Ennéades (trad. Bouillet)/IV/Livre 2
Comment l’âme tient le milieu entre l’essence indivisible et l’essence divisible | Notes
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I. En recherchant quelle est l’essence de l’âme, nous avons montré qu’elle n’est pas un corps, ni, parmi les choses incorporelles, une harmonie ; nous avons aussi écarté la dénomination d’entéléchie, parce qu’elle n’exprime pas une idée vraie, comme l’étymologie même l’indique, et qu’elle ne montre pas ce qu’est l’âme ; enfin, nous avons dit que l’âme a une nature intelligible et est de condition divine ; nous avons ainsi, ce semble, déterminé clairement quelle est l’essence de l’âme[2]. Cependant, il faut aller plus loin encore. Nous avons précédemment distingué la nature sensible de la nature intelligible et placé l’âme dans le monde intelligible. Maintenant, admettant que l’âme fait partie du monde intelligible, cherchons par une autre voie ce qui convient à sa nature.
D’abord, il y a des essences qui sont tout à fait divisibles et naturellement séparables : ce sont celles dont aucune n’est identique ni à une autre partie, ni au tout, dont chaque partie est nécessairement plus petite que le tout : telles sont les grandeurs sensibles, les masses corporelles, dont chacune occupe une place à part, sans pouvoir être à la fois la même en plusieurs lieux.
Il existe aussi une autre espèce d’essence, qui a une nature contraire aux précédentes [aux essences tout à fait divisibles], qui n’admet aucune division, qui n’est ni divisée, ni divisible. Celle-ci ne comporte aucune étendue, pas même par la pensée ; elle n’a pas besoin d’être en un lieu, elle n’est contenue dans aucun autre être, ni en partie ni en totalité ; mais elle plane, pour ainsi dire, à la fois sur tous les êtres, non qu’elle ait besoin d’être édifiée sur eux[3], mais parce qu’elle est indispensable à l’existence de tous ; essence toujours identique à elle-même, elle est le commun soutien de tout ce qui est au-dessous d’elle. C’est comme dans le cercle, où le centre, demeurant immobile en lui-même, est néanmoins l’origine de tous les rayons qui en naissent et en tiennent l’être, et qui, participant ainsi tous de la nature du point, ont pour principe ce qui est indivisible et y restent attachés en s’avançant dans tous les sens[4].
Or, entre l’essence qui est tout à fait indivisible, qui occupe le premier rang parmi les êtres intelligibles, et l’essence qui est tout à fait divisible dans les choses sensibles, il y a, au-dessus du monde sensible, près de lui et en lui, une essence d’une autre nature, qui n’est point complètement divisible comme les corps, mais qui cependant devient divisible dans les corps[5]. Par suite, quand les corps sont partagés, la forme qui est en eux se divise aussi, mais de telle sorte qu’elle soit tout entière dans chaque partie. Cette essence identique, en devenant ainsi multiple, a des parties complètement séparées les unes des autres : car elle est alors une forme divisible comme les couleurs, comme toutes les qualités, comme toute forme qui peut être tout entière à la fois en plusieurs choses complètement éloignées et étrangères les unes aux autres par les affections qu’elles subissent. Il faut donc admettre que cette forme [qui réside dans les corps] est aussi divisible[6].
Ainsi, l’essence absolument indivisible n’existe pas seule ; il y a une autre essence placée immédiatement au-dessous d’elle et dérivée d’elle. D’un côté, cette essence inférieure participe de l’indivisibilité de son principe ; de l’autre, elle en descend vers une autre nature par sa procession (προόδῳ) ; par là elle occupe une position intermédiaire entre l’essence indivisible et première [l’intelligence], et l’essence divisible qui est dans les corps. Elle n’est pas d’ailleurs dans les mêmes conditions d’existence que la couleur et les autres qualités : car, bien que celles-ci soient les mêmes dans toutes les masses corporelles, cependant la qualité qui est dans un corps est complètement séparée de celle qui est dans un autre, comme les masses corporelles sont elles-mêmes séparées l’une de l’autre[7]. Quoique la grandeur de ces corps soit une [par son essence], cependant ce qu’il y a ainsi d’identique dans chaque partie n’a pas cette communauté d’affection qui constitue la sympathie[8], parce qu’à l’identité se joint la différence ; c’est que cette identité n’est qu’une simple modification des corps et non une essence. Tout au contraire, la nature qui approche de l’essence absolument indivisible est une véritable essence. [Telle est l’âme.] Elle s’unit aux corps, il est vrai, et par suite se divise avec eux ; mais cela ne lui arrive que lorsqu’elle se communique aux corps ; d’un autre côté, lorsqu’elle s’unit aux corps, même au plus grand et au plus étendu de tous, elle ne cesse pas d’être une, bien qu’elle se donne à lui tout entier.
L’unité de cette essence ne ressemble en rien à celle du corps : car l’unité du corps consiste dans la continuité des parties, dont chacune est différente des autres et occupe un lieu différent. L’unité de l’âme ne ressemble pas davantage à l’unité des qualités. Ainsi, cette essence à la fois divisible et indivisible, que nous appelons âme, n’est pas une comme le continu [qui a ses parties les unes hors des autres] : elle est divisible, parce qu’elle anime toutes les parties du corps dans lequel elle se trouve ; et elle est indivisible, parce qu’elle est tout entière dans tout le corps et dans chacune de ses parties[9]. Quand on considère ainsi la nature de l’âme, on voit sa grandeur et sa puissance, on comprend combien sont admirables et divines une telle essence et les essences supérieures. Sans avoir d’étendue, l’âme est présente dans toute étendue ; elle est dans un lieu, et elle n’est cependant pas dans ce lieu[10] ; elle est à la fois divisée et indivise ; ou plutôt, elle n’est jamais divisée réellement, elle ne se divise jamais : car elle demeure tout entière en elle-même. Si elle semble se diviser, ce n’est que par rapport aux corps, qui, en vertu de leur propre divisibilité, ne peuvent la recevoir d’une manière indivisible. Ainsi la division est le fait du corps et non le caractère propre de l’âme[11].
II. Telle devait être la nature de l’âme : elle ne pouvait être ni purement indivisible, ni purement divisible, mais elle devait être nécessairement indivisible et divisible, comme on vient de l’exposer. C’est ce que prouvent encore les considérations suivantes :
Si l’âme, comme le corps, avait plusieurs parties différentes les unes des autres, on ne verrait pas, quand une des parties sent, une autre partie éprouver la même sensation[12] ; mais chaque partie de l’âme, celle qui est dans le doigt par exemple, éprouverait les affections qui lui sont propres, en restant étrangère à tout le reste et demeurant en elle-même ; en un mot, il y aurait dans chacun de nous plusieurs âmes qui administreraient[13]. De même, dans cet univers, il y aurait non une seule âme [l’Âme universelle], mais un nombre infini d’âmes séparées les unes des autres.
Recourra-t-on à la continuité des parties (συνεχεία) pour expliquer la sympathie qui unit les organes les uns avec les autres ? Cette hypothèse est vaine, à moins que la continuité n’aboutisse à l’unité. Car on ne peut admettre, avec certains philosophes qui se trompent eux-mêmes, que les sensations arrivent au principe dirigeant (τὸ ἡγεμονοῦν)[14] par transmission de proche en proche (διαδόσει). D’abord, c’est chose inconsidérée que d’avancer qu’il y a dans l’âme une partie dirigeante. Comment, en effet, diviser l’âme et y distinguer telle partie et telle autre ? Quant à la partie dirigeante, par quelle supériorité, soit de quantité, soit de qualité, la distinguer dans une masse une et continue ? D’ailleurs, dans cette hypothèse, qui sentira ? Sera-ce la partie dirigeante seule, ou bien les autres parties avec elle ? Si c’est elle seule, elle ne sentira qu’autant que l’impression reçue lui aura été transmise à elle-même, dans le lieu où elle réside ; mais si l’impression vient à tomber sur quelque autre partie de l’âme, incapable de sentir, cette partie ne pourra transmettre cette impression à la partie dirigeante, et il n’y aura pas du tout de sensation. En admettant que l’impression parvienne à la partie dirigeante elle-même, elle sera reçue ou par une de ses parties, et, cette partie ayant une fois perçu la sensation, les autres n’auront plus à la percevoir (car ce serait inutile) ; ou par plusieurs parties à la fois, et alors il y aura des sensations multiples ou même en nombre infini, et toutes différeront les unes des autres. L’une, en effet, dira : c’est moi qui la première ai reçu l’impression ; l’autre : j’ai senti l’impression reçue par une autre ; chacune, excepté la première, ignorera où l’impression s’est produite ; ou bien encore, chaque partie de l’âme se trompera, croyant que l’impression s’est produite où elle réside elle-même. Enfin, si toute partie de l’âme peut sentir aussi bien que la partie dirigeante, pourquoi dire qu’il y a une partie dirigeante ? Quel besoin de faire parvenir la sensation jusqu’à elle ? Comment enfin connaîtrait-elle comme un ce qui est le résultat de sensations multiples, de celles par exemple qui viennent des oreilles ou des yeux ?
D’un autre côté, si l’âme était absolument une, essentiellement indivisible et une en elle-même, si elle avait une nature incompatible avec la multiplicité et la division, elle ne pourrait en pénétrant le corps l’animer tout entier : se plaçant comme au centre, elle laisserait sans vie toute la masse de l’animal. Il est donc nécessaire que l’âme soit à la fois une et multiple, divisée et indivise, et il ne faut pas nier, comme chose impossible, que l’âme, bien qu’une et identique, soit en plusieurs points du corps à la fois. Si l’on refuse d’admettre cette vérité, on anéantira par cela même cette nature qui contient et administre l’univers[15], qui embrasse tout en même temps et dirige tout avec sagesse, nature à la fois multiple, parce que les êtres sont multiples, et une, parce que le principe qui contient tout doit être un : c’est par son unité multiple qu’elle communique la vie à toutes les parties de l’univers ; c’est par son unité indivisible qu’elle dirige tout avec sagesse. Dans les choses mêmes qui n’ont pas de sagesse, l’unité qui y joue le rôle de principe dirigeant imite l’unité de l’Âme universelle. C’est là ce que Platon a voulu indiquer allégoriquement par ces paroles divines : « De l’essence indivisible et toujours la même, et de l’essence qui devient divisible dans les corps, Dieu forma par leur mélange une troisième espèce d’essence[16]. »
L’Âme [universelle] est donc à la fois une et multiple [comme nous venons de le dire] ; les formes des corps sont multiples et unes ; les corps ne sont que multiples ; enfin le principe suprême [l’Un] est seulement un.
- ↑ Pour les Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
- ↑ Cette phrase contient l’analyse du livre VII de l’Ennéade IV, lequel a été composé avant le livre II (Vie de Plotin, t. I, p. 6). Elle est importante en ce qu’elle montre qu’il faut placer dans le § 8 du livre VII, après la réfutation de l’opinion qui fait de l’âme une harmonie, un morceau de Plotin sur l’entéléchie, qui ne se trouve pas dans l’édition de Porphyre, mais qui nous a été conservé par Eusèbe et que M. Creuzer a eu le tort de mettre à la fin du livre qui nous occupe. Voy., à la fin du volume, les Éclaircissements sur le livre VII de l’Ennéade IV.
- ↑ Sur cette expression, Voy. le livre suivant, § 22.
- ↑ Voy. ci-dessus, p. 225, note 1.
- ↑ Ce passage est cité et commenté par le P. Thomassin, dans ses Dogmata theologica, t. I, p. 248.
- ↑ Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XIX ; t. I, p. LXIII.
- ↑ Cette phrase est reproduite textuellement par saint Augustin dans son traité De l’Immortalité de l’âme (16), ainsi que l’argumentation de Plotin sur la sympathie qui nuit les organes : Tota igitur [anima] singulis partibus simul adest, quæ tota simul sentit in singulis. Nec tamen hoc modo adest tota, ut candor vel alia hujusmodi qualitas in unaquaque parte corporis tota est. Nam quod in alia parte corpus palitur candoris immutatione potest ad candorem qui est in alia parte non pertinere. Quapropter secundum partes molis a se distantes et ipse a se distare convincitur. Non autem ita esse in anima per sensum, de quo dictum est, probatur. » Par le mot sensus, saint Augustin entend ici la sympathie. Voy. ci-après, p. 257, note 2.
- ↑ Voy. ci-après, § 2, p. 257.
- ↑ L’âme raisonnable est complètement indivisible, parce qu’elle n’a pas besoin des organes pour accomplir ses opérations. L’âme irraisonnable est indivisible en ce sens qu’elle est présente tout entière à tout le corps, et divisible en ce sens que ses puissances sont présentes aux organes qu’elles font agir et où elles sont complètement séparées les unes des autres. Voy. ci-après liv. III, § 19, 22, 23, et liv. IV, § 28.
- ↑ Voy. liv. III, § 20-22.
- ↑ Voy., dans le tome I, les Fragments de Porphyre, p. XLIII, § XV-XVIII ; et les Éclaircissements, p. 367-368.
- ↑ Voici comment saint Augustin reproduit celle argumentation de Plotin sur la sympathie qui unit les organes : Moles omnis quæ occupat locum non est in singulis suis partibus tota, sed in omnibus ; quare alia pars ejus alibi est, et alibi alia. Anima vero non modo universæ moli corporissui, sed etiam unicuique particulæ illius tota simul adest. Partis enim corporis passionem tota sentit, nec in toto tamen corpore. Quum enim quid dolet in pede, advertit oculus, loquitur lingua, admovetur manus. Quod non fieret, nisi id quod animæ in eis partibus est et in pede sentiret ; nec sentire quod ibi factura est absens potest. Non enim nuntio aliquo credibile est fieri non sentiente quod nuntiat : quia passio quae fit, non per continuationem molis currit, ut ceteras animæ partes quæ alibi sunt latere non sinat, sed illud tota sentit anima quod in particula fit pedis, et ibi tantum sentit ubi fit. Tota igitur singulis partibus simul adest, quæ tota simul sentit in singulis. » (De Immortalitate animœ, 16.) Par les mots per continuationem molis saint Augustin entend ici la continuité des parties, dont Plotin parle quelques lignes plus bas. Saint Augustin répète encore le même raisonnement dans sa Lettre CLXVI, De Origine animæ hominis, § 2.
- ↑ διοιϰοῦσαι : c’est un terme emprunté aux Stoïciens. Cicéron le rend par administrare, dans le De natura Deorum, II, 31, 32, 33.
- ↑ συνεχεία et τὸ ἡγεμονοῦν sont encore des termes propres aux Stoïciens : οἱ Στωιϰοί φασιν εῖναι τῆς ψυχῆς τὸ ἡγεμονιϰὸν τὸ ποιοῦν τὰς φαντασίας, ϰαὶ τὰς συγϰαταθέσεις ϰαὶ αἰσθήσεις ϰαὶ ὁρμὰς, ϰαὶ τοῦτο λογισμὸν ϰαλοῦσιν, ϰ. τ. λ. (Plutarque, de Placitis phil., IV, 21 Principatum id dico, quod Graeci vocant. » (Cicéron, De natura Deorum, II, 11.) Ce terme de ἡγεμονιϰὸν fut d’ailleurs emprunté à Platon par les Stoïciens : θεῖον λεγόμενον ἡγεμονοῦν τε (Timée, p. 41). La réfutation que Plotin fait ensuite de la doctrine des Stoïciens sur la transmission de proche en proche, διάδοσις, doit être rapprochée de celle qui se trouve plus loin, dans le livre VII, § 6, 7.
- ↑ ἡ τὰ πάντα συνέχουσα διοιϰοῦσα φύσις : c’est l’Âme universelle ; συνέχουσα et διοιϰοῦσα sont des termes empruntés aux Stoïciens. Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 358, note 1.
- ↑ Platon dit dans le Timée, p. 35 : τῆς ἀμερίστου ϰαὶ ἀεὶ ϰατὰ ταύτα ἐχούσης οὐσίας ϰαὶ τῆς αὖ περὶ τὰ σώματα γιγνομένης μεριστῆς τρίτον ἐξ ἀμφοῖν ἐν μέσῳ ξυνεϰέρασατο οὐσίας εἶδος. M. H. Martin, que nous avons cité pour la traduction de ce passage dans les Éclaircissements du tome 1 (p. 366), traduit les mots : τῆς περὶ τὰ σώματα γιγνομένης μεριστῆς, de l’essence corporelle divisible et qui naît toujours ; et Ficin : ex essentia quæ circa corpora fit partibilis. Nous avons adopté le sens donné par Ficin, parce qu’il est le seul conforme à la manière dont Plotin interprète ce passage de Platon dans les livres I et II de l’Ennéade IV, de même que dans le livre III, § 19, où notre auteur s’exprime ainsi : « Platon dit que l’âme devient divisible dans les corps, et non qu’elle est devenue telle. »