Enlevé ! (traduction Savine)/01

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 1-8).


ENLEVÉ !

Mémoires relatant les aventures
de DAVID BALFOUR en l’an 1751.


CHAPITRE PREMIER

JE PARS POUR ME RENDRE À LA MAISON DES SHAWS


Je commencerai le récit de mes aventures aux premières heures d’une certaine matinée du mois de juin, en l’an de grâce 1751, au moment où je retirai pour la dernière fois de la serrure la clef de la porte paternelle.

Le soleil brillait déjà sur le sommet de la colline, quand je descendis sur la route ; et quand je fus arrivé au presbytère, les merles sifflaient dans les lilas du jardin et le brouillard épandu par la vallée, à l’aube, se levait pour se dissiper graduellement.

M. Campbell, le ministre d’Essendean, m’attendait, le brave homme, à la porte du jardin.

Il me demanda si j’avais déjeuné, et quand il eut appris que je n’avais besoin de rien, il prit ma main dans les siennes et la mit avec bonté sous son bras.

— Eh bien, David, mon garçon, je vais vous accompagner jusqu’au gué, pour vous montrer le chemin.

Nous nous mîmes en marche en silence.

— Êtes-vous peiné de quitter Essendean ? me dit-il au bout d’un instant.

— Ah ! monsieur, répondis-je, si je savais où je vais ou ce qui doit probablement advenir de moi, je vous répondrais en toute franchise. Essendean est, certes, un endroit agréable, et j’y ai été fort heureux ; mais en somme, je n’ai jamais été ailleurs.

Maintenant que mon père et ma mère sont morts tous deux, je ne serai pas plus près d’eux à Essendean que dans le royaume de Hongrie. Et, à dire vrai, si je croyais avoir une chance d’améliorer ma situation là où je vais, j’irais fort volontiers.

— Vraiment ? fit M. Campbell. Très bien, David ! Alors il convient que je vous fasse connaître votre fortune, autant du moins que je le puis.

Lorsque votre mère fut morte et que votre père, un digne homme, un chrétien, fut atteint de la maladie dont il devait mourir, il me confia une certaine lettre qui, disait-il, constituait votre héritage.

« Aussitôt que je serai parti, me dit-il, dès que la maison sera licitée et le mobilier vendu (c’est maintenant chose faite, David), donnez à mon garçon cette lettre, et mettez-le en route pour la maison des Shaws, dans les environs de Cramond.

« C’est l’endroit d’où je suis venu, ajouta-t-il, et c’est là qu’il convient que mon fils revienne.

« C’est un garçon persévérant, dit encore votre père, et un marcheur éprouvé ; je ne doute pas qu’il arrive sain et sauf et qu’il ne se fasse aimer partout où il ira. »

— La maison des Shaws ! m’écriai-je, qu’est-ce que mon pauvre père pouvait avoir de commun avec la maison des Shaws ?

— Parbleu ! fit M. Campbell, qui peut le dire avec quelque certitude ? Mais le nom de cette famille, David, mon garçon, c’est le nom que vous portez, Balfour de Shaws, une famille ancienne, honnête, de bonne réputation, peut-être déchue en ces derniers temps.

Votre père, lui aussi, était un homme instruit, ainsi qu’il convenait à sa situation ; personne ne s’entendait mieux à la direction d’une école ; il n’avait cependant rien des manières et du langage d’un magister ordinaire.

Au contraire, ainsi que vous vous en souvenez vous-même, je prenais un vrai plaisir à l’avoir au presbytère quand il me venait de la noblesse ; et ceux de ma propre famille, les Campbell de Kilrennet, les Campbell de Dunswire, les Campbell de Minch, et d’autres, tous gentilshommes de bonne lignée, étaient charmés de sa société.

Enfin, pour grouper sous vos yeux tous les éléments de l’affaire, voici la lettre qui sert de testament, souscrite de la main même de votre père défunt.....

Il me donna la lettre dont l’adresse était ainsi conçue :

« À remettre en personne à Ebenezer Balfour, esquire de Shaws, en sa maison de Shaws, par mon fils, David Balfour. »

Mon cœur battit fortement à la perspective grandiose qui s’ouvrait tout à coup devant moi, un jeune garçon de seize ans, fils d’un pauvre maître d’école de campagne dans la forêt d’Ettrick.

— M. Campbell, dis-je en bégayant, iriez-vous, si vous étiez dans mes souliers ?

— Oh ! sans aucun doute, répondit le ministre, sûrement j’irais, et sans retard.

Un beau garçon comme vous peut aller à Cramond, qui est tout près d’Édimbourg, en deux jours de marche, et au pire, quand vos nobles parents (car je dois supposer qu’ils sont un peu du même sang que vous) vous mettraient à la porte, vous êtes bien en état de refaire le trajet de retour, et de venir frapper à la porte du presbytère.

Mais j’aime mieux espérer que vous serez bien reçu, comme le pressentait votre pauvre père, et autant que je puis le prévoir, que vous deviendrez avec le temps un grand homme.

Et maintenant, David, mon garçon, je me fais un devoir de conscience de tirer un bon parti de notre séparation et de vous mettre en garde contre les dangers du monde.

Alors il jeta autour de lui un regard pour chercher un siège commode, et s’assit sur un tas de pierre, sous un bouleau, au bord du chemin, et, une fois assis, allongea d’un air très sérieux sa lèvre supérieure, et comme le soleil brillait, maintenant, là-haut, entre deux pics, il déploya son mouchoir de poche sur son tricorne pour s’abriter.

Ensuite, levant le doigt en l’air, il commença par me mettre en garde contre un grand nombre d’hérésies, qui n’avaient rien de tentant pour moi.

Il me conjura d’être exact dans mes prières et dans la lecture de la Bible.

Cela fait, il me décrivit la grande maison qui était l’objectif de mon voyage, et m’indiqua comment je devais me comporter avec ses habitants.

— Soyez souple, David, dans les choses superficielles, me dit-il. Ayez bien dans l’esprit que, malgré votre noble naissance, vous avez eu une éducation de paysan. Ne nous faites pas honte, David, ne nous faites pas honte.

Hélas ! dans cette grande, cette vaste maison, avec tous ces domestiques, les supérieurs, les inférieurs, montrez-vous aussi convenable, aussi réservé, aussi vif de conception, aussi lent à parler, que qui que ce soit.

Et quant au maître — rappelez-vous qu’il est le maître, je n’en dis pas davantage. L’honneur à qui on doit l’honneur ! C’est un plaisir que d’obéir à un laird, ou cela devrait en être un pour un jeune garçon !

— Bien, monsieur, dis-je, cela peut être, et je vous promets de l’essayer.

— Bon ! voilà qui est bien dit ! répondit M. Campbell, avec cordialité.

Et maintenant arrivons aux choses matérielles, ou — si je me permets un jeu de mots — aux choses immatérielles.

J’ai ici un petit paquet qui contient quatre objets.

En même temps il le sortit, comme il disait, non sans difficulté, de la poche placée sous les basques de son habit.

— De ces quatre choses, la première est ce qui vous revient légalement, le peu d’argent qu’a produit la vente des livres de votre père ; je les ai achetés et j’ai fait le compte rond, ainsi que je l’ai expliqué d’avance, afin de les revendre avec profit au maître d’école qui va venir.

Les trois autres choses sont de petits présents que mistress Campbell et moi nous serions heureux de vous faire accepter.

Le premier objet, qui est rond, sera ce qui vous plairait probablement le plus à votre première sortie, mais, David, mon garçon, ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. Avec cela vous ne ferez que les premiers pas, et après cela disparaîtra comme le matin.

Le second objet, qui est plat et carré, et sur lequel il y a quelque chose d’écrit, vous accompagnera pendant toute votre vie, comme un bon bâton de voyage, et un bon oreiller pour votre tête en cas de maladie.

Quant au dernier, qui est de forme cubique, j’espère et mon désir est accompagné de mes prières, j’espère que vous le verrez dans un monde meilleur.

En disant ces mots il se remit debout, ôta son chapeau et pria quelques instants à haute voix en un langage touchant pour un jeune homme qui fait ses premiers pas dans le monde ; puis soudain il me serra et m’embrassa avec force.

Ensuite, il me retint à longueur de bras, en me regardant, la physionomie tout entière travaillée par la douleur.

Enfin, il s’éloigna d’un pas rapide en me criant adieu et s’en retourna par le même chemin que nous avions suivi d’une allure inégale.

Je le suivis des yeux aussi longtemps qu’il fut en vue.

Alors il me vint à l’esprit que mon départ n’attristait que lui.

Ma conscience m’en fit éprouver un tiraillement douloureux, violent, car pour moi, j’étais on ne peut plus content de laisser là ce petit coin de campagne, pour m’en aller dans une grande maison pleine d’animation, parmi des gentilshommes riches et respectés, qui portaient le même nom et étaient du même sang que moi.

— David, David, pensai-je, a-t-on jamais vu une aussi noire ingratitude. Pouvez-vous oublier les services passés, les amis d’autrefois à la première fois qu’un nom ? Fi ! Fi ! voyez-vous, c’est une honte.

Et je m’assis sur le même tas de pierre que le brave homme venait de quitter ; j’ouvris le paquet pour voir en quoi consistaient les cadeaux.

Pour l’objet qu’il avait décrit comme un cube, je n’avais pas le moindre doute sur sa nature ; certainement c’était une petite Bible qui pouvait se porter dans un repli du plaid.

Celui qui était rond, je vis que c’était un shilling.

Quant au troisième qui devait m’être d’une utilité si merveilleuse, tant lorsque je serais bien portant qu’en cas de maladie, c’était un petit carré de grossier papier jaune, sur lequel étaient inscrits à l’encre rouge ces mots.

« Recette pour faire l’Eau de muguet.

« Prenez des fleurs de muguet, distillez-les dans du vin de Xérès, et buvez-en une cuillerée ou deux en cas de besoin.

« Cette boisson rend la parole à ceux que la paralysie a rendus muets.

« Elle est bonne contre la goutte ; elle réconforte le cœur et raffermit la mémoire ; les fleurs mises dans un flacon bien bouché et placées pendant un mois au milieu d’une fourmilière, et retirées au bout de ce temps, vous aurez une liqueur qui provient de ces fleurs ; mettez cette liqueur dans un petit flacon ; elle est excellente pour n’importe qui, homme ou femme, qu’ils se portent bien ou mal. »

À ces mots étaient ajoutés les suivants, de l’écriture du ministre.

« Et aussi pour les entorses, en friction sur la jointure ; et pour la colique, une grande cuillerée par heure. »

On pense bien que cela me fit rire, mais c’était un rire un peu tremblant.

Je m’empressai d’attacher mon paquet au bout de mon bâton, de franchir le gué et de monter la pente de la colline qui se trouvait sur l’autre bord.

Enfin, dès que je fus arrivé sur la grande route carrossable qui traverse la lande sur un long parcours, je jetai mon dernier regard sur Kirk Essendean, sur les arbres qui entouraient le presbytère, et sur les gros ormes du cimetière où reposaient mon père et ma mère.