Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XIV

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Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 453-459).

XIV. L’îlot


Mon arrivée à terre inaugura la plus malheureuse période de mes aventures. Il était une heure du matin, et bien que le vent fût intercepté par la terre, la nuit était glaciale. Je n’osai m’asseoir, de crainte de geler, mais je retirai mes souliers et marchai çà et là sur le sable, pieds nus et me battant les flancs désespérément. Pas un bruit d’homme ni de bétail ; pas un chant de coq, bien que ce fût le temps de leur premier éveil ; les lames seules brisaient au loin, me rappelant mes dangers et ceux de mon ami. Cette promenade au long de la mer, à cette heure matinale, et dans cet endroit désert, m’inspirait une sorte de terreur.

Dès que le jour pointa, je remis mes souliers et grimpai sur une colline – la plus rude escalade que j’entrepris jamais, – ne cessant de trébucher entre de gros blocs de granit, ou sautant de l’un à l’autre. Quand j’atteignis le sommet, l’aurore était venue. On ne voyait plus trace du brick, qui avait dû être soulevé de l’écueil et sombrer. Le canot, également, était devenu invisible. L’océan était vide de voiles ; et sur l’espace que je découvrais de la terre, n’apparaissaient ni un homme ni une maison.

Je n’osais penser à ce qui était advenu de mes compagnons, et j’avais peur de regarder plus longtemps ce paysage vide. D’ailleurs, la fatigue, mes habits mouillés, et mon estomac qui commençait à crier famine me tourmentaient suffisamment. Je me mis donc en route vers l’est, dans l’espoir de découvrir une maison où je pourrais me réchauffer, et peut-être avoir des nouvelles de ceux que j’avais perdus. Au pis-aller, je réfléchis que le soleil, une fois levé, aurait vite fait sécher mes vêtements.

Je dus bientôt m’arrêter devant une coupure du rivage, une sorte de crique par où la mer semblait s’enfoncer très loin dans les terres, et comme je n’avais aucun moyen de traverser cette crique, il me fallut changer de direction afin de la contourner. La marche était toujours très dure ; en fait, non seulement Earraid tout entier, mais la partie avoisinante de Mull (appelée le Ross) n’est qu’un chaos de blocs de granit entremêlés de bruyère. Au début, la crique allait se rétrécissant comme je l’avais prévu ; mais bientôt, j’eus la surprise de la voir s’élargir de nouveau. Je me grattai la tête sans découvrir la vérité ; mais à la fin, en arrivant sur une élévation, je compris soudain que j’avais été jeté sur une petite île déserte, et que la mer salée m’entourait.

Au lieu du soleil qui, en se levant, m’aurait séché, ce fut la pluie qui tomba, mêlée à un brouillard épais ; et ma situation devint lamentable.

J’étais sous la pluie à frissonner, me demandant ce que j’allais devenir, lorsque je m’avisai que la crique était peut-être guéable. Je retournai au point le plus étroit et m’avançai dans l’eau. Mais à moins de trois yards du bord, je m’enfonçai brusquement jusque par-dessus les oreilles ; et si je n’y restai pas, je l’attribue à la providence plutôt qu’à mon adresse. Je n’en fus pas plus mouillé (c’était impossible), mais j’eus encore plus froid, et la perte de ce nouvel espoir me rendit plus malheureux.

Et alors, tout d’un coup, je me rappelai la vergue. Elle, qui m’avait transporté parmi le jusant, me ferait certainement passer en sûreté cette petite crique paisible. J’entrepris donc avec audace de traverser l’île, pour chercher la vergue et la rapporter. Ce fut un voyage extrêmement pénible, et si l’espoir ne m’avait pas soutenu, je me serais jeté à terre sans plus rien tenter. La soif, causée par l’eau salée, ou par un début de fièvre, me tourmentait, et je dus faire halte pour boire un peu de l’eau bourbeuse accumulée par la pluie dans une crevasse.

J’atteignis enfin la baie, plus mort que vif ; et au premier coup d’œil je compris que la vergue s’était éloignée vers le large. Je m’avançai pour la troisième fois, dans la mer. Le sable était lisse et ferme, et s’abaissait graduellement ; je marchai dans l’eau jusqu’au moment où elle atteignit mon cou et où les vaguelettes me mouillèrent le visage. Mais à cette profondeur mes pieds commençaient à perdre prise, et je n’osai m’aventurer plus loin. Quant à la vergue, je la voyais se balancer tout tranquillement à quelque vingt pieds devant moi.

Je m’étais bien comporté jusque-là ; mais à cette suprême déception je regagnai le rivage, et me jetai sur la grève en pleurant.

Le temps que je passai sur l’île est pour moi un si affreux souvenir qu’il m’est impossible d’y insister. J’ai lu des histoires de naufragés, mais ils ont toujours les poches pleines d’outils, ou bien une caisse de provisions est jetée à terre avec eux, comme par un fait exprès. Mon cas était tout différent. Je n’avais rien dans les poches que de l’argent et le bouton d’Alan ; et, élevé dans l’intérieur du pays, j’étais aussi dépourvu de savoir que de ressources.

Je n’ignorais pas, toutefois, que les coquillages sont considérés comme bons à manger ; et sur les rochers de l’îlot, je trouvai une grande quantité de patelles, que j’eus d’abord beaucoup de peine à arracher de leurs places, ignorant qu’il était nécessaire de faire vite. Il y avait encore de ces petits coquillages que nous appelons des « boucs[23] », et dont le nom correct est bigorneau. De ces deux genres-là, je fis toute ma nourriture, les dévorant froids et crus comme je les trouvais ; et j’étais si affamé qu’au début ils me parurent délicieux.

Peut-être n’était-ce pas la bonne saison, ou peut-être y avait-il une mauvaise influence dans la mer aux alentours de mon île. En tout cas, je n’eus pas plutôt mangé mes premières poignées que je fus pris de vertiges et de nausées, et passai quelque temps dans un état voisin de la mort. Un second essai de la même nourriture (je n’en avais pas d’autre) me réussit et me rendit des forces. Mais aussi longtemps que je fus sur l’île, je ne sus jamais ce qui m’attendait après avoir mangé ; parfois tout allait bien, et parfois je tombais dans un malaise affreux ; et je ne pus jamais reconnaître quelle espèce déterminée de coquillages m’était nuisible.

Tout le jour, la pluie tomba à flots ; l’île en était trempée comme une éponge ; impossible d’y découvrir un endroit sec ; et quand je me couchai cette nuit-là, entre deux blocs de rocher qui formaient une sorte de toit, mes pieds trempaient dans une flaque.

Le deuxième jour, je parcourus l’île dans toutes les directions. Pas une place qui en valût mieux que l’autre ; tout était rocs et désolation ; rien de vivant que des volatiles que je n’avais pas le moyen de tuer, et des goélands qui hantaient les écueils en quantité prodigieuse. Mais la crique, ou canal, qui séparait l’île de la terre principale du Ross, s’ouvrait au nord sur une baie, laquelle à son tour donnait dans le détroit d’Iona. Ce fut là dans ce voisinage que j’établis mon home ; quoique si j’avais réfléchi à ce seul mot de home, en pareil lieu, j’aurais sûrement éclaté en sanglots.

Mon choix ne manquait pas de bonnes raisons. Il y avait dans cette partie de l’île une sorte de cabane, ressemblant à une hutte à cochons, où les pêcheurs venaient dormir au besoin ; mais le toit de gazon avait fini par tomber à l’intérieur, si bien que la cabane n’offrait aucun abri, moins même que mes rochers. Fait plus important, les coquillages dont je vivais croissaient par là en grande abondance ; à marée basse, j’en pouvais ramasser un boisseau d’un coup : et c’était là une commodité évidente. Mais l’autre raison était plus intime. Je ne pouvais m’accoutumer à cette affreuse solitude, et ne cessais de regarder tout autour de moi (comme un homme pourchassé) partagé entre la crainte et l’espérance de voir arriver une créature humaine. Or, d’un peu plus haut, sur le monticule dominant la baie, je découvrais au loin sur Iona une grande église antique et des toits de maisons. Et de l’autre côté, sur le bas pays du Ross, je voyais monter de la fumée, matin et soir, comme s’il y avait une demeure cachée dans un creux de terrain.

Je pris l’habitude de contempler cette fumée, lorsque j’étais mouillé et glacé et à demi affolé par la solitude ; et je pensais à ces gens assis au coin du feu, tant que le cœur m’en brûlait. Je faisais de même pour les toits d’Iona. Bref, cet aperçu des habitations des hommes et de leur vie familière avait beau aiguiser mes souffrances, il maintenait par ailleurs l’espoir en vie, et m’aidait à manger mes coquillages crus (qui me devinrent bientôt un objet d’écœurement) et me préservait de l’espèce d’effroi que je ressentais une fois seul parmi les rocs inertes, les oiseaux, la pluie, et la mer froide.

Je dis que cette vue maintenait l’espoir en vie ; car je ne croyais pas possible qu’on pût me laisser mourir sur les côtes de mon pays natal, en vue d’un clocher et des fumées des habitations. Mais le deuxième jour se passa ; et tant que dura la lumière, je ne cessai de guetter l’apparition d’un bateau sur le Sound ou d’hommes sur le Ross, mais aucun secours ne s’approcha de moi. Il pleuvait toujours, et je me réfugiai dans le sommeil, aussi trempé que possible, avec un cruel mal de gorge, mais un rien consolé, peut-être, d’avoir dit bonsoir à mes proches voisins, les gens d’Iona.

Charles II affirmait qu’on pouvait passer la nuit dehors un plus grand nombre de jours de l’année en Angleterre que nulle part ailleurs. C’est bien le point de vue d’un roi, ayant un palais à sa disposition et des rechanges de vêtements secs. Mais il a dû être plus favorisé, durant sa fuite de Worcester, que moi sur mon île misérable. Nous étions au cœur de l’été, et pourtant la pluie dura plus de douze heures, et le temps ne s’éclaircit que l’après-midi du troisième jour.

Ce fut le jour des événements. Dès le matin, j’aperçus un daim rouge, un mâle pourvu d’une belle paire d’andouillers, debout sous la pluie au plus haut de l’île ; mais il ne m’eut pas plus tôt vu me lever de dessous mes rochers, qu’il détala dans la direction opposée. Je me dis qu’il avait passé le détroit à la nage ; mais je n’imaginai pas ce qui pouvait bien attirer un être vivant sur Earraid.

Un peu plus tard, comme je ramassais mes patelles, je fus surpris de voir une pièce d’or tomber à mes pieds sur un rocher et rebondir jusque dans la mer. Quand les matelots m’avaient rendu mon argent, ils avaient gardé, outre un bon tiers de la somme totale, la bourse de cuir de mon père ; si bien que depuis lors je portais mon or à même une poche fermée par un bouton. Je compris alors que cette poche devait être trouée, et j’y portai la main précipitamment. Mais c’était là barricader l’étable après que la vache a été volée. J’avais pris la mer à Queensferry avec près de cinquante livres ; à présent, je ne retrouvais plus que deux guinées et un shilling d’argent.

Il est vrai que je ramassai un peu plus tard une troisième guinée, qui brillait sur un espace gazonné. Le tout faisait une fortune de trois livres quatre shillings, monnaie anglaise, pour un garçon, l’héritier légitime d’un domaine, qui était à cette heure mourant de faim sur la pointe extrême des sauvages Highlands.

Cet état de mes affaires acheva de me démoraliser ; et de fait ma situation, ce troisième matin, était réellement pitoyable. Mes habits s’en allaient en lambeaux, mes bas en particulier n’existaient pour ainsi dire plus, et j’avais les jambes dénudées ; mes mains étaient complètement ramollies à force d’être mouillées ; ma gorge me faisait très mal, ma faiblesse devenait extrême, et l’affreuse nourriture à laquelle j’étais condamné m’inspirait un dégoût tel que sa seule vue me soulevait le cœur.

Et cependant, le pis était encore à venir.

Il y a, vers le nord-ouest d’Earraid, un roc de bonne hauteur que (pour son sommet plat et la vue qu’il donnait sur le Sound) j’avais pris l’habitude de fréquenter. Car je ne restais guère à la même place, sauf pour dormir ; ma misère ne me laissait pas de repos, et je ne faisais que me harasser par de continuelles et vaines allées et venues sous la pluie.

Néanmoins, dès que le soleil se dégagea, je m’étendis sur le haut du roc pour me sécher. Le réconfort du soleil est une chose inexprimable. Il me fit envisager avec espoir ma délivrance, dont j’avais commencé à douter ; et je promenais mes regards avec un intérêt nouveau sur la mer et le Ross. Au sud de mon roc, une avancée de l’île me cachait le large, de sorte qu’un bateau pouvait fort bien s’approcher à mon insu de ce côté jusqu’aux abords immédiats.

Or, tout à coup, un lougre à voile brune et monté par deux hommes déboucha de cette pointe, le cap sur Iona. Je le hélai, puis tombai à genoux sur le roc en levant les bras et adressant des prières aux pêcheurs. Ils étaient assez proches pour m’entendre ; je distinguais même la nuance de leurs cheveux ; et il n’est pas douteux qu’ils me virent, car ils me crièrent quelque chose en gaélique, et se mirent à rire. Mais le bateau ne se détourna pas, et continua de faire voile, sous mes yeux, vers Iona.

Je ne pouvais croire à semblable perversité, et courant le long de la côte de roc en roc, j’invoquais leur pitié à grands cris. Ils étaient déjà hors de portée de ma voix, que je continuais mes appels et mes signaux ; et quand ils eurent disparu, je pensai que mon cœur allait éclater. De toute la durée de mes tribulations, je ne pleurai que deux fois. Une première, quand je dus renoncer à atteindre la vergue, et la deuxième, lorsque ces pêcheurs firent la sourde oreille à mes cris. Mais cette fois, je pleurai et hurlai comme un enfant gâté, arrachant le gazon avec mes ongles, et m’égratignant la figure contre la terre. Si un désir suffisait à tuer, ces deux pêcheurs n’auraient pas vu le matin, et je serais probablement mort sur mon île.

Ma rage un peu tombée, il me fallut manger de nouveau, mais ce fut avec un dégoût presque insurmontable. Évidemment, j’aurais mieux fait de m’abstenir, car ma pêche m’empoisonna de nouveau. Je ressentis les mêmes souffrances que la première fois : ma gorge douloureuse m’empêchait presque de déglutir, il me prit un accès de frissons violents, dont mes dents s’entrechoquaient ; et ma sensation de malaise dépassait tout ce qu’on peut exprimer en écossais ou en anglais. Je me crus prêt à mourir, et me recommandai à Dieu, pardonnant à tous, y compris mon oncle et les pêcheurs. Dès que je me fus ainsi résigné au pis, une sérénité descendit en moi ; je remarquai que la nuit serait belle, que mes vêtements étaient presque secs ; bref, que j’étais en meilleure posture que jamais, depuis mon atterrissage sur l’île ; et je finis par m’endormir, avec une pensée de gratitude.

Le lendemain (mon quatrième jour de cette affreuse existence) je sentis que mes forces physiques étaient presque épuisées. Mais le soleil brillait, l’air était doux, et ce que je réussis à manger des coquillages me profita et ranima mon courage.

J’étais à peine de retour sur mon roc (c’était ma première occupation, sitôt après avoir mangé) que j’aperçus un bateau qui descendait le Sound, le cap, me semblait-il, dans ma direction.

Je me mis aussitôt à espérer et à craindre démesurément ; car je me figurais que ces hommes s’étaient repentis de leur cruauté et revenaient à mon secours. Mais une autre déception comme celle de la veille était plus que je n’en pouvais supporter. Je tournai donc le dos à la mer, et ne la regardai pas avant d’avoir compté plusieurs centaines. Le bateau se dirigeait toujours vers l’île. Après cela, je comptai jusqu’à mille, le plus lentement possible, mon cœur battant à rompre. Et alors je n’eus plus de doute : il s’en venait droit sur Earraid !

Je ne pus me contenir davantage, et courus au bord de la mer, où je m’avançai, d’un roc à l’autre, tant que je pus aller. C’est merveille si je ne me noyai pas ; car au moment où je fus forcé de m’arrêter enfin, mes jambes flageolaient, et ma bouche était si sèche qu’il me fallait l’humecter avec de l’eau de mer, avant d’être capable de héler.

Cependant, la barque approchait ; je reconnus alors que c’était la même barque et les mêmes hommes que la veille. Je le voyais à leurs cheveux, que l’un avait d’un jaune pâle et l’autre bruns. Mais cette fois il y avait avec eux un troisième personnage qui semblait être d’une condition supérieure.

Dès qu’ils furent à portée d’appel, ils amenèrent la voile et restèrent sur place. En dépit de mes supplications, ils n’approchèrent pas davantage, et, ce qui m’effraya le plus, le nouvel homme poussait des hi-hi de rire tout en parlant et me regardant.

Puis il se leva dans la barque et m’adressa un long discours, débité avec volubilité et de grands gestes de la main. Je lui répondis que j’ignorais le gaélique. Cela parut l’irriter beaucoup, et je commençai à soupçonner qu’il s’était figuré parler anglais. En prêtant mieux attention, je saisis à plusieurs reprises le mot « quelconque » ; tout le reste était du gaélique, et je n’y entendais pas plus qu’à du grec ou de l’hébreu.

– Quelconque, dis-je, pour lui montrer que j’avais saisi un mot.

– Oui, oui… oui, oui, dit-il, en regardant les autres, comme pour leur dire : « Vous voyez bien que je parle anglais », et se remit dur comme fer à son gaélique.

Cette fois, je cueillis au passage un autre mot, « marée ». Alors, j’eus une lueur d’espérance. Je me rappelai qu’il désignait continuellement avec sa main la terre ferme du Ross.

– Voulez-vous dire qu’à marée basse… ? m’écriai-je, sans pouvoir achever.

– Oui, oui, dit-il. Marée.

Là-dessus, je tournai le dos à leur barque (où mon conseilleur avait recommencé à hennir de rire), refis par sauts et par bonds, d’une pierre à l’autre, le chemin par où j’étais venu, et traversai l’île en courant comme je n’avais jamais couru. En moins d’une demi-heure, j’arrivai sur les bords de la crique ; et en vérité, elle s’était réduite à un mince filet d’eau, où je m’élançai. Je n’en eus pas plus haut que les genoux, et pris pied sur l’île principale avec un cri de joie.

Un garçon élevé au bord de la mer ne serait pas demeuré un jour entier sur Earraid, car c’est ce qu’on appelle une île de marée, et sauf en période de morte-eau, on peut y accéder ou la quitter deux fois en vingt-quatre heures, soit à pied sec, soit, au pis-aller, en se déchaussant. Même moi, qui voyais la marée baisser et monter sous mes yeux dans la baie, et qui même attendais le reflux pour ramasser mes coquillages, – même moi, dis-je, si j’avais un peu réfléchi, au lieu de me révolter contre mon sort, j’aurais eu tôt fait de pénétrer le mystère et de m’évader. Rien d’étonnant à ce que les pêcheurs ne m’aient pas compris. L’étonnant, c’est plutôt qu’ils aient deviné ma déplorable illusion, et qu’ils se soient dérangés pour revenir. J’étais resté exposé au froid et à la faim sur cette île durant près de cent heures. N’eussent été les pêcheurs, j’aurais pu y laisser mes os, par sottise pure. Et même ainsi, je l’avais payé cher, non seulement par mes souffrances passées, mais par ma situation actuelle : j’étais fait comme un mendiant, je pouvais à peine marcher, et je souffrais beaucoup de la gorge.

J’ai vu des méchants et des sots, beaucoup des deux ; et je crois que les uns et les autres expient à la fin ; mais les sots d’abord.