y consomme, en plus grande quantité, une plus grande variété de produits ; c’est parce qu’on y éprouve le besoin d’un logement plus élégant et plus commode, d’une nourriture plus délicate, d’un vêtement plus propre et plus élégant ; c’est parce qu’on y goûte la lecture et l’instruction, que l’on y sait jouir des productions des beaux arts, qu’on y recherche enfin cette foule d’objets utiles ou agréables dont la création occupe une multitude de bras, de talens, d’instrumens, et met à contribution, non seulement les facultés productives de l’homme, mais encore celles du sol dans toutes ses localités, aussi bien que toutes les forces que la nature nous prête, quand nous avons appris à la solliciter.

C’est ainsi que nous nous approchons de plus en plus de l’état naturel de l’homme ; car l’état naturel de tous les êtres est celui où ils ont atteint leur entier développement. Voyez cet arbre chétif et rabougri qui, par la faute du terrain ou du climat, n’a pu parvenir à se propager ni à s’étendre : est-il plus près de la nature que l’arbre qui, placé dans des circonstances plus favorables, se montre à vous avec toute sa majesté, riche de verdure et de fruits ? C’est une erreur trop commune que de représenter comme l’homme de la nature celui qui n’a pas su tirer parti de son intelligence. Notre intelligence fait partie de notre nature aussi bien qu’un bras robuste l’homme qui grimpe sur un arbre, faute d’avoir su construire une échelle, a développé ses membres aux dépens de son esprit : c’est à dire une faculté grossière qu’il possède en commun avec les brutes, aux dépens d’une faculté relevée, immense dans ses résultats, qui n’appartient qu’à lui et qui le place à la tête de la création. La nature a donné aux animaux une fourrure pour les garantir des outrages de l’air : elle a fait plus pour l’homme : elle lui a donné l’industrie pour se faire des habits et se bâtir des maisons. Elle lui a donné la parole et la sociabilité pour qu’il multiplie ses idées par les communications et jouisse des fruits qui naissent du pouvoir de l’association. L’homme est donc dans l’état de nature, lorsqu’il est en société et en possession de tous les avantages que procure la civilisation.

À quelque degré de civilisation que la société soit parvenue, elle ne peut se maintenir au même point, qu’autant que les besoins qui dérivent de cet état de la société ne soient satisfaits ; autrement elle ne serait plus au même état. Or comment ces besoins parviennent-ils à être satisfaits ? Telle est la question à laquelle répond l’économie politique, ou, si l’on veut, l’économie des nations.


La nature pourvoit gratuitement à plusieurs de nos besoins puisqu’elle nous fournit l’air et la lumière. Notre industrie nous procure tout le reste ; et ce reste paraîtra bien important, si nous considérons qu’il compose tout ce qu’une nation civilisée possède de plus qu’une peuplade de sauvages ; la nature donne gratuitement au sauvage l’air, la lumière, et tout ce qu’elle nous donne à nous-mêmes en pur don. Ce que nous possédons de plus est par conséquent de notre création.

Si chaque individu ne produit pas toutes les choses qui lui sont nécessaires, il est du moins obligé de produire de quoi les acheter. Il échange ensuite ce qui excède ses besoins, contre les produits créés par d’autres hommes, et se met ainsi en possession de tout ce qui convient à sa nature et à sa position. C’est cette faculté, particulière à l’homme, d’échanger les produits entre eux, qui permet à chaque personne en particulier de ne s’occuper que d’une seule classe de produits et même d’une certaine portion d’un seul produit.

De là la division du travail, ou, pour parler plus exactement, la séparation des occupations, qui augmente prodigieusement le pouvoir productif de l’homme.

Il semblerait, par suite de cette observation, que chaque homme en particulier ne devrait jouir que des produits qu’il s’est procurés, soit en les créant, soit en les acquérant au prix de ceux qu’il a créés ; mais alors d’où viendrait l’énorme disproportion qu’on remarque entre les ressources dont les hommes disposent ? Comment les uns peuvent-ils se livrer à d’immenses consommations, tandis que d’autres parviennent à peine à subvenir à leurs premières nécessités ? Quelque supérieurs qu’on veuille supposer les facultés corporelles et les talens de certaines personnes, comparés aux facultés et aux talens de toutes les autres, cette supériorité ne suffit pas pour expliquer une aussi grande disparité dans leur production. Ce serait une économie politique bien peu avancée que celle qui ne nous donnerait pas l’explication d’un phénomène aussi commun dans la vie sociale.

L’analyse de la production suffit pour nous éclairer à cet égard. Chaque produit est le résultat d’un concours d’actions et de moyens mis en œuvre par une seule intelligence. C’est l’entrepreneur de ce produit, qui se procure à ses frais tous les travaux et l’usage de tous les instrumens au moyen desquels le produit s’achève ; cet entrepreneur dès lors fait seul son profit de la valeur produite. Or, comme la portion de talent qu’il y met se multiplie par le nombre des agens qu’il emploie, et qu’au moyen de ces agens, la quantité de la chose produite peut être fort grande relativement aux facultés d’un seul entrepreneur, les profits de celui-ci peuvent être considérables relativement à ceux des agens secondaires qu’il met en œuvre.

De plus, cet ensemble de travaux industriels ne peut être exécuté qu’à l’aide de deux grands instrumens, qui sont des capitaux et des fonds de terre. C’est avec leur aide que l’industrie transforme les matériaux de ses produits en objets propres à nos consommations. On peut dire que les instrumens de l’industrie travaillent de concert avec elle, et que les produits sont toujours les résultats de leurs services réunis. Dès lors les possesseurs des instrumens, en même temps qu’ils travaillent directement à la production par leurs talens, y travaillent indirectement par le moyen de leurs capitaux et de leurs terres. On peut> sous ce rapport, même lorsqu’ils ne travaillent pas immédiatement à la production, les nommer producteurs. Leur coopération est commode, j’en conviens ; mais elle n’en est pas moins indispensable pour la formation des produits ; car, s’ils ne fournissaient pas l’usage de leur instrument, les produits n’existeraient pas[4]

Nous devons donc regarder les produits comme les résultats de trois services productifs : ceux des hommes industrieux, ou, si l’on veut les appeler d’un seul mot, des industrieux, ceux des capitaux, et ceux des fonds de terre ; et, comme l’entrepreneur d’industrie est celui qui a conçu l’idée du produit et trouvé les moyens de l’exécuter, nous mettrons sa coopération au premier rang des travaux industriels. Telle est celle de l’agriculteur qui entreprend une production agricole, du manufacturier qui entreprend de créer des produits manufacturés, du commerçant qui nous procure ceux du commerce.


Tout produit est un moyen de se procurer une satisfaction à soi-même, à sa famille, à la société ; il est donc un bien. Le travail au prix duquel on l’obtient est un sacrifice, un mal[5]. Lors même qu’on achète un produit, on fait, pour l’avoir, le sacrifice d’une valeur déjà acquise, et de laquelle on pouvait se promettre une jouissance. La perfection de l’industrie consiste, par conséquent, à se procurer le plus grand et le meilleur produit au prix du moindre travail, du moindre sacrifice. Ceci montre la nécessité d’admettre dans l’économie politique une appréciation rigoureuse, une évaluation du mal et du bien, qui résultent du jeu de cette grande machine. Or, qui peut mieux évaluer ces choses que les hommes dont se compose le public, et qui sont perpétuellement appelés à comparer l’étendue du sacrifice avec la jouissance qui en est le prix ? et quel meilleur moyen de connaître leur évaluation, que d’observer le prix courant des divers travaux et celui des divers produits ? montre la nécessité d’admettre dans l’économie politique une appréciation rigoureuse, une évaluation du mal et du bien, qui résultent du jeu de cette grande machine. Or, qui peut mieux évaluer ces choses que les hommes dont se compose le public, et qui sont perpétuellement appelés à comparer l’étendue du sacrifice avec la jouissance qui en est le prix ? et quel meilleur moyen de connaître leur évaluation, que d’observer le prix courant des divers travaux et celui des divers produits ?

C’est ainsi que l’on sait quel produit, selon l’estimation des hommes, vaut ou ne vaut pas ce qu’il coûte ; et qu’en introduisant dans les calculs de l’économie politique la valeur échangeable, ou le prix courant des services et des produits, on a donné à ses déductions un fondement qui les a élevées au dessus du vague des hypothèses et des conjectures. Quand on veut savoir si une production est avantageuse ou ne l’est pas, il suffit de comparer tous les sacrifices nécessaires pour qu’elle s’accomplisse, ou les frais de sa production, avec la valeur produite, ou le prix que les consommateurs consentent à payer pour le produit, lorsqu’il est mis en vente. L’entrepreneur, qui représente ainsi tous les producteurs réunis, est en lutte, d’une part, contre la nature des choses, pour acquérir d’elle un produit, et, d’une autre part, avec le consommateur, pour le vendre. Pourvu que le consommateur consente à lui payer ce que le produit a coûté, son intérêt est sauf[6] ; c’est le calcul vulgaire, et celui qui suffit aux intérêts privés. L’intérêt de la société donne lieu à des considérations plus nouvelles et d’un ordre plus élevé.

Quand, par un progrès de l’art, le produit revient moins cher au producteur, il peut, sans y perdre, le faire payer moins cher au consommateur, c’est-à-dire à la société, qui ne subsiste que de ses consommations. Dans ce grand échange que nous avons appelé production, la société donne alors moins pour obtenir plus. Elle fait un gain, non aux dépens d’une partie des associés, mais aux dépens de la nature, qui devient plus libérale envers l’homme à mesure qu’il apprend à mieux connaître la nature des corps dont elle se compose et les lois qui les régissent : c’est-à-dire à mesure qu’il est plus instruit.

Il est facile de se convaincre que, dans le cas d’un progrès fait par l’industrie, l’avantage qu’en retire une portion de la société n’est point obtenu aux dépens d’une autre portion : les consommateurs d’un produit jouissent pour le même prix d’une plus grande quantité ou d’une meilleure qualité, et les producteurs ne gagnent pas moins ; car ils peuvent, sans y perdre, donner à plus bas prix ce qui leur a coûté moins de frais de production. Un pareil avantage peut s’obtenir successivement par rapport à tous les produits ; car une baisse de ce genre n’est pas relative ; elle est réelle. Le prix d’une marchandise ne se compare pas avec le prix d’une autre, mais avec les frais de sa production, avec le prix qu’elle coûtait auparavant.

Cette démonstration, poussée à la dernière évidence par l’étude des principes fondamentaux[7], a donné la clé d’une proposition qui semblait paradoxale : on ne pouvait pas jusque là concilier ces deux idées également vraies, que la valeur des choses qu’on possède constitue le degré de richesse qui réside en elles ; et, en en même temps, qu’un peuple est d’autant plus riche, que les produits y sont à meilleur marché. En effet, nous serions tous infiniment riches si tous les objets que nous pouvons désirer, ne coûtaient pas plus que l’air que nous respirons ; et notre indigence serait extrême, si les mêmes objets coûtaient infiniment cher, si nous n’avions aucun moyen d’atteindre à leur prix[8].


Tel est le mécanisme de la production vu en masse ; il présente de nombreux phénomènes quand on l’observe dans ses détails.

L’industrie de l’homme, qui consiste en général dans la faculté de créer des valeurs, y parvient par des voies diverses. Quand elle recueille les produits immédiats que la nature fournit à nos besoins, et qui ne sont le fruit d’aucune industrie antérieure, elle se nomme agriculture[9] ; quand elle modifie et transforme les produits des autres industries, c’est l’industrie manufacturière ; quand elle les place sous la main du consommateur, c’est le commerce.

Les procédés de toutes ces industries sont prodigieusement variés ; mais leur but est le même, celui de satisfaire aux besoins des hommes, dans l’état donné de leur civilisation ; de telle manière que l’usage de leurs produits présente aux consommateurs assez de jouissance pour qu’ils consentent à les payer ce qu’ils ont coûté. Les frais de leur production sont le prix des divers services dont il a fallu avancer la valeur pour qu’ils existassent, et tout service sans la coopération duquel ils n’existeraient pas est productif. La mesure de l’utilité de sa coopération est la part qu’il obtient dans la valeur produite ; car si l’on pouvait obtenir le même effet à meilleur marché, on ne le paierait pas à ce prix. Ainsi donc, quand les services réunis d’un fermier, d’un fonds de terre et d’un capital, ont produit un hectolitre de blé de 20 francs, et que, sur cette somme, le fermier et ses serviteurs ont obtenu 10 francs, le propriétaire du fonds 5 francs, et celui qui a fait les avances nécessaires pour cette exploitation, 5 francs, on peut conclure que, sur la valeur totale de ce produit, les travaux de l’industrie ont créé une valeur de 10 francs, la coopération du sol une valeur de 5 francs, et la coopération du capital une valeur de 5 francs[10].

Les salaires de tous ces services, étant analogues entre eux, peuvent porter un nom qui leur soit commun, celui de profits[11]. Ainsi les profits des industrieux forment le revenu des industrieux, les profits des fonds de terre forment le revenu des propriétaires fonciers, et les profits des capitaux, le revenu des capitalistes.

Il y a un certain nombre de produits qui ont une valeur, puisqu’on les paie, mais une valeur qui ne s’attache à aucune matière. Les services rendus, soit aux individus, soit à la société tout entière, sont des services aussi réels que ceux qui contribuent à la valeur donnée à un produit matériel. On achète le service que rendent un médecin, un avocat, un fonctionnaire public ; mais leur service une fois rendu, il ne reste aucune valeur attachée à aucune substance matérielle et qui puisse se transmettre de nouveau, comme il en reste dans une étoffe qui, ayant été achetée, peut être revendue. Cependant, comme l’utilité qui résulte de ce genre de service a toutes les mêmes propriétés que celle qui résulte de celle des produits matériels, comme elle est, ainsi que cette dernière, le fruit d’une industrie et même d’un capital[12], qu’elle est vendue par une personne et achetée par une autre, cette utilité, quoique fugitive, veut être nommée un produit ; mais c’est un produit immatériel.

Toutes ces productions sont la source de tous les revenus légitimes. Il n’est aucune valeur qui entre dans le monde autrement que par les moyens dont l’esquisse précède. Si une personne quelconque jouit d’un revenu qui ne procède pas d’une des sources que je viens d’indiquer, c’est un revenu usurpé ; il provient d’une perte équivalente supportée par la société ou par une partie de la société, de même que les gains du jeu supposent une perte précisément équivalente. Il suffit à l’intérêt personnel dépourvu de moralité d’acquérir des biens, quelle qu’en soit la source ; mais une nation ne s’enrichit pas par des gains qui entraînent des pertes, et l’homme d’état, le véritable publiciste, qui doivent à tous une égale protection, ne cherchent les biens qui font la prospérité publique, que dans leurs sources.

Heureusement que dans une société, même corrompue, le nombre des hommes qui cherchent leurs revenus dans une production véritable est infiniment plus considérable que le nombre de ceux qui les cherchent dans des gains abusifs ; sans cela il n’est aucune société politique qui pût se maintenir.


Je n’ai fait, pour ainsi dire, que nommer les capitaux. L’économie politique donne seule des notions sûres relativement à la nature et à l’usage de cet instrument de l’industrie.

L’industrie, considérée d’un point de vue élevé, se compose d’une multitude d’occupations dans la plupart desquelles les hommes agissent sur des objets matériels et à l’aide d’objets matériels. Ce sont là des capitaux, et ces capitaux mêmes peuvent être considérés sous des points de vue très variés. Lorsqu’on les voit à l’œuvre et sous leurs formes visibles, ce sont des matières premières façonnées à différens degrés, des outils, des machines employés à toutes ces transformations, objet des opérations productives ; ce sont encore des bâtimens ou d’autres valeurs répandus sur un bien-fonds, des monnaies employées à acheter des services productifs, et qui ne sont pas plus tôt rentrées par des ventes, qu’elles demandent à sortir de nouveau par des achats. Sous ce rapport, on peut faire différens classemens des valeurs capitales selon leurs emplois. Considérés plus philosophiquement, les capitaux sont des sommes de valeurs où la forme matérielle est mise à l’écart, et dans lesquelles on ne voit que des avances faites ou à faire aux opérations productives.

Sous le premier point de vue, les objets dont se compose un capital sont essentiellement consommables ; mais, comme ils se reproduisent sous d’autres formes où ils ont la même valeur, leur consommation n’a été qu’une avance qui a été faite, et la production en a été le remboursement.

Lorsque l’on considère le capital seulement sous le rapport de sa valeur, comme cette valeur est perpétuellement reproduite, ou, si l’on veut, logée, tantôt dans une matière, tantôt dans une autre, on voit en lui un fonds permanent qui remplit son office de même qu’un fonds de terre, et qu’on prête ou qu’on loue aussi bien que ce dernier. C’est ainsi que le considère le capitaliste, qui ne s’informe qu’accidentellement de ce que fait son capital, comme un propriétaire, qui va voir ses fermes, s’informe des cultures variées qui couvrent son bien.

Il est bon toutefois, lorsqu’on ne veut pas nourrir son esprit d’illusions, de ne pas perdre de vue qu’un capital, quoiqu’il semble ne consister que dans une valeur, qualité morale et fugitive, n’existe réellement que lorsque cette valeur réside dans un objet matériel. Le crédit, qui est une qualité morale aussi, n’est pas un capital ; il n’est que la faculté possédée par un particulier, par une association, de pouvoir obtenir’la jouissance d’un capital possédé par une autre personne ou une autre association, à telles ou telles conditions ; mais il n’est point un capital. Celui-ci est tout autre chose ; il existe par lui-même et réside toujours dans des objets matériels, car il n’y a que des objets matériels qui puissent être cédés, prêtés, passer d’une main dans une autre[13].

Les négocians réfléchis verront aisément comment ces principes d’une science fondée sur les faits s’accordent avec les faits qu’ils ont sans cesse devant les yeux. Lorsqu’un commerçant vend à crédit des marchandises d’outre-mer à un manufacturier, n’est-ce pas un prêt que le commerçant fait d’une partie de sa valeur capitale au manufacturier, prêt qui dure jusqu’au moment où ce dernier s’acquitte ? Et cette double translation ne s’opère-t-elle pas en objets matériels, puisque le prêt s’opère en marchandises et le remboursement en argent ou en effets donnant droit à une somme d’argent ?

En même temps on peut voir combien cette manière scientifique de considérer les capitaux est propre à rectifier les notions imparfaites ou fausses, que l’on pourrait s’être formées d’une chose aussi commune et aussi généralement employée. En effet, si ce qui caractérise les capitaux est d’être une valeur avancée à des opérations productives, pour être remboursée par elles, toute valeur qui n’est pas sur la route de l’avance au remboursement n’est point une valeur capitale. Toute la portion de numéraire qui ne sert pas à la circulation des objets faisant partie d’un capital, par conséquent toute la portion du numéraire employée à acquitter des profits, des revenus, et destinée à l’achat d’objets de consommation, ne fait nullement partie des capitaux d’une nation. Augmenter l’agent de la circulation, n’est donc pas nécessairement la même chose qu’augmenter les capitaux ; et c’est une grande erreur des faiseurs de statistiques de mettre la valeur tout entière des monnaies au rang des capitaux d’un pays ; j’ai bien de la peine à croire que la moitié de cette valeur fasse partie des capitaux d’une nation.


L’économie politique, après avoir indiqué les sources de cette sève qui nourrit et développe le corps social, toujours armée du flambeau de l’expérience, montre comment elle se répand dans ses divers canaux.

Les entrepreneurs de la production, en achetant les services que peuvent vendre les possesseurs de facultés personnelles, de fonds de terre et de capitaux, leur distribuent, d’avance ou après coup, une portion des valeurs produites. Les entrepreneurs en prennent eux-mêmes leur part au moyen de l’excédant de la valeur produite sur les frais de production, quand l’opération est bien conçue et bien exécutée. Les portions que chacun de ces producteurs retire ainsi des valeurs produites sont très diverses, et dépendent de la quotité de la valeur produite et de la situation de chacun d’eux par rapport aux autres[14]. Ici la véritable instruction, la science, ne consiste pas à connaître les droits que chacun peut prétendre, mais ce qu’il obtient en réalité ; elle prouve que la valeur de chaque service est en raison directe de la quantité qu’on en demande, et en raison inverse de la quantité qu’on offre d’en fournir»

Mais pour offrir les services productifs, il faut être en possession des fonds dont ces services ne sont que des émanations ; il faut posséder un fonds de facultés industrielles, ou un fonds capital, ou un fonds de terre. On est ainsi conduit par l’économie politique à examiner ce qui constitue la propriété, et les effets qui en résultent.

Si l’on étudiait le point de droit, on verrait que la plus sacrée de toutes les propriétés est celle des facultés personnelles ; elle est la plus incontestable, car ces facultés ont été données à celui qui les possède, et à nul autre. La plus sacrée des propriétés après celle-là est celle des capitaux, parce qu’ils sont de la propre création de l’homme qui les possède, ou de celui qui les lui a transmis. Quiconque a retranché sur sa consommation de quoi former une portion de capital, pouvait ne pas faire cette épargne ; il pouvait dès lors anéantir toute autre prétention que la sienne sur la même valeur. C’est par une suite du même principe que les propriétaires des fonds productifs ont un droit incontestable sur le produit qui en émane, car ils étaient maîtres de faire que ce produit n’existât pas, en le consommant après l’avoir créé. La propriété dont la légitimité est la plus douteuse est la propriété foncière. Quel propriétaire est en état de prouver que sa terre a toujours passé à titre onéreux, ou par don volontaire, ou par succession, de main en main, du premier occupant jusqu’à lui ? Est-il un seul héritage qui ne remonte à une spoliation violente ou frauduleuse, récente ou ancienne, si ce n’est celui des descendans de Penn, légitimes acquéreurs du terrain des sauvages ?

Heureusement qu’il suffit à l’économie des sociétés que, malgré les différens degrés de légitimité, les propriétés de tout genre soient invariablement reconnues et maintenues, même la propriété foncière, la moins honorable de toutes. En effet, quel motif aurait-on pour ensemencer un champ, si l’on n’était pas assuré d’en recueillir les fruits ? On est d’autant plus excité à produire qu’on dispose plus librement de ses capitaux et de ses actions, et que la jouissance exclusive de leurs produits est plus assurée. De là l’invariable progrès des nations qui jouissent de la liberté et de la protection de leurs lois.


Après avoir étudié la marche des richesses dans leur distribution, l’économie politique observe les effets de cette distribution sur le corps social. Ils se manifestent par le nombre et la condition des hommes.

La nature a pris de fortes précautions pour conserver les espèces vivantes. Le besoin qu’éprouvent tous les êtres organisés de se reproduire ; le soin dont ils protègent leurs rejetons, l’admirable contexture de leurs organes, montrent assez quel est son but ; mais de toutes les précautions- qu’elle a prises, celle sur laquelle elle semble avoir le plus compté est l’extrême profusion des germes, assurée par là que, quel que soit le nombre des individus qui périssent, il en restera toujours assez, non seulement pour perpétuer l’espèce, mais pour en couvrir le globe, pour peu qu’ils y trouvent de quoi subsister.

Nous subissons cette loi commune, et c’est un des faits maintenant le mieux avérés, qu’il n’y a pas de guerres, de massacres, ni d’épidémies, qui arrêtent les progrès de la population, toutes les fois que les moyens d’existence ne lui manquent pas. Mais pour une société civilisée, les moyens d’existence ne sont pas uniquement des subsistances ; chaque classe de la société, pour se conserver au même état, et, à plus forte raison, pour se multiplier, doit pouvoir consommer tout ce qui est indispensable au maintien de cette classe. Dans nos sociétés modernes, et parmi ce qu’on nomme les gens bien élevés, un homme qui serait condamné à se vêtir de haillons et à se nourrir des alimens dont un manouvrier se contente, serait un homme mort.

Si la population a une tendance à s’accroître progressivement, et si elle ne peut dépasser ses moyens d’existence, on peut établir comme une vérité de fait que la population d’un pays n’est jamais bornée que par ses produits.

Mais comment la production en général suffit-elle pour satisfaire aux besoins variés des différentes classes de la société ? Si c’est de blé qu’elle a besoin, comment une production de toile y pourvoira-t-elle, sa valeur fût-elle supérieure ? L’économie politique démontre alors que le produit dont on a le plus de besoin est celui dont la Valeur surpasse davantage celle de ses frais de production, et qu’une société, dans l’état donné de ses mœurs et de ses moyens de production, produit toujours ce qui convient le mieux à ses besoins ; mais en même temps elle montre combien la nature de ses besoins, c’est-à-dire les consommations qu’elle préfère et l’étendue de ses moyens de production, influent sur la condition, sur le sort des individus qui la composent.

Je ne ferai sentir que dans un seul exemple, l’importance des déductions de l’économie politique à cet égard.

Si la production est la seule mesure de la population, si les fléaux de la guerre et des contagions n’exercent sur elle qu’une influence passagère et peu marquée, à quoi servent les progrès de l’art de guérir ? un pays aura toujours tous les habitans qu’il pourra faire subsister. — L’art de guérir, il est vrai, n’ajoute pas un individu à la population ; mais il améliore considérablement le sort des hommes. Leur nombre peut se maintenir de deux manières différentes : ou par une plus longue durée des mêmes individus, ou par des renouvellemens plus fréquens. Une personne qui a vécu quarante ans a tenu la même place dans le monde que deux personnes successives qui ont vécu vingt ans chacune ; mais, dans la première de ces suppositions, la place a été occupée sans qu’il y ait eu plus d’une naissance et d’une mort dans cet espace de temps ; tandis que, dans la supposition où la même place aurait été occupée par deux vies successives, de vingt ans chacune, il y aurait eu deux naissances et deux morts.

De même, si, dans la population totale d’un pays, il y a trente millions de places semblables, où les individus se succèdent et sont remplacés les uns par les autres, il faudra la moitié : moins de naissances et de décès, si la vie moyenne des individus se prolonge à quarante ans, que si la vie moyenne se réduit à vingt. Des deux façons, l’effet sera le même par rapport au nombre des hommes ; mais il sera fort différent par rapport à leur condition. Là où il y a moins de naissances et de décès, il y a moins aussi de ces douleurs qui accompagnent nécessairement notre entrée dans cette vie et le congé que nous sommes forcés d’en prendre. Dans ces deux occasions solennelles, l’humanité a des souffrances morales à supporter, aussi bien que des douleurs physiques. Des liens, des besoins réciproques, attachent communément chaque personne à beaucoup d’autres ; liens de famille, liens d’amitié, besoin qu’une mère a de sa fille, un père de son fils. Que de regrets et quelles privations ! Nos lumières, notre expérience, notre capacité, en un mot, ne s’acquièrent pas à peu de frais ; ces biens coûtent aux auteurs de nos jours des sacrifices, à nous-mêmes du travail et des peines qui se renouvellent pour chaque individu, et d’autant moins souvent que la vie moyenne est plus longue. L’homme jouit alors plus long-temps de ce qu’il a péniblement acquis ; il vit proportionnellement davantage dans un état de maturité, dans la plénitude de sa vie et de ses facultés ; et l’on peut dire avec exactitude que l’espèce humaine est plus parfaite quand la durée moyenne de la vie est plus longue. Avec une durée moyenne de vingt ans, à peine un homme a-t-il conquis son rang dans le monde, qu’il est question pour lui de le quitter ; avec une durée moyenne plus longue, on peut occuper long-temps son poste avec satisfaction pour soi, avec profit pour l’humanité. Supposez Franklin emporté à vingt ans par la fièvre jaune, et Washington tué dans la guerre du Canada, que devenait l’indépendance américaine et la liberté du monde ? Nous avons lieu d’être satisfaits des progrès qui ont été faits à cet égard dans presque tous les pays habités par des peuples de race européenne. Une connaissance plus parfaite de la physiologie du corps humain, le traitement plus éclairé des maladies, de nouveaux spécifiques découverts, des habitations plus aérées, des soins mieux entendus du premier âge, beaucoup d’entraves supprimées, ont prolongé la durée de la vie moyenne, et elle gagne encore tous les jours[15].

Ce n’est pas uniquement le rapport qui existe entre la somme des produits et le nombre des hommes, qui lie les questions relatives à la population aux principes de l’économie politique ; les phénomènes que présentent la distribution des habitans sur le globe, les colonisations, la formation et l’accroissement des villes, et les communications ouvertes entre les peuples, trouvent leurs explications dans les mêmes principes.


La connaissance des procédés, suivant lesquels les richesses se distribuent dans la société, n’est complète que pour les personnes qui possèdent la théorie des échanges et des débouchés ; et cette théorie, qui n’est bien connue que depuis peu d’années, a répandu un nouveau jour sur les monnaies, cet agent si important de la circulation et des échanges.

Dans une société nombreuse et avancée, la presque totalité des consommations ne s’opère qu’à la suite d’un échange ; car chacun ne s’occupant que d’un seul produit, ou même d’une portion de la production d’un seul produit, ne jouit que par le moyen de l’échange, de l’immense variété de choses dont il fait usage. Mais l’échange en nature est presque toujours impossible ; il faut vendre ce qu’on produit pour acheter ce qu’on veut consommer. La vente est la moitié d’un échange dont l’achat est le complément ; et, l’échange accompli, il se trouve qu’on a troqué ce qu’on a vendu contre ce qu’on a acheté. L’intermédiaire que cette double opération exige est la monnaie.

Il en résulte que la valeur propre de la monnaie est pour nous de peu de considération auprès de la valeur des autres produits ; nous la donnons pour la même valeur qu’on nous la donne ; il nous est indifférent de recevoir de l’or au lieu d’argent, ou de l’argent au lieu d’or, quoiqu’un de ces métaux soit plus précieux que l’autre, assurés que nous sommes que, si l’on nous donne moins d’or pour obtenir nos produits, nous en donnerons moins à notre tour dans nos achats. Mais la valeur des produits est la circonstance essentielle, celle qui influe sur notre sort : je suis d’autant plus riche que les fruits de ma production ont plus de valeur, et que les objets que je veux consommer en ont moins. Cette théorie cadre parfaitement avec celle des services productifs et des progrès de l’industrie. Que l’on soit un industrieux, un capitaliste ou un propriétaire foncier, on est marchand de services productifs, c’est par une espèce d’échange que l’on acquiert les produits qui résultent de ces services productifs : or, quand pour la même quantité de services on obtient une plus grande quantité de produits, on donne moins de la marchandise que l’on vend, et l’on reçoit plus de celle que l’on achète.

La théorie des débouchés se lie de même à celle-là. Puisqu’en réalité on n’achète pas les produits avec de l’argent, mais avec d’autres produits, nous devons vendre ce que nous produisons avec d’autant plus d’aisance, que les autres hommes produisent davantage. Chaque producteur est intéressé à se voir entouré d’une multitude d’autres producteurs ; c’est ce qui fait que l’on vend en France vingt fois plus de produits qu’au temps misérable de Charles VI. On trouve à y placer plus de marchandises, par la raison que la production y est beaucoup plus active, et que les produits d’un industrieux s’échangent contre ceux de l’autre[16].

Ce qui est vrai d’un individu par rapport à un autre est également vrai d’une nation à l’égard des nations étrangères ; chacune est intéressée à la prospérité de toutes les autres ; car on ne saurait vendre qu’à celles qui sont en état d’acheter ; et une nation, quelle qu’elle soit, ne peut acheter qu’avec ce qu’elle produit. C’est cette conception plus juste de la nature des choses, qui dirige maintenant les conseils éclairés de quelques nations, et qui doit changer la politique du monde ; car, à mesure que les hommes deviennent plus éclairés, ils cèdent aux suggestions de leur intérêt bien entendu, sur lequel il est permis de compter beaucoup plus que sur les rêves de la philanthropie. Les gouvernemens qui marchent les premiers dans cette voie, ne sont pas médiocrement heureux de savoir chercher leurs avantages dans la prospérité d’autrui, et de recueillir de la gloire en faisant un bon calcul.


L’économie politique prouve avec la dernière évidence que la monnaie est une marchandise de même nature que toutes les autres ; une marchandise qui tire sa valeur de ses usages et non des lois. En effet, dans tout échange, où la monnaie entre comme l’un des termes du contrat, le vendeur ne peut-il pas refuser sa marchandise si le prix ne lui convient pas ? et la valeur d’une chose, de la monnaie dans ce cas-ci, n’est-elle pas proportionnée à la quantité du produit qu’elle peut obtenir ? Combien de fausses mesures et de mauvaises lois peut prévenir une seule question bien posée !

La nature et l’office des monnaies bien connus, beaucoup d’erreurs tombent d’elles-mêmes, une foule de notions fausses ou imparfaitement entrevues s’ éclairassent ; on sépare dès lors complètement les fonctions de la monnaie de celles des capitaux ; on voit comment l’abondance ou la rareté du numéraire, qui influent sur sa valeur propre (celle qui se manifeste par l’échange), ne sont d’aucun effet sur ce qu’on nomme si improprement l’intérêt de l’argent ; on demeure convaincu que l’intérêt est le loyer d’un capital, et que les valeurs capitales consistent en des valeurs tout autres que les valeurs monétaires, et sont bien plus considérables[17].

Les mêmes principes font comprendre l’espèce d’influence qu’exerce sur la valeur des monnaies la matière dont elles sont faites. Les richesses et les besoins de la société portent à un certain taux la valeur du produit appelée une once d’argent, valeur déterminée par la quantité de tout autre produit que l’on consent à donner pour obtenir celui-là. Le possesseur de cette once d’argent, quelque nom qu’on ait jugé à propos de lui donner en la frappant en monnaie, ne peut sans perte la donner au dessous de ce taux[18]. Mais, quand la matière dont la monnaie est faite est de nulle valeur intrinsèque, comme le papier, la monnaie ne peut plus tirer sa valeur que de ses usages comme agent des échanges. Dans l’état donné de la société, le nombre des ventes et des achats qui s’y opèrent réclame une certaine valeur de l’intermédiaire des échanges, quel qu’il soit. Si l’on multiplie le nombre des unités dont il se compose, on diminue en proportion la valeur de ces unités ; et si le public ne trouve aucun intermédiaire des échanges à lui substituer, le besoin qu’il en a peut en maintenir la valeur, malgré le discrédit. On les prend sur un certain pied, seulement à cause de la persuasion où l’on est que l’on peut les replacer sur le même pied, et sans égard au remboursement.

La valeur des billets de banque ou de confiance, remboursables à bureau ouvert, a tout un autre fondement : elle est égale à celle de la monnaie qu’elle donne le droit de toucher. Des billets remboursables ne sont pas une monnaie de papier ; ils sont un signe représentatif de la monnaie, ainsi que les autres engagemens du commerce. Ils tirent toute leur valeur de leur crédit ; c’est-à-dire de la persuasion où l’on est qu’ils seront remboursés. Les signes représentatifs de la monnaie, et même les viremens de parties, tels qu’on les pratique à Londres, suppléent complètement la monnaie jusqu’à la concurrence de leur montant. L’économie politique fait voir les résultats quelquefois heureux et quelquefois funestes de ces supplémens. Ils remplacent avec économie un intermédiaire prodigieusement utile, mais qui n’est pas un des principes vitaux de la société, et dont la somme est nécessairement bornée par les besoins de la circulation. Ils ne peuvent jamais sans danger excéder cette somme.

Le rapport de valeur des métaux entre eux, et des monnaies principales avec leurs coupures, donne lieu à des faits qui ne sont que la conséquence de ces principes, et que l’expérience confirme toujours.


Poursuivant la marche des richesses jusqu’au terme de leur existence, l’économie politique dévoile les phénomènes qui accompagnent leur consommation. De même que l’analyse a fait connaître leur nature et leur formation, elle nous a appris que leur consommation n’est pas une destruction de matière qui excéderait le pouvoir de l’homme ; la consommation n’est autre chose que la destruction de cette utilité qui avait fait d’une chose un produit en lui donnant de la valeur.

Quand cette destruction de valeur s’opère de telle sorte que la valeur détruite dans un produit passe dans un autre, c’est une consommation reproductive. C’est par elle que se forment et se perpétuent les valeurs capitales.

Quand cette destruction n’a pour objet que la satisfaction de nos besoins ou de nos goûts, c’est une consommation pure et simple, une consommation stérile.

Le terme de toute richesse sociale, le but de sa production, est la consommation. C’est elle qui fait subsister les sociétés. L’effet de l’épargne et de l’accumulation n’est pas de restreindre cette consommation, mais de l’augmenter. Les valeurs épargnées ne sont pas des valeurs soustraites à toute consommation ; mais des valeurs soustraites à la consommation stérile pour être livrées à la consommation reproductive. Loin donc que l’épargne nuise à la consommation, elle la double, elle la centuple. À chaque opération productive, le capital est consommé par les producteurs ; et, rétabli par eux, il est consommé de nouveau dans l’opération suivante. Une valeur qui n’a pas été capitalisée n’est consommée qu’une seule fois.

On doit en conclure que, si la consommation en général provoque la reproduction, la consommation stérile dans un cas particulier ne la provoque pas plus que la consommation reproductive ; et que celle-ci la provoque, en thèse générale, infiniment plus que la première, puisqu’elle la perpétue aussi long-temps que le même capital n’est pas dissipé par l’impéritie ou par l’amour désordonné des jouissances. C’est sans doute l’envie de consommer qui détermine les hommes à rechercher les produits, et qui est par conséquent le premier mobile de la production ; or l’envie de consommer est inspirée aussi bien par le désir d’accroître sa fortune, c’est-à-dire de consommer reproductivement, que par l’amour des satisfactions présentes.

Ce désir qu’éprouvent les hommes d’accroître leur bien-être futur sur lequel se fonde la prospérité progressive des nations, est bien nécessaire pour balancer les sollicitations du présent ; d’autant plus que la consommation stérile ne présente aucunes difficultés. Il ne faut aucun talent pour dépenser de l’argent ; et il en faut beaucoup pour le dépenser d’une manière qui en fasse renaître la valeur, sans compter que l’exercice même de ce talent est un travail. L’impulsion de chaque moment nous excite à la consommation improductive, et les êtres les plus faibles, les femmes, les enfans, s’y laissent aisément entraîner. Mais elle n’offre à la société ou aux familles d’autres dédommagemens que la satisfaction actuelle qu’elle procure, et dont l’économie politique est loin pourtant de contester l’importance, puisque c’est elle qui perpétue la société et contribue à son bonheur.

Cette seule analyse fait tomber complètement la question de l’utilité du luxe.

Dans le cours ordinaire des choses, tout produit se consomme ; car il n’est un produit qu’autant que sa valeur égale ses frais de production ; sa valeur ne provient que de la demande qu’on en fait, de la demande réelle accompagnée de l’achat ; et l’achat serait une perte s’il n’était suivi de la consommation. Ce n’est donc que par accident, par de faux calculs, par des exceptions en un mot, que la production peut être en excès sur la consommation.

Nous nous sommes représenté la production comme un grand échange dans lequel nous donnons nos services productifs, ou, si l’on veut, nos frais dé production, pour recevoir des produits qui deviennent par là notre bien ; nous pouvons nous représenter à son tour la consommation comme un autre échange dans lequel nous donnons nos produits, notre bien, pour recevoir en retour soit d’autres produits accrus par des profits, soit des satisfactions d’où résultent le maintien de la vie et la plupart des jouissances dont elle est accompagnée[19]

Dans le premier cas, qui est celui de la consommation reproductive, rechange est d’autant plus avantageux que le produit qu’on obtient vaut plus que ceux qu’on sacrifie ; mais pour que la reproduction soit complète, il suffit que le produit obtenu soit égal en valeur au produit consommé ; dès lors le capital est remboursé et tous les services productifs sont acquittés. Et si l’on demande où se trouve l’avantage d’une reproduction qui se borne à remplacer par d’autres les produits consommés, l’analyse des faits nous montre qu’il n’y a pas ici une simple, mais une double production : l’une qui rétablit le capital dans son entière valeur, et l’autre, précisément égale, qui se distribue aux producteurs, compose leurs revenus et sert à leur entretien[20].

Dans la consommation stérile qui est un échange des produits déjà acquis contre des jouissances, l’échange est d’autant plus avantageux que les jouissances obtenues sont plus grandes en proportion des produits sacrifiés. C’est d’après cette règle que les consommations de ce genre doivent être considérées comme bien ou mal entendues. L’économie politique les distingue en consommations privées qui ont pour objet de satisfaire aux besoins des individus et des familles ; et en consommations publiques qui satisfont aux besoins de la société.

Les préceptes de l’économie privée s’appliquent aux premières ; ceux de l’économie publique aux secondes. Dans les unes de même que dans les autres, comme l’achat des objets consommés précède ordinairement la consommation qu’on en fait, ce dernier mot est souvent confondu avec celui de dépense.

Les dépenses publiques et les dépenses privées sont exactement de même nature, car la nature des richesses est la même pour les nations et pour les particuliers. Les lois qui président à leur formation et à leur consommation ne diffèrent pas suivant l’usage qu’on en fait, de même que les principes de l’hydrostatique ne changent pas, soit qu’on lies applique à des travaux publics ou bien à des constructions particulières. Mais nous ne pouvons pas fonder l’appréciation des dépenses sur des bases aussi sûres que celles qui nous déterminent dans l’appréciation des consommations reproductives. Dans ces dernières, nous avons à comparer des quantités de même nature, c’est-à-dire le prix ; courant des services productifs avec le prix courant des produits qui en résultent ; mais, dans la consommation, stérile, nous ne pouvons comparer qu’une dépense avec une satisfaction. Il y a nécessairement quelque chose de vague et d’arbitraire dans une semblable appréciation. La nature des choses qui rend notre marche si sûre dans toutes les autres parties de l’économie politique, nous abandonne ici aux seuls conseils de l’expérience ; mais ce n’est point un motif suffisant pour que nous renoncions à étudier cette partie de l’économie des sociétés : toutes les parties des sciences ne sont pas susceptibles du même degré de précision ; il est utile à l’avancement de nos connaissances de savoir distinguer ce qui est susceptible ou non de démonstrations rigoureuses, et c’est une partie essentielle de la science d’en connaître les limites.

Ainsi, malgré la difficulté que présente une exacte comparaison entre le montant des dépenses et les satisfactions qui en résultent, soit pour les particuliers, soit pour le public, on ne saurait nier qu’elles s’éloignent ou s’approchent plus ou moins de leur but. Les phénomènes qui accompagnent la consommation n’arrivent pas par hasard, non plus que ceux de la production. Il y a encore ici des lois qui veulent que les mêmes causes, dans des circonstances pareilles, soient suivies des mêmes effets. On en peut déduire quelques règles pour provoquer des résultats favorables à notre bonheur comme particuliers ou comme citoyens, plutôt que des résultats nuls ou fâcheux.

Par exemple, le choix que peuvent faire les consommateurs de tels produits préférablement à tels autres, avec une dépense égale, donne toutes sortes d’avantages aux consommateurs éclairés sur ceux qui n’ont que des goûts grossiers ou dépravés. Un peuple est servi comme il veut être servi ; mais il ne distingue ce qui lui convient le mieux, depuis le service qu’il retire des plus simples ustensiles de ménage jusqu’à ceux que lui rendent les fonctionnaires les plus éminens, que lorsqu’il sait apprécier ce qui est bon et rebuter ce qui ne l’est pas. C’est pour cette raison que, toutes choses d’ailleurs égales, les consommations sont d’autant mieux entendues qu’une nation est plus éclairée.

Les dépenses qui satisfont à des besoins réels sont mieux entendues que celles qui n’ont pour objet que de satisfaire à des besoins factices, et procurent des jouissances plus grandes en comparaison des sacrifices qu’elles réclament. On en peut dire autant des produits dont la consommation est lente, comparés à ceux dont la consommation est rapide[21]. En soumettant à ces règles et à quelques autres du même genre tous les articles des dépenses privées et publiques, on se forme des idées un peu plus justes relativement aux avantages qu’on retire des consommations, comparés avec ce qu’elles coûtent ; et des idées justes sont un premier pas vers des réformes salutaires.

L’économie de la société n’est pas affectée en bien ou en mal par les dépenses publiques seulement, mais par la manière dont on y pourvoit. Ce sont les domaines de l’État et l’impôt qui alimentent le fisc ; les emprunts n’alimentent rien ; les ressources qu’ils procurent au présent sont des ressources ravies au lendemain, et les frais qu’ils occasionnent ne sont compensés par aucun dédommagement.

Relativement aux impôts, les principes de l’économie politique démontrent rigoureusement qu’ils sont un sacrifice de la part du contribuable, d’où il ne résulte aucun avantage pour la nation que les services qu’elle achète par leur moyen. Lorsque ces services sont réels, lorsqu’ils procurent au citoyen la libre jouissance de ses actions et de ses biens, lorsqu’ils le protègent contre les attaques de l’iniquité au dedans et des entreprises contre son indépendance qui pourraient partir du dehors, le sacrifice qu’on exige de lui est légitime et profitable ; mais s’imaginer que l’impôt n’est pas un sacrifice, prétendre qu’il favorise la production, c’est se nourrir d’illusions. L’impôt levé sur la société n’est pas reversé dans la société par les dépenses du gouvernement et des fonctionnaires publics. Cette erreur est fille de celle qui regardait l’argent monnayé comme la seule richesse. Du moment qu’on le considère ainsi, on ne voit aucune perte dans les plus grandes dilapidations, car le gouvernement remet en effet dans la circulation par les dépenses l’argent qu’il en a tiré par les impôts ; mais l’argent ne fait pas partie des productions et des consommations annuelles. Ce n’est pas d’argent que vivent la société et le gouvernement, c’est de produits. Ceux que consomment le gouvernement et ses agens, ne sont pas reversés dans la société ; il reçoit du contribuable une valeur dont il le prive[22] ; mais il n’en fait pas cadeau à ses fournisseurs, qui donnent une autre valeur en échange du prix qu’on leur paie. Un des meilleurs économistes de l’Angleterre, M. Robert Hamilton, dit à ce sujet qu’on serait tout aussi fondé à dire qu’un voleur qui aurait forcé la caisse d’un marchand lui a restitué l’argent qu’il lui a pris, parce qu’il est venu le jour suivant, cet argent à la main, lui acheter ses marchandises.

C’est une prétention plus spécieuse, mais tout aussi peu fondée, que de vouloir favoriser la production nationale en chargeant de droits, en frappant même de prohibitions les produits d’une industrie étrangère. C’est raisonner comme un tailleur qui voudrait faire ses chapeaux pour jouir du bénéfice du chapelier. Ce qui convient le mieux à une nation, c’est de lui laisser produire ce qu’elle peut produire avec profit, et acheter au dehors ce qu’elle ne saurait produire chez elle qu’en dépensant davantage. Le commerce n’est qu’une autre manière de produire ; il substitue la production de l’objet qu’on envoie à la production de l’objet qu’on reçoit. — Mais, disent les vieux préjugés, en achetant au dehors, ce ne sont pas des produits que l’on donne, c’est son argent. — Puérile terreur ! Les métaux ne sont-ils pas une marchandise qui, de même que toute autre, cherche le marché où elle se place le plus avantageusement ? Or, les métaux précieux que nous possédons ne se placent pas avantageusement dans l’étranger lorsque nos besoins, lorsque notre circulation en réclament, car alors ils valent plus chez nous qu’au dehors, et les spéculations du commerce nous en apportent au lieu d’en exporter. Ce n’est pas un solde à payer ou à recevoir qui fait voyager les métaux précieux, c’est uniquement le rapport de leur valeur dans les deux pays, c’est-à-dire de la quantité de marchandise qu’ils peuvent acheter. Quand, au lieu de marchandise, les commerçans envoient de l’argent, c’est parce que l’argent leur procure de plus gros retours que toute autre marchandise ; or ce qui leur est plus avantageux est aussi ce qui est plus avantageux à leur pays[23].

Le fait est que l’on ne paie jamais les produits étrangers qu’avec ses propres produits, même lorsqu’on les paie en argent. Un pays contient des mines ou bien n’en contient pas ; dans le premier cas, en payant l’étranger avec de l’argent, il paie avec un produit de son sol et de son industrie ; s’il n’en contient pas, il ne peut acquérir l’argent qu’il donne qu’après l’avoir acquis avec ses produits indigènes. Ces derniers peuvent seuls subvenir d’une manière suivie aux exportations, parce que, renaissant sans cesse, ils peuvent seuls être constamment exportés sans devenir plus rares, et sans s’élever à un prix qui en ferait cesser l’exportation. Le système de la balance du commerce est une vieillerie qui n’a pu naitre que dans un temps où l’on ignorait quelle était la nature des richesses et les procédés qui les font naître. Il accuse par conséquent l’ignorance de ceux qui le soutiennent encore ; il n’y a rien à leur répondre, si ce n’est : étudiez l’économie politique[24].

Si les nations ne peuvent, d’une manière suivie, acquitter leurs importations qu’avec l’exportation de leurs produits indigènes[25] ; si leurs bénéfices ne se composent que de l’excédant de la valeur des envois sur les retours ; si, dans tous pays, nul commerce ne se continue qu’autant qu’il donne des bénéfices, on peut conclure avec certitude que les valeurs importées annuellement sont, en tout pays, supérieures aux valeurs exportées, et d’autant plus que le pays fait un commerce plus avantageux. Tous les états officiels qui montrent des exportations supérieures aux importations, sont menteurs et accusent des déclarations fausses.

Et si l’on demandait comment deux pays qui trafiquent ensemble peuvent, tous les deux à la fois, recevoir des marchandises pour des valeurs supérieures à leurs envois, je répondrais que chaque marchandise, en passant d’un pays dans l’autre, croit en valeur d’une somme égale aux profits qu’elle procure aux commerçans. Les pertes inévitables, qui ont lieu dans des communications habituelles, sont des accidens plus que compensés par les bénéfices qui résultent de ces mêmes communications. Les opérations qui donnent de la perte né se répètent pas ; celles qui se renouvellent sont des opérations profitables et les seules qui soient là base des relations commerciales suivies entre les nations[26].

On démontre, d’après les mêmes principes, l’inutilité ou plutôt les fâcheux effets des lois qui prohibent l’exportation des matières premières et favorisent celle des produits manufacturés. Les promoteurs de ces lois ignorent qu’une matière première qui s’exporte nous procure, à égalité de valeur, autant de profits que le produit le plus élaboré. De quoi se compose en effet la valeur d’un produit quel qu’il soit ? de ses frais de production. Or les frais de production d’une matière première, comme d’un produit achevé, sont composés d’un profit foncier payé à l’un des propriétaires du sol, d’un intérêt gagné par un capitaliste quelconque, et du salaire reçu par les industrieux de tous grades dont les travaux ont concouru à leur production, à commencer par l’entrepreneur qui en a conçu l’idée, jusqu’au dernier manouvrier dont il s’est fait aider. Le produit dont toute la valeur consiste en main-d’œuvre > une dentelle de mille francs, par exemple, ne procure pas à la nation plus de profits qu’une balle de lin qui vaut mille francs. De ces deux produits, celui dont il convient le mieux de s’occuper est celui que l’étranger demande de préférence, et qui par conséquent récompense plus libéralement les services productifs, c’est-à-dire les travaux personnels, les capitaux ou les terres qu’on y a employés.


Les progrès de l’économie politique ont fait évanouir les illusions qui put long-temps dirigé l’Europe par rapport à ses colonies.

Que pouvait-on se proposer dans le système qu’on a suivi à leur égard ? sans doute le plus grand avantage de la métropole pu de la colonie. Leur plus grand avantage, d’où peut-on l’attendre ? n’est-ce pas uniquement de la nature des productions des deux contrées et du plus grand développement de leur industrie ? Or, ces deux avantages, faut-il pour tes trouver que les deux pays soient soumis à la même domination ? assurément la même domination n’améliore pas leur climat. Améliore-t-elle leur industrie ? il est permis d’en douter quand on sait que nulle part l’industrie ne se développe mieux que lorsqu’elle jouit de la plus entière liberté. La liberté peut-elle habiter dans un pays régi par les délégués d’un gouvernement situé au loin et dirigé par d’autres intérêts ? La métropole n’est-elle pas obligée, à une grande distance, de laisser à ses agens un pouvoir à peu près discrétionnaire ? Un tel régime n’est-il pas nécessairement infesté de tous les abus ?

De son côté, la métropole est, pour favoriser la colonie, gênée dans ses rapports avec le reste du monde ? L’une et l’autre, au lieu de s’aider mutuellement, se nuisent, et leur dépendance réciproque est une source perpétuelle de dépense et d’oppression[27].

Les colonies des Européens leur coûtent sous deux rapports. Elles coûtent d’abord les frais que nécessitent leur administration civile et militaire, leurs établissemens publics, leurs fortifications, les forces militaires qu’il faut entretenir pour les protéger ; et de plus, les frais dont la métropole est grevée pour leur assurer le monopole de son marché. La plupart des denrées coloniales (qu’il faudra bien nommer équinoxiales, lorsque l’inévitable moment sera venu où toutes les colonies seront devenues des états indépendans) sont pour l’Europe des produits d’une indispensable nécessité. La France seule consomme annuellement cent millions de livres de sucre brut qu’elle paie à ses colonies cinquante millions de francs avant d’avoir acquitté aucun droit. Si on lui permettait d’acheter cette denrée aux Indes orientales, elle ne la paierait que trente millions. Les droits étant les mêmes dans les deux cas, le fisc ne recevrait pas un sou de moins, et la France gagnerait vingt millions tous les ans. Elle gagnerait davantage ; car la consommation deviendrait plus considérable par le bon marché, et le fisc lui-même recevrait davantage.

Qu’obtenons-nous en compensation de ces sacrifices ? est-ce le privilège d’approvisionner seuls nos colonies de nos produits ? nous n’en jouissons pas ; car la force des choses oblige de les laisser s’approvisionner ailleurs des articles qui leur sont le plus nécessaires ; et, quand, on ne leur laisserait pas cette faculté, elles se l’arrogeraient. Mais en supposant même qu’on pût les obliger à ne s’approvisionner que chez nous, y trouverions-nous un débouché plus grand que celui que nous offriraient les nations qui cultiveraient du sucre pour nous ? Il faudrait de toutes manières payer le sucre que nous consommerions ; et l’on sait qu’une nation ne peut s’acquitter autrement qu’avec ses propres produits. Les producteurs français seront toujours chargés de créer la valeur nécessaire pour acheter les produits étrangers que la France voudra consommer, de quelque part qu’elle les fasse venir.

Les colonies qui nous coûtent si cher, gagnent-elles au moins quelque chose à être gouvernées par nos bureaux ? probablement que non, puisqu’elles soupirent après leur indépendance, et les seules qui l’ont obtenue sont les seules qui prospèrent. La Martinique et la Guadeloupe, quoiqu’elles ne paient que la moitié des frais que coûte leur administration, dépensent plus que si elles s’administraient elles-mêmes. Le joug de la métropole leur pèse, quoique secoué à moitié[28]. Dira-t-on que les forces de la métropole sont nécessaires pour les défendre en cas de guerre, lorsqu’on a vu la seule de nos colonies qui se soit rendue indépendante, Haïti, être la seule qui n’ait pas été conquise dans la dernière guerre ? D’ailleurs qu’a-t-on à regretter lorsqu’on ne perd que des charges ? Tout cet échafaudage de vieille politique, qu’on appelle système colonial, et qui ne s’est soutenu que par d’énormes dépenses, par des guerres presque continuelles, et par des injustices qui vont, au besoin, jusqu’à la férocité, tombe en ruines. Les puissances maritimes commencent à comprendre qu’il est de leur intérêt de trafiquer avec tous les points du globe indistinctement ; elles protégeront l’indépendance des pays d’outre-mer pour que nulle d’entre elles ne puisse en écarter les autres, et nous les verrons, après s’être battues au 18me siècle pour asservir les colonies, se battre au 19me siècle pour affermir leur liberté.


Ce tableau général, mais trop resserré, de l’économie des nations, peut du moins laisser entrevoir l’intérêt que son étude présente quand on l’observe dans ses détails ; il peut aussi mettre en garde contre cette multitude d’idées fausses qui circulent parmi le vulgaire, relativement aux plus hauts intérêts des sociétés. Nous avons pu nous convaincre que, dans la vie sociale, l’impulsion ne réside point dans le gouvernement, mais dans les gouvernés ; c’est là qu’est la pensée, là qu’est l’action. Nous avons pu sentir la fausseté de cet emblème suranné qui représente l’état comme une famille, dont le chef de l’administration est le père. Dans la famille, c’est du père que viennent tous les moyens de subsistance ; c’est dans sa tête que naissent toutes les pensées utiles ; c’est lui qui procure les capitaux ; c’est lui qui travaille et dirige le travail de ses enfans. Il pourvoit à leur éducation et à leur établissement.

Dans l’état, c’est tout le contraire : les conceptions qui pourvoient à l’entretien du corps social, les capitaux, l’exécution, se trouvent chez les gouvernés. C’est là que l’on étudie les lois de la nature et que se forment les entreprises productives d’où naissent les revenus de la société. Plus accessibles à tous les genres de vérités, ce sont les gouvernés qui analysent avec le plus de succès la constitution physique et morale de l’homme, et l’économie sociale. Les nations sont réduites à s’estimer heureuses lorsque quelques rayons de leurs lumières pénètrent dans la tête des hommes qui les gouvernent.

C’est la nature qui a créé le pouvoir paternel. Le pouvoir politique est de convention. Le père gouverne non seulement parce qu’il a engendré les enfans, mais parce qu’il est plus âgé, plus fort, plus instruit qu’ils ne peuvent l’être, et surtout parce que les enfans, jusqu’à ce qu’ils soient hommes, ne savent rien produire et sont dépendans par leurs besoins.

Dans la société civile non seulement la force morale, mais la force physique, est du côté de ceux qu’on a nommés, non sans quelque niaiserie, des enfans ; car plusieurs millions d’hommes sont plus forts que quelques centaines seulement.

Ce n’est pas un tableau plus fidèle que celui qui représente les citoyens comme des brebis, et ceux d’entre eux qu’ils chargent de veiller sur les intérêts communs, comme des pasteurs. Ces bergeries politiques ne conviennent plus à un siècle parvenu a sa maturité.




ESQUISSE HISTORIQUE des progrès de l’économie politique. — L’histoire d’une science n’est que l’exposé des tentatives plus ou moins heureuses qu’on a faites, à différentes époques et dans divers pays, pour recueillir et asseoir solidement les vérités dont elle se compose. Cette histoire devient courte à mesure que la science se perfectionne ; car, suivant une observation très juste de d’Alembert, « plus on acquiert de lumières sur un sujet, moins on s’occupe des opinions fausses ou douteuses qu’il a produites. On ne cherche à savoir ce qu’ont pensé les hommes, que faute d’idées fixes et lumineuses auxquelles on puisse s’arrêter[29]. » Ainsi dans le cas où nous connaîtrions parfaitement l’économie des sociétés, il nous importerait assez peu de savoir ce que nos prédécesseurs ont rêvé sur ce sujet, et de décrire cette suite de faux pas qui ont toujours retardé la marche de l’homme dans la recherche de la vérité. Les erreurs ne sont pas ce qu’il s’agit d’apprendre, mais ce qu’il faudrait oublier.

Cependant toute espèce d’histoire est en droit de flatter la curiosité ; elle apprend à connaître les procédés de l’esprit humain ; une erreur dévoilée empêche qu’on y tombe de nouveau ; sa discussion dégage et consolide les fondemens d’une vérité ; et enfin, quand les principes d’une science sont encore à quelques égards débattus, son histoire admet des controverses qui répandent du jour sur les points contestés et même sur l’ensemble de la science. Je regrette donc que les limites que je me suis prescrites en ce moment, m’interdisent des développemens qui pourraient n’être pas sans intérêt et que je réserverai pour un grand ouvrage dont je m’occupe.

Les anciens paraissent avoir peu réfléchi sur l’ensemble des connaissances qui forment aujourd’hui le domaine de l’économie politique. Les deux seules nations qui nous ont transmis ce qu’ils savaient étaient deux peuples guerriers, obligés d’avoir sans cesse les armes à la main, d’abord pour se défendre contre les attaques de leurs voisins, puis ensuite pour envahir des états plus éloignés. Ils se composaient d’une caste de nobles qu’on appelait des citoyens, et d’une caste de travailleurs qu’on appelait des esclaves. Leurs institutions étaient plutôt militaires que civiles. Elles avaient pour objet des hiérarchies de pouvoir, des partages de butin, des cérémonies, des évolutions, plutôt que la protection des libres mouvemens de l’homme, le développement de son intelligence et les arts de la paix. Leur subsistance, leurs accumulations étaient fondées sur la conquête et la déprédation. Les capitaux servaient au luxe plutôt qu’à la production, et le travail ne donnait de droits qu’au mépris. C’est peut-être parce que les Grecs et les Romains ont été nos premiers, et pendant long-temps nos seuls instituteurs, que l’économie politique s’est développée si tard en Europe[30]. Il est permis de croire que nous aurions été moins retardés si deux nations vaincues par eux, les Phéniciens et les Carthaginois, avaient laissé des écrits qui eussent pu parvenir jusqu’à nous.

Lorsque les nations ne trouvent plus rien à piller, elles commencent à chercher les moyens de produire. D’abord leur vue se porta sur cette portion des richesses de la société qui forme la partie la plus sensible et la plus capable de frapper des regards inhabiles, les métaux précieux. Comme on voyait que les productions quelconques se résolvaient par des échanges en or ou en argent, avant d’être transformées en objets de consommation, on prit le moyen pour la fin ; on crut que l’agriculture, les arts et le commerce n’étaient rien qu’autant qu’ils procuraient de l’or et de l’argent, et que nulle richesse n’était perdue aussi long-temps qu’on parvenait à conserver ces précieux métaux, qui, quoique beaucoup plus multipliés de nos jours, forment cependant encore une si petite partie de la richesse des nations. Une loi de l’empereur Constance porte que les négocians étrangers qui mettront le pied sur le territoire de l’empire, devront faire constater la somme d’argent qu’ils apportent, et qu’ils ne pourront rien y ajouter en s’en retournant. Depuis ce temps, et partout où le gouvernement s’est trouvé assez puissant pour empêcher la sortie des métaux, il a eu soin de la prohiber.

Mais il ne suffit pas de défendre l’exportation de l’argent pour s’en procurer. Il fallut trouver les moyens de l’attirer. Les républiques d’Italie étaient sorties des débris de l’empire romain, et l’industrie y avait fleuri sous l’influence de la liberté. Les lettres y étaient en honneur ; toutes les sciences y furent essayées, et ce fut alors seulement que l’on chercha méthodiquement les fondemens de la prospérité des états, ailleurs que dans la conquête. Antonio Serra, qui écrivait en 1613, signala le pouvoir productif de l’industrie ; mais lui-même et les auteurs Italiens qui vinrent après lui, ne virent la richesse d’un état que dans l’abondance de l’or et de l’argent, et ils ne regardèrent l’agriculture, les arts et le commerce que comme des moyens d’en attirer dans leur pays. Ils sont les vrais auteurs du système de la balance du commerce, qui se fonde sur cette conclusion, qu’un état qui exporte des marchandises pour une valeur supérieure a ses importations, est nécessairement créancier d’un solde qui ne peut être acquitté qu’en argent.

Ce système fut adopté par tous les publicistes de l’Europe, soit écrivains, soit hommes d’état ; il dirigea la politique de tous les cabinets, qui ne songèrent plus qu’à exclure, par force ou par adresse, des marchés de l’intérieur, les produits de l’étranger, et à lui faire acheter les leurs[31]. Une conséquence du même système fut de soumettre à des entraves l’exportation des matières premières, afin d’attendre que la main-d’œuvre, en augmentant leur valeur, fit entrer de plus fortes sommes de l’étranger. Les encouragemens furent pour les manufactures ; et même on accorda des gratifications et des primes à l’exportation de leurs produits[32].

On voit que l’idée dominante de ce système est que la prospérité des autres nations est incompatible avec la prospérité de la nôtre[33]. Il a, sinon enfanté, du moins nourri et exalté les jalousies nationales ; il a conseillé aux différens peuples l’emploi de la ruse au défaut de la force, pour se dépouiller mutuellement ; il a multiplié les obstacles qui nuisent à leurs utiles communications, et nuis sur pied des armées de douaniers, payées par la production, non pour la servir, mais pour la gêner ; il ne marche qu’entouré de réglemens et d’entraves ; il a maintenu sous le joug les colonies des Européens pour ménager des marchés exclusifs à leurs métropoles ; il a été la cause directe ou indirecte de la plupart des guerres, des dépenses et des dettes qui ont accablé les états les plus industrieux du globe depuis deux siècles. Ce système et la législation qui en est la suite, se sont perpétués jusqu’à nos jours ; car l’autorité ne suit qu’à un long intervalle le progrès des lumières. Celles-ci naissent en général dans la classe moyenne, et ne parviennent que par degrés aux deux classes extrêmes qui, investies de la force brutale, cèdent lentement à l’autorité de la raison, et cherchent leurs points d’appui dans les préjugés, ou bien dans les intérêts privés.

Il faut convenir en même temps que le système exclusif, en retardant les progrès du genre humain, n’a pas suffi pour les arrêter ; il peut même être considéré comme un pas fait dans la carrière de la civilisation. Quoiqu’il n’eût pour but que de procurer de l’argent, il a favorisé une production réelle ; il a relevé les arts utiles dans l’estime des hommes, et surtout des gouvernemens qui ne considéraient auparavant les industrieux que comme des espèces de serfs qu’on pouvait impunément vexer. La fausse idée que les richesses, quand on ne possédait pas de mines, ne pouvaient arriver que du dehors, tout en élevant des entraves nuisibles à la transmigration des produits, a été favorable aux communications des hommes entre eux ; elle a donné le goût des voyages et inspiré le génie des découvertes. Ce n’est pas sans doute le système exclusif qui a conduit Colomb en Amérique et Vasco de Gama par delà le cap des Tempêtes ; mais peut-être que, sans cette inquiétude vague qui entraînait les esprits vers un mieux inconnu, ces deux grands hommes n’eussent pas trouvé des princes pour seconder leurs desseins, et des compagnons pour partager leurs périls.

L’apogée du système exclusif fut le ministère de Colbert. Un ensemble de lois les unes protectrices, les autres restrictives, s’éleva protégé par la puissance de Louis XIV ; Colbert réduisit ce système en pratique sur une grande échelle, et des Italiens eux-mêmes l’ont salué du nom de Colbertisme[34], quoiqu’il eût pris naissance dans leur pays. Les succès du milieu de ce règne, les grands talens par lesquels il fut illustré, rangèrent tous les publicistes français sous sa bannière, pendant la régence qui suivit, et jusque vers la moitié du 18me siècle. Savary, Melon, Dutot, Forbonnais, quoique pourvus les uns de beaucoup de sagacité, les autres défaits, ne portèrent pas plus loin leurs idées ; et, quoique le système agricole, dont je parlerai bientôt, ait rallié dans la dernière moitié de ce siècle, la plupart des publicistes amis du bien public, le système exclusif a compté des partisans jusqu’à notre époque ; mais en très petit nombre parmi la classe instruite et peut-être seulement parmi les hommes sensibles à l’amour des places plutôt qu’à celui de la vérité.

Pour observer les premières atteintes qu’il reçut, nous sommes forcés de nous reporter en arrière et de franchir le canal de la Manche.

La compagnie anglaise des Indes, originairement fondée en 1600, puis supprimée, puis rétablie en 1658, en acquérant quelque importance, ne tarda pas à s’apercevoir que l’objet de commerce que l’on pouvait envoyer avec le plus d’avantage en Asie, était l’argent ; nulle autre marchandise, à valeur égale, ne produisait d’aussi gros retours. Malheureusement le préjugé de la balance du commerce était dans toute sa force ; on croyait généralement que la nation perdait les sommes qu’elle envoyait au dehors ; et toute la législation était contraire à de tels envois ; l’existence même de la compagnie était compromise par ces envois. Il fallut obtenir de quelques écrivains de talent qu’ils en fissent l’apologie ; malheureusement le public, le gouvernement, bien plus, la compagnie elle-même, et ses avocats, partageaient le préjugé commun. On fut réduit, pour défendre une cause qui nous paraît maintenant si simple à la fois et si juste, de soutenir que l’argent exporté par la compagnie en ramenait davantage du dehors, au moyen de la vente qu’elle faisait des produits de l’Inde. Thomas Mun, l’un de ses plus habiles défenseurs, la comparait au laboureur qui jette son grain à la volée pour en recueillir plus qu’il n’en a semé.

Quand l’opinion publique n’est pas éclairée, les intérêts généraux demeurent privés de leur appui naturel, celui du grand nombre, jusqu’à ce que des intérêts particuliers viennent à leur secours. Ceux qui trafiquaient au dehors ne pouvaient manquer de s’apercevoir que les prohibitions bornaient l’étendue de leurs affaires ; l’exportation de la laine brute était défendue dans la Grande-Bretagne, sous le prétexte qu’il fallait favoriser les manufactures de l’intérieur, et les propriétaires de troupeaux nie trouvaient pas leur compte à cette défense ; Ces intérêts spéciaux fournirent à plusieurs écrivains anglais des occasions d’embrasser dans leurs spéculations des intérêts plus étendus, et même l’économie générale de la société. Josiah Child, William Petty, Dudley North, le célèbre Locke, Steuart, y firent successivement des découvertes ; mais n’ayant encore que des idées confuses sur la nature et la source des richesses, ils étaient privés du fil qui seul pouvait les guider dans ce labyrinthe. Cependant nous approchons dm milieu du 18me siècle, époque où l’économie politique, vue de plus haut, devait absolument changer de face.

David Hume publia en 1752 ses Essais, dont la seconde partie roule presque entièrement sur des sujets économiques. Là il déposa les idées les plus justes sur l’agriculture, les arts utiles, le commerce, les monnaies, les capitaux, le taux de l’intérêt, la balance du commerce. L’or et l’argent n’y sont point considérés comme les seules richesses[35] ; l’industrie y est représentée non seulement comme la source du bien-être physique des peuples, mais aussi de leur développement moral et intellectuel. C’est aussi la doctrine d’Adam Smith, qui, vers l’époque où les Essais de Hume parurent, se lia étroitement avec l’illustre philosophe, son compatriote, que l’on peut regarder comme son maître en même temps que son ami. Dans la même année 1752, Smith fut nommé à une chaire de philosophie morale à Glasgow, et ce fut dans son Cours qu’il introduisit l’enseignement de l’économie politique, durant lequel il ne cessa d’entretenir d’intimes relations avec Hume.

Les grands hommes sont le résultat des événemens non moins que de la nature. La nature fait les frais de leurs facultés, et les circonstances, au milieu desquelles la fortune les place, sont le terrain où ce germe se développe. La paix de 1763 eut lieu. La France paya cher l’incapacité de son gouvernement ; mais la plus mauvaise paix vaut mieux qu’une guerre prolongée. Les Anglais riches se répandirent sur le continent, et, parmi eux, le jeune duc de Buccleugh. Un ami commun fit à Smith la proposition de raccompagner ; et les avantages qui lui furent offerts, joints au désir de comparer d’autres mœurs et d’autres institutions avec celles de son pays, déterminèrent Smith à accepter cette proposition. Je remarque ce voyage parce que je pense qu’il eut une fort grande influence sur les progrès de la science qui nous occupe. Smith, avec le jeune duc, après s’être arrêtés peu de temps a Paris, se rendirent à Toulouse, où ils passèrent un an et demi. Là ils se rendirent maîtres de notre langue qu’il ne suffit pas d’avoir étudiée dans les livres, pour être en état de sentir les agrémens et souvent l’instruction que l’on trouve dans la bonne compagnie en France. Smith, après avoir parcouru nos provinces du midi et une partie de la Suisse, se rendit à Paris, où il passa dix mois avec tous les avantages que pouvaient procurer la grande fortune, aussi bien que le nom de son compagnon de voyage, et surtout les recommandations de Hume.

Introduit dans la société du duc de Larochefoucault, de Turgot, d’Helvétius, il s’y rencontrait habituellement avec les hommes les plus recommandables de la France dans les lettres et la philosophie, et surtout avec Quesnay et ses partisans, qui, à cette époque, étaient en fort grand crédit, non encore dans l’administration, mais parmi le monde savant, parmi les amis de leur pays et de l’humanité. Dupont de Nemours m’a dit s’être souvent rencontré avec Adam Smith dans cette société, peut-être la plus recommandable de l’Europe, et il y était regardé comme un homme judicieux et simple, mais qui n’avait point encore fait ses preuves. Son Cours public à Glasgow n’avait point acquis une grande célébrité[36].

C’est ici le lieu de parler de la doctrine de Quesnay et de ses sectateurs, qu’on appelait alors les économistes) mais que, depuis les grands progrès qu’on a faits ensuite dans le même genre de connaissance, nous sommes forcés de désigner par le nom d’économistes du 18me siècle.

Quesnay et ses partisans croyaient que les seuls biens que possédassent les hommes, venaient de la terre, soit qu’elle les produisît spontanément comme les métaux qu’elle recèle dans son sein, les animaux qui peuplent sa surface et les eaux dont elle est baignée ; soit que ces biens fussent provoqués par la culture. C’est un système qui depuis a trouvé son pendant dans un autre, qui maintient qu’aucuns de nos biens ne viennent de la terre, et qu’ils sont tous le fruit du travail. Leur dissentiment n’a lieu que parce qu’on ne s’entend pas sur les biens dont il s’agit. L’un de ces systèmes les fait consister dans les matériaux où se trouve engagée leur valeur ; l’autre les fait consister uniquement dans cette valeur en faisant abstraction de la matière. Mais la nature des choses n’affecte pas des formes aussi simples, et n’admet pas des décisions si absolues. On a pu en trouver ailleurs les raisons et sentir le danger des principes absolus quand on a vu que, par des conséquences rigoureusement déduites, l’un de ces systèmes tendait affaire porter sur les terres le fardeau tout entier de l’impôt, et l’autre à les en affranchir entièrement.

Le grand pas que les économistes de Quesnay ont fait faire à la science, a été de montrer que la richesse résidait dans la chose qui a un prix et non dans le prix qu’on en tire, qui n’en est que la suite nécessaire. On a su dès lors qu’en produisant cette chose on pouvait produire de la richesse ; et ils ont mis par là sur la voie de découvrir les moyens par lesquels les nations obtiennent et multiplient ce qui fait leur aisance et leur prospérité.

Je ne peux ici exposer en détail les doctrines des économistes du 18me siècle et les conséquences qu’ils en tirent : il faut les chercher dans les écrits qui ont pour objet de les exposer et de les combattre ; je me contenterai de dire que, sauf celles qui ont rapport à l’impôt, elles sont presque toutes favorables au bien public, à la saine politique et à la bonne morale. Ils arrivent à des conclusions semblables à celles auxquelles les derniers progrès de la science ont conduit, mais par des motifs différens[37].

On ne saurait douter que dans la conversation de ces hommes de bien, en général très savans, et dans les premières sociétés de l’Europe, au moment où les matières économiques étaient le principal sujet de leurs entretiens, Adam Smith n’ait réformé les idées imparfaites qu’il pouvait avoir, et conçu différemment plusieurs parties de sa doctrine. On petit l’inférer du moins du soin minutieux qu’il a pris de détruire tout ce qu’il avait écrit sur l’économie politique avant cette époque, et notamment la totalité des cahiers sur lesquels il avait professé cette science à Glasgow, tandis qu’il a conservé sa théorie des sentimens moraux, qui servait à une autre branche de son enseignement et quelques autres essais étrangers à l’économie politique.

De retour de France en 1766, il se retira dans la petite maison qu’occupait sa mère au village de Kirkaldy, à quelques lieues d’Edimbourg, au delà du golfe que domine cette cité. C’est dans la retraite qu’un philosophe se retrace nettement ce qu’il a observé, qu’il juge par induction de ce qu’il n’a pas vu, et en tire d’importantes vérités. C’est la qu’il entre en communication avec le monde entier, dont la société ne lui offre que des parties. C’est là qu’Adam Smith composa ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, ouvrage qui élève l’économie politique au rang des sciences positives, par le soin qu’il a pris de ne jamais fonder un raisonnement que sur l’observation et l’expérience. S’il énonce une vérité générale, cette proposition abstraite n’est que l’expression commune de plusieurs faits réels. De cette manière, il ne s’égare jamais dans des abstractions, ni dans des suppositions gratuites, pi dans des conjectures hasardées. C’est ainsi qu’il a soumis à son examen la plupart des questions qui intéressent l’économie des nations. S’il ne les a pas toutes traitées, c’est parce qu’il n’a pas soumis à un arrangement systématique l’ensemble de la science, arrangement qui lui eût fait apercevoir les lacunes qu’il a laissées, et qui a été essayé par un de ses élèves, mais non de ses concitoyens, en supposant toutefois que les hommes qui s’occupent du bien de l’humanité ne soient pas tous concitoyens entre eux.

C’est ainsi qu’Adam Smith n’a pas analysé complètement les procédés généraux de la production, de la distribution et de la consommation des richesses. Leur nature même n’est nulle part dans son ouvrage clairement expliquée, et les différentes propriétés de cette qualité si variable et si fugitive, qu’on appelle la valeur, n’y sont pas déterminées d’une manière satisfaisante. La théorie de la production commerciale y est oubliée, de même que la théorie des échanges qui rend les nations intéressées au progrès les unes des autres, et sera pour l’avenir le gage le plus assuré de leur bienveillance réciproque.

Mais s’il fallait seulement esquisser le nombre des vérités utiles que Smith a mises au dessus du doute, les conséquences utiles qu’il a tirées des principes le plus solidement établis, les aperçus à la fois fins et justes que lui fournissent à chaque instant les observations le mieux dirigées, les exemples variés que lui fournit l’instruction la plus vaste, on ferait un volume.

Dès avant la publication de l’ouvrage de Smith, ou presque en même temps, quelques écrivains italiens, au nombre desquels il faut placer sur un rang très élève, Verri, Beccaria, Filangieri, contribuèrent à développer et à répandre des notions d’économie politique très judicieuses et très utiles ; mais ils ne me paraissent pas avoir d’allure qui leur soit propre, et marchent constamment appuyés sur les publicistes de l’Angleterre et de la France. Benjamin Franklin, en Amérique, et avant d’avoir connu, à ce qu’il semble, les écrits de ceux qui l’avaient précédé, plaça dans la plupart de ses publications des vues d’économie générale où l’on retrouve cette philosophie expérimentale qui empêche qu’on ne s’égare, et qui apporte toujours d’utiles tributs au trésor commun des connaissances humaines. Raynal, dans son histoire de l’établissement des Européens dans les deux Indes, Condorcet, dans ses notes sur la première édition complète de Voltaire, Necker, dans ses écrits sur les finances, le comte de Mirabeau, dans ses polémiques, dirigèrent l’attention du public instruit sur les questions économiques. Enfin l’émancipation de l’Amérique anglaise en 1776, et la révolution de France en 1789, ouvrirent un champ immense aux observations qui avaient pour objet l’économie des sociétés. Des gouvernemens conseillés soit par des passions populaires, soit par d’anciennes prétentions, soit par des ambitions nouvelles, accumulèrent des fautes déplorables pour les nations, mais au total favorables aux progrès de l’esprit humain.

Bonaparte détestait l’économie politique ; non pas qu’il y comprît quelque chose, mais par instinct, et parce que l’arbitraire ne veut être lié par aucun principe. Il veut gouverner même la nature des choses ; mais la nature des choses est la plus forte ; et quand Bonaparte est tombé, non à cause des neiges de Russie ou de la défection de ses serviteurs, mais uniquement par ses fautes, les principales nations de l’Europe, et notamment la France et l’Angleterre, se rejoignant, après une longue scission, se sont trouvées avoir suivi une marche parallèle.

En Angleterre, Malthus n’avait pas introduit une théorie nouvelle en publiant son Essai sur le principe de la population, car tous les économistes avaient déjà remarqué qu’elle s’élève constamment au niveau de la production ; mais il avait montré toutes les conséquences de ce principe, et surtout la folie aussi bien que le danger d’accroître la population par des moyens factices. Chastellux, dans son livre de la Félicité publique, était arrivé aux mêmes résultats ; mais l’ouvrage de Malthus avait quelque chose de plus positif, et il abonde en vues d’utilité pratique. Cependant il ne traite qu’une seule des questions relatives à l’économie sociale.

En France, à peu près dans le même temps, on publiait un livre qui les embrassait toutes. Cet ouvrage, dont il ne me serait pas permis de parler, si je pouvais, m’en dispenser dans un précis historique sur ce sujet, a contribué peut-être à donner aux études économiques une direction plus méthodique et plus sûre que celle qui avait été suivie jusqu’alors ; on avait traité des questions éparses ; on n’avait point encore de Traité d’économie politique[38]. Un arrangement méthodique des matières a permis d’en saisir l’ensemble, de discerner l’appui qu’elles se prêtent mutuellement, et d’apprécier le degré de leur importance. On a pu dès lors porter un jugement éclairé des opérations de l’autorité publique et savoir ce que coûtent les grandes expériences dont les peuples font toujours les frais. Les questions plus nettement posées ont provoqué des solutions plus précises. Les écrits sur l’économie politique se sont multipliés. On n’a pas été d’accord sur tout ; mais en général on l’a été sur les points importans ; et sur les autres du moins on a mieux su de quoi il s’agissait. Pour s’en convaincre, pour juger les progrès qui ont été faits, il suffit de lire les anciens écrits sur les mêmes matières, même ceux des auteurs les plus célèbres. On est frappé du vague des idées et de l’expression. On sent qu’ils parlent sur des choses dont ils ne se sont pas bien rendu compte ; ils cherchent à expliquer ce qu’ils ne se sont pas expliqué à eux-mêmes.

En Angleterre, de 1804 à 1810, la dépréciation du papier monnaie (bank notes) a fait naître une foule d’écrits parmi lesquels on a distingué ceux de M. Huskisson, actuellement président du bureau du commerce, et ceux de David Ricardo, que la science a perdu depuis, homme à la fois fin et consciencieux, modeste avec une immense fortune et ferme avec douceur. Il a dévoilé complètement la théorie des monnaies, en prouvant que cet agent de la circulation (circulating médium) est une marchandise autre que la matière dont elle est faite ; il a démêlé avec sagacité l’influence réciproque de leur valeur réciproque, et prouvé que, dans les échanges, la valeur de la monnaie, fût-elle de papier, s’établit d’après des principes tout à fait analogues à ceux qui déterminent celle de toute autre marchandise. Il s’éleva entre lui et M. Malthus une controverse sur l’origine et les effets du profit foncier (rent), où l’un et l’autre en poussant trop loin les conséquences de principes avoués, et négligeant les faits accessoires qui ont aussi leurs principes et leurs conséquences, se sont perdus dans une métaphysique obscure qui, selon plusieurs personnes, n’a rien ajouté à nos connaissances réelles. En courant après la recherche de ce qui doit être, on perd de vue ce qui est, on s’éloigne de toute application utile, et l’on devient prodigieusement ennuyeux ; ce qui nuit a la propagation des lumières, même lorsqu’on a raison.

En 1817, David Ricardo publia un gros volume[39], où, pour le fond des idées, il adopte la doctrine d’Adam Smith, mais où malheureusement, dans les développemens et les démonstrations, il s’écarte trop souvent de l’excellente méthode de cet auteur, pour la remplacer par des argumens subtils qui le conduisent à des résultats que ne confirment pas les faits réels[40]. On a fait beaucoup de bruit en Angleterre de son principe que l’inégale fertilité des terres est l’unique cause du profit foncier que rendent celles de meilleure qualité. Le fait que les terres inférieures ne rendent qu’à peine les frais de culture, a été remarqué dès longtemps[41] ; et l’on avait attribué le profit que celles de meilleure qualité donnent par delà des frais de culture, aux circonstances où se trouve la population environnante. Partout où cette population est assez nombreuse et assez riche pour payer les produits à un prix qui permette au propriétaire du sol de réclamer un profit pour son instrument qui est le sol, il se présente un fermier. Voilà le fait et en voilà la cause. Prétendre que la quantité des produits agricoles que réclament les besoins de la société, n’exerce aucune influence sur leur valeur, c’est démentir l’expérience. Prétendre que le travail est l’unique source de toute richesse, c’est la démentir également ; c’est faire la contrepartie de Quesnay, qui prétendait, au contraire, que le travail ne produisait rien et que la terre produisait tout. Il est fâcheux pour la science qu’on y introduise des argumentations scolastiques pour remplacer les inductions que suggère au bon sens la nature des choses. Dans les sciences physiques on fonde un principe sur des expériences et des observations et non sur des syllogismes ; tout porte à croire que les sciences morales et politiques ne feront des pas assurés que lorsqu’on leur appliquera cette méthode expérimentale, indiquée par Bacon, perfectionnée par Galilée, par Newton, et à laquelle les sciences naturelles doivent les étonnans progrès qu’elles ont faits de nos jours.

Mai 1826.

J.-B. SAY.


  1. Nous avons annoncé que nous n’avions point la prétention d’établir dans l’Encyclopédie progressive une unité systématique, et que nous nous adresserions en toute occasion aux hommes les plus distingués, sans nous inquiéter de la diversité de leurs opinions. C’est surtout dans les sciences morales et politiques que cette diversité doit se rencontrer. En Économie politique, par exemple, plusieurs grandes questions sont aujourd’hui vivement débattues entre l’école de M. Ricardo et celle de M. Say ou de M. Malthus. Nous n’entendons exclure de l’Encyclopédie progressive aucune école ; nous espérons que chacune y exposera ses idées par l’organe de ses plus illustres interprètes. Le public et le temps décideront où est la vérité. Il ne nous appartient pas de devancer leur jugement ; mais nous osons croire qu’en recueillant et rapprochant toutes les opinions éclairées, nous contribuerons à le rendre plus prompt et plus sûr.
    (Note de l’éditeur.)
  2. Nous pouvons, dans un petit nombre de cas seulement, observer les parties internes du corps humain pendant qu’elles remplissent leurs fonctions ; tandis que nous sommes, pour ainsi dire, constamment plongés dans le corps social en action.
  3. Remarquons en passant que ce n’est pas sans un sentiment quelconque de peine que nous éprouvons des besoins, et sans un sentiment correspondant de plaisir que nous parvenons à les satisfaire ; d’où il résulte que les expressions : pourvoir à nos besoins, multiplier nos jouissances, et même contenter nos goûts, présentent des idées du même genre et qui ne diffèrent entre elles que par des nuances.
  4. Quelques économistes n’attribuent qu’au travail la faculté de produire. Ils prétendent que, le capital ne se composant que de produits et n’étant par conséquent que du travail accumulé, les produits qui rétablissent le capital sont encore des résultats du travail. Leur analyse parait incomplète. Ils ne distinguent pas la portion des produits créés, qui ne fait que rétablir le capital, de celle qui procure un intérêt. Cette dernière portion se compose de nouvelles valeurs indépendantes de la valeur du champ lui-même. Le capital est un champ dont l’intérêt est le fermage.

    Nous n’avons de mesure de la production que la valeur des choses produites ; et, du moment que le consommateur attache à un produit une valeur suffisante, non seulement pour rétablir le capital, mais pour que le capitaliste soit payé de ses intérêts, et le propriétaire de son fermage, nous devons regarder ces dernières valeurs comme effectivement produites. Il est impossible sans cela d’expliquer raisonnablement les revenus.

  5. Il ne faut pas ici chicaner sur le mot. Moralement le travail est un bien, et le désœuvrement est le père des vices. Ce n’est pas non plus le travail qui est un amusement, dont il est ici question. C’est le travail laborieux, si je peux ainsi m’exprimer ; le travail soutenu dont on fait son état, sa profession, et non celui où nous ne cherchons qu’à satisfaire nos goûts.
  6. Le travail de l’entrepreneur lui-même fait partie des frais de production. C’est une avance de la même nature que toutes les autres ; il est en perte si elle n’est pas, de même que les autres avances, couverte par le prix courant du produit.
  7. Voyez Traité d’économie politique, liv. ii, ch. 2 et 3.
  8. Les sectateurs de Quesnay regardaient tout renchérissement comme un bien, parce qu’une plus grande valeur est une plus grande richesse. Ils n’envisageaient la question que d’un seul côté ; ils ne s’occupaient que de la valeur vénale des produits et ne pouvaient pas savoir encore à quel prix on les obtient, parce que le phénomène de la production n’était pas alors complètement analysé.
  9. Les économistes politiques assimilent aux travaux de l’industrie agricole ceux qui recueillent des mains de la nature les produits même qui n’ont point été provoqués par la culture, comme les poissons, les minéraux. L’opération de l’industrie se borne alors à les recueillir.
  10. Cette conclusion est vivement contestée par diverses sectes d’économistes. Quesnay et ses partisans croyaient qu’il n’y avait là dedans de valeur produite que les cinq francs que le fermier paie au propriétaire. D’autres pensent que les vingt francs sont en totalité le prix d’un travail humain. On ne peut avoir là dessus une opinion éclairée, que lorsqu’on a envisagé la question sous toutes ses faces ; en attendant et dans toutes les applications pratiques, même lorsqu’il s’agit d’impôt, maigre ce qu’en dit David Ricardo, on ne risque absolument rien en s’appuyant sur le principe ici posé.
  11. Le même mot, appliqué à des choses diverses, amène la confusion des idées ; mais donner un nom pareil à des idées semblables, c’est les éclaircir.
  12. Les études d’un médecin, d’un avocat, d’un fonctionnaire public, sont une avance dont l’intérêt se confond avec le profit résultant de leur travail. Seulement c’est un capital placé à fonds perdu, et qui doit porter le remboursement du principal en même temps que les intérêts.
  13. Un titre, un effet de commerce, un simple transfert d’un compte sur un autre, sont le signe représentatif d’un capital, mais ne sont pas le capital lui-même. Un titre n’aurait aucune valeur, ne serait rien, s’il n’avait été précédé d’un versement réel, fait à une époque ou bien à une autre, et s’il ne donnait le droit au porteur du titre de retirer, en valeurs réelles et matérielles, le montant du dépôt.

    Le talent d’un avocat, d’un médecin, qui a été acquis au prix de quelque sacrifice et qui produit un revenu, est une valeur capitale, non

    transmissible à la vérité, mais qui réside néanmoins dans un corps visible, celui de la personne qui le possède.
  14. Dans la plupart des cas, un produit parfait n’est pas le résultat d’une seule entreprise industrielle, mais de plusieurs entreprises successives. Avant qu’un habit fût en état d’être porté, il a fallu qu’un fermier élevât des brebis. Leur laine a été un produit acheté par le fabricant, et le produit de ce dernier a été acheté par le tailleur. Chacun de ces entrepreneurs a remboursé à ceux qui l’ont précédé les avances et, par conséquent, les profits qui avaient eu lieu jusqu’à lui ; et lui-même est remboursé de ses avances par le consommateur
  15. On en a quelques preuves irrécusables qui ne peuvent pas entrer dans une esquisse aussi rapide ; comme, par exemple, le nombre des naissances qui n’augmente pas dans la même proportion que la population ; et l’on aurait à cet égard des remarques bien importantes à faire si les faiseurs de statistiques entendaient mieux l’économie politique, c’est-à-dire, la nature des choses et la liaison des causes avec leurs effets. Ils entasseraient alors moins de chiffres inutiles et nous fournir raient des données capables de conduire à des résultats précieux.
  16. Cet effet ne peut être attribué à la découverte des mines d’Amérique, car si maintenant l’argent était quinze fois plus rare qu’il n’est, il vaudrait quinze fois davantage, et cette quantité servirait également bien à la masse actuelle des échanges, qui ne s’opèrent pas avec moins de facilité dans les pays où l’on se sert de monnaie d’or, quoique ce dernier métal soit quinze fois plus rare que l’argent.
  17. Si l’abondance de l’argent-métal influait sur le taux de l’intérêt, il serait plus bas au Pérou que partout ailleurs, car nulle part l’argent n’est si abondant et sa valeur relative moindre. Le taux de l’intérêt s’y trouve au contraire fort élevé. On comprend qu’il n’est point ici question des phénomènes qui dépendent de l’usage des billets de banque et des papiers-monnaies.
  18. À un taux déterminé, la société ne peut obtenir qu’une certaine quantité d’onces d’argent ; celle dont ce taux permet de payer les frais de production. Pour que la société obtienne une plus grande quantité d’argent, il faut que l’état de ses productions et de ses besoins la mette dans le cas de payer l’argent à un taux plus élevé (c’est-à-dire de donner une plus grande quantité de tout autre produit pour l’avoir) ; alors son prix permet d’exploiter des mines plus dispendieuses. Si de meilleurs procédés d’extraction permettent d’obtenir le métal d’argent à moins de frais, son prix baisse et ses usages s’étendent.
  19. Plusieurs des jouissances et des plus précieuses de la vie ont leur source dans des biens naturels qui ne sont pas du ressort de l’économie politique, tels que l’existence elle-même, la santé, la gaieté, l’attachement de nos proches et de nos amis, l’estime de nos concitoyens, etc. Quelques philosophes ascétiques en ont tiré un sujet de blâme pour les vérités dépendantes de l’économie politique qu’ils ont représentée comme nous attachant trop exclusivement aux intérêts personnels et matériels de l’humanité. Mais leurs vues ne sont-elles pas elles-mêmes trop exclusives et trop bornées ? D’abord, les richesses sociales, qui sont proprement l’objet des considérations de l’économie politique, n’excluent point la recherche des biens naturels qui sortent de sa sphère. En second lieu, les richesses sociales sont loin de nous attacher à des intérêts purement personnels et matériels. En portant sans cesse, au contraire, notre attention sur des biens communs à la société tout entière, sur les moyens de les acquérir sans préjudice pour personne, et de les répandre sur ceux que nous chérissons, elle étend nos relations et nos affections sociales. Qui ne voit d’ailleurs la liaison de nos biens matériels avec notre perfection morale ? Est-ce chez les Hurons ou chez les peuples riches que l’on trouve le plus de douceur et de délicatesse dans les rapports entre les époux, les parens et les amis ? Est-ce le sauvage ou l’homme civilisé qui fait travailler sa femme comme une bête de somme, et qui tue son vieux père lorsqu’il ne peut plus se nourrir ? Et sous le rapport intellectuel que ne devons-nous pas à l’économie des sociétés ! Ce sont les progrès de la production, c’est la division du travail, qui ont perfectionne l’homme ; la charrue n’a pas moins cultivé les esprits que les terres, et l’on ne peut calculer encore l’influence que la machine à vapeur est destinée à exercer sur le sort de l’humanité.
  20. Les développemens nécessaires pour faire bien comprendre l’effet de la consommation reproductive ne peuvent entrer ici ; mais on les trouve dans mon Traité d’économie politique, liv. III, ch. 3, et dans mon Catéchisme d’économie politique, 3e édition, pages 217 et 254.
  21. C’est tout le contraire dans la consommation reproductive. Ici la consommation des matériaux et des services ne procurant pas une jouissance, mais la réintégration d’un capital, plus prompte est la consommation, et plus tôt les travaux s’achèvent et les capitaux sont remboursés.
  22. La sécurité que le gouvernement procure aux producteurs est un avantage précieux, et qu’il convient de payer parce qu’il est très favorable à la production, mais qui par lui-même n’est pas productif. Quand le gouvernement produit véritablement, comme lorsqu’il forme et dirige des entreprises industrielles, il n’agit pas comme gouvernement, mais comme entrepreneur d’industrie, capitaliste ou propriétaire foncier.
  23. Cette dernière maxime n’est constamment vraie que pour ce qui a rapport au commerce extérieur. Dans le commerce intérieur, les bénéfices d’une classe peuvent avoir lieu aux dépens d’une autre classe, et le pays n’en être pas plus riche. C’est le cas de tous les privilèges. Quand on établit une maîtrise, la corporation peut maintenir ses produits plus chers, en les préservant de la concurrence générale ; mais c’est alors le consommateur qui paie ce gain abusif ; abusif en ce que le consommateur a droit d’acheter les objets de ses besoins à quiconque les lui fournit au meilleur marché.
  24. L’Angleterre, dans la dernière crise commerciale qu’elle a éprouvée, a vu disparaître sa monnaie d’or ; mais cet effet n’a pas eu lieu par l’effet de ses importations, puisqu’elle était encore soumise au régime prohibitif ; il a tenu à la trop grande multiplication des billets de banque qui représentent la monnaie et la suppléent. L’instrument des échanges avili par cette surabondance, sa valeur, relativement à toutes les autres marchandises, et conséquemment au lingot, a baissé. Or, du moment qu’un souverain d’or n’a plus valu autant qu’un petit lingot du même poids et de la même finesse, on s’est porté à la Banque pour changer des livres sterling de papier en livres sterling d’or, qu’on a fondues ou exportées. La Banque a eu beau mettre en mouvement les balanciers de l’hôtel des monnaies, les pièces disparaissaient plus vite qu’elles n’étaient fabriquées. Les banques de Londres et des provinces, ne pouvant mettre leurs billets en circulation sans qu’ils revinssent incontinent, ont été forcées de supprimer leurs escomptes ou de les réduire ; et les négocians qui avaient formé des entreprises disproportionnées avec leurs capitaux, et compté sur cette facilité, ont éprouvé les désastres dont les papiers publics de 1826 ont retenti.
  25. Dans une marchandise étrangère qu’on réexporte, il n’y a de production indigène que la portion de valeur que lui ont communiquée les productions commerciale et manufacturière du pays.
  26. Cette doctrine choquera beaucoup d’idées anciennes, mais sera avouée de tous les négocians qui savent allier la réflexion avec l’expérience. Il est fâcheux que la plupart de ceux qui écrivent sur l’économie politique ne soient pas plus fréquemment versés dans les procédés du commerce. Ils éviteraient beaucoup d’erreurs systématiques.
  27. En voici un exemple entre plusieurs autres. Les colonies françaises pourraient fournir du sucre terré qui a reçu une première purification, à peu près pour le même prix que le sucre brut qui est encore chargé de sa mélasse. Elles y gagneraient d’excellent tafia ou rhum. La métropole y gagnerait de fabriquer un sucre plus cristallisable et d’éviter la perte qu’elle fait sur l’extraction de la mélasse ; celle-ci vaut moins en effet que les frais qu’elle occasionne ; car, outre l’opération, elle coûte, de même que le sucre brut où elle est contenue, le fret, l’assurance et un droit de 25 fr. par quintal. Mais, afin de réserver à la métropole cette manipulation (qui cause une perte), on prohibe, par des droits excessifs, l’importation du sucre terré. On prive ainsi la France et la colonie d’un arrangement qui serait profitable a toutes deux.
  28. « Le monopole établi en faveur de la France dans celles de nos colonies qui peuvent le supporter, est un tribut que nous leur imposons, et un tribut assez pesant. » Compte-rendu en 1820 par le ministre de la marine.
  29. Élémens de philosophie, page 17.
  30. Leurs mauvaises doctrines sur l’objet et les ressources des sociétés se sont propagées jusqu’à nos jours, et c’est à elles peut-être qu’il faut imputer les systèmes soutenus par deux célèbres écrivains, J.-J. Rousseau et Mably, auxquels des intentions pures et de beaux talens ont fait pardonner beaucoup d’erreurs.
  31. On se rappelle que la nature des choses mieux connue a montré depuis que les achats que nous faisons à l’étranger ne peuvent être acquittés que par les produits de notre sol et de notre industrie ; que les métaux précieux ne voyagent pas pour payer des soldes de compte, mais seulement pour se rendre aux lieux où ils ont le plus de valeur ; que les profits que nous obtenons dans notre commerce avec l’étranger, se manifestent par l’excédant de la valeur importée sur la valeur exportée ; et que, sous quelques formes qu’aient lieu les importations, pourvu que la valeur y soit, nos profits sont également réels et nos capitaux aussi réellement rétablis.
  32. On sait que la valeur tout entière d’un produit, soit brut, soit travaillé, est composée de profits qui tous ensemble, égalent sa valeur. À égalité de valeur, il n’y a donc pas plus de profits gagnés sur les produits manufacturés que sur les produits bruts.

    Quant aux primes, elles équivalent à un don gratuit fait aux étrangers aux dépens des contribuables.

  33. Adam Smith le nomme le système mercantile ; d’autres écrivains le nomment exclusif. Cette dernière dénomination le caractérise mieux.
  34. Voyez Il Colbertismo, de Mengotti.
  35. « L’argent n’est pas, à proprement parler, la matière du commerce ; il n’est que l’instrument dont les hommes sont convenus de se servir pour faciliter les échanges. » Essai 3, partie II, sur les Monnaies.

    « On ne peut disconvenir qu’un grenier rempli de blé, un magasin d’armes ou d’étoffes, ne soient des richesses réelles et qui contribuent également à la défense de l’État. » Essai 1, sur le Commerce.

    « Tout au monde est acheté par du travail. » Ibid.

    « On attribue la baisse de l’intérêt à l’abondance de la monnaie ; mais l’abondance de la monnaie n’a d’autre effet que d’élever les prix… La hausse de l’intérêt tient à trois causes : beaucoup de demandes pour emprunter, peu de capitaux à prêter, et de grands profits à faire dans l’industrie. » Essai 4 sur l’Intérêt.

    « Qu’un état conserve de la population et de l’industrie, et il peut s’en rapporter aux intérêts prives du soin de l’approvisionner d’argent. » Essai 6, sur la Balance du commerce. Tous ces Essais ne sont que des développemens de ces mêmes principe

  36. Dupont de Nemours, dans ses Notes sur les Œuvres complètes de Turgot, dont il est l’éditeur, en parle comme ayant vécu dans l’intimité de Quesnay. « Smith en liberté, dit-il à l’occasion d’un point d’économie politique, Smith dans sa chambre, ou dans celle d’un ami, comme je l’ai vu quand nous étions condisciples chez M. Quesnay, se «serait bien gardé de le nier. » Œuvres de Turgot, tome V, page 136.
  37. Par exemple, ils veulent qu’on laisse aux hommes, dans les manufactures et le commerce, le plus libre usage de leurs facultés, et proclament la maxime : laissez faire et laissez passer, dans le but de réduire, par la concurrence, au taux le plus bas, les charges qui diminuent le produit net, suivant eux le seul produit sur lequel vit la société*. Les économistes de notre temps réclament la même liberté d’industrie dans le but de diminuer les frais de production, parce que, suivant eux, les consommateurs, c’est-à-dire la société, sont d’autant plus riches que les producteurs, obtenant tes produits à meilleur marché, peuvent les donner à plus bas prix. (Voy. le Traité d’économie politique de J. B. Say, liv. II, chap. 2.) Mais, par une inconséquence qui vient de ce que les partisans de Quesnay n’avaient pas bien approfondi la nature des richesses, ils veulent que les produits agricoles soient chers, pour que le produit net soit plus considérable.
  38. L’ouvrage de Steuart n’est qu’un traité de la balance du commerce ; il est plutôt politique qu’économique, et il s’est écroulé avec les erreurs sur desquelles il était fondé.
  39. On the Principles of political economy and taxation, traduit en français par Constancio, avec des notes de J. B. Say.
  40. Dans nos discussions verbales, Ricardo me disait fréquemment : Accordez-moi ce point pour la commodité de l’argument, for the sake of argument.
  41. Voy. Smith, Richesse des nations, liv. I, ch. 11, partie 2e.