Enfants et Animaux/La Partie de cache-cache ou le Chemin des écoliers

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Librairie Picard-Bernheim et Cie (p. 102-116).

La conduite de Jacques mettait sa femme et ses enfants dans
la plus grande misère.



LA PARTIE DE CACHE-CACHE
OU LE CHEMIN DES ÉCOLIERS




C’était par une belle matinée du mois d’avril, dans un port de mer, disons au Havre. Deux petits garçons sortaient de chez eux pour aller à l’école. L’aîné se nommait Philippe et le plus jeune Marcel. La route était assez longue depuis l’endroit où ils demeuraient jusqu’à l’école, et cependant, ce jour-là, ils la trouvaient trop courte ; car ils n’avaient aucune envie d’arriver.

— Comme c’est ennuyeux, disait Philippe, d’aller s’enfermer dans cette triste salle d’école quand il fait si beau dehors !

— Ah ! oui, reprit Marcel avec un soupir, j’aimerais bien mieux aller me promener dans la campagne ; je suis sûr que tout est déjà couvert de fleurs.

Philippe. — Les anémones et les primevères sont fleuries. J’ai vu hier un garçon qui en avait un gros bouquet. Dis donc, si au lieu d’aller à l’école, nous allions dans le bois cueillir des fleurs ?

Marcel. — Ce serait très amusant ; mais maman nous a défendu bien des fois d’aller ailleurs qu’à l’école, et si elle l’apprend, elle nous punira.

Philippe. — Comment le saura-t-elle, à moins que tu ne sois assez nigaud pour le lui dire ? D’ailleurs nous serons de retour pour les classes de l’après-midi ; ainsi nous pourrons bien dire que nous avons été à l’école.

Marcel. — C’est égal, cela serait toujours une espèce de mensonge. Et puis, vois-tu ! j’ai peur que nous ne nous perdions dans le bois, et qu’il n’y ait par là de méchantes bêtes.

Philippe. — C’est cela ! c’est par poltronnerie que monsieur ne veut pas venir, et il fait semblant d’être plus obéissant que moi. Eh bien ! puisque tu n’oses ni aller dans le bois, ni manquer l’école, comme il est encore de bonne heure, nous allons faire le tour par les quais.

Marcel. — Oh ! Philippe, tu sais bien que c’est une des choses que nos parents nous défendent le plus ! Ils ont toujours peur que nous ne tombions dans les bassins.

Philippe. — Me prends-tu pour un tout petit enfant qui n’est pas solide sur ses jambes ? N’aie pas peur, je saurai bien t’empêcher d’approcher trop près du bord.

Marcel. — Il y a tant de monde, de charrettes, de ballots, de tonneaux, je suis sûr que nous nous ferons écraser. Je t’en prie, Philippe, n’y allons pas.

Philippe. — Reste si tu veux ; mais moi, j’y vais. Je m’exerce à dessiner des navires et il faut que j’examine comment ils sont faits.


SUR LES QUAIS


Sur le quai, on chargeait et on déchargeait de grands navires.

Marcel hésita un instant, se demandant s’il continuerait sa route ou s’il suivrait son frère. Comme nous l’avons vu par ses discours, il n’était pas très brave et n’aimait pas beaucoup se trouver tout seul dans la rue. Philippe, de deux ans plus vieux que lui, lui paraissait déjà une protection ; aussi se décida-t-il à le suivre, tout en sentant qu’il agissait mal. Une fois sur le quai, il fut distrait par la vue des grands navires qu’on chargeait ou déchargeait, des matelots qui grimpaient sur les mâts et des grandes machines nommées grues qui enlevaient et déposaient les plus lourds fardeaux avec autant de facilité que s’ils eussent été des plumes. Ce qui amusa beaucoup les enfants, ce fut de voir embarquer des vaches et des cochons. On leur passait des sangles sous le ventre, et on les attachait à la grue qui les soulevait, tournait et les déposait sur leurs jambes dans le bateau. Les pauvres vaches leur faisaient bien un peu pitié, car elles se laissaient faire d’un air triste et résigné ; mais les cochons braillaient et se démenaient d’une manière si grotesque que cela faisait rire Philippe et Marcel aux éclats.

Tandis qu’ils étaient là, bouche béante, un homme se jeta contre eux et les bouscula, tout en grommelant et leur reprochant de s’être mis dans ses jambes.

Marcel effrayé se serra contre son frère en disant :

— Qu’a-t-il donc cet homme ? est-il fou ? Nous ne bougions pas, il vient tomber sur nous et c’est lui qui se plaint.

— Il a trop bu d’eau-de-vie, lui répondit Philippe, il est ivre et ne sait plus ce qu’il fait, ni ce qu’il dit.

— Pourquoi donc, reprit Marcel, s’est-il mis dans cet état-là ? est-ce que c’est amusant ? Il n’a pas du tout l’air de s’amuser, il ressemble à un animal, tiens ! tout à fait à ce gros cochon qui est là-bas. Eh ! vois donc comme il marche de travers. Notre petite sœur qui n’a qu’un an marche aussi bien que lui.

Tout en parlant, les deux garçons se mirent à suivre l’ivrogne à quelques pas en arrière. Ils arrivèrent alors à un endroit du quai où il y avait moins de monde ; mais beaucoup de balles de café, de sucre et de coton, et de grandes tentes pour les abriter.

L’homme ivre eut la mauvaise pensée de passer entre les tentes et le bord du quai. Il chantait d’un air abruti une affreuse chanson, quand tout à coup ses pieds s’embarrassent dans une corde, il trébuche, fait quelques pas en avant, et, comme il ne peut pas se diriger, il va tout droit piquer une tête dans l’eau bourbeuse du bassin. Il n’y avait auprès de lui que Philippe et Marcel, qui se mirent à pousser des cris perçants et à appeler au secours. De braves marins accoururent, les uns prirent une grande perche terminée par un crochet, qui sert exprès pour cela, les autres firent approcher une barque, et bientôt l’homme fut repêché et amené sur le quai. Mais dans quel triste état ! Il était sans connaissance ; sa bouche, son nez, ses cheveux étaient remplis de vase, et ses vêtements étaient tellement déchirés par la perche qu’il était presque nu.

— C’est Jacques, dit un des hommes qui le secouraient, c’est la troisième fois que cela lui arrive, et cela ne l’a pas encore corrigé. Il est constamment ivre, et pendant ce temps, sa femme et ses enfants meurent de faim.

— À son âge, on ne se corrige plus, dit un autre. C’est quand on est jeune qu’il faut bien se garder de prendre de semblables défauts.

— Est-il mort ? demanda Philippe timidement.

— Non, non, il en réchappera encore cette fois-ci, grâce à vous qui l’avez vu tomber ; car s’il était resté plus longtemps sous l’eau, avec l’estomac plein comme il l’avait, il serait certainement mort. Il ne se passe guère de jours qu’il ne s’en noie de ces ivrognes, et souvent leur famille ne le sait que longtemps après.

— Comme c’est affreux, dit un monsieur âgé qui s’était approché du groupe ; s’adonner à la boisson, quand sans ce vilain défaut on peut, en travaillant honnêtement, gagner sa vie et celle de ses enfants !

— Bah ! dit un marin, l’ivresse n’est pas un crime.

— Vous vous trompez, mon ami, lui répondit le monsieur ; l’ivresse est la plus grande des fautes, car, bien souvent, c’est elle qui fait commettre toutes les autres.

À ce moment, Philippe se sentit frappé sur l’épaule et, se retournant, vit une troupe de gamins qui avaient tous assez mauvaise façon. Parmi eux se trouvait un garçon nommé Pascal qu’il connaissait, parce qu’il venait quelquefois à l’école ; celui-ci lui dit :

— Veux-tu faire une partie de cache-cache avec nous ? Tu verras comme c’est amusant de se cacher derrière ces marchandises.

— Oh ! non, se hâta de dire Marcel, encore tout ému de ce qui venait de se passer, nous allons nous rendre à l’école ; n’est-ce pas, Philippe ?

— À l’école ! lui répondit Philippe d’un ton bourru, y penses-tu ? Il est bien trop tard, il faut maintenant que nous attendions qu’il soit midi pour retourner chez nous. On croira que nous venons de l’école, et on ne nous grondera pas.

— En voilà un malin ! s’écria Pascal, c’est lui qui n’est pas bête ! Alors tu peux bien jouer avec nous ; car que feriez-vous jusqu’à midi ? il en est encore bien loin.


OÙ CONDUIT LE MAUVAIS EXEMPLE


Philippe, très flatté d’être loué par un grand garçon, se laissa persuader, et la partie commença. Marcel suivait son frère, mais il ne jouait pas de bon cœur. Bientôt il remarqua que les autres garçons restaient beaucoup plus longtemps qu’il n’était nécessaire, cachés derrière les balles de sucre ou de café. Il s’avança tout doucement près de l’un d’eux et vit qu’il avait fait un trou avec son couteau à une balle de cassonade et qu’il était en train d’en remplir un petit sac.

Un garçon plus âgé aurait tout de suite vu qu’il avait affaire à une bande de petits voleurs, et que la partie de cache-cache était destinée à tromper les passants et les agents de la police et à donner un prétexte aux mauvais garnements pour se cacher derrière les balles et faire leur coup ; mais Marcel était trop jeune et trop innocent pour deviner cela ; il s’approcha tout simplement de Pascal, car c’était lui qui était ainsi occupé, et lui demanda ce qu’il faisait là. Le garçon sauta en l’air comme si on lui avait tiré un coup de pistolet à l’oreille ; puis, s’avançant sur Marcel d’un air menaçant, il lui dit avec un gros juron :

— De quoi te mêles-tu, petit mouchard ? ce sucre n’est pas à toi, qu’est-ce que cela te fait si j’en veux goûter un peu ? Ne t’avise pas de dire à personne ce que tu as vu, ou je te ferai un mauvais parti.

— Mais tu ne le manges pas, dit le petit, tu le mets dans ce sac.

— Nigaud ! c’est pour en porter aux camarades.

Au moment où Pascal disait ces mots, un coup de sifflet se fit entendre ; c’était sans doute un signal, car aussitôt il jeta le sac à Marcel en lui criant : — Tiens, prends-le et sauve-toi ; voilà la police.

En effet, presque immédiatement plusieurs hommes parurent traînant après eux quelques gamins qu’ils avaient arrêtés. L’un de ces hommes posa lourdement sa main sur l’épaule de Marcel, qui restait là, immobile, interdit, et s’écria :

— En voilà encore un, et celui-là ne peut pas nier. Tenez ! il a encore un sac de cassonade à la main, et voilà une balle éventrée avec son couteau auprès.

— Moi, moi ! balbutia le pauvre enfant en fondant en larmes. Je vous assure que je n’ai rien pris !

Philippe s’était tenu un peu à l’écart, caché au milieu de la foule qui s’était amassée autour d’eux. En entendant la voix de son frère, il se précipita vers lui, en criant :

— Ne l’emmenez pas ! ce n’est pas un voleur, c’est mon frère, mon pauvre petit frère que j’ai entraîné ici.

— Ah ! ah ! dit un des agents, tu faisais donc aussi partie de la bande. Et il s’avança pour le saisir ; Philippe, effrayé, se cacha vite dans la foule, et aidé par quelques femmes qui eurent pitié de lui, il parvint à se sauver et se mit à courir à toutes jambes du côté de la maison. Il entendit encore pendant quelque temps les cris désespérés de son frère qui l’appelait à son aide, mais que pouvait-il faire pour lui ? Il fallait aller au plus vite prévenir son père de ce qui était arrivé, et, s’il se laissait emmener en prison, il ne pourrait y aller. Il courut sans hésiter jusqu’à la porte, puis il s’arrêta, et devint tout pâle. C’était terrible de dire : J’ai entraîné mon jeune frère, je l’ai empêché d’aller à l’école, je l’ai mené dans une mauvaise société, et maintenant il est arrêté et conduit en prison comme un voleur. Comme son père allait être en colère ! S’il allait le frapper, le tuer peut-être ! Et il hésitait à ouvrir la porte et tremblait de tous ses membres. Puis, l’idée de la détresse et des cris déchirants de son frère lui revenant, il se précipita dans la chambre.

Sa mère y était seule, la confession fut un peu plus facile.

Dès que la pauvre femme eut compris ses paroles entrecoupées, elle le prit par la main et dit :

— Allons, allons ! vite, je veux parler à ces gens. Ils ne peuvent refuser de me rendre mon malheureux enfant. Ton père est dans l’atelier, appelle-le et partons vite.

Ils partirent tous trois. Ses parents ne lui dirent pas un mot de reproche, peut-être voyaient-ils à sa figure bouleversée qu’il était assez puni.

Malgré toutes leurs démarches, ils ne purent réussir à voir Marcel ni à le faire relâcher le jour même. Il dut passer toute une nuit en prison. Nuit terrible pour toute la famille et surtout pour le coupable Philippe.

Le lendemain, on remit le pauvre petit garçon en liberté et on le rendit à ses parents. On avait découvert que le couteau était à Pascal, et celui-ci avait avoué avoir donné le sac à l’enfant pour s’en débarrasser. Ainsi son innocence était pleinement reconnue. Seulement il avait été si effrayé et avait tant souffert qu’il fut gravement malade.

Vous pouvez facilement vous figurer les angoisses du malheureux Philippe tant que son frère fut en danger, et son bonheur lorsqu’il le vit enfin guéri. Je puis bien vous assurer que, depuis ce jour-là, il ne fut plus jamais tenté de prendre le chemin des écoliers au lieu d’aller tout droit où son devoir l’appelait.