Ennéades (trad. Bouillet)/V/Livre 7

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade V, livre vii :
Y a-t-il des idées des individus ? | Notes



LIVRE SEPTIÈME.

Y A-T-IL DES IDÉES DES INDIVIDUS[1] ?

I. Y a-t-il des idées des individus [aussi bien que des espèces] ? Si je suis, avec un autre homme, ramené au monde intelligible, y trouverons-nous le principe individuel de chacun de nous ?

[Première hypothèse.] Si l’individu nommé Socrate est éternel, si l’âme individuelle de Socrate est Socrate même, l’âme de chaque individu est contenue dans le monde intelligible.

[Deuxième hypothèse.] Si au contraire l’individu nommé Socrate n’est pas éternel, si la même âme peut appartenir successivement à plusieurs individus, à Socrate, à Pythagore, etc., chaque individu n’a pas son idée dans le monde intelligible[2].

[Démontrons que la première hypothèse peut seule être admise.]

Si l’âme particulière de chaque homme contient les raisons séminales de toutes les choses qu’elle fait, chaque individu a son idée dans le monde intelligible : car nous admettons que chaque âme renferme autant de raisons séminales que le monde entier. Dans ce cas, comme l’âme tiendra non-seulement les raisons séminales des hommes, mais encore celles de tous les animaux, le nombre de ces raisons sera infini, à moins que le monde ne recommence la même série d’existences par des périodes fixes : car, le seul moyen de borner l’infinité des raisons, c’est que les mêmes choses se reproduisent.

Mais, dira-t-on, si les choses produites peuvent être plus nombreuses que leur type (παράδειγμα (paradeigma)), quelle nécessité y a-t-il qu’il y ait des raisons et des types de tous les individus engendrés pendant une période ? Il semble qu’il suffise de l’homme même pour expliquer l’existence de tous les hommes, et que des âmes d’un nombre fini puissent animer successivement des hommes d’un nombre infini. — Non : il est impossible que des choses différentes aient une même raison [séminale]. Il ne suffit pas de l’homme même pour être le modèle d’hommes qui diffèrent les uns des autres non-seulement par la matière, mais encore par des différences spécifiques (εἰδιϰαῖς διαφοραῖς (eidikais diaphorais)). Ils ne peuvent être comparés aux images de Socrate qui reproduisent leur modèle (ἀρχέτυπον (archetupon)). La production des différences individuelles ne peut provenir que de la différence des raisons [séminales]. La période tout entière comprend toutes les raisons[3]. Quand elle recommence, les mêmes choses renaissent par les mêmes raisons. Il ne faut pas craindre qu’il y en ait un nombre infini dans le monde intelligible : car la multitude [des raisons séminales] est contenue dans un principe indivisible [l’Âme], et arrive à l’existence par son action[4].

II. On dira peut-être : la manière dont s’unissent dans l’acte de la génération la raison séminale du mâle et celle de la femelle rendent compte de la diversité des individus ; il n’est pas besoin d’admettre que chacun d’eux ait sa raison séminale. Le principe générateur, le mâle, par exemple, n’engendrera pas d’après des raisons séminales diverses, mais d’après la sienne propre ou celle de son père. — Rien n’empêche qu’il n’engendre d’après des raisons différentes, puisqu’il les possède toutes ; seulement, il en est toujours qui sont plus disposées à agir. — Mais comment se fait-il que des mêmes parents naissent des individus qui diffèrent entre eux ? — Cette diversité, si elle n’est pas une simple apparence, tient à la manière dont les deux principes générateurs concourent à l’acte de la génération : tantôt c’est l’influence du mâle qui y prédomine, tantôt c’est l’influence de la femelle ; tantôt l’influence de chacun d’eux est égale ; en tout cas, la raison séminale est donnée tout entière et domine la matière fournie par l’un ou par l’autre principe générateur. — À quoi tient alors la différence des individus qui naissent dans des parties différentes[5] ? Provient-elle donc de ce que la raison séminale domine la matière à des degrés divers ? — Dans ce cas, tous les individus, sauf un, seraient des êtres contre-nature. [Or, il n’en est pas ainsi.] La variété des individus est un principe de beauté ; par suite, la forme n’est pas une ; il n’y a que la laideur qu’il faille rapporter à la prédominance de la matière. Dans le monde intelligible, les raisons séminales sont parfaites, et, pour être cachées, elles n’en sont pas moins données tout entières.

Admettons que les raisons séminales des individus soient différentes. Pourquoi doit-il y en avoir autant qu’il y a d’individus qui arrivent à l’existence dans une période ? — Il est possible que des raisons identiques produisent des individus qui diffèrent par leur apparence extérieure. Nous avons déjà accordé que cela a lieu même quand les raisons séminales sont données tout entières. On demande si cela est possible en admettant que les mêmes raisons se développent. Nous répondrons que des choses absolument semblables peuvent se réaliser dans des périodes diverses ; mais, dans la même période, il n’y a rien d’absolument identique[6].

III. Mais comment les raisons séminales peuvent-elles être différentes dans la conception des jumeaux et dans l’acte de la génération tel qu’il se produit chez tant d’animaux qui mettent bas à la fois plusieurs petits[7] ? Ne faut-il pas admettre qu’il n’y a qu’une seule raison quand les individus sont semblables ? — Dans ce cas, il n’y aurait pas autant de raisons qu’il y a d’individus ; or, il est nécessaire d’en reconnaître autant qu’il y a d’individus qui diffèrent par des différences spécifiques et non par un simple défaut de forme. Rien n’empêche donc d’admettre qu’il existe des raisons différentes, même pour les petits d’animaux qui ne diffèrent pas, s’il s’en rencontre toutefois. L’artiste qui produit des œuvres semblables ne peut cependant leur imprimer cette ressemblance sans y introduire quelque différence qui provient du raisonnement ; il en résulte que chacune des œuvres qu’il exécute diffère des autres, parce qu’à la ressemblance il joint quelque différence. Dans la nature, où la différence ne provient pas du raisonnement, mais seulement de raisons [séminales] différentes, il faut qu’à la forme spécifique se joigne la différence [propre à l’individu]. Nous ne pouvons, il est vrai, la discerner. Si la génération admettait quelque hasard dans la quantité [c’est-à-dire dans le nombre des êtres qui sont engendrés], la raison [séminale] serait autre. Mais, si le nombre des choses qui doivent naître est déterminé, la quantité se trouvera limitée par révolution et le développement de toutes les raisons, en sorte que, lorsque la série de toutes choses sera finie, une autre période recommencera. La quantité propre au monde et le nombre d’êtres qui doivent y exister sont des choses réglées et contenues dès l’origine dans le principe qui renferme toutes les raisons [dans l’Âme universelle].

Reconnaîtrons-nous donc autant de raisons [séminales] que les animaux produisent de petits d’une seule portée ? — Oui, sans doute. Nous ne devons pas craindre qu’il y ait un nombre infini de raisons et de germes, puisque tous sont contenus dans l’Âme ; ni qu’il y ait dans l’Âme ou dans l’Intelligence une multitude infinie de raisons, puisque, dans le monde intelligible, celles-ci sont par leur nature disposées pour recommencer une période nouvelle quand il le faut.
  1. Pour les Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
  2. Cette seconde hypothèse était soutenue par beaucoup de Platoniciens. Voy. Alcinoüs, De la Doctrine de Platon, chap. 9, p. 474. Pour l’exposé général des diverses opinions que les philosophes ont professées sur cette question, Voy. Jamblique, De l’Âme, § X, dans notre tome II, p. 646-647, et Énée de Gaza, Théophraste, également dans notre tome II, p. 683-685.
  3. Plotin semble s’inspirer ici de Platon : « Nous convenons donc que la vie ne naît pas moins de la mort que la mort de la vie, preuve satisfaisante que l’âme, après la mort, existe quelque part, d’où elle revient à la vie... S’il n’y avait pas deux opérations correspondantes et faisant un cercle, pour ainsi dire, et qu’il n’y eût qu’une seule opération, une production directe de l’un à l’autre contraire, sans aucun retour de ce dernier contraire au premier qui l’aurait produit, tu comprends bien que toute chose finirait par avoir la même figure, par tomber dans le même état, et que toute production cesserait. » (Phédon, trad. de M. Cousin, t. I, p. 217.) On sait que cette doctrine est combattue par Aristote, Métaphysique, liv. I, chap. 2.
  4. Voy. Jamblique, De l’Âme, § X, dans notre tome II, p. 647.
  5. Voy. Aristote, De la Génération des animaux, IV, 2, et Sextus Empiricus, Contre les Mathématiciens, V, 102, p. 355.
  6. C’est la doctrine de Leibnitz sur les indiscernables.
  7. Voy. Aristote, De la Génération des animaux, IV, 2.