Enlevé ! (traduction Savine)/06

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 49-57).


CHAPITRE VI

CE QUI ARRIVA À QUEEN’S FERRY


Dès que nous fûmes entrés à l’auberge, Rançon nous fit monter l’escalier, qui conduisait à une petite chambre, où il y avait un lit, et que chauffait un poêle bourré de charbon de terre.

À une table, tout près de la cheminée, était assis un homme de haute taille, au teint brun, à l’air sérieux.

Il écrivait.

Malgré la grande chaleur de la chambre, il était vêtu d’une épaisse jaquette de marin, boutonnée jusqu’au cou, et d’un grand bonnet poilu qui descendait jusqu’à ses oreilles.

Cependant je ne vis jamais homme du monde, pas même un juge en fonction, avoir l’air aussi froid, aussi appliqué, aussi maître de lui que ce capitaine de vaisseau.

Il se leva aussitôt, s’avança et tendit sa large main à Ebenezer.

— Je suis fier de vous voir, monsieur Balfour, lui dit-il d’une belle voix profonde, et je suis heureux que vous soyez arrivé à temps. Le vent est bon, et la marée va monter. Avant la nuit, nous verrons le vieux brasier à charbon de l’île de May.

— Capitaine Hoseason, vous entretenez une terrible chaleur dans votre chambre, répondit mon oncle.

— C’est une habitude que j’ai prise, monsieur Balfour, répliqua le capitaine ; je suis naturellement sensible au froid, j’ai le sang froid, monsieur. Ni fourrure, ni flanelle, ni rhum chaud ne peuvent réchauffer ce qu’on nomme la température. Monsieur, c’est cette même température par laquelle beaucoup d’hommes ont été carbonisés, comme on dit, dans les mers tropicales.

— Bien, bien, capitaine, dit mon oncle, nous devons toujours agir conformément à notre tempérament.

Mais il advint que cette habitude du capitaine eut une grande part dans mes malheurs. Car quoique je me fusse promis de ne pas quitter des yeux mon parent, j’étais à la fois désireux de voir de plus près la mer, et si oppressé par l’atmosphère étouffante de la chambre, que quand il me dit de descendre et d’aller m’amuser dehors, je fus assez fou pour le prendre au mot.

Je m’en allai donc, laissant les deux hommes en tête-à-tête avec une bouteille et un tas de paperasses.

Je traversai la route en face de l’auberge, et je descendis vers la grève.

D’après la direction du vent dans cet endroit, il n’arrivait au rivage que de légères ondulations, de petites vagues pas plus hautes que celles que j’avais vues dans un lac.

Ce qui était nouveau pour moi, c’étaient les herbes marines. Il y en avait de vertes, de brunes et allongées, et d’autres portant de petites veinules qui crevaient sous mes doigts.

Même en amont du golfe, l’odeur marine était extrêmement salée et excitante.

En outre, le Covenant commençait à déployer ses voiles, attachées en paquets sous les vergues, et l’aspect intime de tout ce que je voyais évoquait à mon esprit des idées de lointains voyages et des pays étrangers.

Je considérai aussi les matelots de la yole, de gros gaillards halés, quelques-uns en bras de chemise, d’autres en jaquette, d’autres le cou entouré de foulards aux couleurs variées.

L’un d’eux avait une paire de pistolets passés dans ses poches ; deux ou trois autres étaient armés de triques noueuses, et tous avaient leurs couteaux à éteuf.

Je passai cette partie de la journée avec l’un d’eux qui avait l’air moins bandit que ses camarades et je lui demandai des détails sur la mise à voile du brick.

Il me répondit qu’on partirait dès la marée, et il exprima sa satisfaction de quitter un port où il n’y avait ni tavernes, ni joueurs de violons, mais tout cela était accompagné de jurons si horribles que je me hâtai de m’éloigner de lui.

Cela me ramena près de Rançon, qui paraissait le moins gredin de toute la bande.

Il ne tarda pas à sortir de l’auberge et à courir après moi, en réclamant un bol de punch.

Je lui dis que je ne lui donnerais rien de pareil, parce que ni lui, ni moi nous n’étions d’âge à nous permettre cela.

— Pour un verre de bière, soit, je ne demande pas mieux, ajoutai-je.

Il se mit à bouder, à me faire la moue, à me dire des gros mots, mais il fut content d’avoir de la bière.

Aussitôt nous nous installâmes à une table, dans la pièce de devant de l’auberge, et nous bûmes et mangeâmes de bon appétit.

Il me vint à l’idée que le maître de l’auberge étant un homme de ce comté, je ferais bien de m’assurer sa bienveillance.

Je l’invitai à s’attabler avec nous, comme c’était l’usage à cette époque, mais il était trop grand personnage pour s’asseoir avec de pauvres clients comme Rançon et moi.

Il quittait la chambre, quand je le rappelai, pour lui demander s’il connaissait M. Rankeillor.

— Oh ! pour cela, oui, répondit-il, c’est un très honnête homme.

Ah ! à propos, ajouta-t-il, est-ce vous qui êtes venu avec Ebenezer ?

Et quand je lui eus dit que c’était moi.

— Vous ne seriez pas bons amis ensemble ? demanda-t-il, ce qui signifiait d’après la manière des Écossais :

— Est-ce que vous seriez parent avec lui.

Je lui répondis :

— Non, pas du tout.

— Je croyais aussi que vous ne l’étiez pas, dit-il, et pourtant vous avez un air de famille avec M. Alexandre.

Je lui dis qu’il semblait qu’Ebenezer fût mal vu dans le pays.

— C’est très vrai, fit le maître de l’auberge, c’est un vieux coquin, et il y en a plus d’un qui voudraient le voir gigoter au bout d’une corde. Il y a Jennet Clouston, et pas mal d’autres qu’il a chassés de leur maison, de leur foyer. Et pourtant ce fut jadis un brave et beau garçon. Mais c’était avant que le bruit eût couru au dehors, au sujet de M. Alexandre ; ça été comme sa mort.

— Et qu’était-ce donc ? demandai-je.

— Oui, on disait qu’il l’avait tué, dit le maître de l’auberge. N’en avez-vous jamais entendu parler ?

— Et pourquoi l’aurait-il tué ?

— Pourquoi ? mais tout simplement pour se mettre à sa place.

— Quelle place ? demandai-je, les Shaws ?

— Il n’y en a pas d’autres, que je sache, dit-il.

— Ah ! mon homme ! il en est ainsi ? Est-ce que mon… est-ce qu’Alexandre était le fils aîné ?

— Pour sûr qu’il l’était, répliqua le maître de l’auberge. Sans cela, pourquoi l’autre aurait-il voulu le tuer ?

Et sur ces mots, il s’en alla, en marquant son impatience comme dès mes premiers mots.

Certes, j’avais depuis longtemps deviné la vérité ; mais deviner est une chose, savoir en est une autre.

Je restai là comme étourdi de ma bonne fortune.

Je ne pouvais me décider à croire que j’étais le pauvre garçon qui avait fait péniblement à pied le trajet depuis la forêt d’Ettrik deux jours auparavant, que désormais j’étais un des riches de ce monde, possesseur d’une maison et de vastes domaines, et que si je savais monter à cheval, je monterais dès demain un cheval à moi.

Toutes ces agréables visions et bien d’autres encore se présentèrent en foule à mon esprit, pendant que je regardais d’un air hébété par la fenêtre de l’auberge, sans rien voir de ce qui était devant moi.

Je me souviens seulement que mon regard tomba sur le capitaine Hoseason qui était descendu sur le quai, au milieu de ses marins auxquels il donnait des ordres assez impérieusement.

Aussitôt après, il revint vers la maison, sans que rien dans sa démarche rappelât l’allure pataude du marin. Il redressait sa belle et haute stature dans une attitude virile et il avait toujours sa sérieuse et grave expression de physionomie.

Je me demandai s’il était possible que les histoires de Rançon fussent vraies, et je n’en crus que la moitié.

Elles s’accordaient trop peu avec l’aspect de cet homme.

Mais en fait, il n’était pas aussi bon que je le supposais, ni aussi mauvais que le décrivait Rançon : la vérité c’est qu’il y avait deux hommes en lui, et que le meilleur des deux laissait l’autre en arrière dès qu’il avait mis le pied à bord.

Aussitôt après, j’entendis mon oncle m’appeler et je trouvai les deux hommes ensemble sur la route.

Ce fut le capitaine qui m’adressa la parole, et cela d’un ton grave, comme si j’étais son égal, ce qui était bien flatteur pour un jeune garçon.

— Monsieur, me dit-il, M. Balfour me fait le plus grand éloge de vous, et de mon côté je dirai que votre mine me plaît. Je voudrais avoir plus de temps à passer ici. Nous deviendrions certainement bons amis, mais nous emploierons de notre mieux le peu d’instants dont nous disposons. Vous viendrez à bord de mon brick passer une demi-heure jusqu’à l’heure où le flux commencera et vous boirez un bol avec moi.

Or, voir l’intérieur d’un vaisseau, c’était là une envie qui me tourmentait plus que je ne saurais le dire, mais je n’entendais pas pour cela donner tête baissée dans un piège, et je lui répondis que mon oncle et moi, nous devions nous rendre chez un homme de loi.

— Oui, oui, me dit-il, il m’en a glissé quelques mots. Mais, comme vous voyez, le vaisseau est amarré au quai de la ville, et de là chez Rankeillor, il n’y a pas même la distance d’un jet de pierre.

Et soudain, se penchant vers moi, il me chuchota ces mots à l’oreille :

— Méfiez-vous du vieux renard, il médite quelque méfait. Montez à bord, pour que je puisse vous dire un mot en particulier.

Alors, passant son bras sous le mien, il reprit tout haut, en se dirigeant vers son vaisseau :

— Allons, venez, que puis-je vous apporter des Carolines ? Un ami de M. Balfour sera toujours obéi de grand cœur. Un ballot de tabac ? Un tissu indien fait avec des plumes ? Une peau de bête sauvage ? Une pipe de terre ? L’oiseau moqueur qui miaule comme pas un chat au monde ? L’oiseau cardinal, qui est rouge comme du sang ? Faites votre choix et dites-moi ce qui vous ferait plaisir.

À ce moment-là, nous étions près de la yole.

Il me montrait le chemin de la main.

Je ne songeais pas à me faire prier.

Je pensais (pauvre sot que j’étais) que je m’étais fait un bon ami, un protecteur, et j’étais enchanté de voir le vaisseau.

Aussitôt que nous eûmes pris nos places, la yole fut éloignée de l’appontement et commença à se mouvoir sur les eaux.

Quel plaisir me fit éprouver ce balancement inconnu ! Quelle fut ma surprise en me voyant à un niveau aussi bas, à l’aspect du rivage, à l’augmentation des proportions du brick à mesure que nous en approchions !

J’arrivais à peine à comprendre ce que disait le capitaine, et j’ai dû lui répondre au hasard.

Aussitôt que nous fûmes arrivés tout contre le brick, alors que je restais là, ébahi devant la hauteur du navire, le grondement sonore des flots qui battaient ses flancs et les cris divertissants des marins, Hoseason déclara que lui et moi nous devions monter les premiers à bord et donna l’ordre de lancer un palan de la grande vergue.

Je me sentis donc brusquement hissé en l’air et amené sur le pont, où le capitaine, debout, m’attendait.

Aussitôt il glissa son bras sous le mien.

Je restai là un instant, éprouvant un peu de vertige dû à la mobilité de tout ce qui m’entourait, éprouvant peut-être un peu de frayeur, mais néanmoins enchanté au plus haut degré à ce spectacle de tant de choses inconnues.

Le capitaine, pendant ce temps-là, m’indiquait les plus étranges de toutes, me les désignant par leur nom et leur usage.

— Mais… Où est mon oncle ? demandai-je soudain.

— Eh ! fit Hoseason en prenant tout à coup un air féroce, voilà la chose.

Je me sentis perdu.

De toute ma force je me dégageai de son étreinte et courus vers les pavois.

Et je ne me trompais pas.

J’aperçus dans le bateau qui s’éloignait et se dirigeait vers la ville, mon oncle assis à la poupe.

Je me mis à crier de toutes mes forces : « Au secours ! à l’assassin ! » d’une voix si perçante que les deux rives de l’ancrage en retentirent, et que mon oncle se retournant sur le banc qu’il occupait dans la yole, me montra sa figure où se peignaient la cruauté et la terreur.

Ce fut la dernière chose que je vis.

Déjà des mains vigoureuses m’avaient entraîné loin du bordage.

Je crus être frappé de la foudre ; une nappe de flammes se déroula devant mes yeux, et je tombai évanoui.