Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 9
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Il ne faut pas faire sortir par violence l’âme du corps, de peur qu’elle ne sorte [en emportant quelque chose d’étranger, c’est-à-dire de corporel][2] ; car, dans ce cas, elle emportera cet élément étranger en quelque endroit qu’elle émigre (par émigrer j’entends passer dans un autre séjour). Il faut au contraire attendre que le corps tout entier se détache naturellement de l’âme : alors celle-ci n’a plus besoin de passer dans un autre séjour ; elle est complètement délivrée du corps.
Comment donc le corps se détache-t-il naturellement de l’âme ? Par la rupture complète des liens qui tiennent l’âme attachée au corps, par l’impuissance où se trouve le corps d’enchaîner l’âme, l’harmonie en vertu de laquelle il en avait la puissance étant complètement détruite[3].
Quoi donc ? ne peut-on se dégager volontairement des liens du corps ? Non : quand on emploie la violence, ce n’est pas le corps qui se détache de l’âme, c’est l’âme qui fait effort pour s’arracher au corps, et cela par un acte qui s’accomplit, non dans l’état d’impassibilité [qui convient au sage], mais par l’effet du chagrin, de la souffrance ou de la colère. Or un tel acte est illicite.
Mais si l’on sent approcher le délire ou la folie, ne peut-on les prévenir ? D’abord, la folie n’arrive guère au sage ; ensuite, si elle lui arrive, il faut mettre cet accident au nombre des choses inévitables, qui dépendent de la fatalité, et relativement auxquelles il faut se décider moins d’après leur bonté intrinsèque que d’après les circonstances : car peut-être le poison auquel on aurait recours pour faire sortir l’âme du corps ne ferait-il que nuire à l’âme. S’il y a un temps marqué pour la vie de chacun de nous, il n’est pas bon de prévenir l’arrêt du destin, à moins qu’il n’y ait nécessité absolue, comme nous l’avons dit[4]. Enfin, si le rang que l’on obtient là haut dépend de l’état dans lequel on est en sortant du corps, il ne faut pas s’en séparer quand on peut encore faire des progrès[5].
- ↑ Ce livre, qui n’est sans doute qu’un fragment d’un livre plus étendu, se rattache aux § 8 et 16 du livre iv de cette même Ennéade. Plotin ne fait que résumer la doctrine exposée par Platon, dans le Phédon. Macrobe a cité et presque traduit ce morceau de Plotin. Voy. le texte du passage de Macrobe, à la fin de ce volume, dans la Note sur ce livre.
- ↑ Cette pensée n’est que la citation abrégée d’une maxime attribuée à Zoroastre dans les Oracles magiques : Μὴ ἐξαξες ἵνα ἐξίῃ ἔχουσὰ τι : nous avons suppléé les deux derniers mots, qui manquaient au texte.
- ↑ Porphyre développe la même pensée dans son traité De l’Abstinence des viandes (liv. ii, 47) : « Lorsque l’âme d’un animal est séparée de son corps par violence, elle ne s’en éloigne pas et se tient auprès de lui. Il en est de même des âmes des hommes qu’une mort violente a fait périr ; elles restent près de leur corps : c’est une raison qui doit empêcher de se donner la mort. (Traduction de Lévesque de Burigny.)
- ↑ Plotin fait sans doute allusion ici à ce qu’il a dit en plusieurs endroits du livre Du bonheur. Voy. ci-dessus, liv. II, § 8 et 16.
- ↑ Voy. Enn. II, liv. ix, § 18.