Enfances célèbres/Les Premiers Exploits d’un grand capitaine — Bertrand du Guesclin

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 21-42).



LES PREMIERS EXPLOITS


D’UN GRAND CAPITAINE




PERSONNAGES.


Le comte DU GUESCLIN.

La comtesse DU GUESCLlN.

BERTRAND,

OLIVIER, leurs fils.

JEAN,

Le chevalier de LA MOTTE, leur oncle.

La châtelaine de LA MOTTE, leur tante.

RACHEL, femme juive, nourrice de Bertrand du Guesclin.


La scène se passe d’abord au château du père de du Guesclin ;
puis à Rennes.


NOTICE SUR BERTRAND DU GUESCLIN.


Bertrand du Guesclin, connétable de France, naquit en Bretagne dans le château de Motte-Broon, près de Rennes, en 1314. C’était un enfant intraitable : les menaces et les châtiments le rendirent plus farouche encore. Il était presque difforme ; il avait la taille épaisse, les épaules larges, la tête monstrueuse, les yeux petits, mais pleins de feu : » Je suis fort laid, disait-il, jamais je ne serai bienvenu des dames, mais je pourrai me faire craindre des ennemis de mon roi. »

À l’âge de seize ans, il s’échappa de la maison paternelle ; il se réfugia à Rennes, et se réconcilia quelques mois après avec son père par ses brillants faits d’armes dans un tournoi. C’est cet épisode de sa vie, raconté par les mémoires contemporains, que nous avons dramatisé. Depuis cette époque, Bertrand ne cessa de porter les armes et de s’illustrer ; il servit d’abord Charles de Blois dans la guerre de ce prétendant contre Jean de Montfort, ce qui lui aliéna l’amitié de ses compatriotes et le contraignit de passer dans l’armée de Charles V. Il battit peu après le roi de Navarre à Cocherel, et fut lui-même vaincu et fait prisonnier, la même année, par l’Anglais Chandos, à Auray. Rendu à la liberté, il conduisit en Espagne les grandes compagnies qui infestaient la France, et rançonna le pape à Avignon pour solder ses troupes. D’abord vaincu par le prince Noir, prince de Galles et fils d’Édouard III, roi d’Angleterre, il revint en Espagne après une courte captivité à Bordeaux, défit Pierre le Cruel, roi de Castille, et donna le trône à Henri de Transtamare.

Nommé connétable de France en 1349, il chassa les Anglais de la Normandie, de la Guienne et du Poitou, et mourut au siège de Château-Randon. Voyant approcher la mort, il prit dans ses mains victorieuses l’épée de connétable, et il la considéra quelque temps en silence, et, les larmes aux yeux : » Elle m’a aidé, dit-il, à vaincre les ennemis de mon roi ; mais elle m’en a donné de cruels auprès de lui. Je vous la remets, ajouta-t-il en s’adressant au maréchal de Sancerre, et je proteste que je n’ai jamais trahi l’honneur que le roi m’avait fait en me la confiant. » Alors il découvrit sa tête, baisa avec respect cette épée, embrassa les vieux capitaines qui l’entouraient, leur dit un dernier adieu, en les priant de ne point oublier » qu’en quelque pays qu’ils fissent la guerre, les gens d’Église, les femmes, les enfants et le pauvre peuple n’étaient point ses ennemis. » Et il expira le 13 juillet 1380, âgé de soixante-six ans, en recommandant à Dieu son âme, son roi et sa patrie. L’armée poussa des cris de désespoir. Charles V ordonna qu’il fût inhumé à Saint-Denis, dans la sépulture des rois et tout auprès du tombeau qu’il avait fait préparer pour lui-même. Neuf ans après, Charles VI ordonna pour du Guesclin de plus grandes funérailles, les princes, les grands seigneurs du royaume et le roi même y assistèrent.

PERSONNAGES.

Le comte DU GUESCLIN. La comtesse DU GUESCLIN. BERTRAND. } OLIVIER. } leurs fils. JEAN. } Le chevalier de LA MOTTE, leur oncle. La châtelaine de LA MOTTE, leur tante. RACHEL, femme juive, nourrice de Bertrand du Guesclin.

La scène se passe d’abord au château du père de du Guesclin ; puis à Rennes.

LES PREMIERS EXPLOITS D’UN GRAND CAPITAINE.

PREMIER TABLEAU.

Le théâtre représente une salle à manger gothique ; la comtesse du Guesclin, Olivier et Jean sont à table.

SCÈNE PREMIÈRE.

La comtesse DU GUESCLIN, OLIVIER, JEAN, RACHEL, puis BERTRAND.

LA COMTESSE à Rachel qui rentre. Vous ne me ramenez pas Bertrand !

RACHEL. Madame, je pense qu’il va rentrer.

LA COMTESSE. Je suis sûre que vous l’avez encore surpris se battant ou luttant avec les petits paysans du village.

OLIVIER. Oh ! oui, maman, il aime mieux ces petits vilains que nous.

JEAN. Il dit que nous ne sommes pas assez forts ; nous sommes trop sages pour lui.

RACHEL. Ah ! Jean, vous accusez votre frère qui n’est pas là ; c’est mal.

LA COMTESSE. Mais vous, nourrice, vous le justifiez toujours.

RACHEL. Madame… c’est que…

LA COMTESSE. Enfin, où est-il ?

RACHEL. Madame, il chasse à coups de cailloux les hirondelles nichées dans les mâchicoulis du château.

OLIVIER, se levant et s’approchant d’une fenêtre. Voyons si c’est vrai… Oh ! le voici qui rentre, il a le visage en sang, les habits déchirés.

JEAN, s’approchant à son tour de la fenêtre. Il est plus laid vraiment qu’un bohémien.

LA COMTESSE. Ah ! quel enfant ! je n’en aurai jamais que du chagrin !

BERTRAND, entrant. J’en ai mis trois par terre. J’ai faim : à manger.

LA COMTESSE. Non, vous ne mangerez pas, et vous serez au pain et à l’eau. Vous êtes la honte de la famille, méchant, sans esprit… sans…

BERTRAND. Moi, ma mère ? je suis fort.

LA COMTESSE. Le chapelain se plaint de vous ; vous ne savez pas lire encore.

BERTRAND. Dois-je me faire moine, pour passer mon temps sur des parchemins ? Est-ce avec une plume qu’on peut pourchasser les Anglais ?

RACHEL. Voyez, maîtresse, quelle forte pensée s’agite déjà dans cette jeune tête.

LA COMTESSE. Non, non, Rachel, il n’y a rien de bon en lui ; il oublie la noblesse de son sang ; il se mêle à des serfs.

BERTRAND. Les Anglais sont nos serfs aussi, et, si je bats aujourd’hui les petits vilains, cela me donne l’espérance que je battrai plus tard nos ennemis. Mais j’ai bien faim ! laissez-moi me mettre à table.

LA COMTESSE. Non, sortez d’ici.

BERTRAND. Moi, l’aîné, je serai chassé de votre table et les cadets y resteront ? non, par Dieu !

RACHEL. Oh ! madame, un peu de bonté pour lui, cet enfant est destiné…

LA COMTESSE. Oui… à faire le malheur de sa mère.

RACHEL, rêvant. Qui sait ?

BERTRAND. N’est-ce pas, nourrice, que je serai un preux ?

RACHEL. Donne-moi ta main.

LA COMTESSE. Je crois que vous êtes folle, nourrice.

RACHEL. Oh ! madame, cette petite main est un grand livre où je lis bien des choses.

LA COMTESSE. Et qu’y lisez-vous ?

RACHEL. Laissez-moi me recueillir. (Elle tient la main de Bertrand et l’examine attentivement.) Voyez, madame, ces lignes sont belles ! voilà le courage, la force, l’héroïsme, le désintéressement. Il illustrera sa famille et sa patrie. Je vois Bertrand se montrer dans les tournois, je le vois vaincre les chevaliers. Bertrand grandira, Bertrand deviendra l’ami de son roi ; il sera fait connétable. Sa vie sera une longue suite de prouesses ; il y a d’autres choses encore… mais il sera brave surtout.

BERTRAND. Oh ! oui, je serai brave, je le jure par tous les saints.

LA COMTESSE. Tu es folle, nourrice ; par tes sottes flatteries, tu le rends plus indocile. Allons, emmenez-le.

BERTRAND. Ma mère ! ma mère ! laissez-moi m’asseoir à votre table, à la place qui m’est due.

LA COMTESSE. La place qui vous est due ?… (Elle rit.) Allons, sortez.

BERTRAND, furieux. Eh bien ! oui, je sortirai ; mes frères sortiront aussi. Si je suis laid, je suis fort, et je vais vous le prouver.

(Il se jette sous la table, la renverse et pousse brusquement ses frères.)

LA COMTESSE. Misérable enfant ! il a brisé toute ma vaisselle et renversé mon grand hanap de Hongrie… Holà ! qu’on appelle son père pour le châtier !…

BERTRAND. Oh ! je m’en vais ; les manants que j’ai battus ne me refuseront pas du pain.

(Il sort ; Rachelle suit.)

SCÈNE II.

LE COMTE, LA COMTESSE, OLIVIER, JEAN.

LE COMTE, entrant. Quel est ce vacarme ? qui a renversé la table et tout brisé ?

LA COMTESSE. Encore une fureur de Bertrand.

LE COMTE. Il faut user de châtiments. Je mettrai une bride de fer à ce caractère que rien ne peut dompter. Où est-il ?

LA COMTESSE. Encore avec les petits paysans.

LE COMTE. Je vais le chercher.

OLIVIER ET JEAN. Mon père, nous vous suivons.

(Ils sortent.)

SCÈNE III.

LA COMTESSE, seule.

LA COMTESSE. Mon Dieu ! est-ce comme un châtiment que vous m’avez donné ce fils ? Est-ce pour humilier mon orgueil que vous l’avez créé si peu digne de ma tendresse ? Mais son âme est-elle aussi disgraciée que son corps ? Il a parfois cependant des mouvements généreux. Changera-t-il ? Dois-je croire à la prédiction de sa nourrice ? Oh ! mon Dieu ! faites qu’elle se réalise, et mon cœur de mère lui sera rendu… Mais voici son père qui le ramène.

SCÈNE IV.

LA COMTESSE, LE COMTE, BERTRAND.

LE COMTE. Oh ! cette fois je ne pardonnerai plus.

BERTRAND. Il faut bien que j’apprenne à me battre.

LE COMTE. Apprenez d’abord à m’obéir. (À la comtesse.) Croiriez-vous que je l’ai trouvé près du pont-levis, à moitié nu ; luttant avec le fils d’un bouvier ? Tenez, il porte les marques de cet indigne combat.

LA COMTESSE. Bertrand, vous oubliez que votre père est un gentilhomme.

LE COMTE. Je le lui rappellerai ; et cette fois la leçon sera forte : quatre mois de prison dans la tour.

BERTRAND. Je me repentirais plutôt si vous me pardonniez.

LA COMTESSE. Essayons.

LE COMTE. Non, je ne veux pas que mon fils déshonore son sang. Je vais l’enfermer dans le donjon, et, à moins qu’il n’ait des ailes, il ne m’échappera plus.

BERTRAND. La tour fût-elle aussi haute que les clochers de Dinan, je trouverai bien le moyen d’en sortir. Je veux être libre.

DEUXIÈME TABLEAU.

Le théâtre représente l’intérieur d’une maison, à Rennes.

SCÈNE PREMIÈRE.

LE CHEVALIER de LA MOTTE, LA CHÂTELAINE sa femme, assise et brodant.

LE CHEVALIER, lisant. Cette lettre est de votre sœur, la comtesse du Guesclin. Elle vous écrit que son fils aîné lui donne du chagrin, qu’il a fui de la maison paternelle.

LA CHÂTELAINE. Ils n’en feront jamais rien de ce petit misérable-là.

LE CHEVALIER. Ma foi, ils en auraient pu faire un bon soldat ; cela vaudrait mieux que d’en faire un vagabond.

LA CHÂTELAINE. Vous blâmez donc ma sœur ?

LE CHEVALIER. Certainement ; et si Bertrand était mon fils, j’aurais cherché à diriger son caractère au lieu de le faire plier.

LA CHÂTELAINE. Vous lui auriez inspiré votre passion pour les armes, cette passion qui vous conduit à la gloire, mais qui fait le malheur de ceux qui vous aiment. Voilà ce que redoute sa mère, et moi je le redoute comme elle, et j’approuve sa sévérité.

LE CHEVALIER. Et si Bertrand vous demandait asile, vous ne le recevriez pas ?

LA CHÂTELAINE. Non, je le renverrais à son père et à sa mère ; ce sont eux qui doivent le gouverner.

SCÈNE II.

BERTRAND, LA CHÂTELAINE, LE CHEVALIER.

BERTRAND, du dehors. Je vous dis que j’entrerai, moi ; quoique j’aie de méchants habits, je suis noble, et je ne souffrirai pas que des valets me barrent le chemin.

(Il brandit un bâton et s’élance dans la chambre.)

LA CHÂTELAINE. Quoi ! le fils de ma sœur ! Quel déshonneur pour sa famille !

LE CHEVALIER. Oh ! c’est toi, mon bon petit diable de neveu, toujours le même, toujours ferrailleur.

BERTRAND. Mon oncle, je viens vous demander asile.

LA CHÂTELAINE. Asile, quand vous faites mourir voire mère de douleur ? Allez demander pardon à vos parents.

BERTRAND. Vous voulez donc que j’aille m’héberger chez des étrangers ?

LE CHEVALIER. Non, ma maison ne te sera pas fermée. Mais pourquoi et comment as-tu quitté le château de ton père ?

BERTRAND. Pourquoi ? parce qu’on m’y retenait prisonnier depuis deux mois au pain et à l’eau, que j’avais besoin de l’air du bon Dieu et d’une nourriture plus substantielle. Comment ? cela va vous faire rire. Au lieu de m’envoyer mon pain et mon eau par ma bonne nourrice Rachel, qui m’aurait consolé en me contant des histoires de chevalerie, on me les faisait apporter par une vieille et méchante sorcière qui jamais ne manquait en entrant de fermer la porte du donjon, dont la clef était suspendue à sa ceinture. Un jour donc je résolus de lui enlever cette clef. Je savais que mon père et ma mère étaient absents, et lorsque la vieille entra, je m’élançai sur elle, je l’assis, sans lui faire de mal, sur la paille qui me servait de lit ; je l’enchaînai avec mon drap contre un des barreaux de la fenêtre, et, pour l’empêcher de crier, je lui mis, en guise de bâillon, ma ceinture sur la bouche. Puis, lui volant la clef, j’ouvris la porte, sautai l’escalier, et me voilà.

LE CHEVALIER, riant. Ha ! ha !

LA CHÂTELAINE. Quel scandale !

BERTRAND. Ecoutez. Pour fuir il me fallait une monture : j’aperçois dans la campagne un laboureur ; je cours à la charrue, j’en dételle une jument, j’enfourche, je pique des deux, malgré les cris et les lamentations du rustre ébahi, auquel je réponds par des éclats de rire, et, sans selle ni bride, j’ai galopé jusqu’à Rennes. Maintenant, hébergez-moi, car j’ai grand appétit et suis fort las.

[Illustration : Du Guesclin s’échappant de la tour.]

LE CHEVALIER. Viens donc changer d’habits et te mettre à table ; puis nous parlerons de ce que tu as à faire ; je te donnerai des conseils.

BERTRAND. Merci, cher oncle ! N’est-ce pas que vous m’apprendrez à faire des armes ?

LA CHÂTELAINE. Votre indulgence achèvera de le perdre.

SCÈNE III.

Une place publique devant la maison du chevalier de La Motte.

BERTRAND, seul.

BERTRAND. Comme mon oncle est bon pour moi ! Il m’a montré ses chevaux et ses armes. Oh ! ses armes, qu’elles sont belles ! Je serai heureux ici ! Ma tante me gêne bien un peu ; n’importe, je lui obéirai pour vivre auprès de mon oncle. Mais quel est ce grand écriteau qu’on a planté là ? Si je savais lire… Une épée et un beau casque à plumes le couronnent ; c’est sans doute quelque prix d’armes. Voilà un enfant qui passe ; il saura peut-être ce que cela veut dire. (L’appelant.) Mon ami, qu’y a-t-il sur cet écriteau ?

L’ENFANT. Il y a qu’aujourd’hui, dans une heure, commencera sur cette place une grande lutte, et que le prix du vainqueur sera cette belle épée et ce beau casque à plumes.

BERTRAND. Oh ! si je pouvais les gagner !

L’ENFANT. Non, vous êtes trop jeune.

BERTRAND. Trop jeune ! je suis plus fort que tous les Rennois ! (Se parlant à lui-même) Mais comment faire pour échapper à ma tante ? Elle va m’appeler pour l’accompagner à vêpres, et avant une heure la lutte commence… Je ne serai pas là… Un autre aura le prix !… Mon Dieu ! mon Dieu ! c’est bien cruel pourtant de renoncer à cette épée qui est là brillante au-dessus de ma tête… Je l’aurais gagnée, j’en suis sûr.

SCÈNE IV.

BERTRAND, la châtelaine de LA MOTTE.

LA CHÂTELAINE, de la porte de sa maison. Bertrand ! Bertrand ! toujours dans la rue !… Que faites-vous là ?

BERTRAND. Ma tante, je regardais cette épée ; voyez, on dirait qu’elle me regarde. Son acier poli brille comme des yeux.

LA CHÂTELAINE. Vous ne pensez jamais qu’aux armes et aux combats. Bertrand, c’est aujourd’hui le saint jour du dimanche, venez à l’église, et priez Dieu qu’il vous change.

BERTRAND, à part. Oh ! oui, je vais le prier de me donner le casque.

LA CHÂTELAINE. Portez mon livre, et suivez-moi.

BERTRAND. dans l’église. Ma tante, laissez-moi vous attendre ici, sous le portail.

LA CHÂTELAINE. Non, venez vous agenouiller dans la chapelle.

BERTRAND, à part. Oh ! je le vois, je ne pourrai pas m’échapper.

LA FOULE. du dehors. La lutte, la lutte commence ; accourez, lutteurs !

BERTRAND. Comment prier en entendant ces cris ?

LA FOULE. La lutte, la lutte commence ; accourez, lutteurs !

BERTRAND. Je n’y tiens plus… ma tante baisse la tête… Profitons…

(Il s’élance hors de l’église.)

SCÈNE V.

Une salle intérieure de la maison du chevalier.

LE CHEVALIER, LA CHÂTELAINE.

LE CHEVALIER. Calmez-vous, ce sont des traits de jeunesse, mais son cœur est bon.

LA CHÂTELAINE. C’est un rebelle, un ingrat, un petit misérable. S’échapper de l’église pour aller lutter avec la populace !…

LE CHEVALIER. Un peu d’indulgence, et songeons d’abord à savoir ce qu’il est devenu.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, UN DOMESTIQUE, puis BERTRAND porté par deux serviteurs.

UN DOMESTIQUE. Messire Bertrand a été blessé.

LE CHEVALIER. Pauvre enfant ! (Bertrand paraît.) Eh bien ? te voilà tout écloppé ; il t’est arrivé malheur ?

BERTRAND. Dites bonheur ! Je les ai tous terrassés. Mon égratignure guérira, mais le prix me reste. Voyez le beau casque, la belle épée.

(Il brandit le casque à la pointe de l’épee.)

LE CHEVALIER. Est-il heureux !

LA CHÂTELAINE. Il faut pourtant qu’il soit puni de sa désobéissance.

LE CHEVALIER. Eh bien ! je vais lui infliger une grande punition : dans huit jours c’est le tournoi de Rennes ; il n’y assistera pas.

BERTRAND. Vous êtes dur, mon oncle.

TROISIÈME TABLEAU.

Grande place publique à Rennes ; les maisons sont tendues de tapisseries, les fenêtres encombrées de spectateurs ; des gradins entourent la place. On aperçoit sur une estrade toute la famille des du Guesclin.

SCÈNE PREMIÈRE.

LA COMTESSE, le comte DU GUESCLIN, OLIVIER et JEAN, leurs fils, la châtelaine de LA MOTTE, RACHEL, puis BERTRAND, la foule.

OLIVIER. Ah ! maman, quel plaisir nous allons avoir ! le tournoi va commencer.

JEAN. J’aperçois mon père sur son beau cheval blanc.

RACHEL, à la comtesse. Comme mon pauvre Bertrand serait joyeux s’il était ici !… et vous l’avez privé de ce plaisir… Oh ! madame, vous êtes bien sévère. Maîtresse, faites-lui grâce, laissez-lui voir ce tournoi, et il changera.

LA COMTESSE. Ma bonne Rachel, tu juges mal mon cœur de mère ; je désirerais revoir l’enfant prodigue, mais sa tante m’a appris qu’il était incorrigible.

LA CHÂTELAINE. Oui ; vous n’en obtiendrez jamais rien par la douceur.

LA COMTESSE. En songeant à ce qu’il doit souffrir, je voudrais lui pardonner.

LA CHÂTELAINE. Il n’est plus temps ; le tournoi commence.

LES HÉRAUTS D’ARMES. Le tournoi s’ouvre ; trompes, sonnez ; bannières, déployez-vous !

JEAN. Voilà mon père qui s’avance un des premiers.

OLIVIER. Voilà aussi, mon oncle de la Motte ; il se range de son côté.

LA CHÂTELAINE. Quel est ce chevalier qui vient de franchir la barrière ?

OLIVIER. Comme il est mal équipé !

JEAN. Quel méchant genet il monte ! on dirait un des chevaux de la ferme.

DES VOIX, dans la foule. Faites sortir du champ clos ce discourtois chevalier.

BERTRAND. (Il est monté sur un vilain cheval et couvert d’une mauvaise armure.) Moi, sortir ! non, jamais ! Oh ! quelle humiliation !… mais mon oncle est bon, il aura pitié de ma détresse. Je vais me faire connaître à lui.

LA FOULE. Qu’il sorte ! qu’il sorte !

BERTRAND, s’approchant de son oncle. Noble chevalier…

LE CHEVALIER. Quoi ! c’est toi, Bertrand !

BERTRAND. Oui, c’est moi, bon oncle ! je n’ai pu y tenir : je me suis échappé par une fenêtre.

LE CHEVALIER. Quoi ! au péril de ta vie ?

BERTRAND. Eh ! que fait la vie ? c’est la gloire qu’il me faut… Vous voyez qu’on veut me chasser, mon oncle, ne me refusez pas un de vos chevaux et une de vos cuirasses. Songez qu’un du Guesclin ne doit pas sortir d’un tournoi sans avoir rompu une lance avec honneur.

LE CHEVALIER. Mais on ne te connaît pas.

BERTRAND. Eh bien ! on apprendra à me connaître aujourd’hui.

LE CHEVALIER. Allons ! qu’il soit comme tu le désires. (Appelant un écuyer.) Armez ce jeune homme.

BERTRAND. Merci, merci !

LE COMTE, s’approchant du chevalier. Quel est ce combattant ?

LE CHEVALIER. Je l’ignore ; mais il a l’air plein de bravoure, et je viens d’ordonner qu’on lui donne un autre équipement.

(Bertrand reparaît brillamment armé.)

LA FOULE. Bravo ! bravo !

LE HÉRAUT. Fermez la barrière, le tournoi commence.

BERTRAND. Oh ! je serai vainqueur.

(Il met la lance en arrêt et attaque un chevalier.)

LE CHEVALIER. Quel démon ! le voilà aux prises avec le plus brave !

LA COMTESSE, du gradin où elle est assise avec sa famille et regardant Bertrand. Quelle intrépidité !

RACHEL. Madame, c’est le même qui tout à l’heure était si mal vêtu.

[Illustration : Du Guesclin renverse un chevalier]

OLIVIER. Quels coups de lance il donne !

JEAN. Comme il est beau à présent ! comme il se sert bien de ses armes !

LA CHÂTELAINE. Sans doute il ne veut pas être connu, car il garde toujours sa visière baissée.

LE CHEVALIER. Courage, chevalier inconnu ! bravo ! bravo ! (Bertrand renverse le chevalier qu’il combat, après avoir tué son cheval.) Gloire au vainqueur ! qu’il lève sa visière et salue les dames !

UN HÉRAUT. Non, ce jeune chevalier veut combattre encore et sans montrer son visage.

LA FOULE. Qu’il combatte ! qu’il combatte !

LE CHEVALIER, à part. Oh ! je brûle de t’embrasser, mon brave neveu !

LE COMTE. Je n’ai jamais vu de meilleure lance, par saint Georges.

BERTRAND, reconnaissant son père. Quelle voix ! est-ce un rêve ? oui, c’est lui, je le reconnais à son écu ; je dois le fuir jusqu’à ce que le tournoi soit terminé, et je ne le puis, pourtant.

LE COMTE. Je voudrais bien rompre une lance avec vous.

LE CHEVALIER. Excusez-le, il est blessé, peut-être.

LE COMTE. Non, tout chevalier qui est encore sur ses étriers ne doit pas refuser le combat. Je le défie, je l’attaque, il faudra bien qu’il me réponde.

(Il poursuit Bertrand, qui cherche à fuir.)

BERTRAND. En plein tournoi ! en plein tournoi !… Mais non, je ne dois pas me battre contre mon père.

LA FOULE. S’il refuse le combat, honte à lui !

BERTRAND. Oui, je le refuse.

LA FOULE. Honte à lui ! honte à lui !

LE CHEVALIER. Il vient de vous prouver pourtant qu’il avait du courage.

BERTRAND. Et je saurai le leur prouver encore. Défendez-vous, chevalier.

(Il attaque un chevalier qui entre dans la lice.)

LE COMTE. Mais pourquoi m’a-t-il refusé le combat ?

LE CHEVALIER. Nous le saurons quand il se fera connaître.

BERTRAND. Rendez-vous, chevalier !

(Il renverse son adversaire dans la poussière.)

LA FOULE. Honneur ! honneur à l’inconnu !

LA COMTESSE, de sa place. Oui, oui, qu’il vienne recevoir le prix !

BERTRAND. Oh ! ma mère m’applaudit aussi sans me connaître ! C’est devant elle que je vais lever ma visière ; quelle joie si elle me pardonne ! Il s’approche du gradin où est sa mère, le comte du Guesclin et le chevalier de La Motte le suivent : il s’incline.) Noble comtesse du Guesclin, c’est pour vous que j’ai combattu ; daignerez-vous m’avoir en grâce ?

(Il se découvre.)

LA COMTESSE. Bertrand !… mon fils !…

RACHEL. Mon pauvre Bertrand !

LE COMTE. Viens que je t’embrasse, mon noble fils. le chevalier. Il sera l’orgueil de votre race, sire comte.

RACHEL. Et celui de la France, croyez-en la devineresse.

TOUS. Oh ! nous n’en doutons plus.

BERTRAND. Ma bonne mère, pardonnez-moi les chagrins que je vous ai donnés.

LA COMTESSE. Je suis trop heureuse pour m’en souvenir.

LE HÉRAUT. Le prix du tournoi est à Bertrand du Guesclin.

LE COMTE, embrassant son fils. Sois toujours brave, mon enfant ! aime ton roi et crains ton Dieu.