Enlevé ! (traduction Savine)/09

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 76-90).


CHAPITRE IX

L’HOMME À LA CEINTURE D’OR


Il s’était écoulé plus d’une semaine quand la malchance, qui, jusqu’alors, s’était attachée au Covenant, se manifesta plus vivement encore.

Pendant plusieurs jours, il fit peu de chemin.

Pendant plusieurs autres, il fut, en fait, ramené en arrière.

À la fin, nous fûmes entraînés si loin vers le sud, que nous ne fîmes que louvoyer, aller et venir pendant le neuvième jour, en vue du cap de la Fureur et de la côte sauvage, rocheuse, dont il est flanqué à droite et à gauche.

Alors les officiers tinrent conseil, et il me parut qu’ils avaient pris quelque décision que je ne comprenais pas.

Je n’en vis que le résultat, savoir : que nous avions fait d’un vent défavorable un vent favorable, et que nous voguions tout droit vers le Sud.

Dans l’après-midi du deuxième jour, il y eut une abatée de houle et un brouillard épais, humide, blanc, tel que d’un bout du brick on ne voyait pas l’autre.

Pendant tout l’après-midi, quand j’allais sur le pont, je vis les hommes et les officiers prêtant l’oreille attentivement par-dessus les bordages, « à cause des brisants », disaient-ils, et bien que je ne comprisse pas grand’chose à ce mot, je sentais du danger dans l’air et j’étais fort ému.

Il pouvait être à peu près dix heures du soir, et je servais le souper de M. Riach et du capitaine quand le vaisseau heurta bruyamment contre quelque chose, et nous entendîmes des voix qui appelaient.

Mes deux maîtres se levèrent d’un bond.

— Il a donné contre un récif, dit M. Riach.

— Non, monsieur, dit le capitaine. Nous avons coulé un bateau, voilà tout.

Et ils se hâtèrent de sortir.

C’était le capitaine qui avait raison.

Dans le brouillard, nous avions coulé un bateau. Nous l’avions coupé en deux, et il avait sombré aussitôt avec tout son équipage, à l’exception d’un homme.

Cet homme, comme je l’appris plus tard, se trouvait assis à la poupe, comme passager, tandis que tous les autres étaient occupés à ramer.

Au moment du choc, la poupe avait été projetée en l’air, et l’homme, ayant les mains libres, et n’ayant d’autre charge qu’un surtout de toile qui descendait jusqu’à ses genoux, avait rebondi et saisi à pleines mains le beaupré du brick.

Cela montrait qu’il avait non seulement de la chance, mais encore une grande agilité et une vigueur extraordinaire pour se tirer aussi d’une pareille situation.

Et cependant, quand le capitaine l’eut amené dans la dunette, il avait l’air aussi froid que moi.

Il était plutôt petit de taille, mais bien bâti, et aussi leste qu’une chèvre.

Sa figure ouverte avait une bonne expression de franchise, mais le hâle l’avait fortement colorée ; elle était très tachée et creusée par de profondes taches de petite vérole.

Ses yeux étaient d’un éclat peu ordinaire ; une sorte d’égarement les agitait sans cesse et leur donnait je ne sais quoi d’attirant et d’alarmant à la fois.

Après avoir ôté son surtout, il posa sur la table une paire de beaux pistolets montés en argent, et je vis qu’il avait à la ceinture une longue épée.

De plus, ses façons avaient de l’élégance, et il tint bravement tête aux rasades du capitaine.

À première vue, je pensais que c’était là un homme que j’aimerais mieux avoir pour ami que pour ennemi.

Le capitaine, de son côté, faisait ses observations, mais elles portaient plutôt sur les vêtements de l’homme que sur sa personne. Et vraiment quand il eut ôté son surtout, son costume faisait un effet superbe dans la dunette d’un brick de commerce.

Il avait un chapeau à plumes, un gilet rouge, des culottes de peluche noire, un habit bleu à boutons d’argent et à riches broderies d’argent.

Ces vêtements-là étaient de hauts prix, bien qu’ils eussent été quelque peu fripés par le brouillard, et parce qu’il avait dormi sans les enlever.

— Je suis très ennuyé, monsieur, au sujet du bateau, dit le capitaine.

— Ce sont de bien braves gens qui ont coulé à fond, dit l’étranger, et je donnerais plus d’une demi-douzaine de bateaux pour que ces hommes fussent sur la terre ferme.

— C’étaient vos amis ? demanda Hoseason.

— On n’a pas de ces amis-là dans votre pays, répondit l’homme. Ils seraient morts comme des chiens pour moi.

— Eh bien, monsieur, dit le capitaine, sans cesser de le surveiller du regard, il y a dans le monde bien plus d’hommes qu’il n’y a de bateaux pour les recevoir.

— Cela, c’est vrai aussi, s’écria l’autre. Vous me paraissez être un gentleman doué d’une grande pénétration.

— J’ai été en France, monsieur, dit le capitaine, d’un ton qui en signifiait bien plus long que les mots n’en disaient.

— Eh bien ! monsieur, dit l’autre, il y a plus d’un galant homme qui peut en dire autant, puisqu’il s’agit de cela.

— Sans doute, fait le capitaine, et de beaux habits.

— Oh ! Oh ! fit l’étranger. C’est donc de là que le vent souffle.

Et il se hâta de porter la main à ses pistolets.

— Ne vous pressez pas, dit le capitaine, ne faites pas un mauvais coup avant que cela ne soit nécessaire. Vous avez sur le dos un uniforme de militaire français, et dans la bouche une langue d’Écossais, c’est certain, mais en ce temps-ci on en peut dire autant de plus d’un brave garçon, et j’oserais dire qu’il n’en vaut pas moins pour cela.

— Ah ! c’est ainsi ! dit le gentleman au bel habit, êtes-vous du côté du bon droit ?

Cela signifiait : Êtes-vous Jacobite ? car dans ces sortes de guerres civiles, chaque parti se donne le nom de parti des honnêtes gens.

— Oh ! monsieur, répondit le capitaine, je suis un véritable bleu, un protestant, et j’en rends grâce à Dieu.

C’était le premier mot de religion que je lui entendais prononcer, mais j’appris par la suite qu’il fréquentait beaucoup les églises, pendant ses séjours à terre.

— Mais, reprit-il, avec tout cela, je puis bien être fâché de voir un autre homme adossé à un mur.

— Vraiment, vous pensez ainsi ? demande le Jacobite. Eh bien, monsieur, pour être d’une parfaite franchise avec vous, je vous dirai que je suis un de ces honnêtes gentlemen auxquels on a causé des ennuis après les années 1745 et 1746, et pour porter la franchise plus loin encore, je dirai qu’il ne ferait pas bon pour moi, si je tombais aux mains des habits rouges.

Or, j’allais retourner en France, il y avait un navire français en croisière pour me prendre à bord, mais il nous a plantés là dans le brouillard, comme je voudrais que vous l’eussiez fait vous-même.

Et le meilleur langage que je puis vous tenir revient à ceci : si vous pouvez me débarquer à l’endroit où je me rendais, j’ai sur moi de quoi vous récompenser largement de votre peine.

— En France ? dit le capitaine. Non, monsieur ; cela, je ne puis pas le faire, mais à l’endroit d’où vous venez — cela, nous pouvons en causer.

Et, malheureusement, alors il m’aperçut debout dans un coin, et m’envoya aussitôt à la cuisine chercher de quoi souper pour le gentleman.

Je vous réponds que je ne fus pas long, et quand je revins, je vis que le gentleman avait tiré de dessous son gilet une ceinture servant de bourse, et qu’il avait aligné une ou deux guinées sur la table.

Le capitaine considérait tantôt les guinées, tantôt la ceinture, tantôt la figure du gentleman, et il me sembla qu’il était allumé.

— La moitié de cela, s’écria-t-il, et je suis votre homme.

L’autre remit les guinées dans la ceinture, et la ceinture autour de son corps.

— Je vous ai dit, reprit-il, que pas un penny de cet argent n’est à moi, il appartient à mon capitaine.

Sur ce mot, il porta la main à son chapeau.

— J’admets bien que je serais un imbécile si je refusais d’écorner un peu la somme pour sauver le reste. Je me regarderais comme un chien si je faisais payer ma carcasse trop cher. Trente guinées pour me mettre à terre, ou soixante, si vous me transportez jusqu’au Loch Linnhe ? Prenez cela si vous voulez, sinon, faites ce qui vous plaira.

— Oh ! mais, dit Hoseason, si je vous livre aux soldats ?

— Vous ferez une sotte affaire, dit l’autre. Mon chef, je dois vous le dire, a ses biens confisqués comme tous les honnêtes gens d’Écosse. Son domaine est entre les mains de cet individu qu’on nomme le roi George, et ce sont ses officiers qui touchent les revenus ou qui tâchent de les toucher ; mais pour l’honneur de l’Écosse, les pauvres fermiers songent à leur chef qui languit en exil, et cet argent est bel et bien une partie de celui que le roi George s’attend à recevoir. Or, monsieur, vous me paraissez un homme capable de comprendre les choses ; mettez cet argent à portée du gouvernement, et comptez combien il vous restera.

— Fort peu, c’est certain, dit Hoseason.

Puis :

— Si on venait à le savoir, ajouta-t-il sèchement… Mais j’y pense, reprit-il, si je me décidais à faire le coup, je saurais bien tenir ma langue sur ce sujet.

— Oui, mais moi je vous jouerai le tour, s’écria le gentleman. Si vous me trompez, je vous ferai voir que je suis le plus fin. Si on met la main sur moi, on saura combien il y a d’argent.

— C’est bien répondit le capitaine : ce qui doit être arrivera ; soixante guinées, c’est entendu. Topons-là, voici ma main.

— Voilà la mienne, dit l’autre.

Sur ces mots, le capitaine sortit, avec empressement, à ce qu’il me sembla, et me laissa seul dans la dunette avec l’étranger.

À cette époque, c’est-à-dire peu après 1745, beaucoup de gentlemen exilés revenaient dans leur pays au péril de leur vie, soit pour voir des amis, soit pour se procurer quelque argent.

Quant aux chefs Highlanders dont les biens avaient été confisqués, on ne se cachait nullement pour parler d’eux, pour dire que leurs fermiers s’imposaient des privations pour leur envoyer de l’argent, que les hommes de leur clan bravaient les soldats pour le garder, et se jouaient de notre nombreuse marine pour le leur faire parvenir au delà des mers.

Naturellement j’avais entendu parler de tout cela, et en ce moment j’avais devant moi un homme dont la tête avait été mise à prix pour ce motif et pour plus d’un autre, car non seulement il était un rebelle et un agent qui transmettait par contrebande des revenus, mais encore il s’était engagé au service de Louis, roi de France. Et comme si cela ne suffisait pas, il avait autour du corps une ceinture pleine de guinées.

Quelles que fussent mes opinions, je ne pouvais qu’éprouver un vif intérêt à la vue de cet homme.

— Ainsi donc, vous êtes un Jacobite ? lui dis-je en lui servant à manger.

— Oui, répondit-il, en commençant son repas, et vous, à en juger par votre longue figure, vous êtes sans doute un Whig ?[1]

— Oui et non, répliquai-je, pour ne pas lui faire de peine, car au fond j’étais aussi bon Whig que j’avais pu le devenir sous l’influence de M. Campbell.

— Et cela est sans importance, reprit-il, mais je dis, monsieur oui-et-non, ajouta-t-il, que cette bouteille que vous m’apportez est vide, et que c’est bien dur pour moi d’avoir à payer soixante guinées, et de me voir chicaner une lampée à ce prix.

— Je vais demander la clef, dis-je.

Et je me dirigeai vers le pont.

Le brouillard était toujours aussi dense, mais la houle avait tout à fait cessé.

On avait mis le brick à la cape, sans savoir exactement où l’on se trouvait.

D’ailleurs, le peu de vent qui soufflait alors n’était pas exactement celui qu’il fallait pour la direction à suivre.

Quelques-uns des hommes étaient encore aux écoutes pour percevoir le bruit des brisants, mais le capitaine et les deux officiers étaient sur la coursive, réunis en conseil.

Je ne sais pourquoi il me vint à l’esprit qu’ils ne méditaient rien de bon, et les premiers mots que j’entendis en m’approchant me confirmèrent dans cette idée.

Ce fut la voix de M. Riach, qui s’écriait, comme s’il lui était soudain venu une pensée.

— Ne pourrions-nous pas l’attirer hors de la dunette.

— Il est mieux là où il est, répliqua Hoseason. Il n’aura pas de place pour manier son épée.

— Ah ! c’est vrai, dit Riach, mais il ne sera pas facile de l’aborder.

— Bah ! fit Hoseason, nous pourrons engager l’homme dans une conversation, en nous plaçant à sa gauche et à sa droite, et lui saisir alors les deux bras, ou bien si cela ne fait pas l’affaire, monsieur, nous pourrions entrer soudain par les deux portes, et nous rendre maîtres de lui avant qu’il ait le temps de dégainer.

En entendant ces mots, j’éprouvai à la fois de la frayeur et de la colère contre les hommes perfides, avides et sanguinaires, avec lesquels je naviguais.

Ma première pensée fut de me sauver. Ma seconde fut plus hardie.

— Capitaine, dis-je, le gentleman demande à boire, et la bouteille est vide. Voulez-vous me donner la clef ?

Les trois hommes sursautèrent et se retournèrent.

— Puis, nous avons la chance de mettre la main sur les armes à feu, s’écria Riach.

Ensuite il me dit :

— Écoutez, David, savez-vous où sont les pistolets ?

— Oui, oui, dit Hoseason, David le sait, David est un bon garçon. Vous voyez, mon brave David, ce sauvage Highlander de là-bas est un danger pour le navire, sans compter que c’est un ennemi fieffé du roi George, que Dieu bénisse.

On ne m’avait jamais tant donné du « David, mon brave » depuis que j’étais monté à bord, mais je répondis oui, comme si je trouvais tout à fait naturel ce qu’on me demandait.

— Ce qu’il y a d’ennuyeux, reprit le capitaine, c’est que toutes nos armes à feu, grandes ou petites, sont dans la dunette, sous le nez de cet homme, la poudre aussi. Or, si j’y vais, moi ou un des officiers, pour les enlever, cela lui donnera à réfléchir, mais un jeune garçon comme vous, David, peut subtiliser une corne à poudre et un pistolet ou deux sans attirer l’attention. Et si vous réussissez à le faire adroitement, je crois sérieusement qu’il sera bon pour vous d’avoir des amis, et surtout quand nous arriverons dans les Carolines.

M. Riach lui dit quelques mots à voix basse.

— C’est très juste, fit le capitaine, qui se retourna vers moi en me disant. Puis vous savez, David, cet homme a une ceinture pleine d’or, et je vous donne ma parole que vous pourrez y mettre un doigt ou deux.

Je lui répondis que j’allais faire comme il désirait, quoique vraiment l’haleine me manquât presque pour lui parler.

Alors il me donna la clef de l’armoire à l’eau-de-vie, et je retournai d’un pas lent à la dunette.

Que devais-je faire ?

C’étaient des chiens, des voleurs. Ils m’avaient enlevé de mon propre pays ; ils avaient tué le pauvre Rançon. Me faudrait-il tenir la chandelle pendant qu’ils commettraient un autre meurtre ?

Mais, d’autre part, j’avais la perspective de la mort devant moi, car que pouvaient faire un jeune garçon et un homme, fussent-ils braves comme des lions, contre tout l’équipage d’un navire ?

Je pesais encore le pour et le contre, et je n’étais pas arrivé à une solution bien nette quand j’entrai dans la dunette et vis le Jacobite soupant sous la lampe.

Cette vue fixa à l’instant ma décision.

Je n’ai pas à m’en faire honneur. Je ne pris point ce parti volontairement. Je fus en quelque sorte entraîné.

Je me dirigeai vers la table, et je mis la main sur l’épaule de l’homme.

— Voulez-vous vous faire tuer ? dis-je.

Il se leva d’un bond, et son regard m’interrogea aussi clairement que s’il avait parlé.

— Oh ! m’écriai-je, il n’y a ici que des assassins. Le vaisseau en est plein. Ils ont déjà massacré un enfant ; maintenant c’est votre tour.

— Ah ! Ah ! fit-il. Mais ils ne me tiennent pas encore.

Puis me regardant avec curiosité, il me demanda :

— Voulez-vous vous mettre de mon côté ?

— Oui, je le veux, dis-je. Moi je ne suis ni un voleur, ni un assassin. Je serai de votre côté.

— Bien alors, dit-il, comment vous appelez-vous ?

— David Balfour, répondis-je.

Et alors, me disant qu’un homme aussi bien mis devait préférer les gens distingués, j’ajoutai pour la première fois :

— Balfour des Shaws.

Il ne lui vint jamais à la pensée d’en douter, car un Highlander est habitué à voir dans une grande pauvreté de grands gentilshommes, mais comme il ne possédait pas de domaine, mes paroles piquèrent sa très puérile vanité.

— Moi, je m’appelle Stewart, dit-il, en se redressant, et on me nomme Alan Breck. Un nom de roi, c’est assez pour moi, quoique je le porte tout court, et que je n’aie aucun nom de ferme et de fosse à fumier à mettre derrière.

Après m’avoir administré cette semonce, comme si elle avait une importance considérable, il se retourna pour se rendre compte de nos moyens de défense.

La dunette était d’une construction solide, pour résister aux coups de mer.

Sur ses cinq ouvertures, il n’y avait que la lucarne et les deux portes qui fussent assez grandes pour laisser passer un homme.

De plus, les portes pouvaient être exactement fermées. Elles étaient en chêne très épais, glissaient dans des coulisses, et des crochets permettaient de les maintenir en place pour ouvrir ou fermer l’entrée, selon le besoin.

Je consolidai de cette façon celle qui se trouvait déjà close, et comme j’allais aussi fermer l’autre, Alan m’arrêta.

— David, me dit-il, car je ne puis me rappeler le nom de votre domaine, et je prendrai la liberté de vous appeler David. Cette porte, en restant ouverte, sera ma meilleure défense.

— N’aimeriez-vous pas mieux qu’elle soit fermée ? demandai-je.

— Non pas, David, me répondit-il, vous voyez, je n’ai qu’une figure, et tant que cette porte est ouverte et que je fais face à l’ouverture, la partie la plus accessible de mes ennemis se trouvera en face de moi, à l’endroit même où je veux les voir.

Alors il prit au râtelier un coutelas, parmi ceux qui étaient mêlés en petit nombre avec les armes à feu, il le choisit avec grand soin, en secouant la tête et disant que de sa vie il n’avait eu de si pauvres armes.

Ensuite, il me plaça près de la table avec une poudrière, un sac de balles et tous les pistolets, qu’il me dit de charger.

— Cela sera une bien meilleure besogne, permettez-moi de vous le dire, pour un gentleman d’une naissance convenable, que d’essuyer des assiettes et de verser la goutte à un tas de matelots tout barbouillés de goudron.

Sur ces mots, il se plaça au milieu, la figure tournée vers la porte, et dégainant sa longue épée, il se rendit compte de l’espace dont il disposait pour la manier.

— Il faut que je m’en serve de pointe, dit-il, en hochant la tête, et c’est pitié. Ça n’est pas dans mes cordes, moi j’en tiens pour la rapière. Et maintenant, ne cessez pas de charger les pistolets, et ayez toujours l’œil sur moi.

Je lui dis que je lui obéirais attentivement. Ma poitrine était serrée étroitement. J’avais les lèvres sèches, et mes yeux n’y voyaient guère.

L’idée du nombre d’assaillants qui allaient bientôt bondir sur nous donnait à mon cœur une palpitation irrégulière, et la mer, que j’entendais battre contre le navire d’où je croyais que mon corps serait jeté le lendemain, retentissait étrangement dans mon esprit.

— Tout d’abord, dit-il, combien sont-ils ?

Je fis le compte, et j’étais si pressé, qu’il me fallut les passer en revue deux fois.

— Quinze, lui répondis-je.

Alan sifflota.

— Bon ! dit-il, à cela il n’y a pas de remède. Et maintenant suivez-moi. Mon rôle à moi est de me tenir sur cette porte, où je me charge de la défense. Vous n’avez pas à vous en mêler. Faites attention, ne tirez pas de ce côté, à moins qu’ils n’arrivent à me descendre. J’aime mieux avoir dix ennemis en tête qu’un seul ami comme vous, qui me déchargerait des pistolets dans le dos.

Je lui dis qu’en effet je n’étais pas un très bon tireur.

— Ah ! voilà qui est bravement dit, s’écria-t-il, au comble de l’admiration devant ma franchise. Il y a plus d’un beau gentleman qui ne se hasarderait pas à en dire autant.

— Mais monsieur, dis-je, il y a la porte derrière vous, ils arriveront peut-être à l’enfoncer.

— Oui, dit-il, cela vous regarde en partie. Aussitôt que les pistolets seront chargés, vous monterez sur votre lit, de manière à atteindre commodément à la hauteur des fenêtres, et s’ils touchent à la porte, vous tirerez sur eux. Mais ce n’est pas tout, il faut que je fasse de vous un petit soldat, David. Que vous restera-t-il à garder ?

— Il y a la lucarne, répondis-je, mais, monsieur Stewart, il faudra que je regarde des deux côtés à la fois pour les surveiller en même temps, et si j’ai l’œil sur l’une, je devrai tourner le dos à l’autre.

— C’est parfaitement vrai, dit Alan. Mais n’avez-vous pas d’oreilles à votre tête ?

— Parbleu ! m’écriai-je, j’entendrais le bruit de verre cassé.

— Vous avez un grain de bon sens, dit Alan d’un air bourru.



  1. Le terme de Whig ou Whigamore était appliqué dans la langue courante à ceux qui étaient fidèles partisans du roi George.