Ennéades (trad. Bouillet)/VI/Livre 9/Notes

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade VI, livre ix :
Du Bien et de l’Un | Notes


LIVRE NEUVIÈME.
DU BIEN ET DE L’UN.

Ce livre est le neuvième dans l’ordre chronologique.

Il a été traduit en anglais par Th. Taylor : Select Works of Plotinus, p. 468.

Les paragraphes 6, 7, 10 ont été traduits par M.  Barthélemy Saint-Hilaire : De l’École d’Alexandrie, p. 293-301.

Le titre s’explique par ce fait que, dans la doctrine néoplatonicienne, le Bien et l’Un sont un seul et même principe, comme l’affirme expressément Syrianus : « Unum et Bonum idem sunt apud Platonem, et abstractum est ab omni substantia, et intellectu, et vita. » (Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, XIII, 7.)

Il en résulte que ce livre est le complément naturel du précédent. Les principales idées que Plotin développe sur le Bien dans ce livre se retrouvent dans le morceau suivant de saint Augustin :

« Tolle hoc et illud (bonum) et vide ipsum Bonum si potes ; ita Deum videbis, non alto bono bonum, sed Bonum omnis boni[1]. Neque enim in his omnibus bonis, vel quæ commemoravi, vel quæ alia cernuntur sive cogitantur, diceremus aliud alio mellus quum vere judicamus, nisi esset nobis impressa notio ipsius Boni, secundum quod et probaremus aliquid, et aliud alii præponeremus. Sic amandus est Deus, non hoc et illud bonum, sed ipsum Bonum. Quærendum enim bonum animæ, non cui supervolitet judicando, sed cui hœreat amando[2] : et quid hoc, nisi Deus ?… Quapropter nulla essent mutabilia bona, nisi esset incommutabile Bonum. Quum itaque audis bonum hoc et bonum illud, quæ possunt alias dici etiam non bona, si potueris, sine illis quæ participatione Boni bona sunt, perspicere ipsum Bonum cujus participatione bona sunt (simul enim intelligis, quum audis hoc aut illud bonum) ; si ergo potueris, illis detractis, per se ipsum perspicere Bonum, perspexeris Deum. Et si amore inhœseris, continuo beatificaberis[3]… Hoc ergo Bonum non longe positum est ab uno quoque nostrum : in illo enim vivimus, et movemur, et sumus[4]. » (De Trinitate, VIII, 3.)

§ 1. DES MYSTÈRES.

Ce qu’il y a de plus original peut-être dans ce livre, c’est le magnifique morceau qui le termine, et dans lequel Plotin, après avoir ramené graduellement l’âme des choses sensibles aux choses intelligibles et de la multiplicité qui l’entoure à l’unité qui constitue le fond de son être (p. 540-541), l’élève de l’Intelligence divine à l’Un et au Bien, et, après une explication mystique du mythe de l’Amour et de Psyché (p. 559), assimile la vision ineffable que l’âme a de Dieu à la contemplation du spectacle que dans les mystères on offrait aux yeux des initiés. Nous croyons donc qu’il ne sera pas sans intérêt pour le lecteur que nous rapprochions ici de cet important morceau de Plotin et des autres passages que nous avons réunis dans les notes (p. 563-565) ce que les anciens et les modernes ont écrit de plus explicite à ce sujet.

Écoutons d’abord le témoignage de Clément d’Alexandrie :

« Ce n’est pas sans raison que, dans les mystères des Grecs, ont lieu d’abord les purifications, analogues aux ablutions chez les Barbares. Viennent ensuite les petits mystères, renfermant un certain fondement d’instruction et de préparation à ce qui doit suivre. Quant aux grands mystères, dans toute leur teneur, il ne reste plus rien à apprendre ; il n’y a qu’à contempler et à concevoir en esprit la nature [de ce qui se passe sous les yeux] et les choses [qui se font]. » (Clément d’Alexandrie, Stromates, V, p. 689, éd. Potter[5].)

Olympiodore formule en ces termes l’opinion des Néoplatoniciens :

« Dans les cérémonies saintes on commençait par les lustrations publiques ; ensuite venaient les purifications plus secrètes ; à celles-ci succédaient les réunions ; puis les initiations elles-mêmes ; enfin les intuitions. Les vertus morales et politiques correspondent aux lustrations publiques ; les vertus purificatives, qui nous dégagent du monde extérieur, aux purifications secrètes ; les vertus contemplatives, aux réunions ; les mêmes vertus, dirigées vers l’unité, aux initiations ; enfin l’intuition pure des idées à l’intuition mystique. Le but des mystères est de ramener les âmes à leur principe, à leur état primitif et final, c’est-à-dire à la vie en Jupiter, dont elles sont descendues avec Bacchus qui les y ramène. Ainsi l’initié habite avec les dieux, selon la portée des divinités qui président à l’initiation.

Il y a deux sortes d’initiations : les initiations de ce monde, qui sont pour ainsi dire préparatoires ; et celles de l’autre, qui achèvent les premières. » (Olympiodore, Commentaire sur le Phédon ; dans les Fragments de philosophie ancienne de M.  Cousin, p. 448.)

On peut encore rapprocher du passage de Plotin sur les mystères le morceau suivant de Thémistius, où l’on trouve d’ailleurs plutôt l’affectation d’un bel esprit que la profondeur d’un philosophe :

« La sagesse, fruit de son génie et de son travail, Aristote l’avait recouverte d’obscurité et enveloppée de ténèbres, ne voulant ni en priver les bons ni la jeter dans les carrefours ; toi [mon père], tu as pris à part ceux qui en étaient dignes, et pour eux tu as dissipé les ténèbres et mis à nu les statues. Le néophyte, qui venait de s’approcher des lieux saints, était saisi de vertige et frissonnait ; triste et dénué de secours, il ne savait ni suivre la trace de ceux qui l’avaient précédé, ni s’attacher à rien qui pût le guider et le conduire dans l’intérieur : tu vins alors t’offrir comme hiérophante, tu ouvris la porte du vestibule du temple, tu disposas les draperies de la statue, tu l’ornas, tu la polis de toutes parts[6], et tu la montras à l’initié toute brillante et toute resplendissante d’un éclat divin ; et le nuage épais qui couvrait ses yeux se dissipa ; et du sein des profondeurs sortit l’Intelligence, toute pleine d’éclat et de splendeur, après avoir été enveloppée d’obscurité ; et Vénus apparut à la clarté de la torche que tenait l’hiérophante, et les Grâces prirent part à l’initiation. » (Thémistius, Discours, t. XX, Éloge de son père, ch. 4.)

Dans son profond Mémoire sur les Mystères de Cérès et de Proserpine (Mém. de l’Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXI, 2e partie, p. 25), M.  Guigniaut résume ainsi ses recherches :

« Des phénomènes terrestres, les vicissitudes de la végétation, surtout celle du blé, la vie et la mort de la nature dans leur perpétuelle alternance, faisaient le fond de toute cette mythologie et de toutes ces cérémonies mystiques. Mais ce fond n’était pas tellement physique qu’il ne fût en même temps moral et métaphysique, qu’il ne se rapportât à l’homme et à sa destinée, aussi bien qu’à la nature et à son histoire représentée par celle des dieux. Seulement, il se rapportait à l’un comme à l’autre d’une manière indirecte, énigmatique, symbolique, où les idées pures étaient confondues avec les faits sensibles et les sentiments avec les images, où la religion parlait à l’imagination pour arriver au cœur et à l’esprit. »

M.  A. Maury qui, dans son savant ouvrage sur les Religions de la Grèce, a résumé les travaux les plus récents et les plus estimés sur la matière (t. II, chap. 11), aboutit à la même conclusion.

Tous ces auteurs sont parfaitement d’accord avec Plotin sur le sens profond qu’il donne aux rites pratiqués dans les mystères. Nous remarquerons à cette occasion que, malgré l’importance qu’il attache à ces cérémonies religieuses, notre philosophe n’a jamais témoigné le moindre penchant pour les folies de la théurgie, mise en honneur après lui par Jamblique et ses successeurs. C’est ce qu’indique fort bien Olympiodore :

« Les uns donnent le premier rang à la philosophie, comme Plotin, Porphyre et beaucoup d’autres ; les autres à la religion, comme Jamblique, Syrianus, Proclus, et en général tous les Hiératiques. Platon, qui a compris les arguments des deux partis, les ramène tous à une vérité unique. » (Olympiodore, Commentaire sur le Phédon ; dans les Fragments de Philosophie ancienne de M.  Cousin, p. 449.)

§ II. LA VISION DE DIEU.

Plotin a décrit la vision de Dieu dans plusieurs passages (t. I, p. 109-112 ; t. III, p. 62-63, 82-84, 126-127, 473-479), mais nulle part il n’en fait une peinture aussi complète que dans notre livre (p. 551-565).

Du reste, la théorie qu’il en donne ne lui est pas particulière. Elle se trouve également dans les Pères de l’Église, même dans ceux qui ne sont pas mis au nombre des mystiques. Saint Augustin, par exemple, a composé sur ce sujet un petit traité où il dit :

« Deinde potest movere, quomodo jam ipsa Dei substantia videri potuerit a quibusdam in hac vita positis, propter illud quod dictum est ad Moysen : Nemo potest faciem meam vider e et vivere ; nisi quia potest humana mens divinitus rapi ex hac vita ad angelicam vitam, antequam per istam communem mortem came solvatur. Sic enim raptus est, qui audivit illic ineffabilia verba, quæ non licet homini loqui ; ubi usque adeo facta est ab hujus vitæ sensibus quœdam intentionis aversio, ut, sive in corpore, sive extra corpus fuerit, id est, utrum, sicut solet ta vehementiori exstasi, mens ab hac vita in illam vitam fuerit alienata, manente corporis vinculo, an omnino resolutio facta fuerit, qualis in plena morte contingit, nescire se diceret. » (Epistolœ, cxlvii, De videndo Deo[7].)

Dans plusieurs passages de la Cité de Dieu, le même Père fait allusion à la théorie néoplatonicienne sur l’union de l’âme avec Dieu :

« Cette vision de Dieu est en effet la vision d’une beauté si parfaite et si digne d’amour que Plotin n’hésite pas à déclarer que sans elle, fût-on d’ailleurs comblé des autres biens, on est nécessairement malheureux[8]. » (Cité de Dieu, X, 16 ; trad. de M. Saisset, t. II, p. 214.)

« Dieu est la source de la béatitude et la fin de tous nos désirs. Nous attachant donc à lui, ou plutôt nous y rattachant au lieu de nous en détacher pour notre malheur, nous tendons vers lui par l’amour, afin de trouver en lui le repos et de posséder la béatitude en possédant la perfection. Ce souverain bien, en effet, dont la recherche a tant divisé les philosophes, n’est autre chose que l’union avec Dieu ; c’est en le saisissant, pour ainsi dire, par un embrassement spirituel[9] que l’âme devient féconde en véritables vertus. » (Cité de Dieu, X, 14 ; t. II, p. 186 de la trad. de M. Saisset.)

« Apulée affirme que le Dieu souverain, créateur de toutes choses, qui est pour nous le vrai Dieu, est le seul, suivant Platon, dont aucune parole humaine ne puisse donner la plus faible idée ; à peine est-il réservé aux sages, quand ils se sont séparés du corps autant que possible par la vigueur de leur esprit, de concevoir Dieu, et cette conception est comme un rapide éclair qui fait passer un rayon de lumière à travers d’épaisses ténèbres. Or, s’il est vrai que ce Dieu, vraiment supérieur à toutes choses, soit présent à l’âme affranchie des sages, d’une façon inintelligible et ineffable, même pour un temps, même dans le plus rapide éclair, et si cette présence ne lui est point une souillure, pourquoi [comme le fait Apulée] placer les dieux à une distance si grande de la terre, sous prétexte de ne les point souiller par le contact de l’homme[10]  ? » (Cité de Dieu, IX, 16 ; t. II, p. 163 de la trad.)

§ III. CITATIONS QUI ONT ÉTÉ FAITES DE CE LIVRE.

Ce livre a été cité par Nicéphore Grégoras, comme nous l’avons dit ci-dessus, p. 549.

Le P. Thomassin en a examiné les points les plus importants dans ses Dogmata theologica (Voy. ci-dessus p. 541, 543, 547, 551-552, 555-556, 559).

Ce livre offre aussi matière à des rapprochements intéressants avec Fénelon (Voy. ci-dessus p. 544, 553-554) et avec Bossuet (p. 561-562).


  1. Voy. ci-dessus, p. 550-551.
  2. Voy. ci-dessus p. 659.
  3. Voy. ci-dessus p. 560.
  4. Voy. ci-dessus p. 557 et note 5.
  5. Aux passages de Pindare que nous avons cités dans les notes ci-dessus (p. 505-566) on peut joindre les témoignages suivants : « Le secret mystique des cérémonies sacrées est un hommage à la divinité dont il imite la nature, qui se dérobe aux yeux. » (Strabon, Géographie, X, p. 467, éd. Casaubon.) On dit que ceux qui ont participé aux mystères en deviennent plus pieux, plus justes et meilleurs en toute chose. » (Diodore de Sicile, V, 48, éd. Wesseling.)
  6. Cette expression semble empruntée à Plotin (tome I, p. 111) : « Fais alors comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure, jusqu’à ce qu’il ait orné sa statue de tous les traits de la beauté, etc. »
  7. Voy. en outre le morceau cité ci-dessus p. 607.
  8. Cette citation paraît se rapporter à l’Enn. I, liv. VI, § 7 ; t. I, p. 109.
  9. C’est l’expression même employée ci-dessus par Plotin, p. 62 : « Il suffit de l’atteindre par une sorte de contact intellectuel.
  10. Nous terminerons ces citations de saint Augustin par un passage où ce Père résume son opinion à l’égard des Néoplatoniciens : Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le connaît, l’aime et trouve la béatitude dans sa participation avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes ? Il est clair qu’il n’en est aucun qui soit plus près de nous que Platon… Que la théologie civile et fabuleuse le cède aux philosophes platoniciens qui ont reconnu le vrai Dieu comme auteur de la nature, comme source de la vérité, comme dispensateur de la béatitude !… Ainsi donc tous les philosophes, quels qu’ils soient, qui ont eu ces sentiments touchant le Dieu suprême et véritable, et qui ont reconnu en lui l’auteur de toutes les choses créées, la lumière de toutes les connaissances et la fin de toutes les actions, c’est-à-dire le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la félicité de la vie, ces philosophes, qu’on appellera platoniciens ou d’un autre nom, nous les préférons à tous les autres et nous confessons qu’ils ont approché de plus près de notre croyance. (Cité de Dieu, VIII, 5, 9 ; p. 77-86 de la trad.) Voy. encore ci-dessus t. I, p. xxxi (note 1), 274, 305, 330, 493 ; t. II, p. VIII (note 8).