Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 59-64).


XI


LES OCCUPATIONS DANS LE CABINET DE TRAVAIL
ET AU SALON


Le crépuscule tombait déjà quand nous arrivâmes à la maison. Maman se mit au piano, et nous, les enfants, nous apportâmes du papier, des crayons, des couleurs, et, pour dessiner, nous nous assîmes autour de la table ronde. Je n’avais que de la couleur bleue, mais néanmoins, j’entrepris de dessiner une chasse. Après avoir dessiné très rapidement un garçon bleu monté sur un cheval bleu et des chiens bleus, je n’étais pas sûr que l’on pût dessiner un lièvre bleu, et je courus dans le cabinet de papa pour me renseigner à ce sujet. Papa lisait quelque chose et à ma question : « Y a-t-il des lièvres bleus ? » — sans lever la tête, il répondit : « Il y en a, mon ami ». Je revins près de la table ronde et dessinai un lièvre bleu, puis je trouvai indispensable de le transformer en buisson. Le buisson me déplut aussi, j’en fis un arbre, puis de l’arbre, une meule ; de la meule, un nuage ; enfin je barbouillai tant mon papier avec la couleur bleue, que de dépit, je le déchirai, et allai faire un somme dans le fauteuil voltaire.

Maman jouait le deuxième concerto de Field — son professeur. Je sommeillais à demi et, dans mon imagination, glissaient des souvenirs légers, lumineux et transparents. Elle commença à jouer la sonate pathétique de Beethoven, et je me rappelai quelque chose de triste, de pénible et de sombre. Maman jouait souvent ces deux morceaux, c’est pourquoi je me rappelle très bien les sensations mêmes qu’ils éveillaient en moi. Ces sensations ressemblaient à des souvenirs, mais souvenirs de quoi ? Il semble qu’on se rappelle des choses qui n’ont jamais existé.

En face de moi était la porte du cabinet, et j’y vis entrer Iakov et encore quelques hommes avec la barbe et le caftan. La porte se referma aussitôt derrière eux : « Ah, les occupations sont commencées ! » pensai-je. Il me semblait que des affaires plus importantes que celles qui se passaient dans le cabinet, ne pouvaient être au monde. Ce qui me confirmait encore dans cette pensée, c’est que tous ceux qui s’approchaient des portes du cabinet de travail, ordinairement se mettaient à parler bas et marchaient sur la pointe des pieds ; de là arrivaient la voix forte de papa et l’odeur de cigare qui, je ne sais pourquoi, m’attira toujours beaucoup. Dans mon demi-sommeil, je fus frappé subitement par un craquement de souliers bien connu, dans l’office. Karl Ivanovitch, sur la pointe du pied, mais avec un visage sombre et résolu, et des papiers quelconques dans la main, s’approcha de la porte et frappa doucement. On le fit entrer et la porte se referma de nouveau.

« Pourvu qu’il n’arrive pas quelque malheur », pensai-je. — « Karl Ivanovitch est en colère, il est capable de tout… »

De nouveau je me rendormis.

Cependant aucun malheur ne se produisit ; une heure plus tard, le même craquement de souliers me réveilla. Karl Ivanovitch, en essuyant avec son mouchoir des larmes que je vis sur ses joues, franchit la porte et, en marmonnant quelque chose entre ses dents, partit en haut. Derrière lui, papa sortit et entra au salon.

— Sais-tu ce que je viens de décider ? — dit-il d’une voix gaie en mettant la main sur l’épaule de maman.

— Quoi, mon ami ?

— J’emmène Karl Ivanovitch avec les enfants. Il y a de la place dans la voiture. Les enfants sont habitués à lui ; de son côté, il paraît très dévoué envers eux ; et sept cents roubles par an ne sont pas une affaire ; et puis, au fond c’est un très bon diable.

Il m’était impossible de comprendre pourquoi papa injuriait ainsi Karl Ivanovitch.

— J’en suis très contente pour les enfants et pour lui, — dit maman, — c’est un excellent vieillard.

— Si tu avais vu comme il était touché quand je lui ai dit de garder les 500 roubles à titre de cadeau… Mais ce qui est le plus amusant, c’est la note qu’il m’a apportée ; cela, il faut le voir – ajouta-t-il avec un sourire, en donnant à maman une note écrite de la main de Karl Ivanovitch – c’est tout à fait charmant !

La note était ainsi conçue :

« Pour les enfants, deux hameçons — 70 copeks.

« Papier de couleur, bordure dorée, colle et carcasse de corbeille pour cadeaux — six roubles 65 copeks.

« Livre et arc, cadeaux pour les enfants, 8 roubles 16 copeks.

« Pantalon à Nicolas — 4 roubles.

« Montre d’or promise à Moscou, par Piotr Alexandrovitch en 18… — 140 roubles.

« En tout, Karl Mayer doit recevoir en sus de ses appointements — 159 roubles 79 copeks. »

En lisant cette note par laquelle Karl Ivanovitch réclamait le paiement de tout l’argent dépensé par lui en cadeaux, et même le montant d’un cadeau promis, chacun pensera que Karl Ivanovitch n’était qu’un homme sans cœur, intéressé, égoïste, et l’on se trompera.

En entrant dans le cabinet, ses papiers à la main et son discours en tête, il avait l’intention d’exposer éloquemment, devant papa, toutes les injustices qui lui avaient été faites dans notre maison ; mais quand il commença à parler de cette même voix émue et avec les mêmes intonations sentimentales qu’il avait l’habitude de prendre pour nous faire la dictée, son éloquence agit le plus fortement sur lui-même, si bien qu’en arrivant au passage contenant ces mots : « Quelque tristesse que j’éprouve en me séparant des enfants. » il s’embarrassa tout à fait, sa voix trembla et il fut obligé de tirer de sa poche son mouchoir à carreaux.

— Oui, Piotr Alexandrovitch, — disait-il à travers les larmes (ce passage n’était pas dans le discours préparé) : — je suis si habitué aux enfants que je ne sais pas ce que je ferai sans eux. Je préférerais vous servir sans appointements — ajouta-t-il en essuyant ses larmes d’une main, et de l’autre tendant sa note.

En ce moment Karl Ivanovitch parlait-il franchement ? Je pourrais l’affirmer, car je connaissais son bon cœur ; mais comment concilier sa note et ses paroles ? Cela reste pour moi un mystère.

— Si c’est triste pour vous, ce le sera encore davantage pour moi de me séparer de vous — dit papa, en lui frappant l’épaule, j’ai réfléchi maintenant.

Un peu avant le souper, Gricha entra dans la chambre. Depuis le moment même où il était entré dans notre maison, il ne cessait de soupirer et de pleurer, ce qui, d’après l’opinion de ceux qui avaient foi en son don de prophétie, annonçait un malheur pour notre maison.

Il fit ses adieux, et prévint que le lendemain matin il partirait plus loin. Je lançai un coup d’œil à Volodia, il sortit derrière la porte.

— Quoi ?

— Si vous voulez voir les chaînes de Gricha, montons tout de suite en haut, Gricha dort dans la deuxième chambre ; dans la décharge on peut s’asseoir très bien et nous verrons tout.

— Bon, attends-moi, j’appellerai aussi les fillettes.

Les petites accoururent et nous montâmes.

Après une courte discussion à qui entrerait le premier dans la décharge noire, nous nous assîmes et attendîmes.