Aller au contenu

Enfances célèbres/Pierre Gassendi

La bibliothèque libre.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 109-137).



PIERRE GASSENDI



NOTICE SUR GASSENDI.

Pierre Gassend, connu sous le nom de Gassendi, mérite une première place dans le rang des philosophes : Antiquaire, historien, biographe, physicien, naturaliste, astronome, géomètre, anatomiste, prédicateur, métaphysicien, helléniste, dialecticien, écrivain élégant, érudit, et critique consommé, il a parcouru le cercle des sciences et des arts, à l’époque de leur renaissance encore indécise. Gassendi naquit au village de Chantersier, près de Digne en Provence, le 22 janvier 1592. Ses parents n’étaient pas riches, mais remarquant les heureuses dispositions de leur enfant, ils voulurent qu’une bonne éducation les développât. Ce fut un des enfants les plus précoces qu’on ait connus : à quatorze ans il débitait de mémoire de petits sermons et se dérobait pendant la nuit à la surveillance de ses parents pour observer les astres. À dix ans il harangua l’évêque de Digne, Antoine de Boulogne, qui faisait sa visite pastorale dans le pays. Celui-ci émerveillé prédit à l’enfant qu’il serait un jour un homme célèbre. Gassendi recevait alors des leçons du curé de son village, puis il allait étudier seul à la lueur de la lampe de l’église. Il apprit la rhétorique à Digne et il étudia la philosophie à Aix. À seize ans il obtint la chaire de rhétorique à Digne, puis, comme il se destinait à l’état ecclésiastique, il retourna à Aix apprendre la théologie ; il prit le bonnet de docteur à Avignon et fut nommé prévôt du chapitre de cette ville. À vingt et un ans il obtint à la fois la chaire de théologie et de philosophie.

Ses lectures favorites étaient Sénèque, Cicéron, Plutarque, Juvénal, Horace, Lucien, Juste Lipse, Érasme ; ses loisirs étaient souvent employés à des travaux anatomiques et astronomiques. Pourvu d’un bénéfice à la cathédrale de Digne, Gassendi donna en 1623 la démission de sa chaire pour se livrer avec plus de liberté à ses travaux scientifiques. Dès l’année suivante, il publia les deux premiers livres de ses Exercitationes paradoxica, adversus Aristotelem, qui firent beaucoup de bruit ; à la suite de cette publication il alla à Paris, voyagea dans les Pays-Bas et la Hollande, se lia avec plusieurs savants, visita les établissements scientifiques et consulta les bibliothèques. Il fit à Marseille, en 1636, plusieurs grandes observations astronomiques et rectifia quelques erreurs des anciens. — Il fut longtemps protégé par le comte d’Alais Louis de Valois, depuis duc d’Angoulême.

On pensa un instant à lui pour l’éducation de Louis XIV ; en 1646, il fut nommé lecteur de mathématiques au collège de France, par les soins de l’archevêque de Lyon, frère du cardinal de Richelieu : mais il n’obtint jamais la faveur de ce premier ministre. La reine Christine de Suède fut en correspondance avec Gassendi qui lui écrivit une fort belle lettre sur son abdication ; Frédéric III, roi de Danemark, deux papes, plusieurs princes français, le cardinal de Retz et la grande Mademoiselle témoignèrent une très-vive estime à Gassendi.

Son cours au collège de France lui attirait une affluence nombreuse d’auditeurs ; il mit en honneur l’étude de l’astronomie négligée jusque-là. L’enseignement fatigua sa poitrine, et, après avoir langui et souffert quelque temps, il mourut le 14 octobre 1655, des suites d’une saignée mal appliquée qui lui fut faite. Gassendi fut en relation avec Galilée et le consola durant sa captivité par des lettres pleines d’une philosophie élevée. Il partageait l’opinion du philosophe italien sur le mouvement de la terre. Il entretint aussi une correspondance avec Kleper et les plus fameux astronomes de son siècle ; il fut en relation avec Campanella, Hobbes, le père Mersenne, Descartes, Deodati, Naudé, Pascal et Cassini, jeunes encore, Roberval, etc. Molière et Bachaumont furent ses disciples.

Il serait trop long de donner ici la liste des nombreux ouvrages scientifiques de Gassendi, tous écrits en latin. Gassendi a les plus beaux titres à la gloire ; il fut comme Galilée et comme Torricelli un des précurseurs de Newton.

LE PETIT ASTRONOME.

Par une de ces belles nuits d’été si radieuses en Provence, où l’azur du ciel triomphe de la nuit et éclate à la lueur des étoiles agrandies et d’une pleine lune transparente, un enfant de huit ans sortit furtivement d’une humble habitation du village de Chantersier, traversa un verger d’oliviers qui s’étageaient sur un tertre, et, parvenu au sommet de ce tertre, s’assit sur un roc qui dominait la vallée. Que venait faire là à cette heure de la nuit ce petit garçon vêtu de la veste des artisans ? Était-il poussé par quelque méchante action ? voulait-il dérober des fruits ou tendre des lacets et se livrer à quelque chasse défendue ? Non ; la physionomie de cet enfant est trop riante, son front trop réfléchi et trop inspiré pour qu’il médite quelque chose de mal. Le voilà assis, immobile et les bras croisés sur la pointe d’un roc ; il ne regarde pas vers la terre silencieuse et où quelques chants lointains des pâtres se font seulement entendre : ses yeux se tournent, vers le ciel, ils s’y arrêtent, ils y plongent : on le dirait pétrifié dans l’attitude de l’extase ; est-ce qu’il prie ? Non ; il médite, il pressent ce qui est encore inconnu pour lui et pour tant d’autres, le cours des astres, leur place et leurs évolutions dans le ciel, et il se demande si c’est une chose impossible de les classer et de les décrire. Après avoir tenu longtemps ses yeux attachés sur le firmament, il les abaisse tout à coup sur un petit cahier placé sur ses genoux, où il trace lentement quelques signes et quelques dessins de constellations ; mais il est troublé dans son occupation par des bruits de voix parmi lesquelles il croit reconnaître celle de son père.

[Illustration : voilà assis immobile et les bras croisés sur la pointe d’un roc]

Voici ce qui s’était passé chez lui depuis qu’il en était sorti furtivement. Son père et sa mère le croyaient endormi et commençaient à s’endormir eux-mêmes, lorsqu’ils entendirent frapper à leur porte à coups redoublés, et retentir des voix aiguës et malveillantes qui les appelaient.

[Illustration : Eh ! eh ! les vieux ! criaient ces voix]

» Eh ! eh ! les vieux ! criaient ces voix, comment dormez-vous, tandis que votre petit vagabond de Pierre a sauté par sa fenêtre et court dans les champs pour y faire la rapine des olives et des figues ? »

Ceux qui parlaient de la sorte formaient une bande de cinq ou six vauriens, les plus mauvais sujets du village, et qui étaient la terreur des fermiers et des cultivateurs. Ils passaient leur temps à voler les fruits, à couper les branches des arbres et à s’emparer de tout ce qui tombait sous leur main. Comme ils savaient qu’on les guettait et qu’ils étaient menacés de la prison, ayant découvert que le petit Pierre, enfant tranquille, studieux, et si honnête qu’il n’aurait pas dérobé une fleur dans un champ, sortait souvent au milieu de la nuit ; quoiqu’ils l’eussent suivi et qu’ils eussent bien vu que l’enfant s’asseyait paisiblement sur les hauteurs, ils résolurent méchamment de l’accuser de leurs méfaits.

» Qu’est-ce donc ? répondit à travers la porte la voix du père de Pierre, qui se leva tout ahuri tandis que sa mère se précipitait dans la chambre à côté où couchait son fils, et poussait des cris en trouvant le lit vide.

— Ouvrez-nous, et nous vous conduirons, répliquaient les voix, et vous verrez que c’est lui, et non pas nous, qui ravage les terres. »

Pleins d’effroi de ce qu’ils entendaient, et surtout de la disparition de leur cher enfant, le père et la mère ouvrirent aussitôt.

» Eh bien, où l’avez-vous vu ? où est-il ? Je suis bien sûr que vous avez menti, dit le père à la troupe aboyante qu’il menaçait du geste.

— Venez ! venez ! répétait le chef de la bande, suivez-nous, et vous allez le trouver assoupi, après s’être gonflé de figues marseillaises. Quant aux olives, il en a rempli par vingt fois son chapeau, et il en a fait bien sûr quelque tas dans un fossé à sec où il les a cachées, pour vous les apporter sans doute quand la nuit sera plus avancée. »

À ces paroles, qui accusaient d’une sorte de complicité l’honnête villageois avec les vols supposés dont on chargeait son fils, ne pouvant retenir sa colère, le père de Pierre leva son bras robuste sur le petit vaurien qui parlait de la sorte ; mais, leste comme une couleuvre, celui-ci glissa entre ses jambes et se déroba à la correction.

Lorsqu’il fut à distance, il riposta :

» Allons, le vieux, ne vous fâchez pas, et suivez-nous, si vous voulez. »

Impatient de retrouver son fils, le père du petit Pierre se mit en marche ; sa femme le suivit, malgré l’injonction qu’il lui fit de ne pas quitter la maison. Quand une mère croit ses enfants en danger ou en faute, elle accourt toujours comme un ange gardien.

La nuit était froide, mais claire ; ainsi que nous l’avons dit, la lune et de belles étoiles éclairaient le firmament. Le père et la mère, en se soutenant l’un l’autre, purent donc suivre la trace des petits malfaiteurs qui couraient devant eux. Ceux-ci, arrivés au pied du tertre au sommet duquel Pierre était assis, se mirent à crier en agitant leurs bras en l’air :

» Le voilà ! le voilà ! il se repose après avoir tout ravagé.

— Pierre ! Pierre ! cria la mère, descends ! viens vers nous, mon enfant !

— Arrive, malheureux ! » criait le père à son tour.

L’enfant, reconnaissant la voix de ses parents, se hâta d’accourir.

» Que fais-tu dehors à cette heure ? dit le père en secouant rudement son fils. Quoi ! petit misérable, tu es sorti par la fenêtre pour aller marauder et voler des fruits ?

— Que dites-vous, mon père ? répliqua l’enfant, dont les sanglots éclatèrent. J’ai eu tort de sortir la nuit sans votre permission ; mais de quoi m’accusez-vous ? voler moi ! oh non ! jamais ! jamais ! Regardez dans mes poches, fouillez-moi, vous ne trouverez que les pages au crayon que j’écris en regardant les étoiles !

[Illustration : Que fais-tu dehors, à cette heure ?]

— Oh ! je le savais bien, dit la mère, qu’il n’était pas capable des méchantes actions dont on l’accusait !

— Femme, tais-toi ! les enfants commencent toujours par mentir quand on les surprend en faute. Qu’il se repente, qu’il s’avoue coupable, ou bien je lui donne une rude correction ! »

L’enfant tomba à genoux devant son père :

» Pardonnez-moi, lui disait-il en lui baisant les mains, pardonnez-moi de vous avoir désobéi en quittant la maison sans votre permission ; mais je n’ai rien fait de mal. Demandez au curé ce qu’il pense de moi, je suis toujours le premier à l’école, je prie le bon Dieu et je lis pendant les heures de récréation !

— Mais, malheureux, reprit le père, pourquoi sortir au milieu de la nuit, au lieu de dormir tranquille ?

— Levez les yeux, répliqua l’enfant, et dites-moi si ces belles étoiles qui semblent nous regarder ne méritent pas qu’on les étudie et qu’on les connaisse.

— Es-tu fou ? Comment veux-tu pénétrer si haut et si loin ?

— Mon père, il y avait des pâtres autrefois, il y a bien longtemps, qu’on appelait les bergers de la Chaldée ; comme moi ils étudièrent les étoiles, et ils finirent par marquer leur place dans le ciel ; qui sait si je ne finirai pas comme eux par faire quelque découverte et par donner des noms aux étoiles ! Quand je parle de tout cela au curé, il ne se moque pas de moi, je vous assure, et il m’a même promis de me prêter un livre sur ce sujet.

— Allons, allons, il faut toujours céder aux enfants, reprit le père à moitié convaincu ; dès demain j’irai voir M. le curé, et je saurai si tu dis vrai ; en attendant, au lit et bien vite ; tu mériterais d’être puni pour avoir troublé mon somme et celui de ta mère. »

Mais l’enfant embrassa si tendrement ses parents, qu’ils ne purent lui garder rancune. Ils rentrèrent tous trois au logis, bras dessus, bras dessous, et en parfaite harmonie.

Le lendemain matin, Pierre se rendit à l’école, selon sa coutume, et son père, avant de se mettre au travail, alla faire visite au curé. Il le trouva lisant son bréviaire dans son petit jardin attenant à l’église ; il lui raconta ce qui s’était passé la veille.

Le bon prêtre était un homme savant, comme l’étaient tous les prêtres à cette époque.

» Vous êtes trop heureux, dit-il à l’ignorant villageois, votre fils est un enfant prodigieux, qui pourra bien devenir un jour un grand homme. »

Le père regardait le curé bouche béante et sans Comprendre.

[Illustration : Votre fils est un enfant prodigieux.]

» Mais pour qu’il devienne ce que vous dites, monsieur le curé, faut-il qu’il se promène dans les champs pendant la nuit, et qu’il soit pris pour un vagabond ?

— Tout peut s’arranger, répliqua le prêtre ; il y a toujours dans nos montagnes des bergers qui mènent paître leurs troupeaux, de minuit jusqu’à l’aube. Confiez votre fils aux plus honnêtes, et abandonnez-le librement à ses rêveries et à ses études ; je le guiderai moi-même, je lui prêterai des livres, et je vous promets qu’avant peu on parlera de lui. »

Le père baisa la main de l’excellent curé avec des larmes de reconnaissance.

L’école était voisine du presbytère, et c’étaient le desservant du curé et lui-même qui la dirigeaient. Ce dernier instruisait de préférence les enfants studieux et qui montraient des dispositions particulières. Il s’était aperçu bien vite des rares aptitudes du petit Pierre, et avait donné tous ses soins à leur développement.

Quand l’enfant apprit ce que M. le curé avait décidé avec son père, il sauta de joie, et, quelques jours après, son contentement fut encore plus grand, lorsqu’au retour d’un petit voyage qu’il fit à Digne, le bon prêtre lui remit un volume sur l’astronomie.

Cette science restait encore dans les nuages ; beaucoup d’erreurs transmises par l’antiquité étaient acceptées comme des vérités ; rien de cette précision et de cette certitude, que les découvertes de Copernic, de Galilée, et plus tard de Newton, devaient donner au mouvement des astres dans le ciel.

N’importe les expériences erronées recueillies par les siècles avaient leur intérêt et leur valeur. Tout n’était pas fabuleux dans le système des anciens transmis au moyen âge ; le nom des astres, leur place dans le ciel, l’heure de leur apparition, de leur accroissement et de leur décroissance, le calcul du retour des comètes, les phases de la lune, etc., etc., tout cela a été adopté par l’astronomie moderne.

Quand le petit Pierre eut en sa possession ce livre précieux si plein d’attraits, malgré ses erreurs, il ne le quitta plus. Au moyen d’un petit télescope que lui prêtait le curé, il constatait dans le ciel la place des astres dont il lisait la description, et dès lors il semblait pressentir et préparer les découvertes qui devaient l’illustrer un jour. Il suivait avec étonnement le passage de Mercure devant le disque du soleil et les conjonctions de Vénus et de Mercure. Il notait ses observations, qu’il n’osait publier encore : il attendait que l’âge et l’autorité vinssent donner du poids à ses découvertes.

Pourvu que le firmament fût lumineux et les étoiles éclatantes, le vent le plus froid soufflant des Alpes ne l’arrêtait pas ; il sortait chaque soir durant tout l’hiver, enveloppé dans un petit manteau de grosse laine que lui avait fait sa mère. La passion de l’enfant était telle, qu’il ne se lassait jamais du spectacle du ciel ; il y suivait l’apparition et la marche des astres avec un intérêt toujours plus vif. Il donnait des noms aux étoiles qui n’en avaient pas dans son livre, et aux plus grosses de la voie lactée. Les innombrables myriades de nébuleuses le captivaient ; mais comment les classer et les désigner ? Parfois il se trouvait avec des bergers qui avaient observé les constellations et qui les connaissaient bien, quoique ignorant les noms que leur donnait la science. Ces bergers savaient s’orienter la nuit au moyen des astres et prévoyaient avec certitude le temps qu’il ferait, suivant les nuages qui glissaient sur la lune. Mais d’autres fois l’enfant avait affaire à de gros pâtres à l’esprit lourd, qui ne regardaient pas même les étoiles, et tenaient toujours leurs yeux abaissés sur la terre où leurs troupeaux broutaient ; alors il les secouait par leur manteau et les forçait à tourner leur regard vers quelque flamboyante constellation. Il leur nommait la Grande Ourse, composée de sept étoiles, et vulgairement appelée le Chariot. Cette constellation marque le nord, et sert à se diriger durant la nuit ; puis, par les fortes gelées, il leur désignait le Baudrier d’Orion, composé de trois grandes étoiles du plus vif éclat. C’était ensuite ces deux belles étoiles jumelles appelées les gémeaux Castor et Pollux ; durant l’été, il leur faisait voir la Lyre et le Cygne, deux constellations très-scintillantes.

La lecture de son livre lui avait appris à distinguer les planètes des étoiles ; il savait la place de Mercure, de Vénus, de Mars, de Jupiter et de Saturne. Ces planètes sont aussi belles à l’œil nu que les étoiles de première grandeur ; mais elles n’ont pas cette vivacité et cette vibration de lumière qu’on remarque dans les étoiles. Vénus est surtout d’un éclat extraordinaire quand elle paraît le soir après le coucher du soleil : cela n’arrive que tous les dix-neuf mois. Elle offre alors un spectacle frappant ; on la prend pour un nouvel astre ou pour une comète. Quelquefois même on la distingue en plein jour, et les passants crient au miracle !

Jupiter est aussi très-brillant, mais sa lumière est plus blanche que celle de Vénus ; celle de Mars est rougeâtre, Saturne est d’une couleur plombée ; c’est de toutes les planètes celle qui est la moins éclatante à l’œil à cause de son éloignement.

Le petit Pierre savait tout cela et se plaisait à l’enseigner aux bergers, jusqu’alors indifférents aux magnificences du firmament.

Bientôt la renommée du savoir de l’enfant se répandit dans tout le pays. Ses compagnons d’école, un peu jaloux des préférences que le bon curé avait pour lui, le harcelaient sans cesse et cherchaient à le prendre en défaut dans ses études. Pierre était doux et tranquille comme tous ceux qui pensent beaucoup. Malgré les sournoises méchancetés de quelques-uns de ses camarades, il restait leur ami.

Un jour, pour la fête de son père, il avait convié toute l’école à une collation champêtre ; sa mère, qui l’idolâtrait, avait dressé une longue table sous la tonnelle du jardin attenant à leur petite maison. Chaque enfant apporta une fleur au père de Pierre, puis on procéda au goûter, qui se composait de ces friandises qui figurent aussi bien, dans cet heureux pays, sur la table du pauvre que sur celle du riche. C’étaient de petites figues blanches appelées marseillaises, et d’autres longues et grosses qu’on nomme figues grises ; c’étaient de vertes olives confites dans le sel, qu’on met en poche et qu’on croque comme des dragées ; puis des pyramides dorées d’une friture sucrée faite avec une pâte légère formant des losanges trois fois repliés, que les Lyonnais appellent bugnes et les Provençaux oreillettes ; c’étaient à côté des gâteaux cuits au four, faits avec une pâte composée de farine, d’œufs et de fleurs d’oranger, et dans laquelle on met des morceaux de cédrat. Ce gâteau, appelé fougassette, est la passion des enfants. C’étaient encore des jattes de lait caillé et des pots de résiné à l’arôme pénétrant ; c’était enfin, ce qui fit bientôt pétiller tous ces jeunes yeux, du vin blanc claret que le père du petit astronome composait lui-même avec les raisins de sa tonnelle. Tant que dura le goûter, la paix et un demi-silence régnèrent parmi toute cette bande joyeuse ; mais après, ce furent des cris et des gambades, et bientôt, le vin claret aidant, quelques petites querelles commencèrent.

La nuit était venue, et la lune brillait en ce moment de tout son éclat ; quelques beaux nuages blancs lui faisaient cortége. Pierre tout à coup échappe au jeu et au bruit de ses camarades et se met à considérer le ciel. Un d’eux, le plus jaloux de ses compagnons d’école, s’apercevant de cette demi-extase, vint le tirer par la manche.

» Monsieur le savant, lui dit-il, puisque vous connaissez si bien ce qui se passe là-haut, dites-moi donc si c’est la lune qui court en ce moment par-dessus votre tête ou si ce sont les nuages ?

— Quoi ! vous ne savez pas cela ? répondit Pierre avec une sorte de dédain involontaire.

— Et toi-même, tu n’en es pas sûr, mon petit homme, répliqua l’autre ; autrement, tu l’aurais dit bien vite ! Voyons, vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers la bande qui les avait rejoints, qu’en pensez-vous ? est-ce la lune qui court ou les nuages ?

Tous s’arrêtèrent à l’apparence et répliquèrent que c’était la lune qui glissait rapidement dans le ciel.

» Vous vous trompez, reprit tranquillement le petit Pierre, et je vais vous le prouver sans réplique. Suivez-moi sous ce grand merisier. »

Chacun marcha sur ses pas et se plaça auprès de lui sous les branches de l’arbre.

» Et maintenant, levez la tête, leur dit-il ; voyez, la lune nous apparaît toujours entre les mêmes feuilles, tandis que les nuages s’en vont loin de nous. »

Cette démonstration frappa tous ces enfants à tête folle, qui ne comprenaient pas tant de pensée et de réflexion, et dès ce jour ils témoignèrent à Pierre une sorte de respect.

À quelque temps de là, ce fut une grande fête dans le village de Chantersier. Mgr l’évêque de Digne, qui était en tournée épiscopale, s’y arrêta pour la confirmation. On décora l’église avec des tentures d’étoffes et des fleurs, et on dressa sur la place où s’ouvrait le grand portail un arc de triomphe champêtre, recouvert de branches de buis et orné de bouquets de lavande et de roquette. Aux fenêtres des maisons qui donnaient sur la place, on avait étalé, en guise de tentures, des draps, des couvertures et des rideaux. Le curé et son desservant avaient revêtu leurs plus beaux habits sacerdotaux. Tous les enfants de l’école avaient été transformés en enfants de chœur, et parmi eux on remarquait le petit Pierre, dont la bonne mine et l’œil vif charmaient tous les regards. Il était debout sur le seuil de la porte de l’arc de triomphe opposée à celle par laquelle Mgr l’évêque devait arriver ; il tenait un papier à la main dans lequel il regardait souvent.

[Illustration : Le petit Pierre, placé en face de l’évêque, se mit à débiter une harangue.]

Tout à coup un grand mouvement se fit dans le village ; on entendit un bruit de roues : c’était le carrosse de monseigneur. Aussitôt retentirent des acclamations joyeuses ; mais elles furent couvertes par un chant d’église qu’entonnèrent le curé, les chantres et les enfants de chœur.

Monseigneur était descendu de voiture, et, suivi de ses grands vicaires, traversait l’arc de triomphe champêtre. Le chant s’arrêta, et le petit Pierre, placé en face de l’évêque, se mit à débiter une harangue d’une voix claire et sonore. Il commença par dire quelle fête c’était pour le pays que la venue de monseigneur ; quelle bénédiction pour les enfants sur qui il allait faire descendre l’Esprit saint ; quelle félicité pour tous les cœurs ! car, non-seulement monseigneur représentait la charité et la religion, mais il représentait aussi la science et les belles-lettres. Monseigneur savait que les mondes qui brillent sur nos têtes durant une belle nuit attestent la gloire de Dieu ; que chaque étoile comme chaque insecte révèle son infini ; que les grands philosophes grecs étaient une émanation de son esprit ; que les poëtes, les savants, les artistes attestent par leurs œuvres sa grandeur. Et, tout en parlant ainsi, l’enfant parcourait rapidement l’histoire ancienne et l’histoire moderne, et nommait les grands hommes qui semblaient avoir été marqués du doigt de Dieu.

Le prélat l’écoutait avec attention et semblait tout émerveillé. Il crut d’abord que le curé, dont il connaissait la belle intelligence, avait composé cette harangue ; mais quand il apprit par lui que le petit Pierre l’avait pensée et écrite seul, il s’écria :

» Cet enfant sera un jour la merveille de son siècle. »

Il embrassa le petit orateur et entra dans l’église accompagné de toute sa suite.

Dans l’église étaient rangés les enfants qui devaient recevoir la confirmation ; ils portaient tous une écharpe blanche croisée sur leur poitrine, et tenaient à la main un cierge et un bouquet blanc. Tête nue, les mains jointes, agenouillés en rang, rien n’était touchant comme l’attitude, le visage recueilli de tous ces jeunes néophytes.

La confirmation est un des sacrements les plus vivifiants de l’Église ; on le reçoit jeune, parce qu’il doit influer sur toute la vie. Merveilleux symbole ; l’Esprit saint descend en nous et nous inonde de ses clartés ! c’est-à-dire qu’il nous suggère la triple lumière du bien, du beau et du juste ; il nous élève au-dessus de la brute et de ses appétits ; il fait que l’intelligence domine la matière !

C’est en ce sens que l’évêque de Digne, qui était non-seulement un saint homme, mais un savant ecclésiastique, parla à ces enfants attentifs qui l’écoutaient, comme si la voix de Dieu se fût fait entendre. Toute l’assistance était émue, mais personne ne l’était autant que le petit astronome, qui trouvait dans les paroles de l’évêque l’approbation de ses propres pensées. Pierre était radieux de ce que l’illustre prélat ne séparait pas la foi de la science. Il eût voulu, son discours terminé, aller baiser le bas de sa robe et lui demander sa bénédiction particulière ; mais la timidité et le respect le retinrent, et quand la cérémonie fut terminée, après avoir déposé son habit d’enfant de chœur, il s’éloigna de l’église avec la foule, sans espérer de laisser un souvenir à ce grand évêque dont la parole était si pénétrante.

À l’issue de la cérémonie, pour fêter dignement monseigneur l’évêque, le bon curé de Chantersier réunit à dîner tous les notables du village. Quand les convives furent assis et que le repas eut commencé, l’évêque dit au curé :

» Il manque quelqu’un ici.

— Qui donc, monseigneur ?

— J’aurais voulu voir assis parmi nous ce petit orateur qui sera un jour un grand homme.

— Je crains, répondit le bon curé, qui aimait pourtant Pierre comme son fils, de lui donner trop d’orgueil.

— Vous avez raison, répliqua l’évêque ; mieux vaut lui être utile que d’exalter son esprit. » Et il parut réfléchir.

Quand le repas fut terminé, l’évêque s’entretint avec le curé et quelques-uns des invités des intérêts de la paroisse, puis il leur dit adieu ; car il devait aller coucher le soir même dans un autre village, où il donnait la confirmation le lendemain.

Toute la population entoura la voiture de l’évêque au moment du départ en poussant des vivat ; on croyait que le carrosse allait regagner la grande route à travers champs, et tous les assistants furent surpris de lui voir suivre un petit sentier tortueux qui ne conduisait pas au chemin que l’évêque devait prendre. Plusieurs l’accompagnèrent avec curiosité, et cette curiosité redoubla quand ils virent la voiture de Monseigneur s’arrêter devant la modeste maison du père de Pierre.

Monseigneur descendit lui-même de son carrosse ; il traversa le petit jardin et se fit annoncer aux parents du merveilleux enfant. Ceux-ci accoururent sur le seuil de leur porte en poussant des exclamations de reconnaissance et de bonheur.

» Voulez-vous me confier votre fils ? leur dit l’évêque avec bonté.

— Quoi ! monseigneur, est-ce possible, répliqua le père en tremblant de joie ; vous voulez vous charger de l’éducation de notre enfant !

— Oui, je le désire, répondit l’évêque ; car cet enfant me semble doué de l’esprit de Dieu, et sera, j’en suis sûr, une des gloires de son pays ! »

La mère pleurait à l’idée d’une séparation. Pierre, qui était accouru, lui disait tout bas de bonnes paroles pour la consoler.

» Si vous y consentez, continua l’évêque, je vais l’emmener dans ma voiture ; je veux me hâter de développer une intelligence aussi rare. »

[Illustration : Voulez-vous me confier votre fils ?]

Le petit Pierre était rayonnant ; son père se redressait avec orgueil et remerciait l’évêque en répétant :

» Oui, monseigneur ! »

La mère seule éprouvait un déchirement dans ses entrailles ; elle eût voulu retarder la séparation.

» Mais, dit-elle timidement, ce n’est pas trop de quelques jours pour que je prépare ses habits et tout ce qu’il lui faudra loin de nous.

— J’y pourvoirai, répondit l’évêque. Allons, bonne mère, du courage ; c’est pour le bien de votre fils. Dans peu de jours vous pourrez venir le voir à la ville. »

L’enfant embrassa son père et plus tendrement encore sa mère qui pleurait ; puis il monta lestement dans la voiture à la place que l’évêque lui indiquait en face de lui.

Une semaine après, Pierre Gassendi entrait au collège de Digne, où il fit de fortes études classiques, qui le préparèrent à devenir un des hommes les plus célèbres parmi les savants et les philosophes de son siècle.